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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Dernière guerre des Bat

Sophie Bérenger commençait à avoir peur. Faim, soif, peur. Elle regarda discrètement sa montre : 21 h 15.

Jusqu'à présent, la conjuration Anis lui avait paru un jeu excitant : rien qu'un jeu. Maintenant, le jour et l'heure étaient arrivés. Les sept hommes réunis au P.C. Pierre-Damien ergotaient encore bizarrement — à croire qu'ils hésitaient au dernier moment — mais, de toute façon, ils n'avaient plus que quelques minutes pour se mettre d'accord. La Troisième Guerre des Bat s'achevait à minuit. Quand les douze coups sonneraient dans les chaumières de France, l'Armée serait au pouvoir. Pour longtemps…

La jeune femme se trémoussa sur sa chaise. Soif, peur… Pas vraiment faim ; juste une petite crampe à l'estomac. Quant à la peur, c'était plutôt agréable car elle se trouvait du bon côté de la barricade, et le coup d'État ne pouvait pas échouer.

La discussion se poursuivait entre l'ingénieur général Bernard et le général Joseph Herbert, porte-parole des militaires — qui ne considéraient pas Jean-Eudes Bernard comme un des leurs. Tout à fait absurde, songea Sophie. Ces imbéciles n'en finiront donc jamais de couper les cheveux en quatre ! Un coup d'œil à Hugues chéri. Tendu, visage fermé. Il pense certainement comme moi, se dit-elle. Le général Hugues Richard représentait l'aviation. Il était le plus beau des sept hommes qui constituaient la junte. Le plus beau mais pas le plus jeune. Le contre-amiral Romain Lazare avait trois ans de moins et une gueule pas mal non plus. En outre, il tenait les sous-marins atomiques, ce qui était aussi très excitant. D'ailleurs, Sophie s'était juré de faire l'amour avec les cinq officiers du groupe Anis, même avec le général en chef, qui avait soixante-dix ans. Quant aux civils, le sénateur Émile Donation et le “président” Aimé Renaud, ils la dégoûtaient. Le mot mépris n'était pas assez fort pour exprimer ce qu'elle ressentait à leur égard. Au fond, tous les civils la dégoûtaient. Il y avait si peu de vrais hommes parmi eux !

21 h 20. L'ingénieur général Bernard ne cédait toujours pas sur la question des maths modernes. Ce petit salaud ! Lui n'était pas un pur militaire mais les officiers devaient compter avec lui. Il était le cerveau de la conspiration, et il fascinait Sophie par son intelligence : quel jeu jouait-il donc ? Eh bien, son jeu personnel, naturellement. Nul n'en doutait…

Sophie se leva. Nina suffisait à assurer le secrétariat, d'autant qu'elle était une vraie secrétaire, elle — elle ne manquait pas une occasion de le faire remarquer —, que seuls deux hommes parlaient et qu'Henri Joël (le général Joël) se chargeait du magnétophone. Soif et besoin d'uriner. Je n'ai pas peur, se dit-elle, avec satisfaction. Seulement envie de faire pipi. Allons-y tout de suite. Elle sortit sans bruit et, à la porte, se retourna pour voir si les mâles l'observaient. Deux paires d'yeux étaient fixées sur sa croupe. Ceux du président Renaud, putassier comme pas un, roulaient sauvagement dans leurs orbites. Ceux du contre-amiral, mystérieux et cruels, promettaient délices ou tortures. L'homme des sous-marins s'emmerdait visiblement à Pierre-Damien comme un rat d'égout dans un frigidaire. Il devait méditer un coup fourré pour liquider ses copains et devenir seul dictateur de l'Hexagone. Un gars à suivre.

Dans le couloir, Sophie croisa Diane Landry, l'épouse du capitaine Landry, propriétaire du château. Belle, il fallait en convenir. Le comte Landry de Pierre-Damien l'avait ramassée sur le trottoir. Cette salope avait quitté un souteneur algérien pour un aristo du Périgord et s'accommodait fort bien du changement.

Belle. Longs cheveux noirs. Peau dorée, grands yeux sombres, visage au dessin parfait. Le nez, la bouche, le menton… Corps de pouliche nerveuse. Qu'elle crève ! pensa Sophie. Je raconterai à Hugues chéri qu'elle écoutait derrière la porte en prenant des notes. D'ailleurs, c'est probablement ce qu'elle était en train de faire. Une prostituée de bas… enfin, une prostituée !

Sophie entra aux toilettes. Il faisait aussi chaud qu'en plein milieu de l'après-midi. On voyait des éclairs par la lucarne. Un orage. Cela ne risquait pas d'être gênant pour l'opération ? Non, au contraire peut-être. Après avoir uriné, elle se brossa les cheveux et se mit du rouge à lèvres. Elle essaya de s'exciter en pensant aux officiers réunis dans la pièce voisine. Outre Hugues chéri, deux étaient tout à fait potables : l'amiral Lazare et le général Joël. Quant au commandant en chef, c'était le commandant en chef… Elle n'obtint aucun résultat. Par contre, il lui suffit d'évoquer l'image de Diane Landry pour entrer en transes. Elle s'aspergea d'eau froide, s'ébroua. Pas de ça, ma fille ! Elle connaissait ses tendances homosexuelles mais elle les dominait bien, sauf dans les moments de grande émotion. Je vais dénoncer cette garce, décida-t-elle. Hugues chéri saura ce qu'il faut faire !

Le président Renaud intervint de sa voix chuintante.

« Messieurs, permettez-moi de vous dire que les thèses en présence ne sont pas du tout inconciliables… »

La conciliation était son affaire. Depuis bientôt quarante ans. Il y trouvait son avantage. Tous les régimes précédents avaient eu besoin de lui. Le prochain ne ferait pas exception.

— « Vous avez raison, Président. » dit l'ingénieur général Bernard. Le général Herbert et moi ne sommes plus séparés que par d'infimes nuances… »

Il se tourna vers la secrétaire, Nina Rémi.

« Mademoiselle, vous pouvez vous préparer à écrire. »

Le chef d'état-major se rebiffa.

— « Nous n'en sommes pas encore là, Bernard. Il reste encore un point sur lequel aucun compromis n'est possible. »

L'amiral Lazare pianota sur la table et, s'adressant à Joseph Herbert, dit d'une voix rageuse d'impatience contenue, à peine audible : « Puis-je attirer votre attention sur l'heure qu'il est, mon général ? »

Les manches se retroussèrent sur les poignets avec un bel ensemble : 21 h 26.

— « La troisième guerre des bandes anarchistes et terroristes va s'achever dans deux heures et demie. » dit le général Joël, directeur de l'agence Armée-Nation Information-Service. « En pratique, nous devrons avoir donné le signal de l'action avant vingt-deux heures. Nous ne sommes pas près de réaliser une autre opération couvrant l'ensemble du territoire national, du moins si nous échouons cette fois.

— Je le sais aussi bien que toi, mon petit Joël. » dit le général Herbert. « Tu as peut-être imaginé les “bandes anarchistes et terroristes”, et c'était une excellente trouvaille. Mais j'ai lancé les opérations type “guerre des Bat” dans le seul but de renverser ce régime veule et corrompu. Et si nous sommes réunis ce soir, ici, pour parler de l'avenir, c'est parce que je l'ai voulu. Je n'ai pas de leçon à recevoir ! »

Très brun, les cheveux rejetés en arrière, le nez long, le visage droit, le regard pétillant, Jean-Eudes Bernard s'est tapi comme un chien à l'arrêt. Il est le maître du jeu, et les autres le savent. Il les tient tous, plus ou moins, sauf le chef d'état-major général, dont les jeunes sont d'accord pour se débarrasser à la première occasion. Peut importe Joseph Herbert. Les adversaires les plus redoutables sont Joël, Richard et Lazare. Cependant, l'ingénieur estime qu'il a fait assez de concessions. Il ne cédera plus un pouce de terrain, surtout dans un domaine qui est le sien.

… 21 h 30. Tacitement, une pause s'organise. Chacun sait maintenant que la discussion se poursuivra jusqu'à l'extrême limite. Mais personne ne peut fixer cette limite avec précision. Seuls Bernard et Herbert ont toutes les données en main. Une étrange partie de poker se dispute entre les deux chefs de la conjuration. Demain, peut-être, le général Herbert sera président du gouvernement provisoire, et l'ingénieur Bernard son premier ministre. Ou ils seront morts tous les deux… Les cigarettes s'allument. Il n'y a qu'un non fumeur : le général Richard. Le général Herbert regarde autour de lui, découvre une chaise vide. Il se souvient que la seconde secrétaire est l'amie de cet aviateur qui se prend pour Guynemer et Saint-Ex réunis. Il interroge Richard d'un sourcil levé.

— « Je crois que mademoiselle Bérenger est allée aux toilettes. » dit Hugues chéri.

Le général Herbert se résigne à adresser un appel, muet aussi, à Nina Rémi, qui est sa secrétaire particulière. La jeune femme se lève et sort ; elle est beaucoup moins jolie que Sophie.

L'atmosphère se détend. Le général Richard et le contre-amiral Lazare ont repris leur éternelle discussion à propos d'Alain Gerbault.

— Nungesser et Coli étaient de gentils garçons » dit Lazare, « mais ils péchaient par imprévoyance et légèreté. Ils n'avaient pas les qualités nécessaires pour réussir la première traversée de l'Atlantique. Alain Gerbault les avait, ces qualités. Il les a montrées en tant que pilote pendant la première guerre et comme navigateur plus tard. Lui pouvait réussir. Certains se sont étonnés qu'il ne tente pas sa chance. Mais, consciemment ou non, Alain Gerbault avait choisi la mer. L'avion ne l'intéressait plus. Je prétends qu'il y a une leçon à tirer de cela… »

Richard tira d'un geste machinal sur le col de sa chemise. Penser que ce crétin tenait les sous-marins atomiques !

— « Mon cher, vous donnez dans l'affabulation pure et simple. Il est facile de refaire l'Histoire. Mais pour que ce soit convaincant, il faut apporter au moins un commencement de preuve. Ce que vous ne faites pas. Vous vous contentez d'affirmer… »

Le général Herbert hocha la tête d'un air distrait. Lui aussi aimait l'histoire. Lui aussi avait un dada : la guerre des Boers. Mais il ne trouvait pratiquement plus personne avec qui parler de cette vieille affaire. Joubert, Cronje, la bataille de Spion Kopje… Winston Churchill et le train blindé… Il enviait ces jeunes imbéciles. En fait, se dit-il, les choses ont toujours été ainsi ; il est rare qu'un aviateur et un marin n'aient pas en commun au moins un sujet de querelle !

Diane Landry caressa longuement le petit transistor, effaça de l'index une tache de poussière sur le cadran, pinça le bouton, promena les doigts sur la roue dentée puis, se résignant, repoussa l'appareil. On lui avait pratiquement interdit de s'en servir. Les conjurés voulaient être coupés du monde pendant la durée de leurs discussions. Ils avaient peur d'être influencés par les événements extérieurs. Peut-être, au fond, n'étaient-ils pas très sûrs d'eux-mêmes. L'aggravation de la situation dans le monde les aurait peut-être incités à remettre leur putsch, et ils ne voulaient pas prendre ce risque.

Le château était plein de militaires ; certains devaient écouter la radio, comme ce petit sous-off parachutiste brun, très méridional, qui lui avait soufflé à l'oreille, en lui serrant le bras et en la pelotant un peu au passage : « Vous connaissez les nouvelles : ça commence à péter en Asie ! ».

Ah, ça commence — ou plutôt ça recommence —, la guerre tiède entre Russes et Chinois ? Car c'était cela, sans aucun doute. Les Soviétiques appuyaient à fond le gouvernement de Formose ; les Américains versaient de l'huile sur le feu sans avoir l'air de le faire exprès. Mais ce n'était jamais que la dixième ou la vingtième crise depuis la rupture Moscou-Pékin… Diane sursauta. Le capitaine Landry de Pierre-Damien avait surgi comme un fauve derrière elle. Oui, cet homme avait la ruse et la férocité des grands carnassiers. Et aussi leur souplesse, leur faculté de se mouvoir en silence.

Il était debout, figé, et il regardait sa femme. Diane se sentit en faute, bien qu'elle n'eût pas ouvert la radio. Depuis un an qu'elle avait épousé le capitaine comte Gilbert de Landry, elle s'était sentie en faute chaque minute de sa vie.

Elle se força à l'observer. Il se tenait très droit, pour gagner quelques centimètres sur elle. Il avait les cheveux ternes, le visage gris, les dents mal plantées, mais ses yeux étaient extraordinaires : liquides, sombres et incroyablement brillants. Son regard n'arrêtait pas de la trahir. Il réduisait à néant tous ses efforts de prudence, ses calculs hypocrites, ses machinations puériles… Elle avait appris à le lire. Et ce qu'elle lisait maintenant, c'était la haine absolue. Non pas le mélange habituel de mépris et de fureur — ou peut-être ce même mélange porté au point d'incandescence…

Elle frissonna.

« Tu écoutais la radio ? » demanda-t-il.

Elle nia aussitôt : « Ce n'est pas l'heure des informations ! ».

Il secoua la tête, l'air un peu déçu. De nouveau, son regard flamboya. Il s'approcha d'elle, à toucher son visage, et elle crut vraiment qu'il allait la mordre. Elle dut tendre tout son corps pour ne pas reculer. Il voulait seulement lui parler à l'oreille. Elle se sentit ridicule.

— « Ce salopard fait traîner les choses en longueur ! Exprès, tu entends, exprès ! »

Il n'avait pu s'empêcher d'élever un peu la voix… Elle demanda, très bas : « Bernard ? ». Elle savait à quel point il détestait l'ingénieur. Visiblement, le mal s'était encore aggravé. D'ailleurs, il détestait tous les officiers généraux réunis chez lui, saut peut-être Henri Joël, son chef d'Armée-Nation… Il posa la main droite sur la nuque de Diane et attira la jeune femme contre lui. Cette fois, elle crut qu'il voulait l'embrasser ; cela lui arrivait, au paroxysme de certaines crises. Mais il se contenta de murmurer, d'une voix retenue, sifflante : « S'il n'a pas cédé dans une demi-heure, je le descends. Je le descends ! ».

Son visage s'était décomposé et il avait hurlé les derniers mots.

— « Pas si fort ! » gémit Diane.

Il la quitta brusquement ; il se retourna et marcha jusqu'à la porte pour allumer l'électricité. Dans cette petite pièce ronde, aux fenêtres pareilles à des meurtrières, qui était la bibliothèque de la tour, la nuit tombait toujours beaucoup plus tôt qu'ailleurs. Et puis le ciel se couvrait. Un orage montait du sud. Diane s'aperçut qu'elle ruisselait de sueur.

Elle avait chaud. Elle avait peur…

Le capitaine de Landry revint lentement vers elle. Diane eut l'impression qu'il regardait avec une certaine fixité les étagères de vieux livres qui couvraient le fond de la pièce. Ou pire, l'étagère du milieu : là où elle cachait les journaux qu'il lui avait interdit de lire mais qu'elle achetait encore, parfois, par bravade plus que par intérêt véritable. Il y avait une bonne douzaine d'hebdomadaires de gauche derrière les gros volumes reliés en cuir… Diane arrêta de respirer. Gilbert de Landry marcha droit jusqu'au mur, fit un demi-tour impeccable, revint au milieu de la pièce et dit, sans regarder sa femme, comme se parlant à lui-même : « Tu te rends compte, si ces salopards pouvaient s'écrabouiller mutuellement ! Les deux principaux pays communistes anéantis et nous au pouvoir ici… Trop beau pour être vrai ? Pourquoi pas ? Il y a un Dieu ! »

Il leva les yeux sur Diane.

« Je te défends d'écouter la radio ! »

Les lèvres tremblantes, la jeune femme essaya de se justifier : « Mais je sais. Je ne… ».

Il ne lui laissa pas le temps d'achever sa phrase : « Très bien. » dit-il.

Il prit le poste et le jeta brutalement sur les dalles de pierre. Diane s'abstint de crier mais elle s'adossa au mur, une main crispée sur sa poitrine.

Je n'en peux plus, pensa-t-elle. Trop c'est trop. Je vais ficher le camp d'ici !

Elle ne vit pas son mari sortir. Elle avait fermé les yeux. Elle commençait à imaginer un plan d'évasion.

Sophie s'arrêta devant la porte de la “salle basse”, surprise d'entendre un bruit de verres. Le caporal Inès surgit, une bouteille de Perrier à la main.

« C'est la pause. » dit-il en souriant. « Bière, café, whisky… Si vous voulez en profiter, Mademoiselle ?

— Merci, mais je… On n'a rien prévu pour manger ?

— Il y a un casse-croûte tout prêt. Mais les ordres sont les ordres. C'est pareil pour nous : on mangera après la séance. Faut espérer que ça traînera pas trop. C'était dit pour huit heures, puis pour neuf heures. Et maintenant… »

Il regarda sa montre d'un air maussade.

« On est bons pour dix heures, et encore si tout va bien. »

Il se pencha vers la jeune fille et demanda à voix basse : « Quelles nouvelles ?

— C'est le grand clash entre les Ruskis et les Chinetoques ! Mais ne le répétez pas. On n'est pas censés savoir… Bon, j'y vais ! »

Sophie entra dans la salle basse quelques secondes après le caporal. Nina Rémi servait un whisky à son seigneur et maître, le chef d'état-major général. Le contre-amiral Lazare et Hugues chéri discutaient sans entrain. Les civils s'affairaient à la pêche aux glaçons. Isolé, l'ingénieur Bernard fumait une cigarette devant une tasse fumante. Il ne semblait voir personne…

Une lueur rouge, presque sanglante, éclairait la pièce par les trois fenêtres qui donnaient sur le couchant. Sophie se retourna. Elle avait cru un instant à un incendie. Association d'idée. Le monde à feu et à sang. Le grand clash entre les Ruskis et les Chinetoques. Pourvu que ça nous retombe pas sur la gueule !

Cette lumière… est-ce une sorte de présage ? La scène prenait maintenant un caractère tragique et irréel.

Sophie s'approcha d'Hugues avec l'intention de lui parler des nouvelles d'Asie — malgré la recommandation du caporal Inès. Puis elle se souvint de sa première idée. Cette garce qui écoute aux portes et qui est peut-être en train de… Elle fit un signe au général Richard, qui se retourna d'un air légèrement agacé mais ne se dérangea pas : « Oui ? ».

Elle insista : « J'ai quelque chose d'important à te dire. »

Le général Herbert déboucla son bracelet de cuir ouvragé et posa ostensiblement sa montre devant lui, après avoir vérifié d'un coup d'œil qu'elle était en accord avec la pendule comtoise placée en face de lui entre deux portraits d'ancêtres (des Landry de Pierre-Damien en uniforme). L'ingénieur général Bernard observa ce geste avec un sourire indulgent mais ne l'imita pas.

Il était neuf heures quarante-quatre.

« Je vous prie de m'excuser, Messieurs, » dit le sénateur Donatien sur un ton bonasse, « mais je ne saisis pas très bien la portée de votre débat.

— Il s'agit de l'avenir de ce pays, monsieur le Sénateur. » dit l'ingénieur général Bernard.

Le général Herbert eut une grimace de colère.

— « En effet. Et je dois dire que les cadres de l'Armée sont unanimes à condamner les mathématiques modernes. Sans appel. C'est pourquoi je ne peux transiger sur ce point. Même s'il paraît mineur à certains. Nous sommes le 20 juillet. Nous avons un peu moins de deux mois pour préparer une rentrée scolaire sans mathématiques modernes… Messieurs, je vous écoute ! »

Le sénateur Donatien baissa humblement la tête. Le président Aimé Renaud se frotta les mains avec une mimique d'embarras ou de satisfaction, Dieu sait : sur son visage gras et lubrique, toutes les expressions étaient équivoques… Les généraux se raidirent dans une sorte de garde-à-vous moral en se jetant des regards en coin, comme des écoliers tricheurs.

— « On a maintenant une quinzaine d'années d'expérience des mathématiques modernes. » dit Joël. « Le résultat est désastreux, c'est le moins qu'on puisse dire. Nos prix Nobel ont été les premiers à donner l'alerte, il y a bientôt dix ans. Je ne connais en effet aucun officier général ou supérieur qui ne souhaite un retour immédiat aux mathématiques classiques dès que le nouveau régime sera installé. »

Il inclina la tête pour bien marquer la fin de son intervention et parut se plonger dans ses pensées.

Le marin parla à son tour : « Je suis d'accord avec le général Joël. Mais je ne crois pas que cette question soit aussi importante qu'on le dit. D'autre part, je comprends le point de vue de l'ingénieur général Bernard. Sans toutefois le partager. Et je vous rappelle que des centaines d'officiers attendent le signal de passer à l'action. Nous avons tous admis que vingt-deux heures ne seraient pas dépassées. Je suggère que nous reprenions cette discussion quand notre régime sera bien établi. »

Il posa les mains à plat sur la table, devant lui. Terminé. Hugues Richard soupira. Depuis un moment, il ne cachait plus sa lassitude.

— « Je n'ai rien à ajouter. » dit-il. « Je suggère aussi que l'action soit déclenchée immédiatement.

L'ingénieur Bernard dressa son coup maigre.

— « Je regrette. Cela sera fait sans mon accord et contre mon avis. Je répète pour la bonne règle… »

Il s'assura d'un coup d'œil circulaire que les deux filles avaient le crayon en main et que le magnétophone tournait.

« Je ne demande pas le maintien du statu quo en ce qui concerne les mathématiques modernes. J'estime que cette discipline est un moyen de sélection exemplaire. Nous ne trouverons jamais un meilleur instrument pour créer l'élite dont nous avons besoin… Je souhaite que dans un certain nombre de lycées et dans les meilleures écoles religieuses, l'option “mathématique moderne” soit préservée à partir de la sixième pour les élèves qui le mériteront. C'est tout. »

Le général Herbert ajusta nerveusement ses lunettes à monture d'or.

— « Je suis d'accord avec vous sur un point, Bernard. C'est de l'avenir du pays qu'il s'agit. Je ne sais pas ce que valent les mathématiques modernes comme instrument de sélection. Je crains en tout cas que cette sélection ne soit pas exactement celle que nous souhaitons. Mais ce que je sais, et sans le moindre doute, c'est que les mathématiques modernes se sont révélées à l'usage un des meilleurs instruments de pénétration du marxisme athée… Je regrette ; je ne puis satisfaire à votre requête, monsieur l'Ingénieur général. Tous mes officiers verraient cela comme une insulte ! »

21 h 52. L'impasse.

Sophie Bérenger mordilla son crayon. Que se passait-il maintenant dans le château ? Elle regrettait un peu d'avoir dénoncé Diane de Landry. Mais cette espèce de putain n'avait qu'à se tenir tranquille. D'ailleurs, elle n'aurait aucun mal à prouver son innocence — si par extraordinaire elle était innocente. En fait, elle était certainement coupable. Il restait à déterminer le degré de cette culpabilité : espionnage (pour le compte des Rouges ?) ou simple curiosité ? Hugues chéri avait alerté l'officier chargé de la sécurité. (Pour le capitaine Landry de Pierre-Damien, ce serait peut-être une bonne occasion de se débarrasser d'une fille qui s'était fait épouser par on ne savait quels moyens…) Il n'y a qu'à attendre, pensa Sophie avec une certaine sérénité.

Puis elle se souvint : le clash en Asie, les Russes et les Chinois. Mon Dieu, pourvu qu'on n'ait pas la guerre !

Le silence se prolongea. L'ingénieur général Bernard alluma une cigarette. Le président Aimé Renaud s'agita sur son siège, leva la main et prononça sur un ton solennel : « Messieurs, j'estime qu'au point où nous en sommes arrivés, un compromis est possible. Il est en outre nécessaire. Nous avons cinq minutes pour nous mettre d'accord. Voici ce que je propose. ».

Le général Herbert secoua la tête.

— « Je crains qu'aucun compromis ne soit possible. »

Il regarda les jeunes généraux, attendant une approbation qui ne vint pas. L'ingénieur Bernard savait ce qu'il faisait : il espérait gagner à l'usure, en insistant jusqu'à la dernière minute.

« Eh bien, nous vous écoutons, Monsieur. » dit le chef d'état-major.

Le président Renaud se rengorgea. Il avait toujours été l'homme des situations difficiles. Il serait indispensable sous la dictature militaire comme il l'avait été sous deux ou trois républiques.

— « Je propose que les mathématiques modernes soient complètement rayées des programmes de l'École publique, mais qu'une possibilité d'option soit laissée aux bons élèves des écoles privées, à partir de la quatrième et dans les conditions qui seront à déterminer… »

Le président s'était légèrement soulevé pour se trouver à la hauteur des officiers ; il se laissa retomber sur sa chaise, sourit d'un air confiant et attendit.

Le capitaine Ulrich, proche collaborateur du général Joël à Armée-Nation, chargé de la sécurité à Pierre-Damien, avait dit calmement à Gilbert de Landry : « La fuite précipitée de ta femme semblerait prouver qu'elle n'a pas la conscience tout à fait tranquille. Que faisons-nous ? »

Le capitaine de Landry n'avait pas eu une seconde d'hésitation.

— « Rattrapez-la et ramenez-la ici. Je me charge de la faire parler.

— Et après ? »

Haussement d'épaules. « Après, on verra… »

Situation impossible, se dit Ulrich. Un accident est bien préférable. Il donna aussitôt des instructions dans ce sens. Coupable ou non, Diane de Landry ne reverrait jamais le château de Pierre-Damien.

Le téléphone sonna dans la salle basse. Le général Herbert eut un geste d'agacement.

« Je croyais que la ligne était coupée ?

— On avait prévu de la rétablir en cas d'extrême urgence. » dit le général Joël.

Il se leva, traversa la pièce d'un pas rapide, décrocha, écouta.

— « Eh bien ? » dit le chef d'état-major.

— « Ce sont des nouvelles graves, mon Général.

— D'où viennent-elles ?

— De l'extérieur.

— Alors, raccrochez. Nous nous occuperons de l'extérieur quand nous en aurons fini avec nos affaires.

— Mais, mon Général…

— Raccrochez, c'est un ordre ! »

Le général Joël obéit, claqua des talons, revint s'asseoir à sa place.

« Messieurs, » dit le général Herbert, « la proposition du président Renaud me laisse perplexe…

La première balle traversa l'épaule de Diane. La jeune femme tomba à genoux, de sorte que la rafale suivante passa au-dessus de sa tête. Quelques secondes plus tard, un projectile mieux ajusté lui fit éclater le crâne.

Les responsables de sa mort, celle qui l'avait dénoncée, ceux qui l'avaient condamnée et ceux qui l'avaient exécutée, moururent moins d'un quart d'heure plus tard.

Des centaines de millions d'Humains périrent en même temps. Le capitalisme ne devait pas survivre à l'autodestruction des deux principaux pays communistes.

Des ogives à tête multiple éparpillèrent leur sinistre progéniture sur le Sud-Ouest de la France comme partout ailleurs. Les généraux réunis au château de Pierre-Damien furent changés en fumée avant d'avoir pu aboutir à un compromis sur la question des mathématiques modernes.

Il était vingt-deux heures et une minute.

Première publication

"la Dernière guerre des Bat"
››› Quatre milliards de soldats (anthologie sous la responsabilité de : Bernard Blanc : Suisse › Yverdon : Kesselring • Ici et maintenant, quatrième trimestre 1977 (décembre 1977))