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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Disparition du conseiller Wordy

La voiture du conseiller Wordy, une Zink gris acier, roulait vers le nord sous une pluie battante. Quatre autres voitures, des Steel noires, escortaient la Zink : une devant et trois derrière. Il y avait aussi une demi-douzaine de motos, des Zadkiel sept cent cinquante centimètres cubes, que chevauchaient les gardes verts de la G.T. Le convoi officiel traversait la forêt de Loa, qui s'étend sur une longueur de plus de deux cents miles entre Bronwen et La Villansea. Les essuie-glace balayaient en vaguelettes ondulées le flot égal de la pluie. Le tonnerre cognait derrière les falaises coiffées de noir. Les éclairs ouvraient dans le ciel des lézardes instantanées. Un fleuve boueux, jaunâtre, bouillonnait sur la route, se précipitait à la rencontre des véhicules à travers le rideau gris blanc de la pluie. J'aime les orages qui viennent rompre la monotonie de l'été avec leur baroud de fin du monde, pensa le conseiller Wordy. Ah, il lui restait quelque chose de son admiration enfantine pour les excès de langage de la nature, vieille goton qui se saoule de bruit et de fureur pour oublier la tristesse du temps qui passe. Le conseiller posa la main sur celle de son fils, Alan.

La route se jeta soudain entre un mur de rochers et une épaisse cohorte d'arbres. Le jour baissa encore. Le chauffeur alluma les feux de croisement. Mais en vain. La lumière des phares ne pouvait mordre sur le paysage tremblant et vitreux, mais encore trop clair. Elle s'engloutissait dans un contre-jour glauque, profond, qui tirait les yeux sans rien offrir de solide au regard. Presque aussitôt, ce fut une rue. On devinait le bas des maisons, les trottoirs, les caniveaux dégorgeant dans les pentes. Le panneau qui annonçait l'entrée de Noakes était passé lentement, rendu illisible par la pluie et le temps couvert : une pierre tombale dans un rêve gothique.

La voiture du conseiller Jan Wordy roulait vers le nord. Dans deux heures environ, le conseiller arriverait à La Villansea où l'attendait le maire Ellerman. Le vent portait l'orage vers le sud-est. Le convoi officiel n'aurait pas plus de quelques minutes de retard. Tout allait bien.

Tout va bien, pensa Jan Wordy, et il regarda son fils.

Alan bougeait de temps en temps, mais ses yeux restaient fixés avec obstination sur le pare-brise, à droite du chauffeur. Bien qu'il fût très fatigué — il avait passé toute la nuit à danser —, il avait décidé de ne pas dormir pour prouver sa résistance et il luttait contre le sommeil de toutes ses forces. Mon petit Alan, orgueilleux et têtu ! se disait Jan Wordy avec tendresse. Le jeune garçon relevait souvent la mèche sauvage qui balayait son front et il en profitait pour se frotter les yeux discrètement. Ces deux gestes appartenaient en propre à la lignée Wordy, et Helen en était quelquefois agacée, bien qu'elle eût souvent les mêmes, peut-être par mimétisme. Comment être sûr qu'on ne rêve pas ? Il faut écarter ces cheveux longs qui vous troublent la vue et se frotter les yeux pour chasser les fantasmes de l'ombre…

Le conseiller Wordy prit une cigarette et en offrit une à son fils. Entre eux, c'était un peu un rite, une suite bien réglée de gestes conjuratoires. Jan Wordy fumait peu et toujours dans des circonstances psychologiques précises. Une cigarette ou bien la vieille pipe droite qui ne quittait jamais la poche de sa veste faisaient plus que lui donner une contenance à un moment délicat : elles lui permettaient — surtout la pipe qu'il aimait tenir comme une arme, le fourreau tiède serré sans sa paume — d'être tout à fait lui-même, c'est-à-dire un tout petit peu un autre — être soi-même, c'est toujours se dépasser —, de jouer son rôle avec plus de sérieux et d'ajouter une touche concrète à sa personnalité qu'il trouvait un peu floue.

Avec son fils, c'était encore autre chose. Pour une raison inconnue, le tabac tenait une grande place dans l'image qu'Alan se faisait d'un père viril. Si le conseiller oubliait trop longtemps de fumer, il le rappelait à l'ordre. En voiture — surtout dans une voiture officielle conduite par un chauffeur en uniforme —, la comédie de la cigarette les transformait pendant quelques secondes en héros de romans d'espionnage occupés à échanger leurs signes de reconnaissance. Alan prenait une Zulfilkar, il l'insérait entre ses lèvres, puis il faisait jaillir d'un seul coup la flamme du briquet qu'il promenait un instant devant sa figure Enfin, il se penchait sur le côté, tendait la joue comme lorsqu'il se laissait embrasser par une dame d'un certain âge, et il allumait la cigarette de son père à la sienne. C'était comme un baiser.

Au départ de Lisan, Alan se tenait près de la portière, les yeux levés, attentif en apparence à ce qui surgissait en face de la Zink, et à cela seulement. Puis, à mesure que le voyage se prolongeait et que la fatigue l'envahissait, il s'était rapproché du milieu de la banquette, comme pour chercher protection auprès de son père — et Jan Wordy aimait à penser que c'était bien là le sens de cette attitude. Bien sûr, Alan avait presque quinze ans, mais c'était un garçon romantique, rêveur, passionné d'art, de musique, de religions exotiques, et assez démuni devant les réalités de la vie. Peut-être avait-il encore besoin d'être protégé. Le conseiller l'espérait… Au lieu d'un profil net, tendu, Alan montrait de biais un visage un peu étroit, mince ovale pâle dans l'ombre, avec des cheveux longs et de très grands yeux : le visage d'Helen, sa mère. Helen, Helen chérie, pourquoi m'as-tu trahi ?

« Tu te souviens, Jan, quand Teresa et moi on voulait voir Achernar ? Pourquoi Achernar, je me souviens plus. Tu nous avais emmenés sur la colline d'Elihu pour regarder les étoiles. C'était Achernar qui nous intéressait, Teresa et moi. On avait dix ans, je crois. Alors, on t'en a parlé et tu nous as dit qu'on ne la verrait pas…

— Achernar est une étoile de l'hémisphère austral qui ne paraît jamais sur notre horizon. » dit le conseiller Wordy.

— « Ouais… Alors, nous, on était très déçus. On n'avait plus envie de voir les autres étoiles. C'était pas ta faute si on pouvait pas voir Achernar. Mais Teresa a dit que c'était peut-être pas vrai, que tu nous avais menti pour nous contrarier ou je ne sais quoi. Ouais, ça serait maintenant, je lui ficherais ma main sur la figure. Elle est comme ça. Elle pense toujours qu'on la trompe. Mais j'étais salement déçu, moi aussi. Alors, on a dit puisqu'on peut pas voir Achernar, on va voir les sangliers. Et on est partis sans rien dire pour t'embêter…

— Je me souviens. » dit Jan en tirant lentement sur sa cigarette. « Oui, c'est peut-être de ma faute, mais j'avoue que je n'y pouvais pas grand-chose. »

Alan eut un sourire timide.

— « Je croyais que tu le savais.

— Que je savais quoi ?

— Que j'avais fait cette fugue à cause d'Achernar.

— Tu ne m'en avais jamais parlé.

— Je n'en avais jamais parlé parce que c'était bête. Maintenant…

— Il y a prescription. » dit le conseiller en riant.

— « Mais je ne verrai jamais Achernar !

— Pourquoi pas ? Tu voyageras quand tu auras fini tes études. Et même avant. Tu iras dans le sud…

— Les pays équatoriaux ne me tentent pas. Et puis, ça n'a plus d'importance.

— Je n'en sais rien. » dit le conseiller. « Je me demande si ces choses n'ont pas beaucoup plus d'importance qu'on ne croit. Moi, je rêve depuis longtemps de connaître l'hémisphère austral. On pourrait s'offrir une croisière dans l'Atlantique sud, l'an prochain, si tu veux. Je ne sais pas au juste de quel côté. Je pensais à Victoria, hein ? Ou Oyaka ? Ou Jeffiung ? Je vais me renseigner. Est-ce que ça te plairait ? »

Alan prit un ton grand seigneur pour répondre : « Oh, tu sais, à Victoria ou à Malmö ! Je m'en fous, maintenant. Achernar, c'est une étoile comme les autres !

— Oui. » convint Jan Wordy. « L'étoile Alpha d'Éridan. Rien de plus… »

Le convoi officiel se trouvait à une dizaine de miles au nord de Delahanty lorsque le conseiller Wordy demanda à son chauffeur de s'arrêter au bord de la route. Le chauffeur transmit la consigne par radio aux autres véhicules.

Le conseiller se tourna vers son fils : « Alan, qu'est-ce que tu dirais d'une petite promenade dans les bois ? »

Alan regarda son père d'un air étonné, presque grave.

« À défaut de voir Achernar, on apercevra peut-être une bestiole quelconque. Un écureuil.

— Ou des sangliers ! »

La pluie avait cessé. L'orage filait vers le sud-est. Face à la lumière jaune et très vive du soleil couchant, les arbres au feuillage clair semblaient faits de bronze en fusion… Les cinq voitures et les six motos du convoi étaient arrêtées sur le bord de la route, le long de la forêt de bouleaux.

Le conseiller et son fils descendirent. Ils furent aussitôt rejoints par le conseiller-adjoint Nordwig, le secrétaire et le chef de cabinet. Le chauffeur et les fils de la G.T. se tenaient à quelque distance.

« Mes amis, » dit le conseiller, « mon fils et moi avons envie de prendre l'air un moment. L'atmosphère est particulièrement saine dans les bouleaux. Vous seriez donc gentils de nous accorder quelques minutes. Nous avons presque rattrapé le retard dû à l'orage. Le maire de La Villansea nous attendra bien un petit quart d'heure !

— Mais, monsieur le conseiller, » dit l'adjoint Nordwig, « nous sommes dans une région particulièrement sauvage…

— Justement. Qu'est-ce que nous risquons ? »

Alan avait fait quelques pas le long de la route, les mains dans les poches de son pantalon de velours. Son père le rattrapa en quelques enjambées. Un sentier s'enfonçait dans le bois ; ils le prirent. À gauche, un taillis ; à droite, la futaie de bouleaux. D'un commun accord, Jan et son fils choisirent les bouleaux.

Ils avancèrent dans un sous-bois moussu et frais. Des tas de rondins, bâtis géométriquement, s'alignaient au bord du sentier. « Preuve que le pays n'est pas si sauvage ! » dit le conseiller. De hautes fougères dressaient entre les troncs serrés leur feuillage de dentelles.

Alan leva la tête et dit en riant : « Je crois que nous ne verrons pas Achernar ! ».

Ils disparurent tous deux à la vue de leurs compagnons.

« Et s'ils se perdaient ? » fit un des policiers.

— « Bah, ils ne se perdront pas dans ce jardin. » dit le chef de cabinet. « Et surtout à deux. »

Mais trois minutes plus tard, le conseiller-adjoint Nordwig eut un grognement de colère.

— « Je n'aime pas ça, moi ! Je vais voir où ils en sont. »

Il s'élança en courant dans la direction où Jan Wordy et son fils étaient entrés dans la forêt. Les autres s'exclamèrent confusément mais ne tentèrent pas de l'arrêter. En l'absence du conseiller Wordy, l'adjoint Nordwig était le patron. Le secrétaire eut un rire nerveux et regarda sa montre.

— « Déjà quatre minutes, messieurs.

— Pratiquement, nous avons reperdu toute notre avance. » estima le chef de cabinet.

— « Vous voulez dire : l'avance sur le retard que nous avions pris !

— Exactement.

— Je propose que nous retournions aux voitures. » dit le secrétaire.

Ils amorcèrent un mouvement en direction des véhicules. Un des policiers en uniforme s'avança pour demander s'il n'y avait rien de grave. Le chef de cabinet lui répondit que tout allait bien. Ils se plantèrent au bord de la route, énervés et anxieux. Le secrétaire frissonna et releva le col de sa veste. Le chef de cabinet fit une réflexion sur la température, normale pour la saison, et même plutôt tiède, si l'on tenait compte de la situation géographique de la forêt de Loa.

« Six minutes ! » dit le secrétaire.

Le chef de cabinet grimaça. Un tic soulevait de temps en temps le coin de sa lèvre.

— « Cessez donc de compter les minutes. C'est agaçant, mon cher. Et s'il plaît au conseiller Wordy de se promener un quart d'heure, qu'est-ce que vous allez faire ? »

Le secrétaire répondit par une moue d'ignorance. Le cas était troublant. Ils se mirent à marcher sur la route pour se réchauffer. Quand dix minutes se furent écoulées, ils revinrent à l'endroit où le conseiller et son fils étaient entrés dans le bois. Le vent s'était levé de nouveau et les feuillages frémissaient bruyamment. La forêt s'emplissait d'une rumeur profonde et lointaine. Une odeur de sève, d'humus et d'écorce mouillée flottait entre les bouleaux. Le secrétaire se baissa machinalement pou ramasser un champignon. Une masse blanchâtre, spongieuse, irrégulière. Un flot de souvenirs se déversa en lui comme si, à la faveur de ce mouvement, une mystérieuse vanne se fut ouverte dans son cerveau. Son enfance et sa jeunesse étaient là : son existence d'homme lui parut absurde. Il eut envie de partir à son tour dans la forêt, mais pour s'y perdre et ne jamais revenir. Il se demanda si le conseiller Wordy n'avait pas éprouvé un sentiment analogue en découvrant l'immensité des bouleaux. Il connaissait son patron depuis déjà dix ans. Cet homme froid et réaliste n'avait pas l'habitude de s'arrêter sur la route pour se promener quand il était en voyage officiel. Peut-être souhaitait-il rester seul un moment pour réfléchir à quelque problème ignoré de ses collaborateurs. Mais, dans ce cas, il n'aurait pas emmené son fils avec lui. D'ailleurs, pourquoi le jeune Alan l'accompagnait-il à La Villansea ? De toute façon, cette petite fugue ne ressemblait pas au conseiller Wordy. Ce serait une bonne histoire à raconter dans les salons de Lisan… Près de douze minutes étaient passées. Le secrétaire regarda son compagnon. Le chef de cabinet faisait bonne figure. Mais le chef des policiers, appuyé à sa voiture, paraissait anormalement crispé : un tic le forçait de temps en temps à fermer l'œil droit plusieurs fois de suite, tandis qu'une veine battait sur sa tempe. À treize minutes, l'adjoint Nordwig revint — seul — et s'assura d'un coup d'œil que le conseiller et son fils n'étaient pas rentrés.

« Rien de grave encore. » dit-il. Il regarda sa montre. « Mais dans cinq minutes… »

Ils se rapprochèrent des véhicules. Nordwig traversa la route pour essayer de voir plus loin dans la direction de Delahanty. Le conseiller Wordy ne se montrait nulle part. Il avait quitté sa voiture depuis un quart d'heure, maintenant. Il avait parlé de cinq minutes, mais son retard ne méritait pas qu'on s'alarme encore. N'empêche : le secrétaire commençait à se demander s'il reverrait jamais son chef. Intuition ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Ridicule… Il fit un effort pour ne pas montrer son inquiétude aux autres.

La voiture de tête possédait une sirène. Les flics se mirent à l'actionner par intermittence pendant trois ou quatre secondes. Le secrétaire, le conseiller-adjoint et le chef de cabinet s'enfoncèrent dans la forêt en appelant : « Conseiller Wordy ! Conseiller Wordy ! ».

Sans aucun résultat. Vingt-cinq minutes après le départ du conseiller, le chef de cabinet décida d'aller en avant pour donner l'alerte et demander du secours. Nordwig et le secrétaire retournèrent dans la forêt en s'efforçant de décrire ensemble une ellipse dont le grand axe resterait à peu près parallèle à la route et orienté en direction de Delahanty. Ils suivirent une légère pente qui les conduisit au bord d'une dépression marécageuse et ils pataugèrent dans une sorte de tourbe.

« Le conseille Wordy s'est peut-être enlisé. » dit le secrétaire en s'arrêtant.

— « Enlisé ? »

Nordwig tâta le sol du pied. La boue ne couvrait même pas leurs souliers de ville, mais la terre cédait sous leur poids avec un bruit d'éponge qui se vide, et l'on entendait à plusieurs mètres des mystérieux chuintements. Ils avancèrent avec prudence, en cherchant des empreintes de pas. Aucune trace de Jan Wordy et de son fils. Nordwig et le secrétaire atteignirent un fourré : un lapin s'enfuit devant eux. Ils se remirent à appeler : « Conseiller Wordy ! Conseiller Wordy ! ».

Au-delà du fourré, les troncs des bouleaux devenaient si serrés qu'ils formaient une barrière grise, presque compacte. La lumière prenait sous les feuillages la couleur de l'océan au crépuscule…

« Conseiller Wordy ! Conseiller Wordy ! ».

Ils se turent pour écouter, et un bruit étrange leur répondit. Le secrétaire leva la tête. Les cris tombaient du ciel. Ils coururent jusqu'à une clairière. Des oiseaux migrateurs, formés en un grand V onduleux, descendaient vers le sud en jetant de longs appels rauques.

— « Si tôt ? » fit le secrétaire. « L'hiver sera précoce…

— Et rude ! » ajouta Nordwig.

Les deux hommes se rabattirent vers la route. Après avoir parcouru un arc de cercle de quelques centaines de mètres, ils repartirent en direction des voitures. Rien… Et la nuit approchait.

Un quart d'heure plus tard, la police locale arrivait sur les lieux et commençait de nouvelles recherches. À vingt heures, le conseiller Wordy et son fils n'avaient toujours pas été retrouvés. Une demi-douzaine de chiens policiers débarquèrent d'un fourgon en provenance de La Villansea et on les lança immédiatement sur la piste des disparus. Le gouverneur et le chef de la Sûreté étaient présents. Des ouvriers installèrent une tente pour servir de p.c. aux autorités et un téléphone de campagne pour assurer la liaison avec Bordynia, le village le plus proche, où se trouvait un autre groupe de sauveteurs.

À vingt et une heures quinze, le policier de garde au téléphone appela le gouverneur : « Excellence, vous avez Lisan. Le premier ministre désire vous parler.

— Je ne comprends pas ce qui s'est passé. » dit le gouverneur au premier ministre. Personne ne comprend… Actuellement, près d'une centaine de personnes et six chiens sont à la recherche du conseiller Wordy et de son fils, et on ne saurait tarder à les retrouver. Vivants ou morts…

— Quelle est l'étendue de la forêt dans laquelle le conseiller Wordy s'est apparemment égaré ? » demanda le premier ministre.

— « Elle est très grande. » répondit le gouverneur. Dans la direction de l'est, la forêt de Loa s'étend sur plusieurs centaines de kilomètres. Mais le conseiller a disparu près de la lisière nord, à seulement vingt-cinq miles de La Villansea. Et, en toute hypothèse, il n'a pu aller très loin.

— Croyez-vous qu'il ait pu être enlevé par des terroristes ou de vulgaires bandits ?

— Je ne sais pas, monsieur. Les spécialistes n'ont relevé aucune trace suspecte.

— Sait-on » demanda encore le premier ministre, « si le conseiller Wordy et son fils ont échangé quelques mots avant de disparaître ? Cela pourrait être important.

— Je vais me renseigner. » dit le gouverneur.

Le secrétaire du conseiller Wordy se souvenait d'une réflexion de son patron, au moment où celui-ci entrait dans la forêt, suivi d'Alan : « Alors nous ne verrons jamais Achernar ? ». Ou quelque chose comme ça. Et Alan avait éclaté de rire…

« Voilà tout ce que j'ai pu apprendre, monsieur. Est-ce important ?

— Cela pourrait être important. » répéta le premier ministre avant de raccrocher.

— « Achernar, Achernar. » marmonna le gouverneur.

Il entra à son tour dans la forêt au milieu de laquelle brillaient, dansaient, palpitaient des centaines de lumières. Il n'avait même pas de lampe et il consulta sa montre sous la clarté d'un projecteur. Vingt et une heures quarante-trois. Il s'éloigna lentement dans l'obscurité.

À vingt et une heures cinquante-cinq, le secrétaire parla pour la dernière fois au conseiller-adjoint Nordwig. À vingt-deux heures trente, la disparition des deux hommes fut officiellement confirmée. À vingt-deux heures quarante, le chef de la Sûreté appela le ministre de l'Intérieur, à Lisan. Mais celui-ci demeura introuvable.

Le chef de la Sûreté décida alors d'informer directement le premier ministre. Le téléphone était coupé.

À vingt-trois heures dix, la lumière s'éteignit à La Villansea. À vingt-trois heures quinze, deux chiens policiers échappèrent à leurs maîtres. À vingt-trois heures trente, le secrétaire du conseilleur Wordy déclara au chef de cabinet : « Après tout, Achernar est une étoile comme les autres ! ». Et il pénétra dans la forêt.

Le chef de cabinet décida de rentrer à Lisan. Mais sa voiture refusa de démarrer. Les groupes électrogènes s'arrêtèrent. Les lumières s'éteignirent. Aucun moteur ne tournait plus.

Quelque chose était arrivé.

Le jour et l'heure étaient arrivés.

Première publication

"la Disparition du conseiller Wordy"
››› Spirale 4, juin-juillet 1976