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Philippe Curval : livre d'or, version 2.0

Odeur de la bête

Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon

Vitellius Aulius

Gérald écoutait les présences étrangères qui peuplaient la montagne. Adossé au tronc d'un hêtre puissant dont le fût lisse, grisé d'argent, montait à l'assaut du ciel, il laissait ses yeux errer à travers les branches frissonnantes.

[gravure numérique de l'auteur]Ni les formes ni les manières de penser de ces êtres venus d'univers lointains ne demeuraient pour lui un mystère. Au cours de longues années de contemplation solitaire, il avait lentement appris à percer le secret de leurs vies, de leurs langages.

Jour et nuit, ces choses nées d'ailleurs, ces graines de vie drossées par les courants invisibles de l'espace, rejetées par le ressac, peuplaient, réelles, ses songeries. Elles ne semblaient pas dangereuses ; parfois même il parvenait à échanger avec elles des idées impalpables, aussi furtives qu'un rêve à l'éveil. Certaines habitaient la Terre depuis des millénaires, d'autres n'avaient connu qu'une existence éphémère, s'évaporant dès que leur germe avait éclos à la chaleur de la planète. La plupart restaient invisibles. Il fallait l'incidence d'un rayon solaire propice afin qu'elles apparaissent au regard des hommes.

À la fin de l'après midi, un vent d'automne se leva. Les feuilles du hêtre frissonnèrent dans la lumière dorée du couchant. Gérald sentit l'approche d'une créature inconnue. Il la devinait encore lointaine et concevait difficilement sa mentalité, sa morphologie et sa manière de se déplacer, persuadé pourtant qu'elle se dirigeait vers lui.

Son chien s'immobilisa soudain, délaissant son jeu de rôle avec un mouton noir, puis se rua vers le bas de la vallée.

« Eloi, reviens ici », cria Gérald.

Le berger allemand revint se coucher à ses pieds, l'œil implorant.

Gérald le flatta de sa main. Se pouvait-il que la bête eût aussi détecté l'approche de la chose inconnue ? Cette peur qui pliait le creux de ses reins, n'était pas coutumière. Le chien se redressa, fixant l'horizon d'un regard inquiet, la gueule entrouverte, haletant, poussant un étrange gémissement continu, une plainte jaillie du plus profond de ses poumons.

La calme brise portait des effluves que Gérald ne décelait pas ; le flair plus subtil du chien les captait, il frissonnait nerveusement.

Soudain, celui-ci se contracta dans un spasme de tous ses muscles, et s'affala sur le sol, raide.

Gérald se leva subitement, examina Eloi. Son compagnon venait de mourir. Pour lutter contre le désarroi, il saisit sa canne de buis durcie au feu et se mit en devoir de creuser une tombe sommaire. Sous l'impulsion de ses membres puissants, à petits coups secs et rageurs, il dévasta le sol friable, creusant un trou suffisant pour y déposer la dépouille de son chien. Pas de cérémonie, simplement quelques pelletées de terre pour empêcher les petits prédateurs de dévorer son cadavre. Lorsqu'il releva la tête, il s'aperçut que son troupeau s'était égaillé. Il appela longuement, les mains plaquées en forme de conque autour de ses lèvres ; mais nul bétail ne revint au pacage.

Aucune angoisse particulière n'oppressait Gérald. Attristé par la mort d'Eloi, troublé par l'apparition d'une nouvelle présence meurtrière, alerté par le silence insolite des autres créatures de la montagne, il dévala d'un pas ferme les premières pentes de la montagne pour regrouper les membres de son troupeau. Ses moutons avaient besoin de sa protection. Au plus tôt, il fallait redécouvrir l'ambiance tranquille des alpages.

Soudain il perçut une odeur, une odeur inconnue, troublante, aux relents d'épices et de sel, de citron, une odeur acide, gazeuse, insignifiante, ouatée d'ozone. Et cette subtile senteur, presque nulle, ce singulier parfum l'envahit, se déposa sur ses cellules olfactives au point de devenir insupportable, douloureux même. Il se boucha le nez, en vain.

Le berger se mit à courir éperdument vers le bas de la vallée. Mais en accélérant le rythme de sa respiration, il sentait que cette odeur inconnue s'instillait dans sa chair tel un poison, un venin d'essence extraterrestre aux effets redoutables. Son sang charriait ce parfum qui se diluait et polluait de ses mille particules invisibles chacune de ses cellules.

Gérald trébucha, s'effondra vers le sol. Pour se rattraper dans sa chute avec les mains, il dégagea le pouce et l'index qui pinçaient ses narines.

Alors, comme une marée soudaine et profonde, l'odeur se répandit en lui. De ses pores suinta une substance toxique qui contamina sa peau, qui vira au rouge. Son foie généra des flots d'histamine, son corps gonfla soudain sous l'effet d'une allergie généralisée de ses organes, ses poumons se remplirent d'une mousse de sang, son cœur ralentit ses pulsations, puis cessa de battre. Son visage disparut dans l'herbe grasse. Lui aussi était mort.

La créature se répandit sur les adrets, se vaporisa vers le bas de la vallée.

Dans son écrin de verdure, le petit hameau attendait les calmes heures du soir. Les bergers et les cultivateurs descendaient des montagnes avoisinantes, aspirant à la quiétude, à la douce lumière des lampes sur les meubles de bois sombre.

De leurs ombres fuyantes, les monts tissaient le manteau de la nuit sur le vert profond des pâturages en pentes douces,

La créature progressait lentement, très lentement sur ce monde nouveau, peut-être plein d'embûches.

Elle avait parcouru — et l'origine de ce voyage se perdait dans les temps —, des siècles lumière de solitude. Était-elle née au sein de l'espace ? Sa mémoire se perdait dans l'infini. Elle ne connaissait que le vide grouillant d'une vie lumineuse et froide, que les manèges minuscules des planètes autour de soleils bariolés, lointains, toujours au-delà des limites de son corps. Jamais elle n'avait eu conscience de sa réalité physique, jamais son système sensitif n'avait connu la bienfaisante chaleur des planètes vivantes. Un hasard, le ressac fou de l'espace, l'avait approchée de cette Terre qui l'avait attirée aussi sûrement qu'une météorite, malgré sa légèreté. Elle ne savait rien des mondes tangibles, rien d'elle-même.

La créature ne connaissait pas ses origines et se croyait seule de toute sa race à travers les milliers de galaxies qu'elle avait traversées. Sans doute n'était-elle qu'une idée, germée au hasard du Big Bang, sous la pression de forces incontrôlées qui s'étaient depuis dissipées au fil de l'expansion infinie de l'univers.

Son corps ne craignait ni la chaleur ni le froid extrêmes. Rien ne pouvait entraver le fonctionnement de son métabolisme bizarre, né d'une association hasardeuse de particules ignorées, où stagnait un embryon de pensée.

Lorsque la moiteur de l'atmosphère, la chaleur diffractée des rayons solaires avaient atteint sa chair — faute de trouver un autre mot pour décrire cette vapeur quantique, invisible, immatérielle — elle avait ressenti un plaisir indicible. Celui-ci s'était exprimé par une expansion exponentielle de sa masse, improbable équilibre entre énergie et matière. Puis, les images de la Terre avaient frappé sa conscience, déclenchant de perturbantes émotions. La créature pensa qu'elle avait toujours souhaité vivre sur un monde semblable, plus doux, plus agreste que la mémoire infinie de l'univers. Alors, son odeur intime, singulière, que le froid des espaces avait à jamais figée, s'était expansée lentement et dissipée au gré des vents.

La créature que le ressac de l'espace avait déposée sur Terre exhalait un parfum d'avant la naissance du temps, aussi mortel que le froid absolu.

Quand les animaux du village troublèrent de leurs cris, beuglements, aboiements, braiments, bêlements, le silence épais du crépuscule, les paysans s'inquiétèrent. Certains partirent à la recherche de Gérald et ne revinrent jamais.

La créature les avait tués sans le savoir. De la pensée des humains, elle ne saisissait que des visions parcellaires. Quant aux animaux, frêles étincelles de conscience, elle absorbait leur vie sans même la percevoir. Graine que le souffle du temps avait déposée sur ce monde, la chose s'imprégnait des plaisirs de la terre, du sol compact, pesant, gras, duveteux d'herbe et de feuilles crissantes, peuplé de lumières, de perspectives, de courbes, d'angles inédits à l'intérieur de l'espace qu'elle traversait depuis ses origines.

La sombre masse du hameau, au creux de la vallée argentée de lune, se piqueta de vingt points clignotants ; les habitantes veillaient, s'interrogeant à propos de la disparition de leurs six hommes.

Devant le danger qui approchait, les bêtes rompirent leurs liens et s'enfuirent, comme prises de folie, dans une ruée sauvage. Les volailles s'ébattaient, affolées, dans les poulaillers tièdes où la mort les surprit, comme les lapins dans leurs clapiers.

L'odeur atteignit le village, s'infiltra dans les rues poussiéreuses, fardées de lune blanche, se glissa dans les intérieurs obscurs qu'illuminait simplement une lampe jaunâtre de 25 watts suspendue au plafond.

Nul ne souffrit. Mais le parfum, cruellement inodore, composé de ce relent d'épices inconnues, de citron, de sel, déposa ses millions de particules mortelles dans l'organisme humain, empoisonnant irrémédiablement le sang.

Le village était asphyxié ; ses habitants allongés, sans vie, sur leurs lits moites, dans les alcôves obscures, avaient transité du rêve à l'éternité. Sur le sol blanc des chemins, sur les herbes fraîches des alpages, dans la rosée, de ceux qui avaient fui, de ceux qui avaient cherché, de ceux qui étaient restés, pas un ne survécut.

La créature avançait, au hasard, ignorante de son pouvoir mortel.

Cernée par la forêt primitive dont on avait reboisé le pourtour des cités, Lyon dressait sa masse brillante dans le ciel blanc.

Énorme bloc de matière, percée de rues intérieures comme une fourmilière, polie, climatisée, protégée, aseptique, acoustique, lumineuse, élégante, harmonieuse, parfaite, la ville couvait cinquante millions d'habitants.

Les coptéors bourdonnaient sur les terrasses que doraient les soleils artificiels. La rumeur assourdie des multitudes se perdait dans les arbres géants dont les troncs se pressaient au pied des falaises blanches.

La créature approchait de la ville, curieuse d'une sensation nouvelle, avide de ce bloc monstrueux de matière et d'énergie vitale.

Sans se soucier des nouvelles terrifiantes déversées à profusion par le réseau multimédia, les habitants de Lyon poursuivaient leurs activités incessantes. Ils s'affairaient, s'agitaient, sillonnaient les avenues rectilignes, s'élevaient dans les tubes, glissaient sur les tapis roulants, travaillant, bruissant, mangeant, parlant.

Contrairement à la chose venue de l'espace, ils semblaient savoir d'où ils venaient, où ils allaient et pourquoi ils vivaient.

La nuit tombait. Les tours de la ville en fusion sous la lumière des soleils couchants se profilèrent à l'horizon.

La créature se ramassa, s'éleva lentement, boule d'odeur et de silence, prit de l'altitude et se répandit tel un gaz lourd sur une terrasse où batifolaient une poignée de célébrités et leurs invités conviés à une partie, des danseuses, des serveurs.

Trois cents personnages périrent, qui dans le plaisir d'un verre d'alcool, qui dans un geste d'amour, qui dans un pas de deux, qui en présentant un plateau d'amuse-gueules.

Délaissant la terrasse des plaisirs, la créature pénétra par une des bouches de la cité, se détendit sur les tapis roulants.

Et les gens mouraient sur son passage, avec, dans leurs yeux grands ouverts, une expression de surprise venue du fond des âges.

Au cœur de la cité, enserrée par l'étau des falaises blanches, subsistait un vestige du passé, la ville ancienne ; là sommeillaient les maisons de vieilles pierres, les glycines en volutes accrochées aux corniches de zinc, les pavés luisant dans leur film d'asphalte. Dans ces quartiers réservés se perpétuait un esprit plus libre, moins lié aux exigences du siècle. C'était aux yeux des responsables et des leaders économiques le siège de la corruption et du vice, de l'anarchie ; le royaume des fous et des aventuriers.

Par cinq cents mètres de profondeur, la créature aperçut les lueurs clignotantes de la ville ancienne que les soleils artificiels n'atteignaient pas. Elle se laissa couler vers le gouffre et vaporisa sa substance méphitique à travers les ruelles.

Quelques prostituées sillonnaient la chaussée brune.

De la ville ancienne montait une odeur sordide, puante, confite de sueur et de poussière, malaxée de nourriture pourrie, de déchets, de relents d'égouts, surgie des cafés immondes aux alcools paradisiaques, des ivrognes, de la pierre gluante, des fumeries d'opium et d'orvaire, soufflée par les loufiats, les politiciens, les intellectuels, les voleurs, les criminels, les poètes — une odeur de vie, de gens qui font l'amour, qui boivent, qui crient, qui mangent, qui travaillent à la chaîne, qui dorment, une odeur de joie, de terreur et d'amour, une vraie odeur d'homme.

Dans la rue d'Herbelgueuse, une prostituée anonyme sentait le patchouli.

La chose parfumée s'engagea dans cette ornière, dégageant sa fragrance acidulée, insubstantielle, avec ses légers relents d'épices inconnues, de citron et de sel.

Elle ne sentait pas, ne respirait pas, et cependant, à travers les particules qui constituaient son entité originale, la substance invisible de la ville et le patchouli de la fille s'infiltrèrent, déposant leur odeur spécifique, condensé des émotions humaines, poison violent.

Alors doucement, doucement, sans qu'elle eût jamais eu conscience de ses origines, sans qu'elle connût le sens de son existence, après des éternités d'ennui au sein du vide, la créature que les mouvements infinis du ressac de l'espace avait jetée sur Terre par hasard cessa de vivre, sans bruit, aspirée par le sentiment de la nuit. Son concept se résorba.

La prostituée marchait toujours sur l'asphalte brune.

Jamais le monde ne s'aperçut du formidable danger qu'il avait couru.

Première publication

"l'Odeur de la bête"
››› Fiction 41, avril 1957
Cette nouvelle a été entièrement remaniée et révisée en 1996 et comporte une gravure numérique de l'auteur