Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury l'Adieu…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

l'Adieu aux lucioles

Avec Katia Alexandre

Ils étaient là, posés, absolument identiques : deux petits sachets en papier blanc.

À peine devinait-on un léger renflement : il y avait quelque chose dans les plis du papier. Une poudre blanche : du sucre peut-être… douceur onctueuse, agréable au goût. Ou bien un poison âcre… mortel. De cette même couleur virginale : la mort ne rejoint-elle pas la pureté primitive ?

Deux petits sachets bien innocents.

L'un contenait le poison qui donnait une mort certaine mais douce, un peu lente, sans souffrance, et c'était l'essentiel. Il n'entrait pas dans leurs conventions de mêler au jeu de vie et de mort un masochisme de mauvais aloi. Non, c'était une fin, un aboutissement. Surtout, il fallait que ce soit là l'ultime choix du destin.

Le deuxième sachet ne contenait, mélangé à du sucre, qu'un somnifère léger, dont le goût âcre et amer devait rappeler plus ou moins celui du poison. C'était elle, Brigitte, qui les avait préparés tous deux. Pour une fois, elle avait mis à son travail cette minutie qui lui manquait tant dans les activités ordinaires de la vie.

Elle avait pensé : Il faut que j'aie ce courage, le dernier sans doute : réussir un acte réfléchi, définitif. Après, je pourrai me reposer. Pour l'éternité peut-être. Plus de problèmes, plus de souffrances, plus de larmes, plus rien.

À sa grande surprise, Gérard avait accepté ce jeu sinistre. Pour quelle raison obscure avait-il soudain oublié d'être ce juge impartial et égoïste qui trouvait sa joie dans la faiblesse des autres ? La curiosité morbide poussée à son paroxysme ? Voir si elle serait capable d'aller jusqu'au bout ? De toute façon, il ne pouvait plus reculer maintenant. Il choisirait seul son sachet… D'ailleurs, Brigitte était incapable de désigner celui qui contenait le poison. Ils allaient s'affronter dans un combat loyal. Le destin serait le seul maître. Du moins, Brigitte le croyait. Mais qu'est-ce que le destin ?

Sur la nappe vert tendre, qui évoquait l'herbe nouvelle et les feuillages au printemps, elle avait mis leurs deux couverts avec un soin tout particulier. Les plus belles assiettes, celles de porcelaine cerclées d'or, et les verres en cristal fin dont ils ne se servaient plus depuis… depuis le jour où, en voulant s'amuser, elle en avait brisé cinq d'un coup. Elle n'osait même plus toucher ce service — ou ce qui en restait. Elle avait l'impression de frôler un serpent. Le souvenir de cet instant déversait en elle des gerbes d'eau glacée.

Elle s'entendait rire encore, de son rire d'enfant, léger, naïf, quand la cascade de cristal s'était répandue en mille morceaux, chacun accrochant un éclat de soleil. Mille petits soleils bondissants ! Et soudain, le choc brutal, affreux. De toute sa colère d'homme, de mâle en fureur, il l'avait giflée, avec violence, avec cruauté, avec haine. L'humiliation était montée en elle plus vite que la douleur, la submergeant à son tour de colère et de haine.

Et ces verres éclatants qui piégeaient si bien la lumière s'étaient mués pour Brigitte en de pauvres images ternes et aveugles. Pauvres images de son bonheur perdu…

Elle vint s'asseoir doucement, légèrement, sur le canapé bas qui était son refuge préféré. Elle aimait s'y vautrer comme une chatte lasse, cachant sa tête dans les coussins pour ne plus sentir sa douleur, pour échapper à cet épuisement moral qui la détruisait à petit feu. Pour pleurer aussi. Mais les larmes n'apaisent pas. Elles accompagnent, de leur chaude saveur, la malignité de la souffrance. Elles sont le sang, mêlé de lymphe et de pus, de la plaie qui ne veut pas guérir.

Brigitte attendait, calme, ses grands yeux clairs fixés sur les petits sachets blancs. Quelle serait la réaction de Gérard en les voyant ? Aurait-il un léger recul ? Ébaucherait-il ce mince sourire, mystérieux, supérieur, dont elle n'avait jamais su déceler l'origine, l'intention, le sens ?

Elle voulait voir son visage en pleine lumière à cet instant. Aussi avait-elle allumé le grand lustre des jours fastes, des jours où toute intimité était bannie…

Une odeur de brûlé venait de la cuisine. Elle se précipita. Surtout ne pas rater le dîner : le dernier… pour elle ou pour lui ? Au fond d'elle-même, que souhaitait-elle enfin ? Elle n'aurait su le dire.

Soudain, elle se mit à rire. Un rire enroué qui sonnait faux, comme le fa à la dernière octave du piano. N'était-ce pas risible qu'en de telles circonstances elle soit encore incapable de choisir ? La mort seule pouvait délivrer son esprit égaré dans les labyrinthes de la détresse et de la haine… Oui, mais si Gérard venait à mourir… ne serait-ce pas aussi la délivrance ? Ô justice de Dieu, si tu pouvais être équitable une fois, une toute petite fois ! Je n'ai pas le courage de m'offrir en victime expiatoire, ni celui d'être le bourreau. Ou alors voir couler le sang chaud de Gérard mêlé au mien, en écoutant le requiem de Mozart ! Et puis mourir ensemble. Summum de l'amour romantique… Est-ce qu'elle l'aimait encore, l'homme perfide qui l'avait asservie et démolie ?

De toute façon, elle se serait heurtée à un refus méprisant. Tu ne t'es donc pas assez abreuvée de poésie, ma Brigitte, jusqu'à en avoir la nausée ? Le poison, le mystère des petits sachets anonymes… cela lui ressemblait mieux. C'était à la fois cynique, tortueux et merveilleusement logique. Je suis ainsi et c'est ainsi qu'il m'aime !

Ma logique est plus forte que la sienne. Je le prouverai !

Après tout, Gérard était un pauvre type. Elle l'avait décidé. Lui, son dieu : un pauvre type. Que restait-il de l'amour et de la poésie. « Si le vent en jouant décoiffe tes cheveux »… Imbécile !

« Brigitte… » Comme il aimait répéter son nom dans les heures tendres, et plonger éperdument son visage dans les longs cheveux pareils à des épis mûrs ! Elle s'était laissé glisser sur le plancher et, la joue blottie contre l'épais tapis, elle sanglotait. Ah, Seigneur, pourquoi ne peut-on pas retourner en arrière, piétiner le présent comme une bête venimeuse, et faire revivre le passé ? Ou bien se transporter dans un futur recréé, que l'on maîtriserait en se jouant ?

Brigitte se releva, péniblement. Avec rage, elle essuya son visage mouillé de larmes. Quelle comédie, ma fille ! Tu te joues la comédie, c'est vrai. Tu n'as aucune fierté, aucun courage… Le jour et l'heure sont venus, maintenant. Les regrets sont inutiles. Pas de sottes défaillances. Tu l'attendais, tu le voulais, cet instant de vérité, cet ultime face à face ? Tu ne vas pas flancher, non ?

… Au fait, où était Gérard ? Pas dans son atelier, en tout cas. D'ailleurs, il ne travaillait pour ainsi dire plus depuis quelque temps. Alors, où se cachait-il ? Oh, il ne se cachait pas : ce n'était pas son genre. Il traînait simplement Dieu sait où, comme d'habitude. Il n'aurait pas fait une petite fugue — justement aujourd'hui. Il devait être quelque part dans la maison — vaste et délabrée, pleine de recoins sombres et de pièces abandonnées ? Villa les Lucioles… Une drôle de villa ! Gérard méditait peut-être dans un endroit invraisemblable, seul avec les rats, les araignées ou les cancrelats. Il écrivait peut-être ses dernières impressions ou rédigeait son testament !

Brigitte monta quatre à quatre l'escalier central, celui tout au long duquel Gérard l'avait portée presque religieusement dans ses bras, jusqu'à leur chambre ventée et moisie, le soir des noces. Car il était fort !

Elle frissonna. Le temps… je voudrais tenir le temps entre mes mains pour le broyer, le déchiqueter !

Du palier, elle entendit l'eau couler à grand bruit dans la salle de bains. Il prenait un bain, tout simplement ! Il l'étonnerait toujours… Il voulait être propre pour se présenter au jugement dernier ! Elle rit nerveusement et se glissa à pas de loup vers la porte restée entrouverte. L'eau avait cessé de se déverser en cataractes. Une odeur de lavande flottait jusque dans le couloir, mêlée à une autre, plus exquise encore, mais plus difficile à définir. Brigitte entra et resta honteusement figée devant Gérard. Il était seulement vêtu d'une serviette autour des reins ; sa haute silhouette barrait la porte ; et il la regardait d'un air amusé.

« Alors, ma chérie, tu viens admirer une dernière fois ton grand homme ? Tu veux bien m'essuyer le dos, puisque tu es là ? »

Gênée mais obéissante, elle s'avança vers lui. Au lieu de le frotter avec la serviette qu'il lui tendait, elle découvrit son dos humide, appuya la joue sur son flanc, promena ses lèvres le long de la colonne vertébrale. Et lui, comme d'habitude, se méprit sur son attitude. Un monde nébuleux, obscur, les séparait. Il se retourna en arborant ce sourire railleur qu'elle connaissait si bien et qu'elle avait fini par détester de toutes ses forces. Il la regarda intensément et la pressa contre lui. Dieu qu'il était donc fort !

« Pauvre petite chose ! Tu ne peux pas te passer de moi, hein ? Comment feras-tu quand je serai mort ? »

Brigitte le repoussa avec une colère sauvage. Elle aurait voulu le mordre, le déchirer… une fois de plus. Mais elle connaissait ses réactions brutales. À ce jeu, elle aurait été perdante une fois de plus.

Et s'il n'y croyait pas ? S'il s'imaginait simple spectateur d'une comédie burlesque ?

— « Gérard, écoute-moi, c'est vrai. Je te l'ai juré : ce n'est pas une plaisanterie. Je suis allée jusqu'au bout. Maintenant nous ne pouvons plus reculer. Nous ne sommes pas des lâches…

Des lâches ! des lâches ! » répétait-elle désespérément, dans un murmure. Un instant, le beau visage de Gérard, aux traits fins et un peu mous, se figea comme si une brusque inquiétude avait troublé la sérénité de cet homme tellement sûr de lui. Pas longtemps… Il se remit à sourire et souleva Brigitte dans ses bras.

Elle se débattit en vain. Il la tenait bien.

— « Alors, ma chérie, c'est notre dernier voyage ?

— Démon ! » cria-t-elle, moitié riant, moitié pleurant.

— « Pauvre ange déchu… Eh bien, je vais t'entraîner avec moi aux enfers ! »

Quand Brigitte revint à la cuisine, où le rôti brûlait, elle était anéantie et tremblait pourtant de rage. Elle attendait le dénouement avec une impatience terrifiée.

Gérard regardait en souriant Brigitte disposer les hors-d'œuvre avec une sorte de tendresse.

« Chère Lucrèce, » demanda-t-il moqueusement, « combien de temps nous faudra-t-il pour passer de vie à trépas ?

— Ce sera assez long. » répondit-elle en feignant à son tour l'ironie. « Ah, Lucrèce : ce nom me va bien, tu sais ? Tu peux me faire confiance : après une heure ou deux, ou peut-être trois, ce sera un néant très doux, un sommeil progressif, invincible… Les effets de ce poison sont tels qu'il est très difficile de faire la différence avec un somnifère. Voilà pourquoi je l'ai choisi.

— Où as-tu appris ça ? » demanda-t-il sèchement.

— « Ton meilleur ami étant toxicologue, d'ailleurs…

— Serge n'a jamais su tenir sa langue devant une femme ! » Gérard semblait contrarié. « Il n'était pas toxicologue mais neurologue. Ses recherches aux laboratoires Orwell n'ont rien à voir avec la toxicologie.

— Admettons… »

Même dans ces circonstances, il prenait un plaisir évident à la contredire. Il ne lui passait jamais la plus mince erreur.

— « Ce n'est quand même pas Serge qui t'a donné ce poison ? » dit-il après avoir réfléchi un moment. « Comment as-tu fait pour te le procurer ?

— Ce sera mon secret, si tu veux bien. » dit-elle. « D'ailleurs, je l'ai oublié !

— Oublié ? Tu es folle ou tu…

— C'est peut-être que je ne voulais pas me souvenir. » dit Brigitte presque humblement. « Pour l'avoir, j'ai peut-être fait quelque chose que je préfère oublier. Qu'en penses-tu ?

— Je pense que tu es complètement dingue ! » cria Gérard.

Cette fois, la colère commençait à le prendre. Elle l'aimait mieux ainsi, donnant libre cours à sa nature violente, qu'hypocrite, doucereux, persifleur, tel qu'il essayait le plus souvent de paraître.

— « Gérard, » dit-elle sur un ton grave, « as-tu pensé que le survivant de nous deux risque d'être inculpé de meurtre ou, tout au moins, de non-assistance…

…à personne en danger ! » termina Gérard. « Ne te fatigue pas à me faire un cours sur un sujet que je connais certainement mieux que toi… Depuis ton ingénieuse suggestion, ma chère Lucrèce, j'ai réfléchi à cette éventualité. Et je crois avoir trouvé la solution. Laisse-moi au moins, pour la dernière fois, l'illusion de pouvoir résoudre tes petits problèmes !

— Il n'y a jamais de problème ! » jeta Brigitte furieusement. « Il est normal que le survivant réponde du meurtre de l'autre.

— Chère Lucrèce… j'oubliais l'indispensable : la publicité. En première page des journaux : duel moderne… Pas mal, comme titre, hein ? Pour rendre service à un journaliste dans le besoin ! Et puis c'est romanesque à souhait ! »

Brigitte resta confondue. Non, elle n'avait pas tout prévu. Il s'en fallait d'un petit détail.

— « Tu as une idée ? Je veux dire une idée qui permettrait au survivant de reprendre une vie normale ? Nous devrions…

— Quelle douce vie sera la tienne, chère Lucrèce, quand ton bourreau sera étendu sous la froide pierre ! Laisse-moi rigoler doucement ! Imagine l'aube resplendissante de ton premier jour de liberté. Ton premier jour d'été… » Il déclama : « Les oiseaux, ivres de rosée, empliront de leurs chants triomphants ta chambre solitaire. Et tes yeux d'azur s'ouvriront sur un monde plein de promesses… Oui, je me demande toujours si tu es monstrueuse ou simplement idiote ! Mais je t'aime ! Bien. Revenons à nos préoccupations actuelles, Chérie, si tu permets que je t'appelle encore ainsi. Inutile de s'évertuer à ébranler la citadelle… Pas celle que tu voulais édifier pour y cacher notre amour, tu te souviens ? Celle où nous nous sommes enfermés chacun de notre côté. Ce serait une perte de temps…

— Une perte de temps. » répéta Brigitte comme si ces mots lui semblaient étranges.

— « Il suffit donc de laisser une lettre. » trancha-t-il. « Chacun de nous posera son mot sur sa table de chevet et fermera sa porte à clé. Ce qui expliquera, ou laissera supposer, qu'à la suite d'une petite bouderie, l'un de nous ne s'est aperçu du drame que trop tard, le lendemain matin ! »

Livide, Brigitte écoutait. Elle écoutait l'homme qu'elle avait tant aimé parler calmement de leur mort — de la sienne peut-être… Elle se mit à haïr l'autre Brigitte, son double incertain, mystérieux, plus qu'aux trois quarts rêve, qui lui avait soufflé ce scénario et peut-être apporté le poison. Comment pouvait-elle supporter l'idée de perdre Gérard pour l'éternité alors qu'elle acceptait difficilement une séparation de quelques jours ? Il a raison, pensa-t-elle, un instant lucide. Je suis folle, folle… Ou bien c'est l'autre… Mais non, l'autre n'existe pas. C'est un fantasme que j'ai inventé pour me sentir moins coupable… Elle écoutait Gérard et elle avait l'impression qu'il racontait une histoire : celle de deux êtres bizarres, attirants et un peu déséquilibrés… mais il ne parlait certainement pas d'eux-mêmes !

Elle se mit à rire, et des larmes brillèrent dans ses yeux. Elle le regarda avec une intensité extrême. Une lueur secrète cruelle, peut-être, veillait dans son regard. Elle aurait voulu le haïr vraiment, car elle le sentait triompher. Il avait combiné quelque chose pour fausser la situation. Eh bien, tant pis. Si Dieu, ou le destin, ou le hasard le voulait, elle était prête !

« Bien. » dit-il. « Maintenant que le problème peut être considéré comme résolu : j'ai faim. J'espère que tu nous as fait un bon petit souper. L'idée de mourir ne me coupe pas l'appétit !

— Et l'idée que je vais mourir, moi ? » questionna Brigitte, le cerveau embrumé par le désespoir. « Oui, rassure-toi, le rôti est un peu brûlé, mais tu auras tout ce que tu aimes. Je n'ai pas oublié le champagne…

— Chérie, je comprends bien que tu ne veuilles pas rater ta sortie ! »

Salaud ! pensa-t-elle. Oh, l'affreux, l'immonde salaud !

— « Le champagne aidera à faire passer le reste. » dit-elle en se forçant à son tour au persiflage. « Ce sera amer, je te préviens. Le gardénal, surtout. Le poison, je ne sais trop.

— Je ne prendrai qu'une coupe. » décida Gérard. « Pour garder l'esprit clair ! Ensuite, nous irons nous coucher, chacun chez soi, comme prévu. Ah, tu n'oublieras pas la lettre, Chérie. Je risquerais d'être très ennuyé. Malgré le témoignage de Serge !

— Tu me dicteras. J'écrirai la même chose que toi ; ça n'a pas d'importance puisqu'une des lettres sera détruite.

— Attends, j'ai besoin d'inspiration. »

Il bondit vers la chaîne hi-fi, fouilla nerveusement dans la pile de disques. À la surprise de Brigitte, il ne mit pas Bach, le consolateur. Il ne cherchait pas la paix, il… il était sûr de lui, comme toujours. Il choisit la Quatrième Symphonie de Schumann. Il y a dans ce morceau quelque chose de tragique et de définitif, c'est vrai. Mais Brigitte, s'il lui fallait mourir, aurait eu besoin de douceur et d'apaisement : un concerto pour violon de Bach. Où puiser plus de sérénité ?

« Tu es prête, chérie ? Je dicte. »

Brigitte sentit un frôlement derrière elle. Une main effleura son épaule. Elle frissonna.

« J'ai décidé de me donner la mort… » martela Gérard.

Mais elle écoutait une voix infiniment plus douce : la voix de l'autre Brigitte qui murmurait à son oreille : N'aie pas peur, ne crains rien, tout se passera bien pour toi… pour nous… Je suis toi… À bientôt !

Brigitte avait pris son plus beau déshabillé, fait de voiles transparents et irisés qui s'enroulaient en volutes autour d'elle. Elle jeta un regard distrait vers le grand miroir ovale. Oui, pensa-t-elle, si je dois mourir, que ce soit en beauté ! Ses longs cheveux blond doré coulaient en vagues souples sur ses épaules bronzées. Comme dédoublée, elle percevait une sensation de volupté qui émanait de tout son corps… Elle s'allongea sur son lit, s'étira. Curieusement, elle se sentait presque bien, reposée, détendue… prête pour mourir comme elle ne savait jamais l'être pour vivre ! Peut-être l'effet lénifiant du champagne ou le souvenir de cette dernière soirée ? Pas déjà la drogue : gardénal ou poison ? Non, impossible. C'est trop tôt. Je ne veux pas.

Elle appela : « Brigitte ! ».

Mais l'autre Brigitte n'était qu'une illusion. Psychose hallucinatoire ou quelque chose comme ça. Tu es folle, vraiment folle, ma fille, se dit-elle avec une certaine délectation. Plus rien n'avait d'importance. Folle ou non, elle allait se reposer. Si elle s'en sortait — c'est-à-dire si Gérard mourait —, elle irait passer quelques jours, quelques semaines plutôt, dans une clinique blanche, au milieu des arbres verts. Cesser la lutte et se reposer… Mais cela semblait peu probable. Elle avait eu tort de croire que Gérard lui laisserait une chance. Qu'avait-il fait ? Elle ne pouvait pas l'imaginer. Elle n'avait même plus la force d'y penser. Mais il avait trouvé un moyen pour sortir vainqueur à coup sûr de ce duel imbécile.

Pourquoi as-tu besoin de mon corps, Gérard ? Tu sais bien qu'il est une chose périssable. Qu'en restera-t-il après ma mort ? Quand cette enveloppe charnelle que tu aimes sera réduite à néant par la terre grouillante ? Quand mes os blanchis ne seront plus qu'une matière minérale ? Que feras-tu, mon pauvre amour ? Folle, oui, je suis en train de devenir folle… mais ça n'a plus aucune importance !

Elle ouvrit lentement les yeux. Des larmes glissèrent sur l'oreiller, mouillèrent son visage. Tu as perdu, Brigitte, tu as perdu ! Elle était seule au fond de la nuit… douce nuit d'été. Qu'avait-elle fait ? Quel crime absurde son esprit malade avait-il combiné ? Mais lui, Gérard, il l'avait suivie dans ce jeu infernal ; il avait accepté l'horrible marché et aidé à préparer leur perte. Oh, il vivra, ce monstre, car il aime la vie. Et je ne veux pas qu'il souffre. C'est moi qui dois mourir…

Mourir, non, je… Il faut que je fasse quelque chose. S'il est encore temps ! Elle se leva. Elle se sentait faible mais légère. Ses jambes ne tremblaient pas ; seulement, elle avait l'impression qu'elle ne touchait pas le sol. Un effet du gardénal ? Alors, je suis sauvée ? Éperdue, elle chercha sa montre. Quelle heure est-il ? Est-ce que j'ai dormi ? Elle posa la main sur son cœur, qui battait fort et un peu irrégulièrement, comme s'il avait voulu s'échapper de sa poitrine. Le poison. Oh mon Dieu ! Brigitte prenait soudain conscience de la réalité. De la terrible réalité.

Elle pressa légèrement ses tempes douloureuses, promena les doigts sur son crâne et sa nuque. Céphalée en casque. Souffrance familière, pénible, mais pas insupportable… Elle retrouva sa montre parmi les objets de toilette éparpillés sur une étagère. Déception : il n'était que minuit. Rien n'est perdu, rien n'est gagné encore. Elle avait pris la drogue — poison ou gardénal — vers dix heures et demie. Trop tôt pour savoir. Mais non, Brigitte : si tu avais eu le sachet de gardénal, tu dormirais maintenant. Alors, les jeux sont faits ? Tu ne vas pas crier, appeler au secours, te donner en spectacle ! Quel triomphe pour lui ! Ce serait pire que la mort !

Les jeux sont faits… Elle sourit, ouvrit la fenêtre et regarda le ciel. D'énormes paquets de coton blanc défilaient au-dessus des arbres et la lune semblait reculer sous eux.

Un souffle de brise caressa son visage, ébouriffa ses cheveux. L'air était tiède, quoiqu'il y eût beaucoup de gros nuages. Tiède et parfumé… Pourquoi mourir dedans ? Qu'importait cette convention ridicule faite avec Gérard !

S'habiller ? Oh, à quoi bon ? Elle avait aussi très envie de sentir la fraîcheur de l'herbe sous ses pieds nus. Elle renonça même à enfiler ses mules.

Elle ouvrit la porte le plus silencieusement possible, elle traversa le vestibule sans que ses talons touchent une seule fois le sol dallé. Idiote ! Puisque tu as pris le poison, c'est qu'il a pris le gardénal ; même s'il y en avait peu dans le sachet, ça doit être assez pour le faire dormir tranquillement. Du sommeil du juste… Salaud ! Si tu allais voir… Tiens, il avait oublié de fermer la porte de sa chambre. Ou bien il se moquait de leur convention, ou bien il était sûr de vivre. Il dormait avec un souffle régulier. Il n'avait pas tiré les volets non plus, et la lueur de la lune éclairait son visage paisible, presque enfantin. Elle l'aima, le haït, le pleura, et s'enfuit.

Elle courait sur l'herbe humide. Ses longs cheveux flottaient autour d'elle, la caressant de leurs volutes d'ambre. Ophélie… Fatiguée, soudain, elle se laissa glisser à terre. En s'agenouillant, elle déchira sa longue chemise de nuit. Aucune importance. Un vertige la saisit. Elle porta la main à son front ; elle eut envie de vomir. Mon Dieu, ça y est. Ce sale poison commence à agir. À me tuer ! Je vais peut-être mourir ici, dans ce pré. Eh bien, c'est ce que je voulais… Mourir ou simplement dormir ? Elle avait sommeil tout à coup. Si la mort vient comme ça, pensa-t-elle, ce n'est pas trop désagréable… Elle leva les yeux. La lune devait être à la fin du premier quartier. Elle avait la forme d'un ovale presque parfait. Un long chapelet de nuages se dévidait au zénith. On aurait dit une sorte d'intestin ouvert, avec des villosités palpitantes. Le ciel donnait une forte impression de profondeur. Derrière les gros nuages blancs, au-dessus de la lune, on mesurait l'éloignement presque infini des étoiles.

Des lueurs phosphorescentes se mirent à danser autour de Brigitte une sarabande effrénée. Les lucioles… La jeune femme se souvint : ces insectes ailés, différentes des lampyres, pullulaient dans les près au-dessous de la maison. Ils avaient même prêté leur nom à la propriété !

Les lucioles se sont donné rendez-vous près de moi… parce que je vais mourir ? On dirait que je les ai appelées !

Il en vint d'autres. Il y eut bientôt, près de Brigitte, plusieurs centaines de petites bêtes lumineuses qui sautillaient dans l'air calme. Elles sont venues pour moi. Elles sont venues me souhaiter bon voyage !

Brigitte respira très fort et ferma les yeux pour chasser toutes les lumières : la Lune, les étoiles, les lucioles. Elle ne voulait plus voir de lumières. Elle voulait s'enfoncer dans la nuit pour toujours.

Pourtant, le paysage nocturne ne s'effaça pas complètement sous ses paupières. Elle distinguait une forme claire, vaporeuse qui semblait s'échapper de son corps et s'étalait au-dessus d'elle, cette chose qui… ah non, la chose avait basculé et se trouvait maintenant au-dessous. Au-dessous de moi ? Comment est-ce possible, puisque je suis couchée par terre ! Elle comprit soudain qu'elle regardait son corps dans l'herbe. Alors, je ne suis plus dans mon corps ? C'est ça, la mort ? Tout simplement ?

Cette forme irréelle qui s'élevait peu à peu et qui semblait fuir son enveloppe charnelle, c'était son double. Ou bien elle-même était-elle le double ?

Je suis moi, pensa Brigitte. Je suis moi et mon corps double ! Ma mémoire paraît intacte. Je me souviens de cet étrange marché. Je me souviens de mille choses que je croyais avoir oubliées. Je me sens terriblement intelligente ! J'ai l'impression que je résoudrais avec une extrême facilité les problèmes sur lesquels je séchais au lycée. Non, ce n'est pas une impression : j'en suis vraiment capable. Je sais que je ne suis pas morte, que je ne vais pas mourir mais vivre d'une vie cent fois, mille fois plus large qu'avant ! J'aurais envie de sourire si je ne me trouvais pas dans cette curieuse position et s'il n'était pas aussi difficile de commander mes muscles !

Une dernière fois, Brigitte contempla la forme gracieuse allongée dans l'herbe, se laissa pénétrer par une émotion teintée de narcissisme et d'orgueil. Elle voyait distinctement son visage pâle, détendu, ses paupières à demi baissées et ses lèvres entrouvertes. Elle lança à travers l'espace un long bras lumineux, au dessin flou, caressa l'épaule de Brigitte… son épaule.

« Je t'aime ! » dit-elle, puis elle s'éleva.

Étrange ascension qui donnait à l'“autre” Brigitte une sensation d'euphorie exaltante. Il lui semblait que de minuscules étoiles voguaient dans son sillage, scintillant dans la nuit. Les lucioles me suivent !

Tout à coup, l'horizon s'éclaira. Le jour se levait… Impossible ! Il n'était que minuit quand je suis sortie… À moins que j'aie dormi ou que… ou que je me déplace dans le temps !

Suis-je maintenant capable de voyager dans le temps ? Elle médita un moment sur cette question et admit que c'était possible. Un effet imprévu de l'évotonal.

L'évotonal ? Ah oui, bien sûr, c'était une expérience du docteur Serge Ivanow !

Elle assista à la naissance du jour. Ce fut d'abord une vague et pâle clarté. Des traînées d'opale se répandirent sur l'horizon et se transformèrent en fulgurantes lueurs orangées, puis en longes coulées d'or qui explosèrent à la cime des arbres. L'étang apparut, lumineux, transparent. La nature s'éveilla en quelques secondes, s'offrit aux rayons du soleil déjà haut…

Brigitte comprit qu'elle dérivait vers l'avenir. Elle allait simplement un peu plus vite que le temps !

Elle ressentit alors un violent désir de se rapprocher de la terre. Pourquoi ce besoin presque irrésistible de retourner vers ce qu'elle avait voulu fuir, au prix d'un suicide ou d'un meurtre ? Heureusement, pensa-t-elle, je suis bien vivante, et personne n'est mort… La terre l'attirait de nouveau. La terre, la maison, la vie. Elle voulait revoir Gérard. Était-il éveillé ? Peut-être pas encore. Le soleil se lève tôt en juillet. Quelles seraient ses réactions lorsqu'il trouverait le corps dans le pré ? Le corps de Brigitte… son corps.

Elle vit la fenêtre de sa chambre ouverte. La clarté du soleil levant inondait la pièce de lumière. Comment pouvait-il dormir ainsi, en plein jour, avec le tintamarre d'un orchestre d'oiseaux qui piaillait sa musiquette de branche en branche ? Ah, il n'était plus dans son lit. Sa mauvaise conscience avait dû l'éveiller plus tôt que d'habitude. Il me cherche !

Brigitte se projeta vivement à l'intérieur de la maison. Gérard était dans sa chambre à elle, en pyjama. Il semblait contempler le lit vide avec stupeur. Une stupeur bien normale, se dit-elle. Puisqu'il est lui-même vivant, il s'étonne que je ne sois pas morte ! Non, rectifia-t-elle, ce n'est pas si simple. Le docteur Ivanow l'a aidé à combiner quelque chose et… De toute façon, morte ou vive, je devrais être dans mon lit !

Il parut prendre une brusque décision. Il retourna chez lui, enfila sa robe de chambre et se chaussa.

Brigitte le suivit, ombre silencieuse, impalpable, dans le couloir, l'escalier, le jardin, le parc. Elle l'entendit crier, l'appeler, et son cœur se serra.

« Brigitte, Brigitte ! Où es-tu, ma chérie ? »

C'est bien ça, pensa-t-elle. Il sait que je ne suis pas morte. Il a changé les sachets que j'avais préparés. C'est pour cela qu'il était si calme hier. J'aurais dû m'en douter !

Mais ne m'en doutais-je pas, au fond de moi ? N'espérais-je pas ce geste de lui ?

Elle entendit soudain un nouveau cri : « Brigitte, oh, Brigitte ! ».

Il s'était précipité, avait saisi l'autre Brigitte dans ses bras. Il la serrait très fort contre lui, et ses lèvres se pressaient sur celles de la jeune femme. Un éclair de joie traversa Brigitte. Trop tard.

« Brigitte, mon amour, réponds, je t'en prie ! »

Elle réintégra un moment son corps, par simple curiosité. Elle sentait ses bras qui se balançaient comme ceux d'un pantin et ses cheveux, que le vent animait d'un souffle de vie, qui se mêlaient à ceux de Gérard et collaient à sa joue mouillée de larmes.

Elle ouvrit les yeux, regarda le ciel, la terre. Gérard n'était plus là. Pourquoi l'avait-il abandonnée ? Elle essaya de se lever. Un frisson parcourut son corps inerte.

De nouveau, elle s'échappa et monta, monta. Elle eut la vision d'une immense forêt puis se retrouva au milieu d'une clairière où poussaient des sortes de plantes grasses, dont les têtes rondes et dures étaient si serrées qu'elles formaient une plate-forme, grinçante et frissonnante, mais stable, sur laquelle on pouvait marcher. Brigitte comprit que c'était un chemin. Elle s'y engagea. Elle parcourut à peine une centaine de pas et atteignit une maison de verre. Un homme vêtu d'une combinaison bleue lui fit signe d'approcher et de le rejoindre. Brigitte obéit, passant à travers la cloison transparente. L'homme lui tournait le dos. Il lui sourit par-dessus son épaule. À l'aide d'un instrument inconnu, il jouait une musique lente, douce, nostalgique, lointaine, à la fois désolée et exaltante. Elle vit qu'il promenait simplement ses longs doigts bronzés sur une plaque de verre…

Il s'arrêta après un dernier accord déchirant, se retourna, prit la main de Brigitte pour la conduire dans une autre pièce, au centre de la maison. D'un meuble cylindrique, brillant, qui sortait de la paroi et s'y enfonçait en tourbillonnant, l'homme tira une coupe de fruits blancs, ronds, et un peu flasques. Il tendit la coupe à Brigitte qui se servit, prit un autre fruit, le porta à sa bouche, l'ouvrit d'un coup de dent et se mit à le sucer. La jeune femme l'imita, et il rit de sa maladresse. Le fruit blanc contenait un liquide tour à tour âpre et sucré — ou peut-être deux sortes de liquides mêlés. Et soudain, elle fut ailleurs.

Debout devant une fenêtre qui s'illuminait lentement d'une phosphorescence jaunâtre. Un liseré de cette couleur nimbait les contours d'une cité monstrueuse qui paraissait se rapprocher très vite. Déjà, certains détails devenaient perceptibles : des routes, ou plutôt des passerelles semi-aériennes, en forme de rubans, des terrasses ou des plateaux métalliques sur lesquels atterrissaient des engins sphériques multicolores. La silhouette générale des bâtiments se dégageait : tous étaient plus étroits au pied qu'au sommet. Certains paraissaient chapeautés d'un vaste globe translucide. Des êtres humains de toutes races commençaient à fourmiller.

Il y eut un violent coup de gong.

Puis un autre. Brigitte retint sa respiration. Une ombre se déplaça à côté d'elle ; lui adressa un geste, un signe qu'elle ne comprit pas… La pièce était maintenant plongée dans l'obscurité la plus totale. Brigitte, malgré elle, se prit à évoquer les cauchemars de son enfance. Les monstres imaginaires qui peuplaient ceux-ci. Mais étaient-ils tellement imaginaires ? Elle se le demandait maintenant avec un mélange d'inquiétude et d'espoir.

À la fenêtre — ou sur l'écran —, la cité se rapprochait à une vitesse folle. Et d'un seul coup, elle fut remplacée par une vaste plaine verte. Le vent lançait de légers frissons dans l'herbe qui ondulait doucement. Une colline pointa au-dessus de la prairie, puis grossit rapidement. Une construction se dressait à son sommet. Elle parut familière à Brigitte. C'était un gigantesque moulin à vent dont les ailes multicolores tournaient avec une lente majesté.

Nouveau coup de gong. Brigitte porta la main à son cœur.

L'intérieur du moulin à vent devint visible. Des hommes s'y trouvaient. Une sorte d'assemblée. Un conseil de village siégeait là. L'éden perdu, peut-être. Puis tout disparut et un gros carreau rouge, à l'éclat insoutenable, brilla sur l'écran.

Quatrième coup de gong.

Brigitte n'était plus seule. Des hommes et des femmes l'accompagnaient le long d'une interminable galerie de glaces dans lesquelles se reflétaient, bizarrement déformées et multipliées à l'infini, leurs silhouettes mêlées. Elle était vêtue d'une tunique blanche qui tombait très bas sur un pantalon large, à la mode chinoise d'autrefois. Son image avançait sans arrêt vers elle puis s'évanouissait. Ses longs cheveux blonds roulaient sur ses épaules en vagues luminescentes. Elle n'avait pas changé. Elle était toujours Brigitte… Ils arrivèrent dans une salle ronde qui ressemblait à un bar. Ses compagnons la firent asseoir, lui offrirent un verre de liqueur sirupeuse et forte à la fois, avec des beaux reflets mordorés, pareille au vin blanc doux de son enfance… Son verre à la main, elle avança vers la fenêtre. Le paysage lui parut familier. Elle était déjà venue ici, y avait vécu peut-être. Un parc aimable et sauvage, avec un étang au milieu. Dans cet immense jardin, plus anglais que nature, serpentaient entre les touffes de lauriers, de buis, de cognassiers, de lilas et de mimosas, des sentiers incertains au bord desquels on trouvait parfois, à demi cachés sous les hautes herbes, des bancs de bois pourri et de pierre moussue, propice aux rêveries secrètes et aux amours clandestines.

Brigitte posa son verre, salua d'un geste de la main gauche ses amis silencieux qui la regardaient en souriant, poussa la double porte du bar et sortit. Aussitôt, ce fut la nuit. Elle entendit un hennissement tout près d'elle. Une voiture surgit lentement. Un poulain se mit à gambader dans la lumière des phares. Des lampes s'éclairèrent. Quelqu'un courut sur la route. Au loin, une chouette lança son cri aigre. Brigitte descendit un escalier dans l'ombre. Elle sauta la dernière marche et retomba souplement sur une pelouse ou un pré. Elle se rendit compte qu'elle était trempée de sueur. Trempée comme elle ne l'avait jamais été de sa vie. Sa tunique collait à sa peau et de grosses gouttes coulaient sur ses mains. Derrière elle, régnait une chaleur torride. Elle se sentait bouillir. Elle se mit à courir vers l'étang qui devait être à une centaine de mètres, devant elle, un peu sur la droite. Brusquement la fraîcheur revint.

Il y eut un léger coup de vent et Brigitte frissonna. De froid. À ce moment, elle comprit qu'elle était rentrée chez elle et se coucha sur l'herbe.

Elle eut une furtive impression de présence humaine. Quelqu'un était là.

Quelqu'un la regardait.

Quelqu'un palpait maintenant son corps inerte — et ce n'était pas Gérard.

Quel était le sale individu qui se permettait de déchirer sa chemise et de poser les mains sur elle ? Elle sentit les doigts de l'homme toucher son sein gauche. Puis elle crut voir Gérard qui observait tranquillement l'inconnu en train de manipuler son corps. Impression de déjà vu. Ah, le docteur Ivanow, Serge Ivanow. Il a quand même fini par arriver ! Elle figea ses lèvres, retenant un sourire. Elle savait — elle savait très bien — pourquoi le docteur Ivanow n'était pas arrivé plus tôt. La Brigitte qu'elle était devenue mystérieusement cette nuit savait beaucoup de choses et possédait d'étranges pouvoirs !

Maintenant, les images étaient floues, lointaines, comme perçues à travers un fin rideau de brouillard. Les sensations musculaires étaient un peu plus précises. Elle eut conscience d'être soulevée, emportée par les deux hommes. Mais le brouillard qui l'entourait devenait de plus en plus dense. Il pénétrait partout et faisait écran au soleil. Le soleil devenait gris. Elle-même s'imprégnait de cette grisaille et sombrait peu à peu dans un gouffre sans fond. Elle comprit avant de s'endormir qu'elle avait réintégré son corps.

La douleur l'éveilla. Je souffre donc j'existe : telle fut sa première pensée. Il lui sembla qu'on lui enfonçait dans le dos une longue aiguille qui la traversait de part en part. Elle n'avait pas la force de bouger ni de se défendre. Est-ce que ses tortionnaires allaient s'acharner longtemps sur elle ?

Elle devait être attachée très serré car elle ne parvenait même plus à respirer. Chaque fois que sa poitrine se soulevait, un poids terrifiant pesait sur elle et, aussitôt, son souffle s'échappait en sifflant.

Son cœur battait à grands coups sourds. Ses poumons étaient comme saturés d'un air épais, sulfureux, qui la faisait tousser cruellement. Ses membres pétrifiés refusaient tout service. Comme elle était loin, maintenant, de cette légèreté nocturne qui laissait en elle un souvenir de toute-puissance et d'indicible joie !

Mais elle vivait.

Gérard avait posé un dernier baiser dans les cheveux fous de Brigitte, puis il avait gagné sa chambre tranquillement, en sifflotant une cantate de Bach.

Jouer le jeu ? Il n'était pas possible de faire autrement. Et il fallait jouer serré !

Qu'aurait pensé Brigitte si Gérard avait refusé le “combat loyal” qu'elle exigeait, à ses propres conditions, suivant sa propre logique, un peu démente ? Et pire encore : si elle s'était aperçue d'une quelconque supercherie ?

Tout avait été calculé avec une grande précision et un souci extrême de la mise en scène. C'était nécessaire pour que le choc psychologique attendu, espéré, eût bien lieu, sans issue fatale et sans grave conséquence. Évidemment, rien n'aurait été possible sans l'aide de Serge Ivanow. Serge était le meilleur ami de Gérard et d'ailleurs le seul qui fût resté fidèle après qu'ils eussent quitté Paris pour se fixer en Eure-et-Loir, à quelque soixante-quinze kilomètres de la capitale.

Au fond, Gérard ne se faisait pas trop d'illusions : ce n'était pas pour lui que le docteur Ivanow continuait de fréquenter régulièrement la villa les Lucioles. Serge ne cachait pas son goût pour Brigitte… et sans doute l'avait-il eue au moins une fois.

Quand Brigitte lui avait parlé de sa décision d'en finir et que, ne pouvant choisir entre elle et lui, elle avait trouvé la solution qui faisait du destin le suprême justicier, Gérard avait souri. Mais il s'était vite rendu compte que plus rien désormais ne pouvait délivrer la jeune femme de son obsession. Le plus sage, le plus habile, n'était-il pas d'entrer dans son jeu ?

D'abord, une idée très simple : subtiliser le fameux poison pour le remplacer par une drogue inoffensive. Pas trop inoffensive tout de même ! Il fallait préserver au maximum la vraisemblance. Brigitte avait pensé à Serge avant lui… Gérard ne savait pas exactement ce qu'elle avait avoué à leur ami. Il raconta toute l'histoire au docteur Ivanow… en commençant par celle de leur vie.

Serge avait écouté en silence, et l'inquiétude brillait de plus en plus dans son regard. Gérard se délectait secrètement de l'incrédulité qu'il lisait — ou croyait lire — dans les yeux pâles du jeune médecin.

« Sois tranquille. J'ai toute ma raison. Même s'il n'y paraît pas ! Mais tu ne connais pas Brigitte… »

Ou peut-être la connais-tu mieux que moi, pensa-t-il. Mais je ne suis pas censé le savoir.

« Je ne peux pas reculer. Elle ne me le pardonnerait pas.

— Après tout, ça te regarde. Mais ne me demande pas de jouer les Cagliostro ! »

Serge Ivanow était-il sincère ? Gérard en doutait un peu. Mais il se résigna à ouvrir les dossiers secrets de son amour. Il expliqua à son ami que Brigitte représentait ce qu'il avait de plus cher au monde, qu'elle était irremplaçable pour lui et que, sans elle, il ne pouvait être tout à fait un homme. Brigitte était la plus belle, la plus douce, la plus chaude, la plus tendre… Elle joignait la fraîcheur de la jeune fille à l'ardeur épanouie de l'amante… Bref !

Serge réprimait difficilement un certain sourire.

« Mon cher Gérard, je suis confondu par l'ardeur avec laquelle tu décris tes sentiments pour une femme qui, somme toute, est prête à te supprimer ! Je n'arrive pas à comprendre ce qui se passe dans votre sacré ménage. Je sais bien qu'il y a de la cruauté mentale dans l'air… de part et d'autre, hein ?

— Tu as trouvé, Serge. » dit Gérard, mi-moqueur, mi-sérieux. « Je suis un bourreau plus ou moins conscient. Brigitte avait une âme d'enfant. Elle croyait que le monde était beau et bon. Et, parce que je suis un artiste pas trop cloche, parce qu'elle aimait bien ce que je faisais quand nous nous sommes connus, elle m'a placé sur un piédestal. C'est toujours dangereux, tu le sais aussi bien que moi. Bon, je suis coupable. J'ai entretenu ses chimères. Ma mégalomanie y trouvait son compte. Je l'ai laissée croire tranquillement que j'étais une sorte de demi-dieu. Et un jour, ç'a été la chute. Vu ?

— Un peu sommaire. » dit Serge. « Comment as-tu fait pour en arriver là ? Puisque tu l'aimes toujours !

— J'ai fait comme tout le monde, mon vieux. Comme tous les hommes, du moins. J'ai voulu modeler Brigitte à ma façon. Quand je l'ai eue toute à moi, j'ai commencé à changer. J'ai voulu briser son orgueil… J'ai été brutal et injuste, un peu plus qu'il n'aurait fallu, sans doute. Bon, et puis quelle importance ? Ce duel fou qu'elle me propose, je suis obligé de l'accepter, parce que c'est sans doute le dernier moyen de sauver notre amour. Toi seul peux m'aider.

— Bien, bien, bien… » dit Serge, encore réticent mais déjà captivé par le problème.

Gérard savait que Brigitte voulait préparer deux sachets identiques contenant l'un du gardénal en poudre avec du sucre, l'autre le mystérieux poison “rare mais très efficace” dont elle avait refusé de prononcer le nom.

— « Tu vois ce que ça peut être ?

— Il ne s'agit pas de jouer aux devinettes. Comment pourrais-je savoir ce que Brigitte a inventé ! »

Gérard expliqua son intention de subtiliser les sachets et de les remplacer par deux autres identiques dont l'un contiendrait une drogue fournie par Serge. Un ou peut-être les deux. C'était une question à étudier.

Tout de suite, le docteur Ivanow avait pensé à l'évotonal, un produit expérimenté par les laboratoires Orwell, branche de la société multinationale pharmaceutique Michelson & Orwell pour lesquels il travaillait. À vrai dire, les expériences se poursuivaient aux États-Unis, principalement à Saint-Louis et à Evansville, plutôt qu'à Paris. Cependant, Serge, qui se passionnait pour ces recherches, avait noué des relations très suivies avec certains de ses confrères américains et, en particulier, avec le docteur Chad N. Russel, assistant du professeur James White, à Saint-Louis. C'est ainsi qu'il possédait vingt gélules d'évotonal. Non, plus vingt : dix-neuf, car il en avait déjà avalé une par curiosité vulgaire — et d'ailleurs sans le moindre résultat.

« Aucun danger réel. » dit-il à Gérard.

Il n'était pas absolument certain de l'innocuité du produit, pourtant. Quel démon l'avait poussé à mentir ?

« Un petit voyage. » précisa-t-il. « Sans doute pas désagréable mais qui risque d'enlever toute réaction à l'organisme du sujet… »

C'était une description plutôt fantaisiste. En réalité, la nature même de l'évotonal faisait que son action variait énormément d'une personne à l'autre. Et puis les expériences en cours, et leurs résultats, étaient tenus pour une bonne part secrets. La littérature médicale sur l'évotonal et sur toutes les thérapeutiques nouvelles que certains chercheurs appelaient “informatogènes” restait encore limitée — et souvent contradictoire.

« De toute façon, il ne faut pas utiliser ça sans surveillance.

— Qu'est-ce que c'est ? » demanda Gérard.

— « Un produit nouveau… »

Serge inventa un nom sur-le-champ et il l'oublia de même.

« Tâche d'obtenir de Brigitte qu'elle fixe d'avance un jour — un soir — pour son… son duel. Et préviens-moi. Je viendrai… Et, voyons… est-ce que je mets de l'évo… du truc dans les deux sachets ? Réfléchissons. Logiquement…

— Tu es sûr que Brigitte n'aura aucun soupçon ?

— Aucun soupçon, aucun soupçon ! Tu es bon, toi ! Comment veux-tu que je le sache ? Avec une fille comme elle… Écoute, je vais mettre le produit en question dans un sachet, une dose assez… une dose normale. Et dans l'autre deux comprimés d'un barbiturique quelconque. Ou trois. L'un de vous deux dormira pendant que l'autre… Enfin, oui, je m'arrangerai d'une façon ou d'une autre pour éviter qu'elle ait des soupçons. Mais il est difficile de tout prévoir ! »

… Pendant que Brigitte s'occupait du rôti à la cuisine, Gérard avait réussi sans trop de peine la substitution. Il connaissait les sachets de médicaments qu'elle avait l'intention d'utiliser : il avait donné les mêmes au docteur Ivanow.

Tout de même, ses mains tremblaient un peu. Les sachets de Serge n'étaient pas fermés de la même manière que ceux de Brigitte ; en les pliant et les repliant, il avait répandu un peu de poudre blanche sur le coin de la nappe et sur le plancher. Il avait eu peur mais Brigitte ne s'était aperçu de rien… En somme, une soirée très réussie ! Gérard donna à Brigitte le baiser de l'adieu et se coucha normalement en attendant l'arrivée de Serge. Le plus difficile, ce serait les explications !

Serge avait fait deux nouvelles expériences sur lui-même. Il avait pris encore une gélule, puis deux. L'effet lui semblait assez mince et décevant. Cela correspondait à peu près à une dose moyenne d'amphétamines… plus un verre ou deux de whisky potentialisés par un tranquillisant ! Il hésitait sur le nombre de gélules qu'il allait vider dans un sachet. Il aurait préféré mettre de l'évotonal dans les deux — mais il ne restait plus que seize gélules et il n'était pas sûr de pouvoir s'en procurer d'autres facilement. Il décida d'utiliser quatre gélules — dans un seul sachet — avec du lactose. C'était beaucoup, si l'on se référait à la documentation américaine, mais il ne voulait pas courir le risque d'un effet quasi-nul, comme pour lui. Gérard eût été furieux… Il souhaitait d'ailleurs que ledit Gérard soit le cobaye désigné par le destin. Bien fait pour lui s'il était un peu secoué ! Mais son intuition lui affirmait que ça marcherait beaucoup mieux avec Brigitte. Le tempérament fantasque, hypersensible, un peu hystérique même de la jeune femme faisait d'elle un sujet idéal — autant qu'on puisse savoir — pour une thérapeutique évotonique. Il ne savait que demander aux dieux…

Et puis, toujours, l'imprévu arrive. Vous élaborez votre plan aussi minutieusement que possible ; vous avez la quasi-certitude que vous n'avez rien laissé au hasard… Seulement, vous n'avez pas pensé à la petite faille qui peut tout changer.

Serge avait quitté la nationale 20 pour dîner à Auneau, dans un restaurant qu'il connaissait bien. Il avait le temps. Il ne lui fallait surtout pas être en avance… Les jours sont longs en juillet. La nuit tombait tout juste lorsqu'il sortit de table. Il hésita un moment sur le plus court chemin pour se rendre aux Lucioles. Il jugea stupide de retourner à la RN 20, alors que ses amis habitaient tout près de la RN 154. Le plus simple était de couper par la départementale 71… Et une demi-heure plus tard, il errait dans la nuit sur une route inconnue, complètement perdu. Bon, ce n'était pas très grave : il avait encore le temps.

Il roulait quand même assez vite sur cette route plutôt étroite et semée de dos d'âne. Mais il avait une confiance totale en sa petite R 5 — et en lui-même, d'ailleurs ! Et, soudain, après un virage, entre les bois, une forme blanche traversa la route devant sa voiture. Une forme blanche ? Juste le genre de choses que voient les gens… eh bien, les gens qui voient des choses ! Une femme ? Une femme dans ses vêtements de nuit ? Qu'est-ce qu'elle fout ici ?

Il pensa vaguement : Une folle qui veut se suicider !

Puis aussitôt : Bon Dieu, je rêve !

Rêve ou réalité, les réflexes avaient joué, tant bien que mal. Plutôt mal. Coup de frein, coup de volant, dérapage… le fossé ! Profond, ce fossé, avec un filet d'eau croupie dans laquelle Serge dut patauger pour sortir de la voiture. Il se précipita sur la route. Il n'avait pas l'impression d'avoir accroché la femme. La femme ? Il n'était même pas très sûr de l'avoir vraiment vue. La nuit lui parut très sombre. La lune ne devait pas être levée. Et puis il se trouvait au milieu des bois. Il fit une centaine de pas en zigzag, sans rien noter de particulier. Une voiture passa. Il fit signe trop tard : le conducteur ne le vit pas — ou ne voulut pas s'arrêter. Il retourna à la R 5 pour prendre sa lampe électrique. Il avait l'intention d'inspecter les deux fossés sur une centaine de mètres, simplement pour avoir la conscience tranquille. Après, il… ah oui, est-ce que la R 5 se tirerait de là toute seule ? Il en doutait.

Cinq minutes plus tard — alors qu'il revenait vers sa voiture —, il crut voir de nouveau, tout au bord du bois, la silhouette blanche qui filait entre les arbres. Son cœur battit et il respira très fort. Il était médecin. Il avait les nerfs solides. Si une femme — une malade — courait les bois en vêtements de nuit, il devait lui porter secours. Circonstance aggravante : il avait une trousse d'urgence dans la R 5 — pour le cas ou les choses auraient mal tourné aux Lucioles. Braquant sa lampe devant lui, il sauta par-dessus le fossé, escalada le talus et se lança à la poursuite de l'inconnue. Et derrière elle, il s'enfonça entre les hêtres et les bouleaux. Encore, une fois, deux fois, il crut l'apercevoir, de plus en plus lointaine, de plus en plus floue. Elle semblait flotter au milieu des arbres. C'était une illusion… une hallucination. Canal va bien rigoler quand je lui raconterai cette histoire ! Canal était le neuropsychiatre attaché aux services médicaux d'Orwell-France et il affirmait que personne, absolument personne n'était tout à fait sain d'esprit…

Serge revint à sa voiture. Vingt-deux heures dix. Si la R 5 arrivait à remonter sur la route seule, tout irait bien.

La R 5 se mit à patiner et s'enfonça davantage dans l'ornière. Ne nous affolons pas, décida Serge.

Pas grand monde sur cette route… Une voiture. Stop. Échec. Serge aperçut une lumière fixe, entre les arbres. Une ferme. Par une fenêtre ouverte, la tache bleue de la télévision. Très bien. Sans la télé, les paysans auraient été au lit. J'aurais pu gueuler pour les faire lever !

Le fermier accepta de prendre son tracteur pour tirer la R 5 sur la route. Son fils les accompagna. Serge commençait à s'impatienter. À onze heures moins le quart, la petite voiture était sur ses quatre roues au milieu de la chaussée. Serge mit le contact, donna un coup de démarreur, deux, trois, quatre… Il renonça, souleva le capot. Le paysan s'approcha pour donner un coup de main.

« Elle est noyée, peut-être. »

Plusieurs essais infructueux. D'interminables allées et venues. Le paysan proposa à Serge de le conduire à un garage sur la route de Voves. Serge accepta. Mais presque aussitôt, il put arrêter une fourgonnette deux chevaux… Le garagiste était au lit. Serge commençait à se faire du souci pour sa patiente des Lucioles. Oui, il avait maintenant la certitude — inexplicable et parfaitement irrationnelle — que c'était elle, Brigitte, qui avait paris l'évotonal.

Les recherches du professeur James White, qui avaient abouti à l'évotonal, se situaient dans la mouvance des travaux de Cerletti (un des pionniers de l'électrochoc) sur les “acroagonines” — plus ou moins mythiques — et des travaux de Filatov sur les “stimulines biogéniques” — plus ou moins légendaires. Bien qu'ils se soient engagés parfois dans des impasses, ces chercheurs avaient ouvert une voie féconde. Et, fait étrange, les découvertes modernes recoupaient les traditions ésotériques sur l'existence d'un état d“éveil”. Selon Cerletti, les acroagonines se forment spontanément dans le cerveau d'un sujet projeté par une épreuve quelconque au seuil même de la mort. Elles auraient la propriété de mobiliser toutes les ressources, ordinaires ou extraordinaires, des systèmes nerveux et endocrinien, de l'organisme tout entier — ce “sursaut préagonique” étant à rapprocher de certaines revitalisations obtenues par les yogis, dans les états de préasphyxie.

Au début, James White et son équipe avaient travaillé pour la Nasa, qui souhaitait disposer en cas de danger grave d'une thérapeutique permettant l'accroissement rapide des possibilités physiques et mentales des astronautes et, à la limite, de leurs aptitudes de survie. Les docteurs MacNeil et Amalfi — qui allaient recevoir un peu plus tard le prix Nobel pour leurs travaux sur les techniques “informatogènes” — avaient rejoint l'équipe de Saint-Louis. La médecine “évotonique” était née de cette collaboration. Et le docteur Russel (le correspondant de Serge Ivanow) avait obtenu le premier succès spectaculaire dans une direction imprévue : le cancer. Éveillé, informé, choqué — on ne sait pas trop —, l'organisme humain se montrait parfois capable de rétablir en lui-même les équilibres compromis comme par inadvertance. Un autre assistant du professeur White, le docteur Ducan, qui travaillait en direction de la parapsychologie, pensait avoir prouvé que les évotoniques développaient de façon considérable les pouvoirs psi (télépathie, télékinésie, précognition…) mais les recherches dans ce sens s'étaient heurtées à un veto personnel de sa Majesté Robert R. Orwell. La publicité malsaine faite par certains magazines autour du Cas Dexter Clarke n'était sans doute pas étrangère à cette réaction, pensait Serge…

À une heure cinquante-cinq minutes, Serge Ivanow s'engageait — prudemment — sur la petite route qui conduisait à la villa les Lucioles. Environ trois minutes plus tard, Brigitte, en vêtements de nuit, échevelée, surgissait brusquement devant sa voiture comme si elle avait voulu l'arrêter avec son corps. Pendant un dixième de seconde, le docteur Ivanow connut la plus grande peur de son existence. Il eut peur pour la vie de Brigitte, pour lui-même : sa carrière, sa raison. Puis la terreur profonde à laquelle ne peut échapper celui qui affronte les ultimes secrets de l'univers le submergea un autre dixième de seconde. Et une autre dixième encore : la peur physique devant l'accident qu'il ne pouvait plus éviter. Il avait perdu le contrôle de ses nerfs et celui de sa voiture. Heureusement, il n'y avait pas de talus et presque pas d'arbres au bord de cette route. La R 5 sauta le fossé et se retourna dans un pré.

Quand Serge reprit conscience, il errait dans la campagne et se sentait curieusement lucide. Les premières lueurs de l'aube dessinaient comme une grosse lèvre orange, à l'horizon. Mais il ne faisait pas encore assez clair pour que Serge puisse se repérer dans ce paysage qu'il connaissait mal. De toute façon, il lui fallait retrouver sa voiture pour prendre sa trousse : Espérons que… Mais que pourrai-je faire si… Il était évidemment trop tard pour arrêter l'action de l'évotonal — avec du largactil, par exemple. Mais il fallait penser à une défaillance cardiaque toujours possible. Serge gardait son calme. Il réfléchirait plus tard aux événements de la nuit. Il refusait pour le moment de formuler une hypothèse. Mais il avait la certitude qu'il n'avait pas rêvé, qu'il n'était pas fou et que — d'une certaine façon — tout allait bien.

Il retrouva la route, s'orienta grâce au soleil levant. Quatre heures. La R 5 était sur le toit, au bord d'un pré, pitoyable comme une bête blessée et abandonnée. Bon Dieu, comment ai-je fait pour me tirer de là-dessous — et sans même m'en rendre compte ? Il avait mal à la tête. Il avait une épaule et un genou raides. Il était ivre de fatigue. Mais, somme tout, il était indemne. Du moins physiquement. Il n'eut pas trop de mal à récupérer sa trousse. Il se dirigea en clopinant vers les Lucioles. Il pensait se trouver à un quart d'heure de la villa. Il lui en fallut trois pour arriver.

Toutes les portes étaient restées ouvertes, depuis celle de la grille — tellement rouillée et déglinguée, d'ailleurs, qu'on ne pouvait peut-être plus la fermer — jusqu'à celles du vestibule et des chambres. Silence impressionnant. Serge se raidit. Tu es toubib, après tout, mon vieux ! Et puis, s'il est arrivé quelque chose, c'est en partie de ta faute !

Il hésita. Il connaissait à peu près la disposition des lieux. Mais il ignorait dans quel état il allait trouver Brigitte — peu importait Gérard. Si elle était éveillée — au sens courant du mot — et consciente, comment lui expliquerait-il sa présence à une heure plus que matinale ? Il décida de commencer par la chambre de Gérard.

Gérard dormait paisiblement, un peu en travers du lit, par dessus les draps. La couverture gisait sur le plancher. Évidemment, la fraîcheur du matin commençait à tomber, mais la nuit avait été torride. Serge referma la porte. Selon toute probabilité, Gérard avait pris le somnifère et Brigitte l'évotonal.

Il traversa le couloir du premier étage. La chambre de Brigitte se trouvait à l'autre bout de la maison, dont une partie était inhabitable. La porte était entrouverte, comme il lui avait semblé en entrant. Le parfum de Brigitte, chaud et presque âpre, flottait sur le seuil.

Serge s'arrêta. Brigitte ! Pardonne-moi, Brigitte, si je t'ai fait mal… Il porta la main à sa poitrine. Alors, docteur Ivanow, on s'offre des extrasystoles ? C'est la frousse, la fatigue, le remords… ou l'amour ?

Il entra. Il savait que la chambre était vide.

Même pas l'empreinte du corps de Brigitte dans le lit en désordre. La jeune femme s'était levée depuis plusieurs heures. Il vérifia : les draps étaient froids.

Serge se laissa tomber dans le petit fauteuil club, sur l'accoudoir duquel se trouvait le soutiens-gorge noir de Brigitte. Il prit aussitôt conscience de son épuisement. Une nuit blanche plus une incroyable série de mésaventures ! Il était à bout de nerfs. Il plongea quelques secondes dans un sommeil nauséeux.

Brigitte… c'était donc elle, sur la route ! Du moins la deuxième fois. Mais alors, la première fois, à vingt-cinq ou trente kilomètres d'ici, qu'est-ce que c'était ? Un “message télépathique” ? Pourquoi pas ? Il y avait le précédent mystérieux de l'étudiant en médecine Dexter Clarke — que les scientifiques mettaient en doute, mais enfin… On dirait, pensa Serge, dans un demi-sommeil, que Brigitte voulait m'empêcher d'arriver avant que l'évotonal n'eût agi sur elle ! Mais dans ce cas, la deuxième fois, c'était peut-être aussi une projection mentale ? L'angoisse le réveilla brusquement. Qu'est-ce que je fous ici, bon Dieu ! Il faut la trouver le plus vite possible : ça risque d'être grave, maintenant ! Il courut chez Gérard et secoua brutalement son ami.

Encore sous l'effet du barbiturique, Gérard eut beaucoup de peine à s'arracher au sommeil. Serge le traîna sous la douche et l'aspergea d'eau froide après lui avoir enlevé la veste de son pyjama.

« Allez, mon vieux, on n'a pas de temps à perdre !

— Pas de temps à perdre ? » dit Gérard. « Quelle heure est-il ?

— Cinq heures passées. » dit Serge. « J'ai eu un accident.

— Un accident ?

— Ouais. Même deux, en réalité. Je n'ai pas dormi de la nuit. Et je viens d'arriver. Brigitte n'est pas dans son lit !

— Brigitte n'est pas dons son lit ?

— Non !

— Tu crois qu'elle est dans la maison ?

— Non !

— Où est-elle, alors ?

— Je ne sais pas. Dehors… »

Un quart d'heure plus tard, ils découvraient la tache blanche dans le pré inondé de lumière.

« Bon Dieu, Serge, qu'est-ce que tu lui as fait ? » gronda Gérard.

— « Pas tant de mal que toi, certainement !

— Qu'est-ce que c'était, ton produit ?

— Aucune importance. Le danger, maintenant, c'est une pneumonie !

— Tu as quelque chose pour la soigner ?

— Oui ! »

Serge mesura la détresse de son ami et haussa les épaules. Ils étaient coupables l'un et l'autre. Pas le moment de se déchirer ! Brigitte avait le teint cireux, les narines pincées, la peau brûlante. Ses cheveux semblaient curieusement ternis — mais c'était sans doute l'effet de l'humidité. Elle avait l'air d'un poisson hors de l'eau… Serge ne pouvait s'empêcher de penser au cas Dexter Clarke. Beaucoup de similitudes — si l'on pouvait en croire les magazines, car il n'y avait pratiquement pas de littérature médicale sur cet accident ! Tout se passait comme si le sujet — ou le cobaye, pour parler franchement —, sous l'effet d'une forte dose d'évotonal, dilapidait rapidement toutes ses réserves d'énergie et se trouvait complètement épuisé après quelques heures. Mais à quoi utilisait-il cette énergie ? Dans les deux cas, la réponse semblait aussi évidente qu'affolante : au développement et à l'exercice des pouvoirs psi !

Heureusement, le cœur était solide au poste. Peut-être fallait-il éviter toute intervention thérapeutique trop brutale. Pour le moment, l'organisme de Brigitte était épuisé, mais les évotoniques agissaient en profondeur et leur effet s'étalait en général sur une longue période. Après quelques heures de repos, la jeune femme disposerait sans doute de nouveau des ressources physiologiques exceptionnelles que l'évotonal avait fait surgir en elles — et qu'elle avait gaspillées inconsciemment une première fois.

« Téléphone au professeur Laudry de ma part. » dit Serge à son ami. « Voilà mon carnet ; tu trouveras le numéro à la dernière page. Non, il n'est pas trop tôt… On saura si elle peut rester ici. Dans ce cas, je resterai pour la soigner.

— Qu'est-ce qu'elle a, au juste ?

— Disons : état de choc. Avec peut-être un petit commencement de congestion pulmonaire. Secoue-toi ! C'est ce que tu voulais, au fond ? »

Brigitte était toujours étendue sans connaissance sur le lit. Recroquevillé dans son fauteuil, Serge la vit distinctement se dédoubler — mais peut-être rêvait-il.

La deuxième Brigitte s'approcha très doucement de lui. Elle dansait plus qu'elle ne marchait. Sa chemise de nuit déchirée dansait aussi autour d'elle, agité par une invisible brise. Il voulut tendre la main pour la toucher mais, d'un regard, elle figea son mouvement. Il se sentit cloué sur place comme si son poids avait brusquement triplé ou quadruplé. Tous les efforts qu'il fit pour se lever furent vains.

Brigitte II sourit et s'éloigna, avec ses voiles flottants qui la faisaient semblable à une féerique apparition. Mais le corps de Serge restait effroyablement pesant. Le jeune médecin essaya encore de se lever et n'y parvint pas. Pourtant, un moment plus tard, il eut la sensation de s'être penché à la fenêtre et d'avoir vu une forme blanche courir dans le pré… Était-ce un simple cauchemar ? L'obscurité se fit autour de lui. Il entendit gémir une femme. Dans la lueur pâle qui s'échappait d'un vasistas, il distingua une silhouette blanche et nue qui se tordait entre des mains brutales. Brigitte, oh, ma Brigitte, qu'est-ce que je t'ai fait ! Trois hommes torturaient la jeune femme. L'un mordait son épaule, l'autre appuyait une cigarette allumée sur la pointe de son sein, le troisième s'acharnait sur son ventre. Le sang coulait sur sa poitrine et le long de ses cuisses… Serge aurait voulu bondir pour lui porter secours. Je suis médecin, médecin ! Mais deux chaînes rivées au mur le retenaient prisonnier. Et aucun son ne sortait de sa gorge. Cauchemar, cauchemar ! Il se réveilla en pensant : Si Gérard ne ferme pas sa gueule, ma carrière est foutue !

Brigitte entrouvrit les yeux. Mais le brouillard qui imprégnait ses poumons avait empli aussi sa chambre. Elle se tenait au milieu d'un gros nuage cotonneux.

Elle devina une présence à son côté. Un homme qui ressemblait à Gérard — c'était Gérard, bien sûr. Il se penchait maintenant sur elle avec sollicitude, avec tendresse, mais le son de sa voix paraissait étrange et lointain. Comme un écho de ses propres pensées. Si elle avait pu parler, elle aurait prononcé les mêmes paroles.

« Mon tout petit, ma chérie, » murmurait Gérard, « nous avons fait tous les deux un très vilain rêve. Mais maintenant, tout ira bien, tu verras, je te ferai oublier ce mauvais moment. Nous allons nous retrouver comme au premier jour. Ce sera merveilleux. Nous avons encore toute la vie devant nous pour nous aimer, pour être heureux. »

Être heureux… Leur bonheur, qu'en avait-il fait ?

Nous avons brisé notre miroir magique et il veut essayer de recoller les morceaux. Comme si on pouvait réparer un miroir ! En admettant qu'avec une infinie patience, on finisse par en reconstituer une partie, l'image est déformée, tranchée par des cassures, éclatée, dispersée : ce n'est qu'une hideuse caricature.

Brigitte essaya de tourner la tête sur le côté. Elle vit une femme vêtue de blanc, occupée à briser une petite ampoule. Elle préparait une piqûre. Une infirmière… Où suis-je ? Et puis, quelle importance. Un peu en retrait, se tenait un homme blond, jeune, au visage ouvert et au regard très brillant. Serge ? Le docteur Ivanow ? Brigitte fit un effort pour appeler. L'angoisse grondait au fond de sa solitude. Elle avait l'impression d'errer dans un labyrinthe sans fin. Mais sa gorge ne laissait fuser qu'une sorte de sifflement, accompagné d'une vibration douloureuse. Un miaulement étranglé… Ce qui ne la surprit guère. Je ne dois plus parler parce que… Parce que quoi ? Immédiatement, l'infirmière et l'homme blond furent auprès d'elle. L'homme se pencha et ajusta quelque chose à son cou. On aurait dit une sorte de tuyau. Le souffle de Brigitte se fit plus court. Il lui sembla qu'un petit fauve rageur s'acharnait sur sa gorge et la déchiquetait.

Elle voulut crier et se débattre, mais des mains fermes la retenaient, tandis que des sons inaudibles s'échappaient de sa gorge avec des chuintements de bouilloire.

Elle s'apaisa aussitôt. Je ne dois pas parler, réfléchit-elle, parce que le langage est un lien avec le monde. Et si je me remettais à parler, je ne pourrais plus partir.

Je vais m'en aller bientôt, décida-t-elle.

« Gérard » dit une voix qu'étouffait la porte épaisse de l'atelier… le sanctuaire du sculpteur.

« Gérard, je viens d'avoir le résultat. »

Gérard fit entrer son ami.

— « Quel résultat ?

— L'analyse… »

Serge se mit à rire et, devant le regard médusé de Gérard, il eut du mal à reprendre son sérieux.

« Eh bien, figure-toi que ce fameux poison qui devait tuer l'un de vous sans le moindre pardon… C'est bien ça ?

— Oui. Finis-en !

— Eh bien, je te défie de mourir avec ça.

— Ah ?

— C'est tout ce que tu trouves à dire : “ah ?” ? Ça ne te surprend pas un peu ? Même si je te dis que dans les deux sachets la poudre était identique : un peu de gardénal dans du sucre !

— Mais c'est impossible !

— Mais si… Et ça n'a pas l'air de te faire tellement plaisir ! Mon vieux Gérard, tu devrais être heureux que ta chérie n'ait jamais eu vraiment l'intention de te tuer… ou de se suicider. Tout ça n'a été qu'une sacrée comédie. Et les idiots, c'est nous !

— Non, c'est impossible. » répéta Gérard. « Brigitte n'a pas joué la comédie à ce point. Elle s'est trompée. Je ne vois pas d'autre explication : elle a dû se tromper…

— Impossible ! » ricana Serge.

— « Pauvre Brigitte. » soupira Gérard.

— « Je voulais te dire aussi, Gérard. Je crains qu'il lui reste quelques séquelles. J'ai eu le professeur Laudry au téléphone. Il va venir ce soir ou demain.

— Tu m'avais dit hier que tu la trouvais beaucoup mieux… Sa fièvre est tombée. Et elle commence à s'alimenter. Alors…

— Est-ce que tu as entendu le son de sa voix depuis… depuis l'accident ? Elle nous regarde, elle nous sourit. Elle nous touche gentiment la main. Mais pas un mot ! Gérard, tu réalises qu'elle ne parle pas ? »

Gérard pâlit, jeta un coup d'œil égaré sur les croquis épars, les sculptures inachevées, comme pour chercher dans son art un impossible secours. Il esquissa une grimace involontaire, se mordit la lèvre. De grosses gouttes de sueur coulèrent le long de son nez. Serge crut qu'il allait s'évanouir.

« Alors, mon vieux, reprends-toi. Je pense que le père Laudry va nous rassurer. Je suis à peu près sûr qu'elle n'a rien aux cordes vocales, ni à la gorge. Donc, c'est psychique.

— Hystérie. » hasarda Gérard.

— « Oh, ce n'est qu'un mot.

— Elle a eu un choc, c'est sûr. C'est ton produit, Serge. Ce fameux médicament ou je ne sais quoi dont tu n'as jamais voulu me dire le vrai nom !

— Peut-être. » avoua Serge.

— « Qu'est-ce que tu vas faire ?

— J'attends l'avis du professeur Laudry.

— Il faudra voir un psychiatre ?

— Oui… »

À table, Serge interrogea l'infirmière : « Une question, Mademoiselle… mais je vous demande de bien réfléchir avant de répondre… C'est aussi la réponse que vous devrez donner au professeur Laudry. Vous qui ne quittez presque jamais notre malade, qui êtes près d'elle, même la nuit, êtes-vous sûre de ne jamais l'avoir entendue parler ? En rêvant, par exemple ? Même un simple murmure ou quelque chose d'approchant. »

La jeune fille rougit, puis pâlit sous le regard anxieux des deux hommes. Tandis qu'elle balbutiait un « Non, jamais ! » terrible et définitif, les larmes montèrent à ses yeux et elle ne vit plus ses interlocuteurs qu'à travers un brouillard opaque. Elle s'excusa et s'enfuit en sanglotant.

— « Qu'est-ce que ça signifie, à ton sens ? » demanda Gérard.

— « Je ne sais pas. » avoua Serge.

Dexter Clarke… Dexter Clarke avait beaucoup parlé après son expérience, du moins entre deux périodes d'abattement complet. Manie dépressive… C'est vite dit ! Il avait fini par se taire de façon définitive, en donnant l'impression de ne plus pouvoir prononcer un seul mot. Et cette phase de mutité complète avait précédé immédiatement sa fugue et sa disparition…

« Au fait, j'ai essayé d'interroger discrètement son mari sur les circonstances de sa maladie. Elles me paraissent pour le moins nébuleuses ! Qu'en pensez-vous, Ivanow ?

— C'est… c'est aussi mon avis, Monsieur. » dit Serge, la gorge un peu serrée.

Le professeur Laudry eut un sourire las.

— « Je n'ai pas le temps de me livrer à un interrogatoire poussé sur les antécédents. Et puis, en général, le mari est incapable de répondre aux questions importantes. D'ailleurs, je ne suis pas psychiatre. Et parce que je ne suis pas psychiatre, je veux croire que c'est très simple, en réalité.

— À quoi pensez-vous, Monsieur ?

— Parce que je ne suis pas psychiatre, et que je suis un peu vieux jeu — vous le savez, Ivanow —, je vous réponds : hystérie. Naturellement, un psychiatre vous expliquerait ça de façon beaucoup plus compliquée et convaincante. Ce sont vos amis, mon cher Ivanow, mais je crains… »

Le professeur ponctua d'un geste vague et fataliste sa phrase inachevée.

« Mon vieux, vous n'êtes pas encore sorti de l'auberge ! »

Serge appela l'infirmière, Irène Davidson.

« Irène, je m'excuse, vous êtes allée au village, vous avez bavardé avec madame Leroy… Que savez-vous au juste sur les bruits qui courent ? Pourquoi ne pas m'en avoir parlé ?

— Mais, je ne sais rien, Docteur ! » s'écria la jeune fille. « Oui. La femme de ménage a voulu me questionner un jour mais je lui ai répondu que ces histoires ne m'intéressaient pas. J'ai ajouté que j'étais là pour garder une malade et qu'elle serait gentille de me ficher la paix. Et depuis, elle ne m'adresse pour ainsi dire plus la parole. C'est tout !

— Vous avez bien fait. » acquiesça Serge. « Mais s'il y avait quand même un peu de vrai dans ces commérages malveillants… sur la villa et ses habitants… y compris moi-même… auriez-vous encore envie d'y rester ? Vous êtes libre ! »

La jeune fille sourit gravement.

— « Je me suis attachée à cette malade, Docteur.

— De toute façon, je pense que notre Brigitte devra aller passer quelques jours dans une clinique… »

« Alors, » questionna Gérard, les yeux dilatés par l'anxiété, « quel est le verdict du professeur ? Pourquoi est-il parti comme s'il avait le diable à ses trousses ?

— Tranquillise-toi, mon vieux. Tous les espoirs sont permis.

— C'est-à-dire ?

— Rien d'organique, naturellement.

— Alors ?

— Sois patient… Je vais tâcher de prendre un rendez-vous avec le docteur Leperse.

— Qui est-ce ?

— Un type assez remarquable, à mon avis… Il a une clinique à Montreuil.

— Une clinique ?.. »

Gérard ne prononça pas le mot qui était sur ses lèvres. Serge hocha la tête.

— « Psychothérapie. Toutes les méthodes les plus modernes. »

Une voix essoufflée, ou excitée, appela derrière la porte sacro-sainte de l'atelier : « Monsieur, Monsieur !

— Qu'est-ce que vous voulez ? » demanda Gérard.

— « C'est moi, madame Leroy !

— Qu'est-ce que vous voulez ?

— Votre femme n'est plus dans son lit. Elle a disparu. »

Gérard se retourna vers son ami.

— « Celle-là, je vais la tuer ! Cette espèce de mégère n'arrête pas de raconter des horreurs sur nous ! Tu le savais ?

— Calme-toi et viens. Ce n'est pas le moment d'avoir une crise ! » dit Serge.

Un nom sonnait sans arrêt dans sa tête : Dexter Clarke… Dexter Clarke !

Ils se précipitèrent dans le vestibule du rez-de-chaussée. Gérard bouscula hargneusement la femme de ménage et se retint de la pousser dans l'escalier. Ils la suivirent cependant jusqu'à la chambre de Brigitte que madame Leroy ouvrit d'un air triomphant.

Vide.

« Où est Irène ? » demanda Serge.

— « Votre infirmière, si elle avait fait attention…

— Vous, ça va ! » cria Gérard.

Ils fouillèrent en vain toutes les pièces de l'étage et redescendirent. Au pied de l'escalier, ils rencontrèrent Irène Davidson qui rentrait, un journal et une boîte de médicament sous le bras, toute rouge d'avoir couru. Elle les regarda, vaguement étonnée.

« Votre malade a profité de votre courte absence pour sortir de sa chambre. » dit Serge.

— Mon Dieu ! » dit l'infirmière.

Elle esquissa un mouvement pour monter.

— « Pas la peine. » dit madame Leroy. « L'oiseau s'est envolé.

— Je voulais voir si elle s'était habillée. » dit Irène.

— « Elle a pris un pantalon et un pull. » dit madame Leroy.

— « Comment le savez-vous ? » demanda sèchement Gérard.

— « Je le sais !

— Vous l'avez vue partir, hein ? »

Madame Leroy ne répondit pas.

« Pourquoi ne l'avez-vous pas arrêtée ?

— C'est pas mes affaires !

— Pourquoi n'avez-vous pas appelé ?

— Mais je vous ai appelé !

— Bon Dieu, qu'est-ce que nous foutons ici ! » cria Serge. « Elle ne peut pas être bien loin. Allons-y ! »

Ils coururent dans le jardin, s'égaillèrent dans le parc. Comment imaginer qu'une malade qui somnolait dans son lit quelques minutes plus tôt, faible, apathique et molle, ait pu s'enfuir aussi facilement, disparaître, se volatiliser ?

Serge, Irène et Gérard se rejoignirent près de l'étang. L'eau était calme. Aucune tache, aucun remous. Pas la moindre trace de Brigitte.

« Je vais téléphoner. » dit Irène. « Qui faut-il appeler d'abord ?

— Les pompiers. » dit Gérard. « À cause de l'étang. Tout de même… Regardez dans sa chambre si elle n'est pas rentrée. À tout hasard.

— Nous allons continuer à chercher. » dit Serge.

— « À ton avis, Serge, qu'est-ce qu'elle a pu faire ? Partir sur la route ?

— Elle n'aurait pas pris la voiture ?

— Non. Nous l'aurions entendue depuis mon atelier…

— La mienne qui est devant la grille ! Je n'ai pas fait attention. »

Ils remontèrent à la maison au pas de course. La R 5 neuve de Serge était à sa place.

Les pompiers et les gendarmes arrivèrent ensemble vingt minutes plus tard.

Serge s'approcha de son ami et posa la main sur son épaule. Gérard sursauta et le jeune médecin vit qu'il avait pleuré.

L'obscurité du crépuscule avait envahi l'atelier et donnait aux statues une sorte de vie larvaire, menaçante.

Dehors, les recherches se poursuivaient, sans conviction. La gendarmerie mobile était là avec ses chiens. Les chiens avaient perdu la trace de Brigitte dans un bosquet à cent cinquante mètres de la maison. Dexter Clarke avait disparu ainsi. Mais Serge ne se décidait pas à parler de l'évotonal et de ses inquiétantes propriétés. D'ailleurs, les médecins américains ne prenaient pas au sérieux le témoignage de Clarke — sauf peut-être le docteur Ducan. Avant sa fugue — ou sa disparition —, l'étudiant avait raconté à qui voulait l'entendre, et notamment à quelques reporters, que l'évotonal lui avait permis de se créer un double, une projection mentale capable de se déplacer dans toutes les dimensions du continuum et de visiter les univers parallèles ! « Et » avait-il ajouté non sans arrogance, « je pense que je serai bientôt capable de suivre mon double. Je quitterai alors définitivement ce pays dégoûtant et cette planète pourrie !

— Comment ferez-vous ? » demandèrent les journalistes narquois.

— « C'est très simple. » répondit Dexter. « Il faut que je rompe le lien qui m'attache à ce monde. Après, je n'aurai qu'à me laisser porter.

— Et quel est le lien qui vous attache à ce monde ?

— Le langage, simplement. C'est pourquoi, à partir de demain, je vais cesser de parler ! »

Serge avait maintenant la certitude que les recherches étaient inutiles et qu'on ne retrouverait pas plus Brigitte qu'on n'avait retrouvé Dexter Clarke !

Un violent fracas arrêta brutalement le cours de ses pensées. Perdant l'équilibre, il s'étala parmi les morceaux de la statue contre laquelle il s'était malencontreusement appuyé… en reculant. Pourquoi ai-je reculé ? J'ai entendu le bruit avant que… J'ai cru voir… Bon Dieu, ça recommence !

La lumière jaillit. Gérard était adossé au mur près de l'interrupteur.

« Serge, » dit-il d'une voix heurtée, sifflante, « je deviens dingue ! Je l'ai vue, elle… Brigitte, ma Brigitte ! Comme si elle… comme si elle était là, avec nous !

— Calme-toi. » marmonna Serge en se relevant. « C'est l'angoisse, la tension. Je vais te donner un somnifère. Tu… »

Lentement, il prenait conscience de la réalité. Brigitte avait été là, dans l'atelier, se glissant parmi les statues qu'elle connaissait bien. Elle avait traversé tranquillement la pièce, sans les voir — ou en les voyant peut-être… qui sait ? Mais quelle Brigitte était-ce ? Celle qui les avait quittés quelques heures plus tôt ou une autre Brigitte, venue du futur, et qui maîtrisait à sa guise l'espace et le temps ?

Gérard s'était avancé au milieu de l'atelier, il avait ramassé la tête de plâtre de la statue brisée.

— « Me voilà enfin débarrassé de cette horreur ! »

Serge ne comprenait pas. Gérard, ricanant, brandit un masque d'archange aux cheveux bouclés.

« Tu ne me reconnais pas ? »

C'était en effet le visage idéalisé de Gérard lui-même.

« Moi… Moi, tel… qu'elle me voyait. Tel qu'elle aurait voulu me voir ! Cette chose… »

En riant sauvagement, il projeta la chose contre une immense glace qui reflétait leurs deux silhouettes mêlées.

Un silence instantané succéda au tintamarre du verre brisé. Il n'y eut plus qu'un trou noir, béant, vaste et profond.

« Je l'ai vue ! » hurla Gérard. « Elle est partie par là ! »

Dans un premier temps, les recherches cessèrent. Dans un deuxième temps, elles prirent un tour nettement policier.

Serge ne savait pas trop ce que les gens du pays soupçonnaient, ni ce que madame Leroy avait deviné, mais il se doutait bien que Gérard finirait par raconter son histoire aux flics et son propre rôle serait finalement dévoilé. Sa carrière, d'ailleurs, il s'en foutait. Il pensait à Brigitte, à son incroyable destin. Il ne voulait pas aller en prison de peur d'être à jamais séparé d'elle. Car il avait encore l'espoir de la rejoindre.

Un jour, madame Leroy apporta aux gendarmes une feuille de papier qu'elle venait de trouver en cherchant des champignons dans le petit bosquet où Brigitte semblait avoir disparu.

Deux lignes barraient la feuille, d'une grande écriture droite, déliée, très lisible. Plusieurs personnes reconnurent l'écriture de Brigitte : les parents de la jeune femme, Gérard, madame Leroy elle-même. Et la police jugea cette simple phrase assez claire pour conclure à un suicide.

Brigitte avait écrit : Les êtres de ce monde sont de pauvres lucioles ; je m'en vais : adieu !

Serge Ivanow avait encore douze gélules d'évotonal. C'était peu pour entreprendre une nouvelle série d'expériences. C'était plus qu'assez pour tenter la seule expérience qui l'intéressait : rejoindre Brigitte !

Mais l'évotonal ne développait sans doute que les pouvoirs latents. Rien ne prouve que ça marchera pour moi comme pour Dexter et pour Brigitte, se dit-il. Il hésita une semaine.

Il rendit visite à Gérard et le trouva ivre.

En rentrant, il vit une forme blanche traverser la route devant sa voiture et lui adresser comme un geste d'appel. Cette fois, il évita l'accident, de justesse. Arrivé à son appartement de la rue de Rennes, il prit six gélules d'évotonal et se coucha.

On expliqua le suicide du docteur Ivanow par un accès de dépression. Ce brillant chercheur avait été frappé par une inexplicable mutité.

Avant de disparaître, il n'avait écrit qu'un mot : Adieu.

On ne retrouva jamais son corps.

Première publication

"l'Adieu aux lucioles"
››› ToxicofuturisFiction 283 bis (anthologie sous la responsabilité de : Michel Demuth ; France › Paris : Opta • Fiction spécial • 28, troisième trimestre 1977 (août 1977)
Avec Katia Alexandre