KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Jean-Marc Lévy-Leblond : Lettres à Alan Turing

anthologie épistolaire et culturelle, 2016

chronique par Pascal J. Thomas, 2017

par ailleurs :

Après des volumes d'hommages à des personnages plutôt littéraires (Shakespeare, Barthes et Sade), la collection "Lettres à…" s'attaque à un scientifique, et le célèbre physicien Jean-Marc Lévy-Leblond lance à ses basques, en guise de meute, un aréopage distingué d'informaticiens, de physiciens et de mathématiciens, bien entendu, mais aussi de philosophes, de metteurs en scène, et même d'écrivains de SF.

Après une efficace introduction qui rappelle les fondamentaux de la vie et de l'œuvre du célèbre destinataire (dont la célébrité, justement, est relativement récente), les textes d'hommage se succèdent par ordre alphabétique, sans coordination apparente. Turing n'a pas beaucoup écrit, mais à chaque fois ou presque ses articles ont suscité une imposante descendance scientifique, en mathématiques, en informatique et en biologie. Mais une fois connus les points essentiels de son œuvre et la description de son fameux test (ou Jeu de l'Imitation), on peut se lasser d'en entendre parler quatre fois de plus ; même du fait moins connu, et intéressant, que l'observateur du Test de Turing devait distinguer une femme d'une machine imitant un homme qui imite une femme — cette hypothétique perception du genre dans la communication par réponses dactylographiées me semble aujourd'hui bien surannée. À moins que les femmes ne soient, réellement, des machines ? Dans mes fréquents accès de mauvais esprit, je me demande, comme le personnage de Jean-Marc Reiser, si on ne peut pas les réparer à coups de pied quand elles tombent en panne… Heureusement, les participants ici réunis sont bien plus sérieux que moi.

J'ai parlé d'hommage ; certains contributeurs rendent surtout hommage à eux-mêmes — et je ne les citerai pas, car ils le font déjà beaucoup eux-mêmes. D'autres, heureusement, nous fournissent des éclairages fulgurants sur des points scientifiques — je pense en particulier au brillant essai de Jean Dhombres, qui procède à une analyse à la fois philosophique et mathématique de l'article de 1935 de Turing sur les nombres calculables, en convoquant à la fois et magistralement von Neumann, Gödel, Cantor et André Weil. J'ai appris des choses sur l'histoire du concept d'espace de Hilbert que j'aurais dû savoir, après l'avoir enseigné à des générations d'étudiants. Dommage que les fragments de démonstrations ici expliqués soient abîmés par des erreurs de typographie scientifique. Peut-être faut-il être matheux pour goûter tout le sel de cet article. Réciproquement, certaines contributions de physiciens et de philosophes, sans doute très intéressantes, me sont passées au-dessus de la tête. J'ai par contre beaucoup apprécié l'exposé bref et très pédagogique de Jacques Leclaire, un biologiste, sur le concept de morphogenèse.

Au fond, je préfère ceux qui jouent, et bien sûr, au jeu de l'imitation. Untel (Jean Lassègue) se fait passer pour le psychanalyste allemand de Turing, telle autre (Sara Touiza-Ambroggiani) endosse la personnalité de Jean Perdrizet, un inventeur fou qui écrivait aux grands scientifiques de son époque. Le plus fascinant est le philosophe François Rivenc, qui envoie à Turing une missive explorant les thèmes de l'identité et du solipsisme, censément écrite par un fictif professeur Raynault-Loti, dont on nous fait comprendre que cela doit être un masque de Merleau-Ponty. Récursivité, quand tu nous tiens !

Je vous ai promis de la SF. Nous trouvons dans ces pages une sorte de compagnon de route (Dhombres l'est aussi), le philosophe Pierre Cassou-Noguès, qui livre avec "une Façon inédite de séparer l'esprit du corps" une mini-nouvelle sur le thème de la survie de l'esprit hors du corps, avec un fort parfum de Greg Egan ; et surtout Sylvie Lainé, qui joue dans "Ne croquez pas cette pomme, Alan !" autour de l'idée même de lettre, et, à l'instar d'autres contributeurs, de la distance temporelle et du paradoxe que suppose le fait de s'adresser à un mort.

Rien d'essentiel à mon sens dans ce livre, dans lequel on pourra toutefois piocher avec plaisir. Et que devront se procurer les complétistes de Dhombres, ou Lévy-Leblond, ou Lainé.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 79, janvier 2017

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