KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Claude Dunyach : l'Instinct du troll

roman de Fantasy par nouvelles, 2015

chronique par Pascal J. Thomas, 2015

par ailleurs :

J'ai commis d'abominables jeux de mots dans ma vie, des calembours amenés sur un trente-six tonnes avec des pneus à clous, de ces contorsions verbales qui ne déclenchent pas un sourire, mais plutôt ce geste qu'on esquisse de se voiler la face de la main droite en tenant fermement entre le pouce et l'index la racine du nez, histoire de réprimer un soupir nerveux, histoire de ne pas s'écrier trop fort « Lamentable ! » ou « Affligeant ! ». J'ai même créé un prix dans le domaine, dans le seul but de le gagner.(1) Je dois pourtant m'incliner très bas devant un maître absolu. Quelqu'un dont on ne dira plus qu'il vient de la Ville Rose, mais plutôt que le vil ose. Quelqu'un qui peut décrire un personnage au visage tavelé d'ecchymoses après une bagarre dans une taverne à bière, et quand son patron courroucé (et massif) le découvre, faire expliquer hâtivement par un autre consommateur : « C'est la faute aux chopes. […] Ils lui ont rectifié le portrait avec. » (p. 91 à l'Atalante). Jean-Claude, tu es le chef.

Il serait tentant de réduire la chronique de ce livre à une suite de citations, qui vous feraient rouler par terre de rire. Quelques mots quand même : le protagoniste et narrateur est un troll, être minéral et mal dégrossi qui n'aime rien tant que d'aller fracasser des rochers, croquer des pierres précieuses ou se soûler à l'eau ferrugineuse. Il a sous ses ordres une horde de nains, qui ne vivent que pour piocher dans tous les sens au fond de la mine dont il est, non pas le patron, mais plutôt le contre-maître. Car notre troll est employé d'une grosse société, et c'est là que ses ennuis commencent. Dès la page 12, il doit faire face à un impitoyable comptable : « J'ai rapporté le Sceptre. […] — Vous auriez mieux fait de ramener vos notes de frais. ».

Et tout au long du livre, notre pauvre Troll devra lutter non contre les nécromants ou les gobelins, mais contre une ribambelle d'actionnaires, de stagiaires, d'archivistes, de contrôleurs de gestion et d'aubergistes véreux.(2) Le livre se présente comme un recueil de quatre récits ("Respectons les procédures", "la Taille a son importance", "l'Instinct du troll" & "Ou se taise à jamais") mais à partir du troisième on se rend compte que ce sont plutôt les chapitres d'un roman, qui devient plus grave au fur et à mesure qu'il progresse, pour laisser échapper des réflexions comme « La finance est en train de tout envahir, les armées iront jusqu'au bain de sang pour voler les richesses qui se cachent dans le sol et tout le monde rêve de produire de plus en plus, sans se soucier des dégâts. » (p. 169).

Si, dans les deux premiers textes, notre troll montre à son stagiaire de quel granit il se chauffe et résout des problèmes relativement inoffensifs (l'obtention de documents justificatifs pour sa mission ; une mise à jour informatique pour que le jeu de guerre puisse se dérouler… avec quelques améliorations trollesques), la fin du livre est consacrée au mariage de l'ami de son stagiaire, geek touché par l'amour pour une princesse de chair et d'os, et à ses retrouvailles avec la trollesse qu'il n'aurait jamais dû quitter. Et malgré les outrages innommables qui sont infligés à l'épée sacrée, on se sent un peu voyeur devant les amours telluriques de nos deux trolls écolos.(3)

S'il se présente comme un costaud sans malice, s'il fait beaucoup penser à Obélix quand il passe à tabac des chevaliers et écrase leurs casques, le troll narrateur est plus rusé qu'il n'en a l'air, et arrive à mener des combats d'arrière-garde contre la finance et les bureaucrates, bref ces humains qui sont « des êtres sournois, incapables de s'empêcher de réfléchir. Heureusement, leur vie est courte et ils en passent l'essentiel à rêver à ce qu'ils pourraient être au lieu de savourer ce qu'ils sont. » (p. 61). Tout cela pour dire que s'il enjambe allègrement le gouffre entre l'épopée et le rapport de stage, l'Instinct du troll est aussi l'expression d'indignations sincères, trop énormes pour s'exprimer autrement que par l'énormité trollesque. Ne manquez pas non plus le portrait (anonyme) de Jimi Hendrix ; il est aussi émouvant et respectueux que caricatural et grotesque. Parce que, quand on est troll, le roc bande encore.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 76, octobre 2015

Lire aussi dans KWS la chronique de la suite : l'Enfer du Troll [ 1 ] [ 2 ] par Noé Gaillard ou Pascal J. Thomas


  1. Et je suis arrivé à mes fins, au bout de vingt ans (authentique).
  2. « [L]es Ressources Humaines […] ont fait appel à des nécromants spécialisés dans l'élevage de créatures infernales. Ce sont eux qui ont créé les couches intermédiaires de management, les chargés de mission et les responsables qualité. » (p. 81).
  3. Et il y a quelque danger à regarder de trop près des trolls environnementalistes en rut car, comme on dit à Toulouse, « Gare, tu mates à bio ! » —NdodlR (Note dont on démentira la Responsabilité).

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