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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury la Décision

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Décision

Le téléphone sonna au moment où Serge se préparait à prendre une grave décision. Il ne savait laquelle. Il était simulateur de décision dans un institut d'études de simulations. Dans la vie, il avait beaucoup de peine à se décider. Mais il avait depuis quelque temps la certitude que le moment était venu pour lui de changer de métier, de peau ou de destin. La première phase semblait la plus difficile. Il ne savait que simuler la décision. Autrefois, il avait travaillé dans une agence de voyages ; mais il ne savait plus aucune langue étrangère. Et il y avait un million et demi de chômeurs en France… Que dirais-tu de devenir berger dans l'Aveyron ? Tu es peut-être le premier à qui cette idée vient ? Il ricana et décrocha le combiné.

Le manoir de Saint-Laurent se trouvait à deux cent cinquante kilomètres de Paris. Ni trop près, ni trop loin pour ce genre de réunions : la bonne distance. En effet, presque tous les participants venaient de la capitale. Le provincial angoissé, prévoyant et bien argenté commandera un abri antiatomique de jardin ; il aura plus difficilement l'idée de suivre un stage de préparation psychologique à la Troisième Guerre mondiale.

Serge avait accompagné Catherine parce qu'il ne savait pas dire non. Et puis, c'était une camarade de travail au service de simulation de la décision ; et aussi, naturellement, une gentille femme, rêveuse, inquiète, d'une monstrueuse crédulité. Enfin, il sentait bien qu'il avait une décision à prendre : pourquoi pas celle d'aller à Saint-Laurent ?

En arrivant, elle avoua qu'elle avait menti : « Serge, je suis désolée. Je ne suis pas stagiaire mais animatrice. J'ai été embauchée par Decpro quand ils se sont implantés en France.

— Decpro ?

— C'est un institut de “culture humaine” de réputation mondiale. Je travaille pour eux à temps partiel, en tant que spécialiste de la simulation de la décision. Mais c'est la première fois que je fais une animation T.G.M…

— T.G.M. ?

— Troisième Guerre Mondiale… J'ai besoin de ton aide. Tu es tellement plus fort que moi !

— Ah, tu crois ?

— Comme simulateur de décision, bien sûr.

— On va simuler une décision ?

— Oui… Je voulais justement te demander si tu accepterais d'être le… Serge, tu n'es pas communiste ?

— Non. » répondit Serge.

Catherine poussa un soupir de soulagement.

Serge crut bon de préciser : « Enfin, pas vraiment.

— Dans ce cas, tu accepteras bien de simuler le président des États-Unis ?

— Pourquoi pas ? Mais pourquoi pas le président français ?

— Nous en avons déjà un.

— Bon. Mais je n'ai pas pratiqué mon anglais depuis des années.

— Aucune importance. Tu simuleras en français. D'ailleurs, il faut que tout le monde puisse suivre.

— Que signifie Decpro ?

— DEstiny Control PROgram. En français, on dit : Institut de Maîtrise de la Destinée…

— Beau nom. Joli programme. »

Le docteur Davidson, directeur du stage, reçut Catherine et Serge dans le salon Louis XIII. Belle tête d'œuf sur un long corps dégingandé. Son complet à gros carreaux rouges et verts se découpait en tons criards sur le sobre décor d'une tapisserie d'Aubusson xviie siècle.

« Docteur Davidson, » dit la jeune femme, « je vous présente le docteur Serge Fernoël, du Centre de Simulation de la Décision, qui a bien voulu accepter d'être notre président des États-Unis. »

Docteur ! Serge avait toujours rêvé de porter ce titre. Ce privilège valait à lui seul le voyage à Saint-Laurent. Il ne se demanda pas quelle sorte de docteur pouvait être l'élégant monsieur Davidson. D'ailleurs, celui-ci tendait une main manucurée et se lançait aussitôt dans un discours haletant.

— « Comprenez-moi, Docteur. Cher Docteur… Nos membres sont très angoissés par la guerre. Mais ils sont aussi bien informés. Ils ont vu les films dans lesquels le président est confronté à une situation de guerre : 120 minutes pour sauver le monde, Fail safe point, Docteur Folamour, Soixante secondes et l'éternité… Tous sont passionnés par le problème de la décision. C'est pourquoi un simulateur de haut niveau, comme vous…

— Je ne suis pas un spécialiste de politique internationale, » coupa Serge, « et beaucoup de données me manquent.

— Bien entendu, cher Docteur. Nous aurons le correspondant à Washington d'un grand quotidien français, un politologue et un polémologiste. Ce que nous vous demandons, c'est une simulation didactique. Nos stagiaires veulent savoir ce qui se passe dans la tête du président pendant les soixante secondes qui…

— C'est beaucoup exiger. » dit Serge.

— « Mais, naturellement, nous n'exigeons rien. Nous proposons. Et il faut que ce soit un jeu pour vous, puisque vous êtes en week-end ! »

Un jeu. Catherine revint sur cet argument lorsque les premiers arrivants s'installèrent dans leur chambre, une demi-heure plus tard.

« Si on t'avait demandé officiellement de participer, angoissé comme je te connais…

— Pas plus que toi !

— Mais je le suis bien assez… Tu aurais pris ton rôle au tragique. Tu aurais été tendu à mort et tu aurais craqué. Pour réussir, il faut que tu le prennes comme un jeu. »

Un repas froid fut servi dans la salle à manger du manoir pour ceux qui n'avaient pas eu le temps de se restaurer en route. Serge croqua quelques fruits. Il n'avait pas faim. Dès la première pèche, il se mit à souffrir d'une soif inextinguible. C'était un signe : il entrait dans son rôle.

Il regarda sa montre trois ou quatre fois. Les aiguilles et les chiffres dansaient devant ses yeux. Une pendule à affichage le renseigna : 23 : 10. Catherine ne voulait pas aller se coucher avant d'avoir vu le spécialiste de politique internationale qui tardait à arriver. Serge avait espéré dormir avec elle. Peut-être n'était-il venu à Saint-Laurent que pour cela. Peut-être le savait-elle ? Maintenant, la solitude de la simulation commençait à se fermer sur lui. Une personnalité d'emprunt se substituait déjà à la sienne.

Un être informe, sans nom, sans âge, sans visage, prenait possession de son corps et de sa tête. Cet embryon, ce fantôme intérieur deviendrait, si tout allait bien, dès le lendemain, le président simulé. Alors, les spécialistes lui inventeraient une histoire, un caractère, serrant de plus ou moins près la réalité et l'actualité. Ils le placeraient dans une situation de décision sans doute assez proche de celle que décrivait le film Soixante secondes et l'éternité. Et Serge lui prêterait ses traits, son système nerveux et son étrange faculté de dédoublement.

Si tout allait bien…

Mais il savait qu'un incident viendrait troubler le processus ou le bloquer. C'était la règle. Il se coucha en se demandant si le président, à sa place, aurait pris des médicaments pour dormir. Il ne pouvait décider qu'ainsi, en se mettant dans la peau d'un autre. Malheureusement, il ne connaissait pas les habitudes de l'homme qu'il allait incarner.

Il attendit que le silence se fasse dans son esprit. Le sommeil avait-il beaucoup d'importance ? Tout dépendait du scénario que les spécialistes allaient mettre au point. Président… Président… Président…

On frappa à la porte de sa chambre. Il pensa que c'était Catherine. Il vit un homme de taille moyenne, d'environ cinquante ans, vêtu d'un complet gris, strict, cravate rayée, lunettes, cheveux poivre et sel. Un regard curieux, un peu moqueur, rencontra le sien. L'homme tendit la main, découvrant un bouton de manchette en or. Le côté gauche de son visage restait impassible.

« Salut ! C'est toi le président U.S. ? »

Serge hocha la tête, dérangé par cette intrusion. Le ton rigolard du personnage lui était extrêmement pénible. Il fut incapable de prononcer un mot. L'autre le regardait avec un mélange de surprise et de pitié.

« Je suis le président français. » dit-il.

Il se mordait la lèvre pour ne pas éclater de rire. Il ajouta sur un ton de commisération sincère ou bien imitée : « Tu n'as pas l'air dans ton assiette, dis donc, Johnny ! »

La bouche pâteuse, Serge répéta le prénom en s'étouffant à moitié sur la dernière syllabe : « Johnny ? ».

L'homme fit une moue et expliqua : « Je suis en chômage depuis dix-huit mois. Mais je crois que j'ai eu tort d'accepter ce rôle idiot !

— En chômage ? » articula Serge.

— « Je suis comédien.

— Moi, je ne… »

Serge voulait dire qu'il n'était pas comédien, qu'il ne faisait pas semblant, lui, qu'il avait de lourdes responsabilités et que les histoires de chômeurs ne l'intéressaient pas. Mais il ne put aller au-delà de trois mots.

Le visiteur esquissa un vague salut et se retira en fermant la porte avec douceur, comme s'il sortait d'une chambre de malade.

Serge se recoucha et, contre toute attente, il s'endormit bientôt d'un sommeil paisible.

Paisible ? Il reçut pourtant une visite dans la nuit, et ce ne pouvait être qu'un cauchemar. Un homme d'assez grande taille, au visage carré, énergique, aux traits marqués, aux cheveux clairs et aux yeux bleus. Il avait l'impression de le reconnaître, bien qu'il ne pût se souvenir de son nom. Le président U.S. ? Peut-être. Mais pas le président actuel, tristement célèbre, redouté par ses alliés et méprisé par ses ennemis. Le président idéal d'un monde meilleur. Un peu meilleur…

L'homme se penchait vers lui et le regardait fixement. Comme un médecin… Peut-être le président des États-Unis était-il un médecin. Ou peut-être n'était-ce pas le président des États-Unis. Est-ce qu'il essaie de me dire quelque chose ? Serge s'interrogeait dans son rêve — si c'était un rêve — mais il ne pouvait ni bouger ni parler.

Un avertissement ? Est-ce qu'il veut me donner un avertissement ? Est-ce qu'il me met en garde ? Et contre quoi ? De toute façon, Serge n'était qu'un simulateur. Il n'avait ni le pouvoir ni le désir d'agir sur le monde réel. Ses décisions ne modifiaient en rien les événements. À moins…

À moins ? Une idée troublante lui vint dans son sommeil. Mais il en perdit aussitôt le fil et le souvenir. Le visiteur disparut. Il dormit.

Puis il s'éveilla. Il chercha à se rappeler la réflexion qu'il avait faite pendant son rêve. En vain. D'ailleurs, les dernières images du rêve et de la nuit s'estompaient dans sa mémoire.

Catherine le rejoignit au moment du petit-déjeuner, apportant un message du docteur Davidson.

« Le docteur voudrait te voir dans son bureau, en compagnie d'une représentante de la direction générale de Decpro. »

Serge soupira. Dans la grande salle de Saint-Laurent, l'atmosphère était recueillie et presque tendue. Les conversations se tenaient à voix basse. Les portes capitonnées et les moquettes épaisses étouffaient les bruits. Une aube grise se traînait aux fenêtres, bien qu'on fût encore en été et que le temps eût été beau et sec pendant les deux ou trois dernières semaines.

Serge aperçut le “président français” qui lui adressa un petit signe d'amitié ou de complicité. À l'écart, deux hommes déjeunaient en tournant le dos à la salle. Sans doute les spécialistes annoncés. Il n'avait aucune envie de prendre contact avec eux.

Catherine s'assit près de lui et se mit à déchiqueter un croissant et à éparpiller les miettes. Ils se regardèrent un moment en silence. Puis Serge observa les participants, réunis par groupes de quatre ou cinq autour des tables rondes sur lesquelles fumaient les bols de thé ou de café. Une surprise : il y avait presque autant de femmes que d'hommes. En tout, une trentaine de personnes. Mais tout le monde n'était pas là. Serge apprit un peu plus tard, incidemment, qu'il y avait à Saint-Laurent un peu plus de soixante stagiaires pour le samedi et quelque quatre-vingt-dix pour le dimanche.

Il s'interrogea un instant sur leur origine sociale et les raisons de leur présence au stage. L'âge moyen pouvait être quarante ans et le type technicien-cadre semblait prédominer. Mais c'était peut-être simplement une impression. Pourquoi étaient-ils là ?

« Pourquoi sont-ils là, tous ces gens ? » demanda le docteur Davidson avec un geste solennel. « Pourquoi sont-ils debout à l'aube, aujourd'hui, après avoir fait pour beaucoup des centaines de kilomètres ? Le savez-vous, cher Docteur ? »

Serge se trouvait maintenant dans le bureau du docteur Davidson en compagnie de Catherine. Le directeur du centre et la représentante de Decpro, une femme blonde d'environ cinquante ans, peut-être anglaise ou américaine, l'avaient accueilli assez solennellement, debout au milieu d'une pièce somptueuse.

« Vous ne le savez pas ? » reprit Davidson. « Alors, je vais vous le dire. Ils sont là pour être rassurés. Rien que pour ça ! Nous devons les intéresser, les convaincre et puis leur donner le happy end qu'ils attendent ! Vous voyez ? Quel que soit le scénario établi par nos spécialistes, votre décision devra être négative. Vous me comprenez, cher Docteur ? »

Serge secoua la tête, accablé. Il ne comprenait que trop bien. Il était tombé dans un piège. Stupidement… Il se tourna vers Catherine. La jeune femme regardait ses pieds d'un air fasciné. Le docteur Davidson alla s'asseoir à son bureau.

« Si nous parlions de votre rémunération, cher Ami ?

— Attendez. » fit Serge. « Il n'est pas possible de simuler une décision que l'on connaît déjà. Même si je le voulais, je ne pourrais pas.

— Il s'agit d'un cas très particulier. Vous en êtes conscient, naturellement ? Dans la réalité, la décision d'utiliser les armes nucléaires stratégiques pourrait signifier la fin du monde ! Vous le savez ? On ne peut pas simuler la fin du monde. C'est absurde. Rien n'aurait plus de sens, après. Ni votre simulation, ni notre présence ici… Ni même notre existence à tous. On ne peut prévoir les réactions de nos participants. Il n'est pas certain que votre propre sécurité serait assurée… »

Serge promena les deux mains sur son visage.

— « Vous avez sans doute raison. » dit-il. « Je ne peux même pas imaginer ce qui se passerait dans… en moi… après que j'ai simulé une décision positive. Mais… je me sens incapable de simuler une prise de décision en sachant d'avance que je vais dire non. »

La femme blonde sourit à Serge puis au docteur Davidson et dit d'une voix douce, avec un léger accent américain : « Il suffit de modifier le scénario en le rendant moins dramatique…

— Permettez-moi de me retirer un instant pour réfléchir. » dit Serge.

La permission lui fut aussitôt accordée.

Le premier juge baissa les yeux sur son lecteur.

« Le scénario qui vous a été proposé faisait état d'une guerre préventive limitée de l'U.R.S.S. contre la Chine. Seuls les bases militaires, les centres de recherche et les installations nucléaires étaient visés. De plus, le président des États-Unis avait été prévenu. On pouvait penser que l'U.R.S.S. avait quelques raisons de se garantir contre l'attaque de la Chine, puissance rivale, hostile et en train de se doter d'un arsenal de missiles intercontinentaux à ogives multiples. Les spécialistes de Decpro avaient choisi une hypothèse dans laquelle la sécurité des États-Unis ne semblait pas directement menacée. C'est bien votre avis ? »

Serge baissa la tête et ne répondit pas. Le premier juge de la Chambre d'Accusation des Survivants continua son monologue.

« Or, une idée curieuse vous est venue. Pour motiver votre décision d'attaquer l'U.R.S.S., vous avez prétendu que, selon certains informateurs sûrs, les Russes se préparaient à détourner vers les États-Unis des missiles apparemment destinés à la Chine, faisant ainsi d'une pierre deux coups. Je trouve cette hypothèse peu vraisemblable. D'autre part, vous n'aviez pas le droit, en simulant la décision, de modifier le scénario qui vous a été donné par Decpro. Jusqu'ici, vous n'avez fourni aucune explication cohérente de votre attitude… »

Serge releva la tête.

— « Je reconnais que j'ai été stupide. J'ai peut-être voulu donner une leçon aux gens de Decpro ; ils avaient triché avec moi. Et puis il me semblait… immoral que les États-Unis s'en tirent en laissant écraser la Chine. C'était une sorte de complicité.

— Très bien. » fit le juge. « Le tribunal appréciera. C'est tout ce que vous avez à ajouter pour votre défense ? »

Serge respira profondément.

— « Je vais répéter ce que j'ai déjà dit vingt fois. Je n'étais qu'un simulateur. Je n'avais ni le pouvoir ni le désir d'agir sur le monde réel. Mes décisions n'avaient aucun effet sur les événements. À moins que… Oh, je me souviens d'y avoir réfléchi toute la nuit. À moins que le monde ne soit pas ce qu'il paraît !

— Nous ne savons pas ce qu'est au juste l'univers. » dit sentencieusement le juge. « Et nous ne le saurons peut-être jamais.

— Je ne pouvais pas prévoir non plus que la guerre éclaterait un an plus tard, dans des conditions d'ailleurs bien différentes que celles du scénario, et tuerait plus de la moitié de l'Humanité !

— Les grands responsables ont péri dans l'holocauste ou ont été exécutés par les survivants. Nous reconnaissons volontiers que vous n'êtes pas l'un d'eux. Nous n'avons pas à décider de votre châtiment, car nous sommes une simple chambre d'accusation. Je dois vous demander encore une fois si vous avez l'intention de plaider coupable ou non coupable. »

Serge hésita cinq secondes.

— « Non coupable. Mais je regrette de… d'avoir survécu. Je pardonne aux survivants qui m'ont dénoncé ou poursuivi. »

Le verdict fut annoncé une demi-heure plus tard, après une délibération relativement courte : « La Chambre d'Accusation des Survivants déclare le prévenu Serge Fernoël criminel de guerre par intention. Le Tribunal de l'Humanité à Hiroshima devra établir son degré de culpabilité et fixer son châtiment. ».

Première publication

"la Décision"
››› SF & quotidien 1, novembre 1980