KWS : comptes rendus de lecture sur la Science-Fiction

Sylvie Lainé : Fidèle à ton pas balancé

nouvelles de Science-Fiction, 2016

chronique par Pascal J. Thomas, 2017

par ailleurs :

Sylvie Lainé se rappelait régulièrement à notre bon souvenir à coups de petits recueils chez ActuSF.(1) Cette fois-ci, elle frappe un grand coup avec cette presque-intégrale qui les remplace. On ne regrettera guère que les illustrations en quadrichromie de Gilles Francescano qui habillaient les quatre volumes précédemment parus (certaines sont reprises ici en noir et blanc).

Évacuons l'angle grossièrement matériel. Les quatre recueils des nouvelles de l'auteur parus précédemment en poche chez ActuSF, repris ici dans leur intégralité, représentent dix-neuf des vingt-six textes de l'ouvrage. Les “nouveaux”, exclus des regroupements thématiques des ouvrages prédécents, ou parus plus récemment en revue, anthologie ou supports plus surprenants, sont donc au nombre de sept : "Mélomania", "Sirius m'était conté", "le Printemps des papillons", "le Karma du chat", "Temps, bulles et patchouli", "Toi que j'ai bue en quatre fois", et "Petits arrangements intergalactiques (verso)". Seul ce dernier, fruit d'une collaboration avec une classe de collégiens, est inédit. Ce ne sera pas faire injure à leur créatrice que de noter qu'aucun de ces nouveaux venus n'est un texte majeur ; ils sont souvent humoristiques ou un peu décalés, et plus courts que la moyenne. Que certains se haussent au rang de préférés de tel ou tel lecteur n'aurait rien d'impossible ; ainsi, "Toi que j'ai bue en quatre fois" révèle, à mon sens, de nouvelles subtilités à chaque lecture. Jusqu'à la quatrième fois, peut-être.

On se dira qu'on a lu l'essentiel de ces textes, et pourquoi donc un nouveau recueil ? Et pourtant l'expérience est nouvelle. Grâce aux introductions de chaque texte, grâce surtout aux liens que l'ordonnancement met au jour au sein de l'œuvre de Lainé.

Organisé en sept parties, le livre est présenté comme un voyage : on part de la Terre et de notre présent, et on s'en éloigne de plus en plus, avant de revenir pour le dernier volet, titré Reprendre depuis le début… et tout recommencer.

Je ne suis pas forcément convaincu de la pertinence de cette présentation. Mais elle a l'immense mérite de briser l'ordre chronologique, et de mettre en évidence des persistances de thèmes et d'attitudes. Exemple, dès le début : "Question de mode" (1985) et "le Prix du billet" (2007). Dans le premier, Malia, pour changer de style, s'enlaidit (cheveux coupés, dents noires) et s'en va à une fête costumée où elle rencontre son petit ami Alain, pareillement accoutré. Et là, il lui explique que c'est une façon d'accueillir les extraterrestres déjà parmi nous — et d'ailleurs, la fille étrange à côté de lui qui intriguait Malia… Dans le deuxième, Héra, qui est prête à s'intégrer à une secte par amour pour Peter, rencontre par hasard Yata, qui va la faire changer d'avis. Ce n'est ni la même rencontre ni le même dénouement (heureusement !), mais on retrouve dans les deux la nécessité pour un adolescent de découvrir sa propre personnalité, et une sorte d'avertissement sur les pouvoirs hypnotiques de l'amour.

On pourra m'objecter que la relation amoureuse est de toute façon au cœur d'une majorité des récits du recueil. Nous y reviendrons. On pourra aussi avoir une autre lecture de ces deux textes. Je prétends qu'elle dépendra, aussi, de quels textes ils côtoieront.

La première partie se poursuit avec trois de ces textes non-recueillis, que je vois comme plus légers : "Mélomania" (2014), "Sirius m'était conté" (2009), "le Printemps des papillons" (2014). Ici aussi, pourtant, une ambiance se dégage, qui se retrouve dans d'autres textes dont un relativement récent, "un Rêve d'herbe" (1987) et "le Karma du chat" (2015) : les corps sont reconstruits, ou à l'inverse la vie s'immisce dans les constructions mécaniques. Avec des contrastes : si "le Karma…" est joueur et cruel, "un Rêve…", bref mais profond, est bâti d'un récit fantastique, avec sa protagoniste qui sombre progressivement dans l'étrange. Mais la nouvelle détourne la forme en une phrase. "Petits arrangements intergalactiques" (2012) peut être rattaché à cette veine, et la suite inédite que lui ont donnée les collégiens lui procure un sens nouveau, l'idée qu'il vaut mieux, pour un peuple vulnérable, cacher son intelligence pour vivre tranquille…

D'autres thèmes s'imposent par leur retour au fil du volume, corollaire de l'accumulation. Comme Lainé le rappelle, dans son (bref) avant-propos, l'écriture n'est pas son activité principale, et Fidèle… représente une presque intégrale de trente années d'écriture. Nous n'avions donc pas eu l'occasion de lire autant de ses textes à la suite. Dans ce recueil fait de « nouvelles […] que j'avais envie d'écrire parce qu'elle[s] ne ressemblerai[en]t à rien de ce que j'avais déjà écrit » (p. 11), un des thèmes récurrents est précisément celui de la nécessité du changement, du renouvellement. Ce désir de changement propulse les deux textes du début, il est en arrière-plan dans "Subversion 2.0" (2008), il est aussi la motivation des voyages de So-Ann, la protagoniste de "l'Opéra de Shaya" ; et, autre paradoxe de cette constance dans la variation, il devient institutionnel dans les sociétés décrites dans "le Passe-plaisir" (1995 & 2008) et "Carte blanche" (1985). La violence a disparu de la première, et tout citoyen reçoit une fois par mois un passe-plaisir différent, qui réoriente ses goûts, et sans doute sa personnalité. Voyageur du passé arrivé par irruption, Vincent a dès son arrivée un coup de foudre pour Carine, et ne supporte pas le changement qui se profile chez elle. Ils trouveront une solution qui évoque le reboot, ultime recours de l'utilisateur informatique. "Carte blanche" est situé sur une arche interstellaire. Chacun y reçoit tous les quelques jours (à intervalles irréguliers) un jeu de cartes avec des instructions sur sa vie professionnelle et personnelle. But : ne pas laisser la société s'encroûter. Analogue physique, le paysage interne est régulièrement réorganisé. Mais toute utopie est suspecte. Pourquoi, dans cette société vouée à la variabilité, chacun suit-il aveuglément les instructions ? Pourquoi d'ailleurs cette arche vogue-t-elle en boucle, refusant tout terme à son voyage et tout débarquement de candidats à l'installation planétaire ?

Chaque lecteur réinterprète un texte, et ma propre réticence au changement explique sans doute l'impact que ces récits ont sur moi. Fait objectif, toutefois : « Carte blanche » ouvre la partie centrale du voyage en boucle du recueil (4. Hissons la voile), l'apogée de l'orbite tracée par les vingt-six nouvelles, qui est complétée par deux textes majeurs, "le Chemin de la rencontre" (1985 & 2008) et "l'Opéra de Shaya" (2014). Ici, le changement est forcé par le métissage — et l'amour nouveau avec des êtres étrangers est plus important que le fruit de l'union. Dans le texte de 1985, Serge et Lorrie sont deux passagers de l'Arche, en bref séjour sur la planète des Bats. Ces derniers portent sur leur tête (parfois) des Spiriens, sortes de méduses intelligentes qui communiquent par les odeurs, et on se doute qu'une symbiose reproductive est à l'œuvre. Et qu'elle ne sera pas sans effets sur les humains. Cela ne fera pas que des heureux. Le drame vire à la tragédie dans le texte de 2014, que j'imagine que les lecteurs de KWS connaissent tous. Disons seulement que So-Ann, seule hôte humaine d'une planète peuplée d'une espèce génétiquement versatile, tombe amoureuse d'un indigène qui a pris des traits humains par mimétisme, et se rend compte que le rituel de don de gènes ressemble un peu trop à la communion chrétienne…

Ai-je déjà dit combien j'apprécie de lire un recueil entier d'un auteur francophone qui relève d'une SF sans teinte de Fantasy ou de Fantastique ? Il n'est ni mal ni interdit de mélanger les genres, ou d'en pratiquer plusieurs — quoique je voie avec moins d'indulgence ceux qui le font sans s'en rendre compte. Mes goûts sont cependant ce qu'ils sont, vous le savez. Voici donc un autre thème récurrent, qui relève des stratégies narratives propres à la Science-Fiction, l'objectification et la littéralisation : traiter les émotions comme manipulables par la technologie, d'une façon ou d'une autre. C'est l'argument central de "Grenade au bord du ciel" (2006 & 2013), avec son astéroïde truffé d'émotions en conserve. C'est une mention en passant dans "un Signe de Setty" (2002), quand Franck dit : « Je peux l'incarner. Il suffit de générer les émotions associées au texte. ». C'est un élément majeur dans "Définissez : priorités" (2000), où tout le personnel d'une station spatiale en orbite autour de Neptune consacrée à l'écoute de signaux extraterrestres est télépathe et doit faire très attention à ne pas éprouver d'émotions intenses, qui seraient très douloureuses pour leurs compagnons. C'est aussi le sujet de "Thérapie douce" (1985 & 2007), dont la protagoniste est manipulée par un cocktail médicamenteux qui modifie du tout au tout son regard sur la même personne. Nous n'avons certes pas fini d'essayer de comprendre nos émotions, et je n'ai pas fini d'essayer de comprendre ces nouvelles — et je n'irais pas prétendre que les émotions sont absentes des autres : difficile d'imaginer un texte de fiction qui n'en use pas d'une manière ou d'une autre.

En fait d'émotions, il me semble — incriminez, si vous le souhaitez, le regard du critique — que l'émotion amoureuse est la plus présente tout au long du livre. Ou pour mieux dire, une vaste gamme de variations sur les relations sentimentales entre femme et homme (pour différentes valeurs de ces deux variables : les dauphins et les intelligences artificielles comptent aussi). Le désir, fou, sensuel, et décortiqué, dans "Toi que j'ai bue en quatre fois" (2009) ; l'amour lointain et le besoin de s'en rapprocher dans "Définissez : priorités" ; la douleur d'une relation déséquilibrée dans "les Yeux d'Elsa" (2005 & 2009) ; le plongeon de la découverte d'un partenaire nouveau dans "Carte blanche", "le Chemin de la rencontre", "un Signe de Setty", "un Amour de Sable" (2014) et tant d'autres… Si j'étais de mauvaise foi, et après tout c'est un exercice que je ne crains pas, j'ajouterais même au chapelet les deux textes sur la cécité (que vous reconnaîtrez les yeux fermés), au motif que l'amour est aveugle.

Le recueil se clôt sur un retour au début, qui est surtout une trilogie de l'amour : "les Yeux d'Elsa", "la Bulle d'Euze" (2002 & 2003), et "Fidèle à ton pas balancé" (2009). Je parlerais de bouquet final, si l'amour chez Lainé était placé sous le signe du feu. Mais il l'est plutôt sous celui de l'eau, alors parlons de geyser. Liquide, comme dans "la Bulle…", miniature qui éclate comme son titre dès qu'elle a atteint son point décisif. Comme sous la douche de l'éléphant dans "Fidèle à ton pas balancé", un arc narratif qui déçoit tant il échappe à toute prédictibilité. Mais surtout comme la mer où vit la dauphine Elsa.

Si tout au long de cette intégrale, l'écriture donne une sensation de vie, d'immédiateté du ressenti, il faut se risquer à choisir quelques grandes claques qui structurent et illuminent le reste (sans le récapituler). Pour moi, ce serait, sans surprise, "l'Opéra de Shaya", "un Signe de Setty" et "les Yeux d'Elsa".

Dans le futur de "…Setty", chacun peut se construire un “p'tit monde” grâce à la simulation informatique. Léa veut pimenter le sien d'une personnalité virtuelle construite à partir de signaux extraterrestres récemment reçus. Son ami Franck l'imite. Mais alors qu'elle choisit de donner à Setty (SETI) l'aspect d'un homme dont elle puisse tomber amoureuse (et ça marche sans doute mieux que ce qu'elle espérait), lui en fait une Gorgone asexuée et terrifiante, et dont il choisit d'effacer les souvenirs après chaque session. De façon intéressante, la couleur est un marqueur, Setty ne voit qu'en noir et blanc parce qu'il vient des profondeurs… d'un océan extraterrestre, ou de notre cerveau ? Léa part pour une virtuelle virée en voilier avec Setty, jusqu'à s'enfoncer avec lui dans les flots pour découvrir ce qu'il peut lui montrer de son propre monde.

Il n'est pas étonnant que ce texte ait remporté un prix Rosny aîné : il cristallise une bonne partie des tropes de la SF française, avec notamment ce motif fort bien théorisé par Patrice Duvic de l'enfoncement volontaire dans le monde du rêve, le monde de la mort, rendu ici par le motif de la plongée, de la noyade — j'ai dit que l'amour pour Lainé est d'eau plus que de feu, mais cette noyade volontaire est présente dans foule de contes traditionnels, qu'ils soient occitans, celtiques ou asiatiques. Et dans le Syndrome du scaphandrier de Serge Brussolo, par exemple. Il est admirable en tout état de cause qu'en aussi peu de pages se trament les deux histoires virtuelles qui reflètent les caractères opposés (aventureux/craintif) des deux personnages principaux, et que ces univers fabriqués aient autant de grain, de lumière et de réalité apparente — ici l'écrivaine met en scène des personnages qui usurpent son rôle de créatrice, créer l'illusion des détails dans un univers imaginaire.

Elsa est une dauphine. Elle ne craint pas la plongée, mais la noyade est pour elle une menace terrible, redoublée par les filets des pêcheurs. Elsa est de ces dauphins que les humains ont génétiquement améliorés, puis laissés partir dans l'océan. Mais ils ont besoin d'eux sur les chantiers navals, et des gens comme Charlie sont payés pour chaque dauphin qu'ils ramènent, en général des individus blessés (souvent par eux) qu'ils soignent en échange d'un contrat de travail. Mais les cétacés ne savent pas qu'on leur donnera sur le chantier une drogue qui les maintiendra en esclavage. Elsa, toutefois, est plus intelligente que les autres, ce qui aggrave peut-être son sort, et en tout cas la rend beaucoup plus malheureuse. Charlie, qui est un salaud, mais pas seulement, abuse d'elle, puis en tombe amoureux. Mais pas autant qu'elle de lui. Et il ne revient la voir que lors de ses rares journées de liberté au chantier, et n'écoute pas ses remontrances, rabaissant sans cesse son point de vue — on sent une expérience vécue qui ne se limite pas à la gent delphine. Nonobstant drogue et dépendance, Elsa ne connaîtra de liberté que dans les flots. On a le droit de pleurer, et rares sont les textes qui savent libérer des larmes aussi salées.

Sous quelque forme que ce soit, je ne saurais que vous recommander de vous confronter à l'œuvre de Sylvie Lainé.

Pascal J. Thomas → Keep Watching the Skies!, nº 80, juillet 2017


  1. Le Miroir aux éperluettes (octobre 2007), Espaces insécables (octobre 2008), Marouflages (octobre 2009) & l'Opéra de Shaya (avril 2014).

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