KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Éditorial

à KWS 77, février 2016

par Pascal J. Thomas

Il a vécu par les livres…

David Hartwell est mort, et plus rien ne sera comme avant. Il avait 77 ans, et est tombé dans un escalier alors qu'il déménageait un élément de bibliothèque — circonstance cruelle et ironique.

David Hartwell n'était peut-être pas très connu des lecteurs français. Pourtant, depuis les années 1980, c'était le meilleur et le plus actif des directeurs de collection de SF (et de Fantasy) aux USA. La création de la collection "Timescape" vers 1980 chez Pocket Books nous avait offert une foule de titres excitants, mais n'est pas restée un événement isolé. Depuis des années, Hartwell officiait chez Tor, avec une équipe d'éditeurs brillants, souvent issus du fandom. Et une indue proportion des bons livres de SF et de Fantasy américains paraissent chez Tor — il en est de médiocres aussi ; il faut bien équilibrer, et faire bouillir la marmite.

Mais Hartwell est aussi derrière la création de the New York review of science fiction, fanzine de critique de haute volée. Et il avait eu une vie avant la SF : tout en travaillant dans le bâtiment, il dirigeait une revue de poésie. Et je ne vous ai même pas parlé des anthologies thématiques définitives qu'il a produites avec Kathryn Cramer. Ni de ses cravates. Ni du fait que c'était un homme toujours sympathique, à la conversation toujours intéressante. On n'en refera plus d'autres comme lui, probablement aussi parce que l'époque où il a vécu ne reviendra jamais ; mais surtout parce qu'il est difficile d'imaginer où on trouvera quelqu'un avec l'énergie et la polyvalence dont il a fait preuve.

Angela et Octavia

Angela Davis n'est plus une icône ― l'image qu'on se faisait d'elle dans les années 1970 excédait de loin la réalité, autant du point de vue physique autant que politique ou intellectuel ― mais elle reste une observatrice active et ma foi intéressante de nos sociétés — avec qui je ne suis pas toujours, et toujours pas, d'accord. Et une Américaine francophile, ce qui lui donne l'occasion d'entretiens dans la presse parisienne, en l'occurrence le Monde.(1) Surprise, au détour d'une phrase, elle mentionne trois écrivains, des femmes noires, qui ont « joué un rôle majeur dans le nouveau discours sur l'esclavage » : Toni Morrison, Toni Cade Bambara et… Octavia Butler ! La nôtre, si j'ose dire, l'auteur de SF que j'étais allé interviewer pour Fiction dans son domicile à Los Angeles, l'auteur qui avait commencé à être publiée par Zebra Books, petite entreprise à peine respectable qui ne voulait pas mettre sur leurs couvertures le visage de personnages noirs — « Il a fallu la rendre verte ! » commentait ironiquement son directeur de collection, Roy Torgeson. Butler, décédée avant soixante ans, avait depuis beaucoup progressé, autant sur le plan créatif que sur celui de l'impact dans le public, mais avait toujours écrit des livres qui relevaient clairement de la Science-Fiction et reflétaient aussi les problèmes et les expériences d'une femme noire américaine.

Le sens est la première victime

L'actualité est présente dans ce numéro de KWS, plus que de coutume — ce n'est pas bien difficile —, non seulement parce que nous chroniquons quelques ouvrages qui ont moins de dix ans d'âge — Philippe Paygnard et Noé Gaillard l'ont toujours vaillamment fait —, mais aussi parce que les débats du jour s'invitent dans deux romans dont Éric Vial nous rend compte, Soumission de Michel Houellebecq et 2084 de Boualem Sansal, qui relèvent indéniablement de la SF.

Dans son interview, Angela Davis parle aussi de la société française, de son racisme toujours endémique et de la situation politique, et, sans surprise, ne cache pas ses doutes sur l'état d'urgence : « C'est perdre de vue la démocratie et la liberté. ». On dit que la première victime d'une guerre, c'est la vérité (in a war, truth is the first casualty), citation attribuée, selon les sources, à Eschyle, Rudyard Kipling ou à l'homme politique américain Hiram Johnson. À une plus petite échelle, la première victime des attentats semble être la capacité de réflexion. La manifestation la plus risible du phénomène a été l'épidémie de voltairophilie apocryphe qui a saisi les experts et les commentateurs, tous pressés d'attribuer à ce pauvre François-Marie Arouet la fameuse phrase : « Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour votre droit de le dire. », dont la source est pourtant, elle, bien documentée : il s'agit de la traduction en français de “I disapprove of what you say, but I will defend to the death your right to say it.”, phrase écrite en 1906 par Evelyne Beatrice Hall, écrivaine anglaise, certes pour décrire l'attitude de Voltaire. Précisons que je ne suis pas plus cultivé que n'importe qui, et que je n'ai guère d'idée de qui était Mme Hall malgré tout le respect qui lui est dû, mais qu'il m'arrive de passer quinze secondes dans une recherche Google avant d'ouvrir la bouche ou de prendre la plume. Conclusion provisoire, que n'aurait pas reniée Esope : nous vivons une époque merveilleuse, où les ressources documentaires sont devenues immédiatement accessibles ; l'imbécillité a survécu et prospéré, pourtant, et trouvé dans l'informatique le moyen de se propager elle aussi beaucoup plus vite.

Il n'est, d'ailleurs, de pire imbécillité que celle qui se drape dans sa dignité, persiste, et signe. Depuis quelque temps, c'est le langage qui est devenu victime du conflit. Nous avions déjà vu que les “banlieues” pouvaient parfaitement se trouver dans la ville-centre — et que Neuilly n'était pas une banlieue. Depuis peu, on nous demande d'admettre que “comprendre” signifie “excuser” — chercheurs, suicidez-vous ! — et que “laïcité” signifie “intolérance”. Et qu'un état d'urgence a vocation à devenir permanent, et à être inscrit dans un texte difficile à modifier, de peur que ― la Providence nous en préserve ! ― raison et respect de la démocratie redeviennent majoritaires dans l'opinion. Je vous rassure, tant que l'opinion se formera en regardant la télévision, nous sommes en sécurité. Nous avons tous unanimement oublié que des années de Vigipirate uniformément au niveau d'alerte maximal n'ont servi à rien d'autre qu'à sortir en ville des troufions qui n'y peuvent rien, et à claquer des centaines de millions dont l'État n'avait visiblement pas besoin.

Qu'on ne me prenne pas pour un bienveillant naïf : on a besoin contre le crime d'une police efficace et intelligente — et comme souvent, le grand problème se niche dans les adjectifs —, et que de temps en temps il faille abandonner certaines garanties sur la protection de la vie privée, soit. Qu'on largue des tapis de bombes à droite et à gauche, soit. Que nos Pandores aient de discrètes instructions pour ne pas prendre vivants ceux qui ont les armes à la main,(2) soit. Mais à quoi cela sert-il d'aller saccager le restaurant d'un type qui avait pour seul tort de servir du kebab à des clients coupables au motif de leur pilosité ?

Le clou de l'affaire, c'est cette histoire de déchéance de nationalité. Ceux qui l'ont inventée ont fumé quelque chose de fort. Même les plus chauds partisans de la mesure reconnaissent bien volontiers qu'elle ne servira absolument à rien. On va déchoir de leur nationalité française les Belges qui ont commis les attentats de Paris en novembre ? Si c'est une histoire belge, elle n'est pas drôle. Pire encore, ça n'a rien à voir.(3) Les gens qui ont commis les attentats de Paris, une fois mis à part les Bruxellois et le Strasbourgeois, étaient pour la plupart nettement plus français que moi ; ils venaient d'endroits comme Drancy ou Chartres, macarel ! Plus méchants que moi, plus fanatiques, plus cinglés, moins démocrates, mais plus français, sans le moindre doute. Même si on accepte cette autre insulte à l'intelligence qui est de parler de nationalité (qui devrait faire référence à des faits historiques, culturels et linguistiques) au lieu de citoyenneté (qui fait référence à l'appartenance à un corps politique constitué), cette histoire de déchéance reste une ahurissante absurdité. Une “ineptie constitutionnelle”, comme le dit le juriste Olivier Beaud.(4) J'ai envie de paraphraser Joe Jackson, qui chantait “It's not a matter of right or left, it's a matter of right or wrong” ; cette histoire n'a plus rien à voir avec la droite et la gauche, elle relève de la différence entre vaguement éveillé et complètement con. Car enfin, si c'était être de gauche que de s'opposer à des mesures aussi stupides que liberticides, Patrick Devedjian et Jacques Toubon seraient de gauche, et le plus grand Parti Communiste du monde serait de droite.

Bref, les mots ont tellement perdu leur sens que je me dis que George Orwell, s'il revenait parmi nous, n'en reviendrait pas de voir ses prévisions réalisées avec autant d'exactitude. J'en finis par me demander si je peux encore me servir du français pour écrire ; si ça se trouve, je viens, à mon insu, d'écrire deux pages pour vous expliquer la culture des pommes de terre dans les Côtes d'Armor. Je devrais peut-être arrêter. Bien des gens semblent penser que, de toute façon, chaque phrase que j'écris est une sorte d'outrage à la langue française. Le lecteur de KWS — je doute que le pluriel soit désormais de rigueur — me dira ce qu'il en pense.


  1. Supplément culture daté du 16 janvier 2016
  2. Lisez les récits non-retouchés de l'assaut de Saint-Denis.
  3. Cet éditorial n’a peut-être rien à voir avec le contenu de KWS, non plus. Tant pis : prérogative de rédacteurenchef.
  4. Le Monde, en date du 2 février 2016.

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