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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Philippe Curval C'est du billard !

Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

C'est du billard !

Mourir confortablement coûte très cher

Samuel Butler

Yorge s'attardait autour de son verre, les bras avachis sur le comptoir, les lèvres figées en une moue de mépris. L'œil atone, il considérait le plafond.

[gravure numérique de l'auteur]Des spirales lumineuses s'enfonçaient dans une matière grisâtre, créant un entonnoir inversé où des constellations bleues offraient une vertigineuse sensation d'infini. À la limite du visible, il essayait d'imaginer le gigantesque empilement des étages supérieurs. La civilisation urbaine avait contaminé la planète. Désormais chacun vivait entre quatre murs. L'humanité s'était enfermée dans un ensemble de boîtes.

Yorge baissa la tête et jeta un regard désabusé sur le Las Vegas. Rythmes mouvants, reflets des boules de métal qui traçaient leurs orbites imprévues dans l'appareil électrique. Un pauvre hère de second flipper s'acharnait à en tirer des accords qui eussent permis, si la partie avait été menée par une main plus habile, d'aboutir à un quatre millions honorable. Quelques parias, à peine dignes d'enclencher la cinquième bille, l'entouraient.

« Misérable vision. Je n'aurais même pas le courage de leur donner une leçon », pensa Yorge. Il lampa, d'un trait, son verre d'almirante.

Les spirales tourbillonnèrent et s'enfoncèrent en vrille dans le plafond gris. Yorge se sentit aspiré par ce maelström, son corps s'éleva, puis pénétra dans la voûte du bar.

Des marches se déroulèrent devant lui. Il tituba, s'accrocha à une rampe fantôme. Mais comment retrouver son équilibre sur un escalier qui se dérobe ?

Il avait bu la goutte qui faisait déborder le vase, dépassé la limite d'absorption alcoolique au-delà de laquelle un consommateur était automatiquement éjecté des établissements de boissons.

La salle où il émergea comportait les cinq machines réglementaires de police.

La Hawaïan Girl s'éclaira. Par chance, ce n'était qu'une machine de premier flipper. Malgré son état d'ébriété, ce ne serait pas trop difficile de gagner cinq parties pour s'acquitter de sa dette à l'égard de la société. « Deux heures suffiront », estima-t-il.

Yorge fit jouer ses doigts ankylosés, tâta la résistance des différents boutons de commande, fixa les prises d'énergie sur ses tempes et sur ses poignets avant d'enclencher la première bille.

Les lueurs du spink clignotèrent, — quatre rebonds sur le trois cents puis, grâce au jet d'un pop, la bille métallique cogna le quatre, s'engagea dans le couloir éteint des extra-spécial et poursuivit sa route sur la pente du flipper droit. Alors, il la soutint d'un stop-flipp extrêmement classique, puis la laissa glisser jusqu'au point voulu et, d'un drive-out parfait, la renvoya jusqu'aux spinks supérieurs. Par d'habiles manœuvres, il la retint entre leurs ressorts souples pour faire mousser le score en mitraille.

La partie était bien entamée. Yorge se laissa un instant griser par les lueurs, les tillstillstills, les sprinloffs du billard électrique et, sûr de ses mouvements, truqua les rebonds, infléchit la courbe de la bille d'acier par de brusques poussées sur le cadre de la machine, assez subtiles pour ne pas risquer de sanction. Il réussit à l'engager dans l'un des tunnels lumineux qui traversaient l'appareil en diagonale. Au fronton, la belle hawaïenne cligna de l'œil. Un triple bonus le récompensa.

Cette séance de travaux forcés n'exigea pas une énorme dépense d'énergie. Sa peine purgée, Yorge se retrouva dans le café, impatient d'en sortir. Il s'avança vers la porte qui s'effaça devant lui.

Besoin urgent de se refaire une santé, de nettoyer son corps des miasmes de l'alcool qu'il avait ingurgité depuis le matin. Car il risquait ensuite de traîner toute la nuit de bar en bar, pour calmer son anxiété en attendant l'heure de son prochain examen.

Édifice de plaxiton massif, le centre de désintoxication se dressait sur l'aire dégravitée numéro trois.

Yorge s'enfila dans le tube transaérien qui l'amena au seuil d'une sphère verte.

« Une totale, s'il vous plaît, et que Gottlieb vous garde !

— Deux désintoxications dans la même journée, c'est trop, Yorge, votre grade ne vous y autorise pas, répondit la gardienne.

— Vous avez tort, Luella, j'ai passé le Flying Saucers tout récemment et je compte bien m'attaquer à la Moon Ship dés demain. J'ai acquis des points dans la hiérarchie grâce à une forme exceptionnelle. Vous ne serez donc pas étonnée d'apprendre un jour que je concours pour le Gottlieb suprême. Si je réussis, j'aurai droit à mille désintoxications par semaine ! »

Un éclair d'envie passa dans les yeux de Luella.

« Si vous vouliez de moi ! minauda-t-elle. »

Elle se débarrassa de sa gaine plastique, révélant une anatomie de star. Ses seins s'arrondirent, puis se multiplièrent, ses hanches s'affinèrent, puis gonflèrent. Son corps cherchait à séduire. Alors ses jambes s'allongèrent et s'épaissirent. Elle devint géante, puis difforme. Son visage s'harmonisa avec ses cheveux qui passèrent par toutes les teintes de l'arc-en-ciel, ses yeux s'élargirent et devinrent profonds comme un lac noir, ses bras se prolongèrent, se transformèrent en tentacules, en lianes souples et chaudes.

Yorge éclata de rire :

« Vous n'êtes qu'un robot, Luella ! Et je n'ai rien d'un extraterrestre. Vos senseurs métaboliques se sont trompés sur ma race. Comptez-moi parmi les humains. »

Les charmes étranges de la gardienne s'évanouirent. La créature artificielle accompagna le départ de Yorge de son rire chantant :

« Vous avez raison, je ne suis qu'un robot, et les robots n'ont pas de queues, disait le poète. »

La porte disparut dans le sol. Il pénétra dans la chambre de désintoxication. Un autre homme venait de s'y allonger.

« Paul, mon ami, tu es là ! » s'écria Yorge en se précipitant vers l'inconnu.

« Que Gottlieb te garde ! Mais fais-moi plaisir, branche-toi, je suis très las, je viens d'échouer au Three Aces. »

Yorge s'allongea sur la couche moelleuse, appuya ses bras sur les suceurs, ferma la coupole hibernatrice. Lentement le froid s'insinua en lui jusqu'à ce qu'il perdît conscience ; puis les pompes s'activèrent et son sang, drainé à travers les filtres, s'écoula de ses veines pour un traitement de purification. Des jets pulsés lavèrent son corps, massé ensuite par des palpeurs enduits de crèmes hydratantes ; des ventilateurs séchèrent sa peau. La chaleur revint progressivement en lui. Ses membres lui semblaient légers, son cerveau vide de toute pensée.

Il ouvrit les yeux et regarda Paul :

« Par Gottlieb, j'ai cru entendre que tu avais raté le Three Aces, comment est-ce possible de ta part ?

— Le troisième plot ne répondait pas. Je l'ai dit au technicien qui n'a rien voulu savoir. Tu sais comme ils sont maintenant : chacun reporte ses responsabilités sur celui qui l'a précédé !

— Et celui qui l'a précédé s'est perdu dans la nature ! Oui, je sais, Paul. Depuis que la caste des techniciens a été supprimée, la négligence règne. Il suffit d'un concours et de quelques années d'études pour qu'un simple paria obtienne un poste auprès des machines clés, soupira Yorge.

— Ce défaut mineur a déréglé tout mon jeu. J'ai perdu le moral et la chance ne m'a pas servi. Impossible d'atteindre le quotient du premier échelon durant les éliminatoires. Une aventure idiote qui me servira de leçon. Je vais réviser mes connaissances à propos de ce sacré plot temporel pour intervenir dessus si le fait se reproduit. Désormais, nous avons gagné le droit de vérifier notre matériel. Yorge, ne t'illusionne pas ! Après les trois semaines de repos que l'on m'a ordonnées en raison de la dépense d'énergie, j'aurai le Three Aces.

— Trois semaines durant lesquelles le Gottlieb pourra être conquis.

— Pas si sûr. Je connais peu d'autres concurrents, à part toi ou moi, qui ont montré des aptitudes suffisantes.

— Vaincre au score pour devenir Dieu ! C'est un sort enviable. Depuis la mort de Gottlieb III, il provoque un rush fantastique. Des milliers d'amateurs se déclarent. Il y a pléthore. Nous sommes bien placés, je te l'accorde, mais hélas pas invincibles !

— Et toi, tu n'as même pas encore attaqué la Moon Ship ! sourit Paul. Je veux devenir le Gottlieb, de tout mon être. Ce rôle sera plus glorieux que jamais, nous vivrons mieux que les empereurs précédents. La mère énergétique va atteindre un potentiel énorme avec la débauche d'heures supplémentaires que les novices vont effectuer. Si je gagne, je serai sans doute amené à baisser le rythme quotidien du travail obligatoire. Le peuple deviendra plus heureux. Le futur Gottlieb jouira d'une adoration telle qu'aucun de ses prédécesseurs n'en aura connu. Il disposera de pouvoirs inouïs »

Yorge soupira.

« Mais t'es-tu déjà trouvé en face d'un simulateur de la machine suprême ? As-tu essayé ses mille flippers ? As-tu tiré la bille dans la cinquième ou la dixième dimension, collé ton œil sur le viseur intertemporel pour analyser les possibilités futures de ton lancer, les perspectives qu'un seul stop-flipp peut déchaîner ? Connais-tu les dangers d'une gamme de couleurs hostiles, les pièges posés par les pentes inversées, les billes qui se divisent ? As-tu pensé que les premiers résultats de ton lancer ne parviennent qu'après trois heures et que tu devras jouer vingt parties différentes dans vingt mondes parallèles ! Imagines-tu le travail que t'imposeront les calculateurs électroniques, toutes les hypothèses que tu devras confronter avant d'oser le moindre drive out, le plus petit “gluant” ? Peux-tu entrevoir les difficultés qui se poseront lorsque ta boule rencontrera un pop négatif, un spink rétroactif ?

— Je viens de faire mon premier essai sur le Three Aces.

— Tu n'es même pas parvenu à triompher au concours d'accès lors de la période requise, et cette machine ne possède que des extensions dans les quatrième et sixième dimensions, les plus aisées en regard des possibilités du Gottlieb suprême. Le Three Aces ne fonctionne que dans une seule direction du temps. Seuls, quelques plots sont susceptibles de décaler ta bille d'un dixième de seconde. Ton fiasco prouve que tu n'as pas su en maîtriser les conséquences.

— J'ai quand même tâté du flipper à choc nucléaire et des couloirs à effet Shaft. J'ai joué une demi-heure dans le vide absolu sans perdre le contrôle de la partie. Crois-moi, je réussirai, même si je ne suis pas le seul à concourir !

— Adieu, Paul, je n'ai pas encore affronté la Moon Ship, mais je te vaincrai, s'écria Yorge, soudain pris de fureur.

— Eh bien ! la désintoxication ne t'améliore guère le caractère. Pourtant, quand je deviendrai Gottlieb, je serai bon prince et t'accorderai des faveurs.

Sans répondre à l'aimable salut de son frère d'arme, Yorge s'engouffra dans le tube, en proie à une rage froide.

Malgré sa dépense d'énergie quotidienne obligatoire, malgré les travaux forcés qu'il avait dû subir, Yorge ne se sentait pas affaibli. S'il avait pu, il aurait joué sur la Moon Ship immédiatement. Interdit de l'envisager hors des délais de préparation légaux.

Il traversait les faubourgs des troisièmes flippers, sous le ciel de néon mauve ; les appartements n'y dépassaient jamais la deuxième plate-forme, les murs de plaxiton, ternes, ne s'ornaient pas des couleurs majeures, bleu, vert, rouge. Les hommes étaient vêtus d'eltas de coupe stricte qui ne permettaient pas l'aisance des mouvements. Quelques habitués des bars à la mode s'enhardirent à saluer Yorge au passage en levant leur index aplati par le long usage du flipper.

Ses pas le conduisirent vers le quartier des Home runs, jusqu'à la porte d'un club très privé, fort snob, exclusivement fréquenté par des gradés, Flying Saucers au moins. Yorge se souvint qu'une secte de collectionneurs fanatiques y avait installé un Aviation. Ce billard électrique à deux fois deux francs avait été la première borne plantée dans le passé, prélude à l'instauration du règne de Gottlieb. Désormais, la société moderne était alimentée par l'énergie que fournissaient douze milliards d'habitants. Chaque jour, quelques heures de travail obligatoire suffisaient à faire éclore les fruits et les légumes dans les jardins hydroponiques, entretenir les bacs à viande, propulser les passagers des tubes aériens, assurer la marche régulière des usines de production, des grands ordinateurs, des robots, des coptéors.

Le couloir en colimaçon qui menait au club s'ornait de fresques suggestives retraçant l'aventure de la société contemporaine. Ses premiers succès, ses conquêtes technologiques, ses projets d'expansion future. Tout avait commencé avec l'avènement des appareils à flipper qui s'était soldé par la prise de pouvoir des concessionnaires. Ceux qui avaient lancé l'idée de coupler loisir et travail. La lutte du peuple contre ces nantis de la guilde avait permis l'instauration d'une démocratie énergétique, puis la libre accession au concours pour le Gottlieb suprême. Plus loin, on voyait les schémas, les plans, les tracés des machines les plus simples : Archers, For Queens, Las Vegas, etc., qui n'étaient pas soumises au secret. Yorge se remémorait les durs efforts qui l'avaient mené, de caste en caste, de grade en grade, jusqu'à la situation qu'il occupait maintenant. Une senteur bizarre le tira de ses réflexions ; il éternua trois fois. À ce signal, une porte de cristal s'effaça devant lui. Cela faisait longtemps qu'il n'était pas revenu au cercle.

— Yorge, heureux de te voir, dit un pâle éphèbe vêtu d'un maillot collant mordoré. Que viens-tu faire céans ? ajouta-t-il en glissant son bras sous le sien.

— Un Aviation, Clod, cela me démangeait. Dans quelques heures j'affronterai la Moon Ship, j'ai sérieusement besoin de me détendre.

— Ne préférerais-tu pas essayer un Love Smell ?

— Tu verses encore dans les hérésies ?

— Un Love Smell, Yorge, crois-moi, provoque un bonheur exquis. Ce billard à odeurs, ces boules de parfum, ces plots de senteurs, ces flippers chimiques, cette liberté de pénétrer enfin dans l'univers des appareils, de participer aux fluctuations de la chance, de se griser à chaque rebond. Je préfère demeurer au niveau d'une Fire Girl toute ma vie plutôt que de renoncer aux joies des machines interdites.

— Je te reconnais bien là, Clod, et tes amis aussi. Vous n'êtes que de pauvres joueurs ! Vous ne pouvez vous passer des billards électriques ; même s'ils ne formaient pas la base de notre société, vous vous acharneriez par tous les moyens à pratiquer des parties clandestines. Pour moi, ce n'est qu'un but, qu'une fonction, je veux être Gottlieb IV. Si je m'acquitte chaque jour de mes devoirs civiques, c'est sans plaisir aucun.

— Mais l'Aviation ?

— L'Aviation m'aidera peut-être à connaître mon pourcentage de chance pure en vue de vaincre la Moon Ship.

— Tu es inhumain, Yorge ! Comment ignorer les joies qu'apporte la machine, lorsque les flippers deviennent tes membres qui se prolongent dans la chair électrique ! Jusqu'au choc des billes qui te procure des chocs sensoriels. À ce moment, chaque pop, chaque plot touché, chaque couloir pris “en sodome” nous apportent des sensations voisines de l'amour. Le culte du travail, la vénération de Gottlieb sont basés sur ces principes. Tout notre système de valeurs repose sur ces émotions simples. Pourquoi ne pas le reconnaître !

— Je n'ai pas à faire l'analyse de notre société. J'y suis né et veux en profiter au maximum. Mon but est fixé : devenir empereur, régner sur des milliards d'hommes et de femmes. J'ai travaillé dur pour obtenir ce résultat. J'y ai sacrifié ma jeunesse en abattant plus que mes heures d'énergie pour apprendre sur les machines du second cycle. Pendant ce temps les parias, les premiers flippers, vous, les gradés, tous les Home runs se la coulaient douce.

— Mais à quoi te servira d'être Gottlieb IV ? coupa Clod. Même un premier flipper est un dieu pour les parias ! Pourquoi posséder le monde ? En surmontant les obstacles de la machine suprême, tu détiendras le pouvoir sacré, certes. Mais tu ne connaîtras plus le plaisir d'un stop-flipp parfait. Tu ne pourras plus jamais jouer. La loi est formelle.

— Chacun porte en soi son destin, Clod. Ne cherche pas à deviner les raisons de mon choix. Dis-moi, où est l'Aviation ?

— Dans la chambre d'or, suis-moi.

La machine était enchâssée dans un mur mou, ses pieds reposaient sur un coûteux plancher de pin. Mais le tain de ses glaces était ocellé de moisissures, les couleurs de la pente centrale étaient fanées, les bords des contre–plots meurtris par les billes, le vernis jaune des flancs écaillé, les ressorts supérieurs désaccordés. 50 000 au compteur ! Les chiffres maximum de la marque n'avaient pas encore subi l'inflation. La forme générale de l'appareil était archaïque, ses courbes étaient démodées, mais Yorge contempla avec plaisir ce survivant des temps anciens.

Avant d'entamer la partie, il s'accorda le plaisir de détailler le petit aéroplane jaune qui scintillait par éclipses dans le coin droit du tableau central, ce minuscule avion désuet, qui ne traverserait jamais le nuage blanc qu'il guignait.

Yorge refusa de se laisser envahir par l'émotion ; avant d'entrer en mouvement, il régla la tension de la tirette pour son premier lancer. Sans flipper, cette fois, pour corriger les erreurs ; seul le balancement des hanches, les poussées manuelles pouvaient rattraper les incertitudes du trajet de la bille d'acier. Aussi, chaque geste, chaque impulsion devaient être étudiée en fonction des rigueurs du Tilt. Ce Tilt qui symbolisait pour beaucoup l'échec prématuré au concours du Gottlieb suprême.

Savamment, il alluma les trois supérieurs, les deux inférieurs, fit le rouge du centre, attrapa un double bonus, franchit les trente mille et le clop de la victoire résonna agréablement.

— C'est bien, Yorge, je te vois facilement franchir le cap du Three Aces.

— Merci, Clod, cette partie m'a soulagé. Qu'est-ce que je te dois ?

— Tu protégeras le club contre vents et marées, lorsque tu seras Gottlieb ! sourit Clod.

— Et les machines hérétiques, bien sûr, c'est promis ! répondit sérieusement Yorge.

Puis il plongea dans les rues du quartier paria. Des bars ruisselait la lumière des néons sur les trottoirs vétustes, mauve, amarante ou perle moirant la pierre antique. Derrière les façades en verre, les boiseries de plastique, les comptoirs en zinc, les plaques de laiton des garnitures, les alignements de verres, de boissons multicolores, les miroirs à satiété, violemment illuminés, projetaient leurs reflets dans la nuit chaude, brillant sur les carrosseries rutilantes des véhicules urbains, qui glissaient au ralenti sur la chaussée sombre.

Le ciel bas et rose de la ville globe se subissait l'assaut de mille publicités secondes. Les flashes incessants, les images d'une surconsommation généralisée tramaient un film obscène.

Yorge se dirigea vers un magasin de femmes. C'était un établissement de deuxième choix. Les femmes y étaient probablement moins belles qu'ailleurs. Mais, après une journée d'efforts, une sévère punition, la contrariété que Paul lui avait infligée et la perspective de la Moon Ship, elles le relaxeraient avec plus de douceur.

Quand il l'aborda, l'escalier s'évanouit, puis son dessin se reconstitua en suivant la direction que Yorge avait choisie en passant la main sur le désireur. Il se dirigeait vers la section des gynobrunes.

La pente se précisa, des marches soulevèrent ses pieds et, de degré en degré, l'amenèrent à l'étage souhaité.

Yorge se réjouit à l'idée de terminer si heureusement sa journée. Il pénétra dans le premier isoloir qu'il découvrit.

Une créature sommeillait derrière son présentoir de cristal. Il ne pouvait voir ses yeux, mais les croyait sombres en raison de ses cheveux d'un noir profond, de son visage blanc et pâle qui laissait presque deviner le fin réseau des veines. Son corps lui semblait agréable.

Il se planta devant la machine, glissa un premier contart, abaissa le levier. Les trois visages de la chance tournèrent en cliquetant : deux cloches, un dollar.

Rien. Il recommença : trois cerises.

Derrière la paroi transparente, une main mécanique artificielle effectua un simple signe d'encouragement. Yorge espéra… le bras flexible avança. Ses doigts de métal accrochèrent le haut de la tunique de la femme et défirent l'agrafe de diamant qui la retenait ; un pan chut et dévoila le sein gauche de la gynobrune.

Il n'avait pas dépensé sa monnaie en vain. Dans quelques minutes, il pouvait gagner. Yorge se réjouit. Jeton après jeton, il déshabilla la créature endormie en sortant, successivement, les trois cloches, les trois prunes, encore les trois cerises et la bande argent. Cette fois la femme lui apparut entièrement nue. Corps blanc de lait que n'avaient jamais approché les rayons du soleil, veines bleues d'aristocrate, seins hauts et fermes, aréoles dressées, jambes fines, formes exquises, cache sexe dessiné par un maître orfèvre.

Allait-il remporter son lot ? Les enchères devenaient plus fortes. Il glissa quatre contarts d'un coup. Trois billets à l'effigie de Lincoln s'enclenchèrent un à un dans la fenêtre.

La main mécanique jaillit de nouveau, pourvue d'une aiguille hypodermique qu'elle planta dans la chair d'albâtre ; le doigt de métal appuya sur le piston de la seringue et le sérum se répandit dans la veine, activa les muscles, fit frémir la chair ; la femme se réveilla, s'étira et se tourna vers Yorge qui l'observait. Elle le dévisagea de ses yeux noirs, entrouvrit ses lèvres vermillon, cligna des cils et murmura :

— Encore un jeton, Yorge, il n'y a plus que le cristal à soulever et je suis à toi, pour un jour ou mille nuits.

Il frémit au son de cette voix rauque et s'acharna à vaincre le hasard.

Mais les trois dollars d'or, clé de son désir, refusèrent de sortir.

Yorge glissa ses deux derniers contarts dans la fente. Les rouages de la machine tournèrent ; chaque symbole se plaça, avec un clappement sonore.

« Zéro pour moi ! »

L'échec frustrant. S'il voulait satisfaire son envie du moment, il ne lui restait plus qu'une solution : utiliser son prestige et son grade pour s'attacher les faveurs d'une femme libre. Mais il n'avait jamais osé les aborder. Même dans les cercles d'intimes, au milieu des conversations les plus osées, même avec ses amies d'enfance, il s'épargnait d'entamer le sujet par peur d'un refus humiliant. Ses conquêtes, Yorge se les réservait pour plus tard. Quand il serait Gottlieb IV. Alors, qui saurait résister au maître, un simple signe suffirait… il rêvait…

Le lendemain, Yorge gagna l'épreuve de la Moon Ship. Paul se précipita en premier, le félicita ; déjà les reporters de télévision l'attendaient, s'apprêtant à glorifier sa jeune célébrité ; déjà ils le flattaient avec excès, s'extasiaient sur la façon dont il avait surmonté l'obstacle, sur l'élégance de son drive-out, sur son aisance à déjouer les flippers à dépression ; déjà, ils riaient de ses saillies achetées d'avance à crédit chez un bon auteur. Ils le plaçaient au rang des favoris pour le Gottlieb suprême.

Toute la journée il se noya dans l'almirante et dut subir trois désintoxications : mais cette fois personne ne lui en contesta le droit ; ses actions avaient grimpé.

Yorge se présenta sur le Three Aces le jour où Paul tentait son deuxième essai. Cette fois, il peina pour déjouer les pièges qui s'étalaient sur les bandes des quatrième et sixième dimensions. Il se plaignit au technicien du mauvais fonctionnement de l'arrow et du flipper central ; mais l'homme lui opposa une inertie hostile.

Après trois heures de lutte, il parvint péniblement à franchir le cap des quatre millions au troisième étage, doubla cependant les extra-special du palier supérieur, manqua l'AFCDJ du quatrième, organisa un flush-out correct, subtilisa une demi-heure au plot chronologique par un flipp-time de grande cuvée. Ce fut tout pour la quatrième dimension. Dans la sixième, il se débrouilla mieux, juxtaposa trois angles dans la sphère, quadratura le cercle par quatre jack-flight élégants et, finalement, obtint de justesse la moyenne générale qui lui permit d'accéder à l'épreuve principale dont il triompha les jours suivants.

Cette fois une gloire unique lui était réservée : Paul avait été recalé. Sur l'esplanade du somptueux palais occupé par le Three Aces, une cohorte de parias et de premiers flippers scandaient son nom, quelques-uns osèrent baiser les pans de son elta en fibre d'or.

Yorge se promena longtemps sous le ciel mauve pour apaiser son ivresse. De temps à autre, l'éclair aveuglant d'un vaisseau qui se posait sur l'astroport voisin déchirait les perspectives de la ville phénoménale. Les arbres de nuit venaient d'éclore ; des protubérances mordorées jaillissaient de leurs troncs noirs et découpaient autant de silhouettes étranges sur le fond des bâtiments blancs du quartier des Home runs. Des lecteurs de sort se disputèrent le droit d'interpréter ces signes. Tout auréolé de sa victoire, Yorge les congédia brutalement. Ceux qui résistaient furent chassés par la milice. Désormais, chacun de ses pas serait protégé.

La réception grandiose que ses amis lui offrirent le fatigua ; la vue des femmes libres l'ulcéra : Yorge se sentait dévoré par des appétits de puissance de plus en plus âpres et n'osait les satisfaire. Il devinait la victoire proche, celle qui ferait de lui le quatrième Gottlieb et, fasciné par sa grandeur future, ne souhaitait pas la salir par des écarts vulgaires. Seul de son titre, il éprouvait un sentiment de supériorité à l'égard de ces hommes de grades élevés. Pourtant, les marques de respect, les flatteries, les sollicitations dont on l'accablait, les avantages, les espoirs qu'on cherchait à lui arracher, les compromissions futures auxquelles on le préparait, les cadeaux que certains lui offraient, tout cet étalage de veulerie commençait à l'écœurer. Tant de pourriture ! Son passage accéléré des rangs de premier flipper à la situation de vice-empereur ne l'y avait pas accoutumé.

— Yorge, mon amour ! Par Gottlieb ! Promettez-moi une place dans votre harem. Même une femme libre comme moi, une Pionniers de la première génération, ne se croirait pas indigne d'en faire partie, lui murmura une voix suave.

Il se retourna. Une créature de rêve lui souriait, presque nue : ses vêtements cachaient seulement son cou, ses reins et ses jambes ; un masque d'or cernait ses yeux verts et ses lèvres gonflées à la chirurgie esthétique s'ornaient de diamants en poussière.

Yorge s'enfuit dans la nuit.

Enfin le grand jour : pour la première fois depuis la mort de Gottlieb III, la machine reine allait être assaillie par un humain. L'empereur précédent avait profité de son règne pour interdire l'admission aux trois grades qui jouxtaient le sien. C'était l'unique cause de ce retard dans l'accès au jeu suprême. Il avait également supprimé la caste des techniciens, jusqu'alors intouchable, pour les remplacer d'abord par des ingénieurs de haut niveau. Ces derniers, fiers de leur nouveau pouvoir, avaient compliqué à l'extrême les règles et la technologie du billard, sans se soucier des traditions ni du travail de leurs prédécesseurs. Devant leur influence grandissante, Gottlieb III s'était vu contraint à les chasser pour placer des hommes de son choix à ces postes clés, qui avaient renforcé les sécurités de l'appareil. Les journalistes spécialisés, les pamphlétaires, les scientifiques qui avaient crié à l'incohérence et au danger s'étaient vus muselés par des peines d'énergie sévères.

Gottlieb III avait une excuse : lors de son accession au trône, deux concurrents avaient franchi ensemble l'épreuve suprême et la planète avait été la proie d'une guerre sanglante.

Cette fois, il y avait peu de chances pour qu'un humain parvînt à vaincre cette entité monstrueuse dont personne ne connaissait plus les plans.

Yorge savait que les lancers de la machine suprême s'aventuraient dans le passé et l'avenir ; certains jets dépassaient en simulation les frontières de la Galaxie avant de revenir. Il lui faudrait jouer dans l'espace et l'espace négatif. Un grand nombre de plots renvoyaient les billes à travers douze dimensions. Pour améliorer ses performances, il disposait d'une armada de calculateurs électroniques et d'un nombre illimité de clones opérationnels. Ceux-ci pouvaient évaluer ses tirs en jouant des parties test dans une vingtaine d'univers parallèles pour lui permettre de rectifier ses erreurs.

Les précédents empereurs avaient souvent combattu plus d'une semaine en temps relatif avant de vaincre la machine suprême. Aujourd'hui, nul ne pouvait pronostiquer la durée de la compétition. Mais Yorge avait confiance, la victoire n'était pas le fait d'un technicien. Il fallait seulement du doigté, une grande connaissance de la réaction des appareils, un tact, une sensibilité anormale pour manier subtilement les flippers, une attention simultanée à l'égard de tous les voyants, des réflexes sonores bien éduqués et de la chance, surtout de la chance.

Invaincu jusqu'ici, Yorge se croyait maître du hasard. Sans reprendre son souffle, négligeant la vision admirable du Gottlieb, ses miroirs, ses écrans, ses couleurs, ses facettes, ses manettes, ses flippers, ses cadrans, ses lumières, enfin ce spectacle suprême, il enclencha la première bille.

Il tira. Maladroitement, peut-être. En voulant rectifier la courbe de la bille, il pressa trop brusquement le flanc du billard cosmique. Et la planète se désintégra.

Yorge avait fait Tilt.

Première publication

"C'est du billard !"
››› Fiction, numéro spécial hors série, mai 1959
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur