Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury le Cimetière…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Cimetière des éléphants de la planète Cinéma

David s'assit à la première table du wagon-restaurant, posa les coudes sur la nappe brodée et prit machinalement le menu :

Compagnie internationale des Wagons-lits
Menu du 13 mai 1894

Potage
Perles du Japon
Poissons
Pommes à l'anglaise
Filet de bœuf jardinier
Rôti
Poulet du Mans au cresson
Légumes
Chou-fleur au gratin
Dessert
Crème au chocolat

Le petit train de service du secteur 317-41 jouait ce jour-là à l'Orient-Express… Ce jour-là, qui n'était pas le 13 mai 1894 mais le… — David Suvari laissa tomber un regard sur la micromontre incrustée sous l'ongle de son pouce gauche — …21 juin 2306, suivant le calendrier terrestre. Et le 17.2 205 COST, temps cosmique standard… David n'était pas lui-même un riche voyageur du xixe siècle en route pour une ville mythique du nom de Bucarest ou de Constantinople. Il n'était même pas originaire de la Terre… Émigrant venant d'Area (Alpha de l'Aigle) tenter sa chance sur la planète Cinéma, il gagnait sa vie depuis quelques semaines comme convoyeur d'un train automatique de service.

Il faisait maintenant la navette entre le relais (ex-gare) 28-41 et les postes 1 et 3 du plateau 9-317. Il transportait du ravitaillement et des marchandises diverses en quantité dérisoire. Environ cent cinquante personnes, figurants compris, travaillaient sur le plateau 9, qui en accueillait quinze mille à l'âge d'or du cinéma terrestre. À côté, les plateaux 10, 11 et 12 offraient aux oiseaux sauvages et aux petits mammifères venus de la montagne ou de la garrigue leurs installations désertées, vides. Quant au 8, abandonné depuis un quart de siècle, il n'était plus qu'une savane hérissée de structures plastiques, aux couleurs encore vives, mais déjà aux trois quarts abattues.

Pourtant, le secteur 317-41 était situé à deux ou trois cents kilomètres seulement à l'ouest de Cannes-Terville, capitale de l'ancienne Europe et deuxième centre urbain de la planète Cinéma après Ellai (Los Angeles-Hollywood). On ne prenait même plus la peine de faire circuler les trains automatiques à travers les plateaux d'Europe centrale et d'Ourasie. Et l'on n'avait pas tourné dix films sur les huit plateaux d'Angleterre, dans les dix dernières années.

David étudia le menu. Les Terriens du xixe siècle étaient-ils vraiment capables d'avaler tant de nourritures diverses à un seul repas ? Et cette mystérieuse Compagnie des Wagons-lits, en admettant qu'elle ait existé, comment pouvait-elle offrir de tels festins à ses passagers ?

David ignorait jusqu'ici l'existence des perles comestibles et il n'avait guère envie d'en savoir plus à ce sujet… Il posa l'index droit sur le mot poissons et appuya. La feuille du menu s'éclaira et perdit son apparence de vieux papier pour prendre une luisance métallique. David choisit encore potage et légumes.

La voix familière, douceâtre, de l'ordinateur de bord, Snake, susurra presqu'à son oreille : « La Compagnie internationale des Wagons-lits vous remercie de votre commande, cher voyageur. Veuillez patienter deux minutes trente secondes.

— Je ne suis que le convoyeur. » fit David. « Et toi, tu… »

Il n'acheva pas. Tout cela n'était qu'un jeu pour passer le temps et l'ordinateur le savait aussi bien que lui. Il laissa son regard se perdre sur les parois tapissées de cuir sombre et le plafond garni d'une sorte de plastique ancien appelé stuc. Cuir et stuc étaient ornés de fresques et de dorures, et de petits tableautins, simplement suspendus entre les fenêtres étroites, tremblaient au rythme doux et fluide de la marche. Un lustre de cristal et d'argent se balançait sur la tête de David. Ses mules glissaient sur les lattes cirées du plancher ; à hauteur de ses genoux, les pieds des tables enroulaient leurs torsades de bois ciré…

Le robot-serveur dérangea sa méditation par le grincement de ses petites roues et les coassements de sa voix de grenouille : « Comme boisson, cher voyageur, je vous propose chicorée au lait Réseau Nord ou Coca Cola Pacific Railway. ».

David demanda les deux pour composer son propre mélange. Il mixa de même les trois plats que le robot avait posés sur sa table, un blanc, un vert et un rose. Le rose était un peu plus clair, le potage sans doute. L'ensemble donna un ragoût de couleur indécise, mais délicieux, du moins pour un natif de la planète Area.

David avait rejoint sa cabine, dans le wagon de tête, et somnolait sur son matelas à eau épaisse, sûrement plus confortable que les couchettes de l'Orient Express, quand la sonnerie d'appel du vigile automatique le ramena gentiment à la réalité : ti-ta-li, ti-ta-li, o-la-la !

« Cher convoyeur, » s'écria le brave Snake d'une voix guillerette qui ne lui était pas habituelle, « nous allons nous arrêter, si vous le voulez bien, au lieu-dit Chasse-Querelle des Anglais, kilomètre 108 de la ligne 41-4, pour prendre une passagère.

— Une passagère ? Très bien. » répondit David. « Je commençais à me sentir un peu seul.

— Cela signifie donc que vous acceptez de prendre à bord cette personne ?

— Je suis censé donner mon avis ? Pourquoi n'accepterais-je pas ? Notre travail est de transporter des gens et des marchandises, comme n'importe quel chemin de fer qui se respecte. Non ? Est-ce que je me trompe ?

— Votre remarque est d'une justesse admirable, cher ami. Je dois avouer que j'ai toujours été un train qui se respecte. Néanmoins, il s'agit d'un cas particulier. La voyageuse en question ne se trouve pas dans un relais normal. Elle n'a, à ma connaissance, ni billet ni ordre de transport informatique. C'est une “stoppeuse”.

— Une stoppeuse ? »

L'ordinateur expliqua le mot avec un luxe de détails tel que David dû l'arrêter. Les stoppeurs existaient aussi sur la planète Area, où les véhicules à moteur étaient rares, mais ils portaient un nom plus poétique. David demanda comment on s'y prenait pour arrêter un train de service. Il n'avait pas l'intention de rester convoyeur très longtemps et l'information pouvait lui être utile. Mais l'ordinateur parut embarrassé.

— « L'appel de la voyageuse m'est parvenu par l'intermédiaire de Master Stephenson ; je n'en sais pas plus.

— Qui est Master Stephenson ?

— Un ordinateur comme moi, cher convoyeur, mais mille fois — que dis-je —, un million de fois plus puissant et plus intelligent que moi. Un dieu pour nous, les conducteurs de trains de service. Nous l'appelons entre nous le Grand Cerveau du Réseau Sud. Il faut vous dire que George Stephenson, un anglais du xixe siècle, fut le créateur…

— Abrège, camarade. Pourquoi un si important ordinateur s'occuperait-il du cas d'une stoppeuse ? »

Snake hésita un instant et David nota ce phénomène rarissime. La réponse vint, sur un ton incertain et inquiet.

— « Master Stephenson s'ennuie peut-être. Il contrôle vingt fois moins de trains qu'à l'époque où j'ai moi-même débuté. »

Et David dut se contenter de cette explication.

Le petit train glissait en douceur, avec un bruit feutré et un peu chantant, sur sa voie camouflée, presque invisible dans la campagne touffue du Haut-Languedoc. Le ciel, d'après la pluie, ceignait les collines d'une collerette bleu vif. Depuis longtemps, la société industrielle avait cessé de cracher ses gaz et ses fumées sur ce pays tranquille où les rares habitants se laissaient porter par un présent éternel et un passé fabuleux. Accoudé à la fenêtre, David Suvari écoutait la rumeur frémissante de la forêt. Le bruit du train, à peine plus fort que l'haleine d'un cerf endormi, ne couvrait même pas les battements d'ailes des oiseaux surpris par son arrivée. David huma l'odeur amère des feuillages mouillés, retint un soupir qui se changea en bâillement.

« Nous arrivons au relais 108, cher convoyeur. » dit Snake. « Je vous rappelle que vous devez déposer au relais le conteneur nº 4849-B 15, d'un poids brut de 1,925 kg. Vous devez, en place, charger un conteneur de 2,111 kg, numéroté 92616-T 814. S'il vous plaît, accusez réception. »

David laissa échapper un rire triste. Depuis quelque temps, les conteneurs de courrier devenaient de plus en plus rares et de plus en plus légers. Peut-être étaient-ils même, dans certains cas, tout à fait vides. Le rôle des convoyeurs relevait désormais de l'action psychologique et le jour approchait où les trains de service seraient aussi inutiles que les énormes ballons publicitaires aux couleurs de la Cosmo Godzim Major, la plus grande société de cinéma traditionnel de la galaxie humaine. La Cosmo Major avait fait faillite, à jamais vaincue par les fabricants d'images artificielles, mais ses ballons éclatants et dodus, flottaient encore sur les cinq continents et les trente-six mers de la planète Cinéma. Quand ils se rapprochaient suffisamment du sol, les chasseurs des plateaux sauvages s'amusaient à les abattre avec leurs arcs ou leurs fusils. Les tireurs prendraient bien pour cible, un jour prochain, les petits trains et leur convoyeur — s'il en restait.

Entre-temps, grâce à Dieu, David Suvari serait devenu un scénariste en renom et il vivrait dans une luxueuse villa céleste, à l'abri des balles perdues.

« Nous arrivons au kilomètre 108, cher convoyeur ! »

Snake avait pris sa voix la plus suave pour cette annonce.

La voyageuse inconnue se tenait immobile, un bras levé, au bord de la voie, entre une ligne de peupliers effilés et une pente abrupte et aride. De l'autre côté des peupliers, roulait une rivière torrentueuse. Le train s'arrêta en chuintant doucement. David sauta à terre, jeta un coup d'œil sournois vers les crêtes. Le pays était à la fois riant et sauvage. David se savait un peu trop long, un peu trop mince pour que les chasseurs myopes le confondent avec un ballon publicitaire de la Cosmo Godzim Major ; mais il avait une peur instinctive des balles perdues.

Il fit un signe de bienvenue à la voyageuse et s'avança à sa rencontre. Petite, les cheveux clairs mais la peau très brune, c'était une autochtone typique de la planète Cinéma. David se sentit un peu gêné de ses cheveux filasse et de son teint blême “rose & white”. L'inconnue, jeune et jolie, se précipita soudain vers lui en balançant son sac-boule, pareil à un gros melon éclaté. Son short flottait sur ses jambes fines et la poussière volait sous ses pieds nus. Elle rejoignit David, se dressa sur ses orteils musclés et l'embrassa au coin de la bouche. Il connaissait la spontanéité des Terriens, et surtout des Terriennes, mais, originaire d'un monde rural qu'on appelait à Ellai la “planète des vaches”, il était encore surpris par certains gestes. Il rendit son baiser à la jeune femme, par politesse, en rougissant un peu. Il s'aperçut alors qu'elle lui plaisait, et qu'il l'aurait volontiers suivie au terminus.

« Je m'appelle Ariana, » dit-elle, « et je vais au cimetière des éléphants. »

Le cimetière des éléphants ? Était-ce le terminus ? Il répondit qu'il s'appelait David et demanda quelques explications.

« Plus tard, je meurs de soif et de faim ! »

Assise sous le lustre du wagon-restaurant, Ariana dégusta avec appétit un ragoût acide, de couleur rose mauve, parsemé de gros grains blancs et nommé dans le menu Crevettes à la framboise.

« C'est sans doute une légende » raconta-t-elle, « mais elle est très jolie. À l'âge d'or de la Terre, les vieux éléphants qui sentaient approcher la mort partaient un beau jour pour un lieu connu d'eux seuls. Arrivés là, ils se couchaient pour l'éternité au milieu des ossements de leurs frères de race… »

Elle but une gorgée de Coca Pacific et regarda fixement David. Il lui demanda quel était ce cimetière où elle se rendait, mais elle ne répondit pas. Elle l'étudiait toujours d'un air scrutateur. Elle le pria de lui montrer ses mains et il obéit en souriant.

« Vous venez d'un monde rural. » dit-elle sur un ton pensif. « On voit que vous êtes habitué au travail manuel. Vous serez un homme précieux… un jour.

— Précieux ? Mais pour quoi ? Pour qui ? »

Le petit train avait repris sa route. Snake se taisait avec obstination ; mais Ariana parlait pour lui.

Elle esquivait habilement toutes les questions de David, mais lui racontait sur un ton un peu professoral l'histoire de la planète Cinéma, son essor, son déclin, depuis l'âge d'or où l'on tournait en même temps cent mille films sur dix mille plateaux, les plus vastes couvrant la superficie d'une province… Et David se demandait : Qui est donc cette fille ? Et que vient-elle faire dans mon train ?

« Sais-tu ? » disait-elle. « Certaines superproductions qui ont fait la gloire de notre planète exigeaient plusieurs centaines de caméras électroniques opérant simultanément, sur des dizaines de kilomètres carrés de “zone rouge”. Il était très difficile d'interdire toute pénétration de véhicules parasites dans la zone — et chaque interférence de ce genre coûtait une fortune. La circulation aérienne a été soumise à des règles draconiennes et, au sol, le chemin de fer a peu à peu remplacé la route. Les trains, eux, restent sagement sur leurs rails, au tracé immuable. Ils ne vont pas se jeter dans le champ des caméras, par inadvertance ou à cause de la curiosité malsaine de leurs occupants !

» Peu à peu, » continuait Ariana, « les routes ont été abandonnées. On a cessé de les entretenir depuis un quart ou un demi-siècle ; elles sont maintenant impraticables à quatre-vingt-dix pour cent et pour longtemps. Le chemin de fer est désormais la seule voie de communication entre les plateaux désertés par la production, tandis que les créateurs d'images se concentrent dans les studios géants d'Ellai, Cinecitta, Cannes-Terville et Mito-Choshi…

— Je sais. » dit David. « Mais le cimetière ? Tu n'as rien d'un éléphant à l'article de la mort !

— Je ne suis pas un éléphant. » dit Ariana. « Je suis celle qui tient le fil.

— Encore une légende terrestre ? Et ce fil te conduit où ?

— Tu le verras bien, puisque tu viens avec moi ! »

David ne protesta pas. Snake se taisait toujours et le train semblait obéir à la jeune femme : il avait profité du sommeil qui réunissait ses deux passagers pour changer de ligne et foncer vers la plaine. À son réveil, David se rendit compte qu'il avait quitté — À jamais, peut-être, se dit-il — le secteur 317-41.

Un ciel bleu et vif, presque sans nuage, brillait sur le plateau d'Aquitaine, déserté depuis longtemps par le dernier cinéaste. Le train multicolore filait vers l'ouest, sans hâte, et sans bruit, comme un reptile éveillé par le printemps. On se serait cru le premier matin du monde.

Ariana arriva au wagon-plate-forme, pimpante dans sa combinaison bleu azur, mais les yeux battus et la main devant la bouche pour dissimuler un bâillement.

« Bonjour, fileuse. » dit David. « Qui est l'éléphant ?

— Nous sommes tous de vieux éléphants. » répondit Ariana. « Nous sommes déjà morts et nous allons au cimetière pour ressusciter ! »

Snake retrouva soudain sa voix, qu'il prêta sans tarder à son maître, le grand ordinateur du Réseau Sud.

— « Bienvenu au Centre de Récupération ferroviaire Cosgom, cher David Suvari ! » s'écria Master Stephenson.

— Vous m'embauchez comme fossoyeur d'éléphants ?

— Vous n'avez pas envie de conduire — vraiment — une locomotive ? »

Le petit train se glissait au ralenti dans la foule bigarrée de ses congénères, entassés sur des kilomètres carrés de plaine. Au loin, quatre lettres du sigle le plus orgueilleux de la Terre, Cosgom, pour Cosmo Godzim Major, clignotait encore de temps en temps… Un cimetière de trains, pensa David. Tous ont servi à d'innombrables tournages et représentent toutes les époques de l'Histoire humaine. Parmi eux, les véhicules automatiques de service étaient une infime minorité. Ariana s'approcha et prit la main de son compagnon.

— « C'est beau !

— Beau, un cimetière ? »

Comme le petit train s'enfonçait dans les profondeurs du studio, devenu la plus grande gare du monde, David s'aperçut que le cimetière était en réalité un formidable chantier, tout vibrant du fracas des marteaux et des machines. Il sourit à Ariana.

« Ton fil nous a guidés jusqu'au centre du monde !

— Adieu cinéma. La fête est finie !

— Que la vie commence pour nous. » dit doucement David.

Première publication

"le Cimetière des éléphants de la planète Cinéma"
››› la Vie du rail 2053, 17 juillet 1986