KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Raphaël Granier de Cassagnac : Thinking eternity

roman de Science-Fiction, 2014

chronique par Éric Vial, 2015

par ailleurs :

Il y a toujours un inconvénient à lire une prequel sans avoir lu l'ouvrage précédent, c'est-à-dire suivant. Même si l'ordre chronologique du récit pourrait sembler tout simplement logique. Or je dois bien avouer qu'en ouvrant ce volume, j'ignorais tout d'Eternity incorporated qui tout à la fois l'a précédé (chez l'éditeur) et le suit (dans la narration). Il se peut que cela aggrave l'impression d'une lente construction qui tout d'un coup s'emballe, un truc à dessiner comme une quasi-horizontale devenant assez brusquement verticale, comme se heurtant contre un mur, courbe dont j'aurais sans doute su donner l'équation il y a quelques décennies, au lycée, alors qu'il me faudrait désormais m'en remettre à notre vénéré rédacteurenchef. Ceci dit et contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas le plateau horizontal qui peut poser problème, car on ne s'y ennuie pas, mais le brusque emballement final.

L'auteur maîtrise manifestement les ficelles du thriller. Trop peut-être. Les chapitres s'enchaînent, avec deux intrigues autour de deux personnages, frère et sœur, alternant jusqu'à ce que leur convergence devienne manifeste. On ne lésine pas sur les décors, la planète entière étant mise à contribution, ceci même si les descriptions, supposées faire fuir le lecteur, sont plus que réduites — celles de mondes virtuels étant légèrement plus détaillées, mais à peine. Après tout, cela laisse du champ à l'imagination. On ne lésine pas non plus sur les rebondissements dans le plus pur style du roman-feuilleton biséculaire, avec en particulier des morts apparentes de personnages, vieille ficelle increvable si tant est qu'une ficelle puisse crever. Ni sur les grands moyens : attentats au gaz toxique dans tous les métros du monde, attaque de pirates en Mer Rouge, opérations commando, attaque aérienne, etc., et finalement épidémie dévastatrice et fin du monde à quelques survivants près, ce qui renvoie bien au volume précédent susmentionné. Ni sur la technologie, qui est au cœur du sujet. Ni sur l'évocation d'un futur juste assez précis pour être étrange, juste assez vague pour rester futur pour une durée indéterminée, grâce aux technologies annoncées, et aussi à une structure politique mondiale juxtaposant blocs fédéraux, derniers états-nations et compagnies territorialisées, dont manifestement Google, et enfin à quelques mots supposés provoquer le dépaysement, comme "ptère" là où l'on attend "avion" et sans que la différence soit indiquée. Ni sur les personnages, du moins en nombre — pour la psychologie, c'est sans doute une autre histoire, même si l'on peut comprendre que l'auteur ait reculé devant l'évocation détaillée et à la première personne des états d'âme de l'héroïne qui vient d'apprendre à peu près en même temps la mort de son mari et celle de son frère… le caractère très rythmé du récit permet de passer sur ce genre de choses sans trop de problèmes, en se laissant entraîner par la lecture, même si c'est propre à chiffonner quelque peu après coup.

Bon. La sœur soutient une thèse (dans des conditions effectivement futuristes) sur l'intelligence artificielle, et est ensuite accompagnée d'une IA, nommée Artémis puisqu'elle-même se prénomme Diane. Et elle est embauchée pour s'occuper d'autres IA très très perfectionnées dans un laboratoire très très très secret de la société philanthropique Eternity, vouée à assurer la survie de l'Humanité en cas de catastrophe extrême. Le frère, lui, est l'un des rares rescapés des attentats, se voit, si j'ose dire, greffer des yeux électroniques, et finit par se retrouver en Afrique à prêcher les bases de la science, moyen de créer un mouvement bientôt mondial, rationaliste, appelé le thinking, lequel se met à dos toutes les religions, surtout dans leurs versions intégristes qui veulent franchement la peau du fondateur : le titre est ainsi justifié, même si le développement rapide du mouvement et peut-être sa simple existence peuvent laisser dubitatif. Les intelligences artificielles étant réputées ne pouvoir avoir de réelle personnalité, mais seulement faire semblant, celles d'Eternity en auront bien entendu une, et des noms de dieux antiques, plutôt égyptiens. Quoi d'autre ? ah oui, la fin (spoiler partiel, désolé, mais nul ne vous oblige à lire la suite) caresse dans le sens du poil une peur en franc développement, celle du vaccin plus nocif que la maladie qu'il prétend combattre, maladie éventuellement imaginaire, surtout quand il s'agit d'une variété de grippe aviaire. Et puis il est aussi question de l'éternité par duplication de la personnalité dans un programme perfectionné, quitte à ce que l'original soit aussi détruit en réalité que lors d'une téléportation supervisée par M. Spock — mais cet aspect des choses est à peine suggéré par l'auteur et aucun des personnages concernés n'a semblé s'en soucier : certains semblent joyeusement volontaires pour mourir et pour qu'un paquet de codes se prenne pour eux…

Bref, les idées, originales ou pas, s'accumulent, la plausibilité n'est pas toujours tout à fait évidente (litote) et la psychologie relève du carton-pâte (allez faire autrement…), mais le tout est lancé à grande vitesse… donc on ne s'ennuie pas, on accepte volontiers de suspendre son incrédulité à un quelconque crochet électronique et virtuel. On marche, et on même envie de voir la suite, même si l'indication publicitaire selon laquelle elle se déroule plusieurs siècles plus tard n'est pas le meilleur argument après une fin relativement ouverte pour quelques personnages. Et si le résultat ne restera sans doute pas vraiment dans les annales, on peut tout de même surveiller du coin de l'œil un auteur qui a de l'ambition et du rythme, et auquel le reste sera peut-être donné de surcroît, si tant est qu'il n'ait pas déjà manifesté ce reste dans d'autres ouvrages antérieurs, auquel cas il ne lui restera qu'à tout faire converger, comme il a fait converger ses deux intrigues.

Éric Vial → Keep Watching the Skies!, nº 75, mai 2015

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