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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

À la mémoire des en-je

le Désert du monde, deuxième, avec Jean-Pierre Andrevon

Lorsque j'ai proposé à Michel Jeury de tenter avec moi quelques pages d'écriture communautaire, il m'a tout de suite proposé de reprendre le thème de mon roman le Désert du monde, auquel il voulait trouver une autre explication finale. Enthousiaste comme toujours, Michel voulait même écrire la nouvelle tout seul, jugeant que j'avais fait ma part de travail avec le livre ! La collaboration ainsi définie aurait tourné un peu court ; j'ai donc fait à Michel la contre-proposition suivante : je réduirais à une nouvelle de quinze pages les deux premiers tiers du roman, et il conclurait à sa convenance (il a également tenu à rédiger les mystérieux dialogues mis en inserts). Le résultat tient sans doute plus du pari thématique et de l'exercice littéraire de haute voltige que de la création artistique. Mais j'avoue que, alors que dans le domaine de la S.-F. nombreux sont les auteurs qui gonflent des nouvelles à la dimension d'un roman, j'ai trouvé particulièrement amusant de faire le travail inverse. Une première ?

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Car, il faut bien le reconnaître, le moi dont nous sommes si fiers et si jaloux n'est qu'un radeau fait de pièces et de morceaux qui flotte sur le néant.

Gabriel Veraldi

À la mémoire d'un ange

Elle t'appelle : « Philippe, vous venez ? ».

Toi, tu hésites encore. Tes yeux délavés voguent sur la façade jaunie de la maison familière, sur la devanture de la charcuterie, sur cette calligraphie obsessionnelle, Au rendez-vous des chasseurs, sur le bariolage blanc et bleu du garage. Ta maison, ton garage… ton monde. Tu quitterais tout ça, pour ne jamais y revenir sans doute ? Tu hésites. Ta main, cette longue main aux phalanges hérissées de chaume roux, tapote la surface luisante de la carrosserie ; derrière le volant, carrée sur le siège garance, Marie-Françoise fait ronfler le moteur d'un pied qui agace nerveusement l'accélérateur.

Là, derrière toi, il y a la maisonnette à deux étages où tu as vécu… tout ce temps : une cuisine blanche avec des rideaux rouge et blanc, la salle d'eau avec son protège-douche en plastique vert pâle, l'escalier sombre et craquant, ta petite chambre au toit crevé, que tu n'as jamais pris le temps de réparer. Quitter tout ça, vraiment ?

Mais tes lèvres s'ouvrent, ta langue et les cartilages de ton gosier se mettent en mouvement, murmurent : « J'arrive… j'arrive. ».

Tu ouvres la portière de cette voiture à l'étrange moteur futuriste, tu casses en deux ta grande architecture, tu t'enfonces dans le dossier souple du siège.

— « Attachez votre ceinture ; on ne sait jamais… »

Non, on ne sait jamais.

Clic ! Tu boucles la ceinture autour de ton buste, et la voiture commence à rouler lentement, se détache lentement de la bordure du trottoir, prend peu à peu de la vitesse en gagnant le centre de la chaussée déserte. Ça y est. Tu es parti, vous êtes partis. Direction…

Point d'interrogation.

Une voix : « Acna 3, le stéréoquartz est-il prêt ?
— Ici Acna 3. Attention, il y a des incidents avec ces deux programmes. La proforme M est seulement trop consciente. Mais la proforme F est tout à fait aberrante. »

Point d'interrogation ? Combien y en a-t-il eu dans ton existence, au cours des quatorze jours écoulés ? Plus que tu ne saurais les compter. Et en fait, tu as fini par ne plus les voir, ces gracieux et irritants petits poteaux sémantiques délimitant ton horizon : ta maison, le village, le paysage et son mur de brume, le tout porté sur le flot immobile du temps — un seul et immense point d'interrogation, l'arbre cachant la forêt du haut de sa perspective. Tu te souviens ? Tu te souviens de tout… depuis quatorze jours. Avant…

Avant, c'est ce que tu appelles le “temps d'avant” avec une belle simplicité. C'est ce qui a été bu dans ton cerveau par des bouches avides et rapaces. Ce sont ces trente-cinq ou quarante années de vie dont ton corps garde vaguement la trace dans sa pesanteur de chair, dans le cours sinueux des veines apparentes de tes avant-bras et de tes mollets, dans la fine griffure de quelques rides au front et aux coins de la bouche, dans la pâleur terne de tes iris bleus où de minuscules tavelures brunes se sont incrustées comme de la grenaille. C'est le mystère qui a présidé à ton réveil. Tu te souviens ?

Tu te souviens…

C'était un matin, dans la chambre du haut, sous la déchirure du toit mansardé qui, entre ses lèvres grimaçantes où des poutrelles rompues pointaient comme des chicots, laissait fuser une lumière froide ; tu t'étais éveillé couché sur un lit étranger, entre ces murs recouverts d'un papier peint bleu-violet à fleurs, vêtu d'un pyjama à rayures. Des vêtements — tes vêtements ? — étaient sagement pliés sur une chaise à côté du lit : une chemise grise, un pantalon de tergal beige, un slip, des savates noires à semelle de corde.

Tu ne reconnaissais rien. Tu ne savais pas où tu étais. Tu aurais pu prononcer tout haut, pour exorciser le silence, le classique Où es-tu ? Mais c'est un autre classique qui n'a pas tardé à envahir ton esprit, à l'emplir, à te le faire résonner comme un tambour.

Qui es-tu ?

Car ta tête, tu t'en es vite rendu compte, était vide de tout souvenir personnel. Tu ne savais même pas ton nom, et lors de l'exploration ultérieure de la maison, quand ton visage s'est encadré dans le petit miroir accroché au mur de la cuisine, tu n'avais pas reconnu cette longue face chevaline aux oreilles décollées, surmontée d'une courte brosse de cheveux blond-roux. Amnésique. Le mot, le concept s'étaient bien sûr imposés à ton esprit. Tu avais même, dans un effort désespéré de logique, accusé une des poutres tombées sur le parquet de t'avoir chu sur le crâne. Tu avais aussi pensé aux suites d'une beuverie, un comparse de passage ayant pu la veille au soir te ramener ivre mort dans sa maison. Tu avais…

Mais à quoi n'avais-tu pas pensé, dans ta déroute !

Le premier cadavre rencontré dans l'escalier, alors que tu le descendais en tâtonnant dans la pénombre brune, avait dévié brutalement le cours de cette interrogation erratique. Dès lors, ton exploration t'avait conduit à la rencontre des silencieux habitants de la maison, ces inconnus que tu avais hélés une première fois depuis la porte de ta chambre alors que, habillé, tu t'apprêtais à descendre vers les étages inférieurs et qu'un bruit infime (craquement d'un meuble, éclatement d'une goutte d'eau dans le précipice d'un évier) t'avait poussé à crier d'une voix peu assurée : « Il y a quelqu'un ? ».

Il y avait quelqu'un, plusieurs quelqu'uns — mais tous dans l'impossibilité absolue de te répondre : cet homme entre deux âges effondré dans l'escalier, cette jeune femme rousse couchée nue dans la salle de bains en travers du bac à douche, ce garçonnet dans une chambre du bas, tenant encore dans sa main une petite voiture rouge, ces deux vieillards que la mort avait surpris dans leur grand lit de solitude et dont la tête seule, insolite et chenue, dépassait des couvertures… Sentinelles horizontales d'un paysage de mort, cadavres paisibles et sans violence d'un cataclysme assourdi, les gisants précipitaient dans ta tête d'autres questions, en même temps que s'y formaient des embryons de réponse, des lambeaux d'hypothèse.

Tu avais fui la maison aux cadavres — et d'autres cadavres t'avaient salué de leurs bras tendus, ceux qui mordaient le bitume de la rue, comme ce cycliste aux membres emmêlés dans la carcasse de son engin, ceux que la faux invisible avait frappés dans les magasins où tu avais poussé ton nez, le tôlier du Rendez-vous des chasseurs, la petite femme grise du Chic de Paris, le gros boucher arrondi sur son carrelage, et les autres, tous les autres habitants du village murés dans leur silence…

Alors là, planté au milieu de la rue, les bras ballants, le front levé vers ce ciel bouché de condensations nuageuses en grumeaux, cette nuée impressionniste figée qui semblait stagner au raz des toits, tu t'étais laissé emporter par la houle des hypothèses. Guerre. Explosion atomique. Radiations. Arme chimique ou bactériologique. Catastrophe industrielle.

Et toi, toi le sans-mémoire, toi le sans-passé, le sans-nom, toi choqué au plus profond de tes fibres, tu serais resté le seul survivant du village — de la région — du pays, pourquoi pas ?

Pourquoi pas ? Mais pourquoi ? Pourquoi, grands dieux !

Aujourd'hui, tu n'as toujours pas trouvé la réponse à cette question.

À un détail près, cependant : tu n'étais pas exactement le seul survivant. Il y avait aussi une survivante…

« Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
— Ce n'est quand même pas la première fois que ça arrive ! Il a suffi d'une impureté d'un picogramme dans un ribo-élément et d'une erreur d'une nanoseconde dans le timing des concepteurs.
— Il s'agit donc uniquement d'erreurs matérielles ?
— Bien entendu.
— Vous pensez sauver ces programmes ?
— Eh bien, ça ne dépend pas vraiment de nous. On va voir.
— Quel est le coût budgétaire moyen de chaque programme ?
— Attendez ; je vérifie… Environ sept cents roues !
— Très bien. Faites le maximum pour les récupérer. À ce prix ! Et tenez-nous au courant. Terminé ! »

« Acna 6 ? Le géoprogrammateur Chtonc. J'apprends que vous avez des ennuis avec Acna 3…
— Acna 6. Rien de grave, monsieur le Géoprogrammateur. Il s'agit apparemment d'une programmogenèse ordinaire qui cafouille un peu. J'attends des précisions sur cette affaire. Je vous tiendrai au courant, monsieur le Géoprogrammateur. »

À travers le pare-brise, la courte perspective se précipite sur toi. Là-bas devant, le clocher camus de l'église se dresse au-dessus des acacias de la place. À droite, à gauche, les magasins défilent, ces surfaces peintes, ces boiseries bleues et blanches, rouges et vert sombre, où reste tapi le mystère. Adieu le garage, adieu le Chic de Paris, adieu la charcuterie-rôtisserie, adieu la sombre mercerie pleine de tiroirs factices, adieu la boucherie… Dirigée d'une main ferme, la voiture va maintenant aborder la place principale. Tu te tournes vers le conducteur, cette jeune femme qui a envahi ton univers dès le second jour, la “survivante” avec qui tu as dû partager, cette créature envahissante, autoritaire, bruyante, que tu as haïe si souvent, et dont tu sais bien que tu ne pourrais plus te passer désormais.

Ta bouche s'ouvre : tu vas dire quelque chose peut-être, mais tes lèvres n'articulent rien ; tu te contentes d'avaler ta salive, et tu fixes à nouveau le décor qui défile sur l'écran du pare-brise en un grand panoramique gauche-droite, tandis que le véhicule prend son virage pour aborder franchement la place. Un peu plus loin, dépassé l'angle où la terrasse du Café de la mairie avance ses tables et ses chaises vides, il y aura encore cinquante mètres à faire entre les pans d'une rue étroite, et puis ce sera un très court trajet dans la campagne dont tu distingues maintenant la verdeur étouffée. Ensuite…

Mais tu ne veux pas encore penser à cet “ensuite”. Tes pensées, au contraire, te ramènent quatorze jours en arrière, à cette première matinée où tu es né sans mémoire dans le désert du monde.

« Géoprogrammateur Winchester ? Acna 3, je confirme les incidents qui ont perturbé votre programmogenèse nom de code Chasseurs-Chic.
— En tant que programmicien délégué, vous êtes entièrement responsable de ces incidents.
— Nous reconnaissons la responsabilité de l'équipe, madame le Géoprogrammateur. Les causes exactes des perturbations seront recherchées.
— En attendant, il ne vous serait pas possible de me fournir le stéréoquartz Chasseurs-Chic ?
— Je regrette. Nous analysons actuellement M qui est stable et pourra probablement être sauvé. Mais F est pratiquement hors contrôle. M est beaucoup trop conscient de lui et de l'environnement, mais il reste en non-je… »

Tu avais donc entrepris l'exploration hésitante de cette portion d'univers où l'amnésie t'avait rejeté, ce bout du monde où tu te retrouvais, seul être épargné au milieu des morts. Un bout du monde, vraiment : moins d'un village, tout juste un hameau, deux ou trois dizaines de maisons découpées par deux rues principales et cette absurde place Second Empire au milieu, avec une église trop grande, une mairie trop blanche avec une façade à colonnade, et ce grand café à la terrasse duquel tu t'installerais plusieurs fois, par la suite. La journée avait passé ainsi, en allées et venues erratiques qui n'avaient d'autre but que prendre du bout de tes jambes la mesure de ce domaine réservé. Et ce n'est que vers le soir, alors que la turbulence figée du ciel commençait à prendre la matité du plomb, que tu avais fait connaissance avec la brume.

La brume reposait au bout d'un champ qui s'étendait à l'arrière des fermes bordant un des côtés rectilignes du village. Deux ou trois cents mètres t'en séparaient, alors que du bout de ton espadrille tu hésitais encore à t'engager dans ce pré banalement vert où quelques arbres en boule ajoutaient une troisième dimension au plan horizontal butant sur l'écran blanc. Un écran ? C'était bien ça, la brume : un écran, une barrière, un mur de coton sans profondeur, un coup de pinceau tracé d'une main sans défaillance contre la profondeur de l'horizon, en bouchant la vue aussi bien devant toi que vers la droite ou la gauche. Un arc de cercle de brume solidifiée… Et pourquoi pas un cercle fermé, isolant le village de l'extérieur ?

L'idée t'en était venue comme tu avançais vers cette frontière avachie. Isolé ? Mais pourquoi ? Qu'y avait-il là-derrière ?.. La suite des champs, la suite du monde, un paysage sans surprise que, dans la “vie d'avant” — à supposer que tu eusses bien vécu dans ce village —, tu aurais pu nommer haie après haie, barrière après barrière, clocher après clocher, tant il t'avait été familier ? Ou alors…

Une plaine de cendres fumantes vérolée de cratères de bombe et semée de cadavres à la volée.

L'image, que tu n'avais pas appelée, t'a percuté en plein corps comme un poing de glace. Tu t'es courbé en avant, tu as failli tomber. Tu avais le cœur au bord des lèvres ; il t'a semblé que tu allais te retourner comme une chaussette dans une insensée topologie de viscères débordants. Tu as reculé de quelques pas, tu t'es détourné du maléfique lombric de brume, tu as couru jusqu'au bord du champ. Ces images… Ce paysage de cataclysme… C'est la brume qui t'avait envoyé ce message visuel au fond du cerveau. Tu le savais. Tu le savais. Et en même temps qu'elle te communiquait ces images, elle t'avait repoussé. Tu savais maintenant qu'elle ceinturait bien le village et qu'elle t'empêcherait d'en franchir les étroites limites. (Oh !.. tu essaierais encore, par la suite ; mais ces essais ne feraient que confirmer cette première impression.)

Seulement pourquoi cette barrière ? Pour te maintenir dans l'enclos ? Ou au contraire pour te protéger de la plaine de cendres ?

Seul, immensément seul dans la nuit qui tombait du ciel grêlé, tu as frissonné. Il ne faisait pas frais, non ; la température au contraire était toujours d'une tiédeur étale qui ne te pénétrait pas la peau. Simplement, tu avais… pas exactement peur, non ; une sensation difficilement exprimable, et qui n'avait sans doute pas de mot pour être exprimée puisqu'elle sourdait d'une situation elle-même inexprimable : tu avais terreur blanche, tu avais angoisse sourde, tu avais glace dans les membres, tu avais plomb dans l'œsophage.

Vite, tu es rentré chez toi. “Chez toi” : cette maison où tu avais émergé du néant le matin même, et dont tu avais en hâte grimpé l'escalier noir — enjambant le cadavre assoupi sur les marches — avant de te jeter sur le lit de la petite chambre bleue au toit déchiré et de sombrer d'un coup dans le sommeil, d'un coup, clic !, comme si quelqu'un, ou quelque chose, quelque part, avait pour toi abaissé l'interrupteur de ta conscience.

Le lendemain, des surprises t'attendaient.

La plus forte : les cadavres. Celui de l'escalier comme celui de la salle d'eau, comme ceux des chambres, comme ceux du dehors — tous étaient devenus squelette. Des squelettes bien propres, bien nets, nettoyés du moindre brimborion de chair par la dent patiente d'une divinité nocturne incarnée en rongeur ubique. Tu avais pensé à des rats, à des fourmis, mais la porosité laminée des os sous ta paume — la voûte à ciel ouvert de cette cage thoracique, le jeu d'osselets de cette main — t'avait pas la suite confirmé qu'il ne fallait pas compter sur des explications naturelles au domaine de l'extra-naturel. Et des squelettes avaient pris place dans le décor.

La deuxième surprise consistait en la disparition de l'agglomérat nuageux qui la veille avait bouché le ciel : maintenant, un soleil bouton-d'or rayonnait dans la transparence azurée et toute cette lumière déversée donnait au village un aspect incroyablement neuf, celui d'un décor de cinéma dressé pendant la nuit pour le tournage d'une comédie musicale.

La troisième surprise concernait ton propre corps et les sensations qu'il avait recommencé à t'envoyer. La veille, tu n'avais pas absorbé une parcelle de nourriture ou de boisson et l'idée ne t'en était même pas venue ; ce matin, tu t'étais réveillé avec une sensation précise au creux de l'estomac : tu avais faim. Tu t'étais donc fait chauffer un peu d'eau dans la cuisine et tu avais bu une tasse de Nescafé — mais il n'y avait rien de comestible dans les placards de la cuisine pimpante, à part deux cartons de lait dans le frigo —, et plus tard, quand tu étais sorti, tu étais allé prendre trois croissants à la boulangerie, que tu avais mâchés avec satisfaction bien qu'ils te parussent — comme le café d'ailleurs — sans goût. Ils étaient croustillants pourtant, ils avaient l'air d'avoir été cuits la nuit même — par ce squelette encastré derrière la banque ? avais-tu ricané, et qui avait eu aussi la bonté de disposer sur les présentoirs une cinquantaine de baguettes dorées à point…

Par la suite, ton urine avait dessiné la carte tourmentée d'un continent étranger contre le mur de l'église. Tu étais vivant ! Et sous ce ciel incroyablement bleu — bien que l'air fût toujours d'une tiédeur sans consistance —, ton long visage s'était plissé dans un premier sourire que la vitrine de la librairie-papeterie avait reflété.

Et peu de temps après, tu rencontrais Marie-Françoise à la terrasse du Café de la mairie, la quatrième surprise de ce matin de renaissance.

« Winchester ? C'est Chtonc.
— Très honorée, monsieur le Géoprogrammateur.
— Tout l'honneur est pour moi, madame le Géoprogrammateur. Mais j'avoue que cette affaire Chasseurs-Chic me chagrine. Il me semble que de gros risques ont été pris… J'aimerais connaître la destination de cette programmogenèse…
— Rien d'extraordinaire. Je prépare une géoprogrammation à régime sévère pour un secteur situé dans le sud-est de la France, portant le numéro 42871 et composé d'une cinquantaine de villages du type Chasseurs-Chic. Bien entendu, il s'agit d'une programmation géo-historique. Fin du xxe… L'Histoire est ce qu'elle est !
— C'est une excuse ? »

« C'est ici que les Athéniens… »

Marie-Françoise tourne vers toi son visage que dans ton for intérieur tu as depuis longtemps désigné par l'étiquette : “sympathiquement laid” — des traits sans grâce, un menton lourd, les grosses lunettes carrées, la frange épaisse de cheveux bruns semés de fils blancs. Elle sourit : « Les jetons ? ». Tu souffles que « Ça va, ça va… ». Mais maintenant la voiture a pris son allure de croisière, elle va dépasser les deux dernières fermes dont la silhouette massive, de part et d'autre de la route, verrouille le village. Un peu plus loin, la brume. Ça va ? Allons donc ! Tu sens par avance ton estomac se contracter. Brusquement, la tentative te paraît insensée. Tu voudrais tout stopper. Mais tu n'oses pas. Agrippées au volant, les mains de Marie-Françoise sont fermes, et ferme aussi la pesanteur de son pied sur l'accélérateur.

Lorsque tu l'as rencontrée, en ce deuxième jour du village, elle était déjà comme ça : assurée, affirmée dans son désir de comprendre l'irrationnel, de vaincre le fantastique.

Elle t'avait accueilli par cette phrase, qui était déjà toute elle : « Eh ben, il y en a quand même un autre ! ». Après, assis tous deux à la terrasse du café, comme deux touristes environnés de squelettes paisibles engoncés dans des vêtements trop larges, vous vous étiez racontés. Son histoire ressemblait à la tienne : elle s'était éveillée le matin même dans une chambre de l'Hôtel du Centre — sans bagages, sans papiers, sans mémoire. « On trouvera, on trouvera… » avait-elle dit en ponctuant ses mots avec le plat de la main sur la table. Elle parlait beaucoup, elle agitait beaucoup de vent, et sur le coup tu t'étais mis à regretter la solitude. Et puis… tu t'étais fait à cette présence envahissante mais chaleureuse, tu t'étais habitué à cette femme plus âgée que toi qui ne baissait jamais la tête, qui n'avait jamais fait preuve de découragement.

Drôle de couple (les “derniers Humains sur la Terre”), drôle de robinsonnade en terre ferme… Elle avait continué à habiter “son” hôtel, toi ta chambre bleue au toit crevé, et il n'y avait jamais eu entre vous le moindre appel sexuel, la moindre poussée de tendresse. À croire que la traversée des ombres avait également tué ça en vous. Mais de conserve, vous aviez jour après jour entrepris l'exploration systématique du village, voguant allégrement de mystère en mystère, de question en question, de surprise en surprise.

« Géoprogrammateur Winchester ? Ici le secrétaire Mason. Je souhaiterais vous parler de l'opération Chasseurs-Chic
— Mason ?
— Je suis secrétaire du troisième rang auprès de monsieur le Programmateur général.
— Très honorée, monsieur le Secrétaire. Je suis quand même étonnée que cet incident ait mis en alerte le Secrétariat général.
— Nous sommes toujours en alerte… Il semble donc que par suite d'un concours de circonstances assez improbable vous ayez une programmogenèse ratée ? Avec deux programmes humains non viables ? Qu'allez-vous faire de ces programmes ?
— Mais je ne sais même pas encore s'ils me seront livrés ! Le stéréoquartz est bloqué. C'est aux programmiciens de décider. De toute façon, un programme non utilisé doit toujours être détruit. Vous le savez aussi bien que moi.
— Oui. Régulièrement, un programme non viable doit être détruit. Mais le Géoprogrammateur général n'aime pas que l'on détruise les programmes humains… »

Constatation un : dès le troisième jour, les squelettes avaient disparu avec les habits qu'ils portaient, le tout réduit en une pulpe si friable qu'un souffle suffisait à la disperser. Question : quelle chimie incompréhensible avait pu provoquer cette dissolution ?

Constatation deux : dans les maisons qui vous étaient accessibles (mais voir trois), eau, électricité et gaz étaient alimentés normalement ; donc, pour isolé qu'il fût par le cercle de brume, le village était bien relié à un ailleurs. Mais aucun poste radio, aucun récepteur télé ne fonctionnait. Questions… au choix.

Constatation trois : si certaines habitations, certaines pièces vous étaient ouvertes (en gros, la maison où tu avais émergé à la conscience, l'hôtel de Marie-Françoise et tous les magasins), d'autres endroits étaient rigoureusement clos : les arrière-boutiques, les fermes, par exemple, voire certaines pièces de mobilier, comme les tiroirs muraux de la mercerie. Un jour, tu avais essayé, avec une hache prise au bazar, d'enfoncer la porte d'une ferme : le bois avait volé en éclat — mais de l'autre côté du panneau, il n'y avait rien, rien qu'une surface nue, blanche, froide au toucher qui, de manière atténuée, avait provoqué en vous la même sorte de répulsion à la fois physique et psychique que le mur de brume. Et vous n'aviez plus tenté de pénétrer dans les endroits “interdits”. Question : …au Diable !

Constatation quatre : aux éventaires des magasins d'alimentation, dans les vitrines, les casiers frigorifiques, sur les présentoirs, les fruits, les légumes, le pain, les gâteaux, la viande et la charcuterie ne se détérioraient pas. Les cerises printanières gardaient leur fermeté et leur bel éclat ponceau, les salades ne se tavelaient pas, les gigots pendus aux crochets d'acier demeuraient élastiques, saignants, consommables. Sauf que toutes ces victuailles continuaient de ne présenter au palais qu'une fadeur désespérante. Fallait-il croire que l'action chimique fabuleuse qui avait en quarante-huit heures réduit les cadavres à l'état de poussière eût sur la mangeaille un effet inverse ? C'était la question, ça.

Constatation cinq : c'était la plus étrange, celle qui vous avait fait toucher du doigt de la manière la plus palpable cette cosse d'irrationalité où vous étiez enkystés. Vous l'aviez nommée la “maladie de l'imprimé”. Elle vous était apparue en premier lieu sur les étiquettes des bouteilles, boîtes de conserve, emballages que vous alliez chercher à l'épicerie. Ces étiquettes ne présentaient pas d'inscriptions lisibles, seulement un barbouillage informe de couleurs bavées. Les couvertures des livres de la librairie présentaient la même incohérence brouillonne… Les livres ? Mais ce n'étaient même pas des livres, seulement des objets factices qui n'en avaient que l'apparence, des blocs de carton soudés qui ne pouvaient faire illusion que de loin. Vous aviez passé tout un après-midi à la Maison de la Presse, dépouillant des journaux et des magazines où l'encre d'imprimerie avait coulé, hiéroglyphique, ne laissant sur le papier que l'empreinte baveuse d'une vérité javellisée, dissoute dans la censure de l'inconnu. Sur les feuillets dépliés nageait parfois un mot reconnaissable, plus rarement un fragment de phrase, îlots sémantiques à la dérive sur les flots sombres (fusillade qui a eu lieu entre les forces de / avertissement solennel / elle se jette par la fenêtre et / pollution / à coups de couteau / le taux d'inflation / couvre-feu / la grève / des tanks ont / le périmètre contaminé ne cesse) et ce bref rappel d'une vision du premier jour : Est-ce la guerre ?

Ces petits morceaux du passé lavés de votre tête, ces débris de l'extérieur dont vous étiez murés, formaient le puzzle à reconstruire d'un univers dont vous recherchiez vainement la clef. Pourquoi, dans ce village où tout était si propre, si net, où tout fonctionnait, où les aliments étaient miraculeusement préservés de la corruption, où les superstructures d'une existence autarcique avaient été dressées pour vous, pourquoi étiez-vous coupés de toute source d'information, écrite comme audiovisuelle ?

C'était une autre question.

Mais elle suscitait une réponse, une réponse en forme d'autres questions — des questions qui contenaient toutes les précédentes, y compris celles que vous ne vous étiez jamais posées. Qui avait organisé cette vaste mise en scène dont vous étiez les acteurs manipulés ? Qui avait dressé le décor, qui vous y avait placés après vous avoir sucé la mémoire ? Et dans quel but ce spectacle ?

À partir de là, l'impression d'être observés ne vous avait pas quittés. Arpentant les tranquilles ruelles baignées de soleil où des boutiques ombreuses vous offraient à foison tout un matériel de survie, foulant la courte perspective des prés butant sur la muraille de brume, réfugiés dans les pièces qui vous étaient ouvertes et où vous attendiez l'arrivée brusque de la nuit au “ciel sans étoiles” — encore une preuve que la totalité de ce micro-univers n'était qu'un faux-semblant aux finitions douteuses —, vous vous attendiez à tout moment à découvrir dans un coin secret la lentille inquisitrice d'une caméra épiant chacun de vos mouvements, vous étiez prêts à voir s'ouvrir tout un pan du décor sur des coulisses frankensteiniennes d'où les organisateurs surgiraient soudain pour vous dire : « C'est fini, le jeu est terminé, l'expérience s'est parfaitement déroulée, nous allons tout vous expliquer. ».

Mais il n'y avait nulle part de caméras espionnes, et les coulisses gardaient leur secret. Un jour, Marie-Françoise avait hurlé face au ciel : « Montrez-vous, les mariolles ! Vous m'entendez ! Plus la peine de vous cacher ; nous savons que vous êtes là… Sortez donc qu'on rigole un peu tous ensemble ! ».

Ses cris n'avaient pas troublé la sérénité bleue du ciel ni le silence compact du village d'où toute vie était absente — car c'est en vain que vous aviez cherché la trace de la plus petite fourmi se glissant entre les graviers du square, de la plus petite araignée occupée à tisser la géométrie d'une toile entre deux pans de mur… Et vous aviez dû vous contenter de votre mutuelle compagnie pour rigoler un peu — nerveusement.

C'est elle, bien sûr, qui avait décidé l'expédition, après avoir découvert qu'une des voitures abandonnées au long des trottoirs — mais il aurait fallu dire : placées où il se devait dans le décor pour y ajouter une touche de réalisme — marchait. Elle l'avait mise en route sans problème, et ce n'est qu'après avoir soulevé le capot que vous vous étiez rendu compte que son moteur ne consistait qu'en un seul bloc lisse et brillant abritant une énergie mystérieuse. Vous n'aviez pas fait de commentaire. Cette voiture avait peut-être été disposée là exprès pour l'usage que vous vous disposiez à en faire : percer le mur de brume…

« Vous comprenez, » t'avait dit Marie-Françoise, « elle nous arrête parce que nous sommes vivants. Mais une voiture lancée à soixante, quatre-vingts kilomètres à l'heure ? Si elle n'est pas trop épaisse, on devrait passer. Qu'est-ce qu'on risque ? »

Ce que vous risquiez ? La folie, la mort, sans doute. Mais n'étiez-vous pas déjà fous, déjà morts ? Tu avais accepté, et voilà : vous étiez partis.

Tes souvenirs, au moment fatidique où la voiture gagnait de la vitesse pour percer la brume, étaient faits de ça. Plus une chose, tout de même. Les rêves qui, nuit après nuit, n'avaient pas tardé à vous assaillir.

Mais eux, pour rien au monde tu n'aurais voulu les évoquer.

« Acna 3 ? Le secrétariat du Programmateur général. Ici, le secrétaire de troisième rang Mason. Pouvez-vous me donner le point de la situation concernant la programmogenèse Chasseurs-Chic. Merci.
— Je suis désolé, monsieur le Secrétaire de troisième rang. La situation s'est nettement aggravée dans les dernières heures. Nous savions déjà que la proforme F était irrécupérable…
— Pour quelle raison exactement ?
— C'était un programme raté à tout point de vue. Aucune femme ne supporterait sans dommages pour sa santé mentale d'en être affublée. Comble de malchance, F a été tout de suite consciente de soi, avec égotisation, en-je et personnalisation. Elle s'est inventé un nom… Elle en a aussi donné un à M. Mais lui ne le ressentait pas, heureusement. Pour lui, nous espérions une évolution favorable. Des raisons techniques nous empêchaient de les séparer dans le stéréoquartz. F a contaminé M. Elle l'a poussé à se personnaliser. Nous craignions que M n'atteigne le niveau en-je d'ici quelques minutes…
— Mais il ne l'a pas encore atteint ? Ce qui signifie que le “je“ n'existe pas encore pour lui et que sa conscience de soi s'exprime naturellement par la deuxième personne ? Il pourrait être sauvé comme programme.
— En théorie. Mais ses qualités sont médiocres. En outre, il a été contaminé par F et il va atteindre le seuil d'en-je d'un instant à l'autre. Il devra être sacrifié aussi. »

Cent mètres, peut-être.

L'aiguille du compteur glisse vers 60, vers 65, de 65 vers 70. Tu te tasses dans la concavité du siège, tu crispes les poings. Qu'y a-t-il derrière le rideau de brume ? Une plaine de cendres fumantes vérolée de… Mais ce ne sont pas ces images récurrentes qui te font fermer les yeux, qui te plient en deux dans les coussins. C'est l'appréhension de ce que tu vas subir dans ton corps, que tu sais pour l'avoir déjà ressenti, c'est cette torsion de la totalité de ton être, c'est ce froid glacial qui va ronger ton ventre, cette coulée de métal en fusion qui va emplir tes membres, cet éclatement de toute la personnalité qui va te rejeter, limaille, grenaille, scorie, escarbille, aux frontières de l'impossible.

Le moteur gronde. « Philippe ! » hurle Marie-Françoise. Tu as envie de lui corner aux oreilles que tu ne t'appelles pas Philippe, pas plus qu'elle ne s'appelle Marie-Françoise ! Ce sont des prénoms qu'elle vous a imposés pour que vous fassiez semblant d'exister, pour que vous oubliiez que vous n'avez pas de passé… Mais tu n'as pas eu le temps de dire quoi que ce fût. La main de glace s'abat sur toi, tu sens tes ongles te rentrer dans les paumes, tu sens tes dents crisser dans un grand saccage d'émail, tu sens… Mais tu ne sens plus rien. Ton corps a été projeté dans les rafales de la tempête, dans la lave des volcans en furie, dans la vague de givre des glaciers qui s'effondrent. Tu es haché, laminé, réduit en pulpe, en poudre, en atomes, et puis…

Et puis aussi brusquement qu'elle t'avait saisi, la main géante te relâche. Ton cœur s'apaise, le froid et la chaleur te quittent, tu ouvres les yeux. La voiture freine, tu te sens poussé en avant tandis que les pneus miaulent sur l'asphalte.

Tu ouvres les yeux.

La voiture s'est immobilisée de guingois au milieu de la route. Et Marie-Françoise hurle : « Philippe ! Nous sommes passés ! ».

----==ooOoo==----

Ils sortirent de la voiture, burent de tous leurs yeux le paysage autour d'eux [1].

Ils s'étaient trompés l'un comme l'autre.

Ils n'étaient pas dans les coulisses du décor ; il n'y avait ni savant ni soldat pour les accueillir, projecteurs et micros braqués.

Ils n'étaient pas non plus dans les banlieues de l'Apocalypse — pas de villes dévastées, de terre craquelée et fumante, pas de plaine de cendre recevant une pluie de boue.

Ils étaient sur une petite route de campagne — tout simplement — entourée de champs verts et dorés parsemés d'arbres solitaires ou en bosquets. Au-dessus de leur tête le ciel bleu, sans une bouffée de nuages, et la tache incandescente du soleil.

La voiture s'était arrêtée à une centaine de mètres de la barrière de brume. À l'endroit comme à l'envers, celle-ci présentait toujours le même aspect un peu irréel. En l'observant mieux, ils eurent l'impression qu'elle était englobée dans une sorte de structure cristalline géante, transparente et non moins irréelle. On ne voyait rien du village au-dessus de ce cordon. Même le clocher de l'église n'en dépassait pas. Mais le village paraissait si loin, maintenant !

« Eh bien… nous sommes passés, finalement. » dit gauchement Philippe en écho tardif.

Marie-Françoise se frictionna le bras comme si un peu du froid de la traversée était resté collé à sa peau.

— « Je ne peux même pas dire ce que ça m'a fait. Je préfère oublier. Brrr… »

Elle s'agenouilla pour cueillir une fleur, revint à la voiture, prit une cigarette, l'alluma. À son tour, il fit quelques pas sur la route, dans la direction d'où ils étaient venus. Là-bas, si loin et si près, la brume roulait ses volutes immobiles. Les limites de la barrière étaient imprécises, effilochées, noyées dans le scintillement bleu de l'air. Rien dans cette surface immuable ne signalait qu'elle avait été forcée.

— « Est-ce qu'on est hors de la zone contaminée ? » demanda Philippe d'une voix étouffé, comme s'il se parlait à lui-même.

Marie-Françoise haussa les épaules et ne répondit pas.

« Venez… »

La voix avait sonné à leurs oreilles. Ils se regardèrent, puis regardèrent autour d'eux, longuement. Elle écrasa sa cigarette sous son talon. Il rit, gêné.

« Venez, Philippe et Marie-Françoise. Il est temps ; venez… »

La voix était à la fois douce, profonde et chaleureuse. Elle était aussi amicale bien que, d'une certaine façon, ce fût une voix dominatrice, aux injonctions de laquelle il n'était pas facile d'échapper. Elle résonnait maintenant autour d'eux. Elle était partout, dans l'herbe, sur la route, dans les arbres, dans le ciel. « Venez. Venez… » C'était la voix de la nature, la voix du temps, la voix du monde. Ou peut-être ne chuchotait-elle qu'au fond de leur esprit ?

Ils se mirent en mouvement, marchèrent le long de la route, abandonnant la voiture derrière eux. Une minute plus tard, Philippe se retourna : la voiture avait disparu. « Venez ; nous vous attendons… » Ils continuèrent. Leurs jambes les portaient nécessairement dans la bonne direction.

Insistante, chaude, grave, la voix les poussait en avant. Ils aperçurent la maison dont une irisation de lumière rendait flous les abords immédiats. C'était une petite villa à un seul étage, aux murs intensément blancs, au toit d'ardoises gris foncé. Une porte de bois brun s'ouvrait sur sa façade, encadrée par quatre fenêtres aux volets bruns ouverts, mais masquées de l'intérieur par de pimpants rideaux verts.

Au-dessus de la porte, un chiffre. Rien qu'un chiffre : 1.

Nimbée de lumière fluide, adossée au ciel très bleu, la maison semblait faire partie d'une toile surréaliste. Et elle était en même temps si accueillante… La main dans la main, ils franchirent la barrière de lumière qui glissa sur leur peau comme un très léger courant électrique. Philippe appuya sur un bouton de nacre, incrusté dans un petit dôme de cuivre fixé contre le chambranle de la porte. Une sonnerie cristalline retentit à l'intérieur. On vint leur ouvrir.

« Entrez, je vous en prie. » dit l'homme.

Il s'écarta du passage, tendit la main derrière lui en un geste d'invitation. Le hall était bleu et blanc. Une lumière douce émanait d'un globe suspendu au plafond.

L'homme les conduisit dans une pièce carrée, claire et accueillante : moquette bleu de Prusse qui étouffait le bruit de pas, murs blancs, une table au dessus de verre perchée sur quatre pieds ouvragés en métal doré, quatre chaises au dossier arrondi, rembourrées et tendues de velours ocre jaune. Une petite bibliothèque remplissait aux deux tiers la paroi située à gauche de la porte… Deux fenêtres s'ouvraient sur le mur d'en face et éclairaient la pièce.

L'homme était passé derrière la table. Il tendait la main vers deux des chaises. « Asseyez-vous ; je vous en prie. » C'était toujours la même voix profonde et chaleureuse. Elle s'accordait parfaitement au physique de l'homme : grand, jeune, les épaules larges, la taille mince, les cheveux blonds ondulés, les yeux bleus, le visage ouvert et avenant. Mais pas un athlète, un modèle ou un play-boy. Simplement un homme d'apparence agréable, sympathique et digne de confiance… Il était vêtu avec simplicité d'un maillot moulant blanc, d'une veste de toile bleu pâle, d'un pantalon beige.

Ils s'assirent. La porte que se trouvait dans le dos de l'homme s'ouvrit et une femme entra.

— « Bonjours. » dit-elle. « Je vous souhaite la bienvenue. »

Elle était vêtue d'une robe bleu vif, au décolleté arrondi et au bas évasé, qui lui descendait à mi-mollets. Ses cheveux bruns, lustrés, étaient coiffés en frange sur son front et bouclaient sur ses épaules. Elle avait des yeux marron, gais et intelligents. C'était une femme ordinaire, mais belle et à l'aise dans son corps.

Elle s'assit de l'autre côté de la table, se croisa les doigts sous le menton, fixa Marie-Françoise et Philippe avec un rien d'amusement dans le regard.

« Nous savons que vous avez de multiples questions à nous poser. » dit-elle.

— « Nous sommes prêts à vous répondre. » dit l'homme.

(Échange de regards)

— « Qui… qui êtes-vous ? » demanda Philippe d'une voix un peu tremblante.

L'homme écarta les bras comme pour un geste d'excuse.

— « Je suis le Géoprogrammateur général. »

Philippe se souvint du chiffre 1 au-dessus de la porte.

— « Vous êtes le numéro 1 de… de…

— …de la planète, oui. Et, en raison du plan de géoprogrammation qui régit le monde, je suis responsable de tout ce qui arrive. Et tout ce qui arrive de mauvais est de ma faute.

— Alors, c'est vous qui nous manipulez ? » s'écria Marie-Françoise sur un ton agressif.

L'homme et la femme rirent ensemble. Mais ce fut lui, le Géoprogrammateur général, qui répondit : « Permettez-moi de vous présenter le géoprogrammateur Laura Winchester. C'est à elle que vous devez l'existence… ».

La jeune femme brune sourit. Ses mains fines voletèrent devant sa poitrine ronde que le tissu tendu de sa robe dessinait à la perfection.

— « Dans votre cas, c'est moi qui suis responsable. C'est moi qui ai commandé au centre Acna 3 la programmogenèse Chasseurs-Chic. Je regrette. L'accident…

— Qui sommes-nous ? » demanda sèchement Marie-Françoise.

— « Vous… » commença Laura Winchester.

Mais elle ne put continuer et le Géoprogrammateur général reprit à sa place : « Vous êtes des programmes. Vous êtes issus d'une programmogenèse manquée, par suite d'erreurs matérielles. Vous avez grandi trop vite. Vous êtes devenus trop conscients. Vous vous êtes trop rapprochés du modèle humain et en même temps, vous vous êtes trop individualisés. En jargon de programmiciens, vous avez atteint le niveau d'en-je. Vous êtes devenus presque des personnes.

— Presque ! » Le mot avait jailli de la bouche de Philippe.

Et Marie-Françoise : « Alors, nous ne sommes pas humains ! ».

Le Géoprogrammateur général esquissa un nouveau geste d'excuse.

— « Vous n'êtes pas humains. Vous êtes des programmes-types pour des humains qui vont résider dans un secteur en cours de géoprogrammation sous le numéro 42871…

— Et le village… votre village est une maquette de ce secteur. »

Marie-Françoise : « Mais je ne comprends pas ! Les Humains doivent être programmés ?

— C'est une nécessité pour que chacun se tienne à sa place et n'ait pas la possibilité d'en sortir, pour que règnent l'ordre et le bonheur. C'est ainsi que nous vivons dans la paix et la stabilité. »

Philippe : « Les habitants du secteur en question doivent nous ressembler ?

— J'avais prévu vingt-cinq programmes pour les vingt-cinq mille habitants du secteur 42871. » expliqua Laura. « Il y aurait eu mille humains environ à l'image de chacun de vous… Mais pas du tout semblables à ce que vous êtes maintenant. Vous vous êtes individualisés, vous avez acquis des caractères précis et complexes qui seraient rejetés par n'importe quel support. Vous avez une image mentale et physique de vous-même, un âge approximatif, un nom… Ce n'est pas tout à fait assez pour être des personnes humaines. Mais c'est beaucoup trop pour que nous puissions vous utiliser comme programmes généraux. »

Marie-Françoise : « Alors, nous… nous n'avons pas de corps ! ».

Les deux géoprogrammateurs haussèrent les épaules. C'était l'évidence même.

— « Vous êtes un enregistrement dans un stéréoquartz. » précisa avec obligeance le Géoprogrammateur général.

Philippe : « Et tout ce décor… la maison, cette pièce ?

— C'est une représentation simplifiée mais exacte de ma propre résidence. » répondit le Géoprogrammateur général.

— « La route que nous avons prise…

— …ressemble à celle qui conduit chez moi. Mais c'est sans importance. »

Marie-Françoise : « Qu'est-ce que la brume ? ».

D'un signe de tête, le Géoprogrammateur général céda la parole à Laura Winchester.

— « La brume est le facteur principal d'un grand nombre de programmes. La géoprogrammation signifie pour les Humains programmation du cadre de vie dans l'espace et le temps. La brume représente une limite infranchissable, en principe celle du secteur. Incorporée au programme, elle crée un blocage dans l'esprit des Humains programmés. Ainsi, les habitants du secteur ne peuvent pas franchir les limites de celui-ci. Ils ne sortent pas de chez eux ; mais ils ne savent pas pourquoi. Quelque chose les empêche de s'en aller : ça leur semble naturel ; ils ne s'interrogent même pas à ce sujet… Ils ne peuvent pas très bien situer leur territoire dans l'espace : les habitants du secteur 42871 sauront seulement qu'ils vivent dans un village de France. Ils n'auront pas une notion très précise de leur époque, mais les souvenirs vagues inclus dans le programme leur permettront de penser qu'ils sont les descendants des survivants d'une guerre mondiale de la fin du xxe siècle. Leur village a échappé mystérieusement à la destruction. À l'extérieur, s'étend une zone contaminée ou quelque chose de ce genre. Ce n'est pas vraiment formulé ; mais ils ne se posent pas de question. D'une façon générale, ils ne se posent pas de question sur leur situation parce que tel est le programme. Le programme dit que les choses sont ainsi parce qu'elles doivent être ainsi. Ils sont inconsciemment persuadés qu'ils ont l'explication de tout (celle du programme) mais ils ne la formulent pas et en seraient incapables. C'est ainsi… Et vous êtes le programme. Ou, du moins, vous devriez l'être, sans cet accident… Simplement une ou deux erreurs matérielles : une impureté dans un ribo-élément et un écart d'environ une nanoseconde dans le timing de l'opération. Le résultat, c'est que vous n'êtes plus des programmes mais des entités recréées qui ont l'impression d'être des Humains. Vous êtes quelque chose de nouveau. C'est pourquoi monsieur le Géoprogrammateur général a tenu à entrer en contact avec vous.

— Il faut préciser que cet accident n'est pas le premier du genre. Il est de règle de détruire immédiatement les programmes qui ont dévié vers l'en-je et ne sont plus directement utilisables. Mais cela ne me satisfaisait pas. J'avais le sentiment de commettre à la fois un gaspillage et un meurtre. J'ai réfléchi à une utilisation possible des “en-je”. J'ai eu une idée que je vous exposerai et, lors de l'incident d'Acna 3, j'ai pu intervenir pour vous sauver… euh, la vie. Est-ce que vous me suivez ? »

Philippe : « Il y a encore certaines choses que je ne comprends pas. Que s'est-il passé au village ? Qui étaient ces morts ? Pourquoi les cadavres, les squelettes ont-ils disparu ainsi ? ».

Le Géoprogrammateur général répondit sur un ton patient : « Les habitants du secteur 42871 devront se souvenir des morts de la guerre. Très vaguement mais très fortement, comme si leurs parents leur avaient décrit ces scènes pendant toute leur enfance. Il fallait que vous voyiez les cadavres pour augmenter le potentiel d'émotion que vous transmettriez aux sujets programmés… C'est alors qu'est intervenue cette désynchronisation accidentelle. Votre rythme temporel n'était plus en phase avec celui de votre environnement. Vous étiez presque arrêtés dans le temps. Les cadavres ont disparu pour vous en trois jours comme ils auraient dû le faire en trois ans. Et c'est, subjectivement, plusieurs années que vous auriez dû… euh, vivre dans le village. Vous n'auriez jamais accédé à la conscience car un processus d'oubli était intégré à la programmogenèse. L'oubli n'a pu fonctionner ; il a été enrayé par la désynchronisation. De plus, les programmiciens d'Acna 3 auraient dû vous empêcher d'accéder à l'en-je. Mais vous avez échappé à leur contrôle par ce phénomène qui vous plaçait pour ainsi dire hors du temps…

— C'est à cause de cela que le village nous semblait une copie imparfaite de la réalité, avec des éléments factices, d'autres inachevés… et le ciel sans étoiles…

— Oui, pour une part. Si vous aviez… évolué à un rythme normal, vous n'auriez jamais su ce qu'était la réalité. Et votre environnement avait ces caractères de généralité que vous avez perdus. Il était schématique, sommaire, volontairement inachevé. Il résultait de la superposition d'un grand nombre d'images à peu près semblables, mais pas exactement. D'où un effet de flou. Et ce flou vous apparaissait en général sous forme du factice ou de l'imparfait. De toute façon, il n'était ni possible ni nécessaire pour la programmogenèse de créer le village dans tous ses menus détails… Quant aux étoiles, elles marquent les saisons de façon trop précise. Elles sont un élément de datation gênant. En général, nous les supprimons du ciel. »

Marie-Françoise : « Et la maladie de l'imprimé, ces journaux presque illisibles et…

— Effet de flou, dû à la superposition, à la désynchronisation et à un brouillage volontaire. Un brouillage volontaire, car les habitants du secteur 42871 ne devront garder de la guerre que des bribes de souvenirs enfouies dans leur mémoire et aux trois quarts inconscientes. »

Philippe : « La guerre… cette guerre à la fin du xxe siècle, a-t-elle bien eu lieu ?

— Il y a eu à la fin du xxe siècle et au début du xxie une série de convulsions dont la Terre est sortie exsangue. Cela a été la fin d'une époque et d'une civilisation. Non pas provoquée par une cause unique, mais par des centaines de causes additionnées, dont le seul responsable pourtant était l'Homme, son imprévoyance, sa cupidité, sa férocité, sa folie. Une fin convulsive dont les sursauts tétaniques se sont prolongés longtemps… Parmi les causes de cette crise, j'insiste sur l'imprévoyance. Quand les géoprogrammateurs ont repris la planète en main, c'est d'abord l'imprévoyance qu'ils voulaient combattre. La géoprogrammation, c'est la fin de l'imprévu. L'héritage que nous avons reçu n'est pas facile à gérer ; mais nous avons réussi… »

Marie-Françoise : « Qu'allons-nous devenir maintenant ? ».

Il y eut un long échange de regards entre les géoprogrammateurs. Ce fut Laura Winchester qui répondit : « Nous vous avons aidés à sortir du village, à traverser la brume, pour mesurer votre autonomie qui nous a semblée — c'est paradoxal — plus grande que celle des Humains normalement programmés. Vous n'êtes pourtant que des en-je et vous ne pouvez avoir un destin humain. D'ailleurs, vous auriez pu être détruits. Monsieur le Géoprogrammateur général a pris une décision contraire pour les raisons qu'il vous a exposées…

— Je pense avoir trouvé un moyen d'utiliser les en-je dans le cadre de la géoprogrammation. » poursuivit le Géoprogrammateur général. « J'ai décidé de créer un centre expérimental d'entraînement et d'essai pour les techniciens des programmes et les jeunes géoprogrammateurs. Un centre d'essai “sur le terrain” et à l'échelle… l'échelle moléculaire, celle des programmes inscrits dans les stéréoquartz. Ainsi, ils verront vivre leurs créatures et les connaîtront mieux. J'espère aussi que des méthodes de programmation plus sophistiquées naîtront de cette expérience. Vous, les en-je, aurez un rôle important à jouer, entre les programmateurs et les programmes.

— Nous serons vos esclaves. » dit Philippe.

— « Plutôt des robots. » souffla Marie-Françoise.

— « Avez-vous l'impression d'être des robots ? » demanda le Géoprogrammateur général.

— « Non, des Humains, mais…

— Vous êtes plus proches des Humains que des robots.

— Mais notre corps n'est qu'une image mentale. » dit Philippe.

— « Exact.

— Et vous pouvez nous manipuler, nous transformer et nous détruire à votre gré.

— Ce n'est pas si simple. Mais, naturellement, pour participer à l'expérience, vous devrez vous plier à certaines règles…

— Quelles règles ? » demanda Marie-Françoise.

— « Il est difficile de préciser ces règles dès maintenant. Vous devrez vous montrer coopératifs et obéir aux instructions qui vous seront données. Des êtres humains seront projetés parmi vous. Il faudra que vous les aidiez.

— Mais nous n'existerons toujours pas !

— Vous existez dans le programmatron qui est votre seule réalité. Vous continuerez d'exister au lieu d'être détruits.

— Je préfère être détruit ! » dit Philippe.

— « Pas moi ! » s'écria Marie-Françoise.

Le Géoprogrammateur général s'adressa à elle : « Aimeriez-vous vivre au village ? Tout de suite et pour toujours ?

— Oui. » répondit Marie-Françoise.

— « Peut-être, » dit Philippe, « mais je ne veux pas rencontrer d'Humains.

— Vous n'avez pas le choix. Cela a été décidé et il en sera ainsi.

— Je peux… me suicider ?

— Cette éventualité est exclue. » dit le Géoprogrammateur général. « On a décidé de vous garder viv… en état d'activité. Vous ne pouvez pas vous suicider.

— J'essaierai quand même. » dit Philippe d'un air buté.

— « Je veux retourner au village. » dit Marie-Françoise.

— « Vous allez pouvoir y vivre… »

Laura Winchester se leva, fit le tour de la table, mit une main sur l'épaule de Marie-Françoise, l'autre sur celle de Philippe. Les deux en-je frémirent imperceptiblement.

— « Levez-vous, alors ; et partez sans crainte. Le village vous attend. Nous… nous allons cesser de nous projeter dans la programmation, car c'est très fatigant. »

Ils furent debout tous les quatre, ils traversèrent la pièce, firent dans le hall les quatre ou cinq pas qui les séparaient de la porte d'entrée de la villa simulée.

« Les Humains se serrent la main quand ils se séparent. » dit Laura Winchester. Vous n'êtes que des en-je mais… »

La jeune femme serra la main de Philippe et de Marie-Françoise, et le jeune homme qui était le Géoprogrammateur général de la planète serra la main de Marie-Françoise et de Philippe. Ensuite la porte fut ouverte et Philippe et Marie-Françoise sortirent.

Ils sortirent et ils marchèrent sur la route, dont le revêtement paraissait lisse, dur, réel, si réel… Quand ils se retournèrent pour un dernier geste d'adieu, il n'y avait personne à qui ils eussent pu l'envoyer. La route était déserte, la campagne idéalement verte étalait autour d'eux ses prés luisants, ses vergers fleuris, ses bois touffus. Des oiseaux indistincts chantaient dans le ciel de cérule.

Ils marchèrent d'un bon pas sur la route qui s'enfonçait dans la brume. Lorsqu'ils se retournèrent à nouveau, pour dire adieu à la verte vallée, il n'y avait plus de vallée verte et ils gardèrent leur adieu dans leurs mains.

Un peu plus tard, ils pénétraient dans le village, à l'endroit même où ils étaient sortis. Il devait être midi, l'heure du déjeuner, et le carillon de l'église les salua d'une salve claironnante.

« Est-ce que tu veux mour… que tu ne veux plus exister ? » demanda Marie-Françoise.

— « Je suis fatigué. » dit Philippe. « Fatigué… C'est vrai que tout s'est passé trop vite. Je veux bien vivre, mais je veux être tranquille. Qu'ils nous foutent la paix !

— Soyons vigilants : ils nous écoutent peut-être… Oh ! et puis peu importe ! Soyons dociles et préparons-nous pour le jour où… Non, je ne peux pas t'en dire plus ! »

Philippe secoua la tête.

— « La révolte des en-je ? Ah, ah, je n'y crois pas. »

Philippe se leva à huit heures du matin. Il quitta son pyjama, enfila sa chemise grise, son pantalon, chaussa ses mocassins, descendit à la cuisine boire son Nescafé accompagné de deux croissants. Marie-Françoise n'était pas là car elle commençait son travail avant lui. Son travail, ah, ah. Elle jouait les robots en attendant le jour de la révolte.

Lui aussi était programmé pour travailler docilement et régulièrement. Non : il était un programme de travail docile et régulier. Mais il était un programme raté. Alors, à quoi bon faire semblant ?

À quoi bon travailler aujourd'hui, alors qu'ils vivaient peut-être leur dernier jour de tranquillité au village ? Depuis qu'ils étaient revenus (dix jours, ou onze, ou douze…), les géoprogrammateurs leur fichaient la paix. Mais cela ne pouvait pas durer…

Il passa dans la salle de bains faire un brin de toilette, se laver les dents, se peigner.

À quoi bon ?

Pourquoi faisait-il cela ? Il sortit en réfléchissant à la question. Il tourna à droite dans la rue de la République, à droite encore dans la petite ruelle où se trouvait le bazar, gagna le jardin potager de la ferme, où il travailla trois heures à fumer, à sarcler, à éclaircir les radis, les poireaux et les navets. Il réfléchissait toujours.

Si je fais ça, conclut-il, c'est que je n'ai pas le choix. C'est que je ne peux pas cesser d'exister. C'est que je ne peux pas me suicider !

Il rentra, tourna à gauche en arrivant à la rue de la République. Au moment où il allait entrer dans la maison, il entendit un bruit étrange, grêle, vibrant, à la fois proche et lointain. Une sonnerie… Il mit un certain temps à en situer l'origine. Cela provenait du café Au rendez-vous des chasseurs de l'autre côté de la rue…

Le téléphone ! Il courut. La sonnerie retentissait toujours quand il entra dans la salle. Elle lui fit trembler les nerfs un instant. Sa bouche s'emplit d'eau sale. Il chercha des yeux l'appareil, le découvrit au bout du comptoir. Il décrocha d'une main mal assurée, porta l'écouteur à son oreille.

« Bonjour, Philippe ! » dit une voix jeune, profonde et chaleureuse.

— « Le Géoprogrammateur général ?

— Lui-même. »

Très bien, pensa Philippe. La tranquillité est finie. Pour toujours. Pour toujours, puisque…

— « J'écoute. » fit-il avec lassitude.

— « Dans quelles dispositions d'esprit êtes-vous ? » demanda le Géoprogrammateur général.

— « Je ne comprends pas. » dit Philippe.

L'appareil lui transmit un long soupir.

— « Vous vous souvenez de mon projet, par lequel vous étiez fortement concerné ?

— Oui…

— Je crains d'avoir été présomptueux. Après étude de la situation par les programmiciens et les programmologistes, il apparaît que votre plein consentement est nécessaire à la réussite de l'opération. Vous nous aiderez si vous le voulez bien. Je ne vous demande pas de décider de votre attitude tout de suite. Vous avez le temps. Et je suis disposé à vous accorder le statut d'en-je libre que je viens d'imaginer pour vous. Cela signifie que vous aurez la possibilité de mourir…

— Oui ?

— Vous m'avez bien compris ? Dès maintenant, vous pouvez vous suicider si vous le désirez toujours !

— Hooo !..

— C'est ce que vous vouliez, n'est-ce pas ? Mais peut-être avez-vous changé d'idée ?

— Je ne sais pas. » avoua Philippe.

— « Vous avez le temps d'y penser. Nous estimons que tout est allé trop vite pour vous. Nous avons décidé de vous accorder quelques vacances… Oui, nous vous laisserons tout à fait tranquilles pendant une période subjective d'environ cinq ans. Pendant cinq ans, vous vivrez au village, en toute liberté. Après…

— Oui ?

— Après, on verra.

— Je devrais peut-être vous remercier ?

— C'est nous qui devrions vous remercier. Par votre seule existence, vous ouvrez une voie nouvelle à la géoprogrammation !

— Eh bien… » dit simplement Philippe. Et il raccrocha.

Il n'avait plus envie de mourir. Il se sentait très humain. Et les cinq ans de vacances promis lui semblaient une éternité.

« Vous avez parlé d'une voie nouvelle pour la géoprogrammation, monsieur le Géoprogrammateur général ?
— Oui, Laura. Ces en-je me plaisent beaucoup. Que leur manque-t-il pour qu'ils soient humains ?
— Un corps, un passé…
— Les Hommes n'ont pas besoin de passé… Un corps, oui. Mais il ne serait pas très difficile de leur en fournir un assez semblable à celui qu'ils se sont inventés pour qu'ils ne s'aperçoivent pas de la substitution. Et ce serait presque facile de recréer le village de Chasseurs-Chic !
— Les corps…
— Des clones modifiés par manipulations génétiques.
— Le village…
— La construction est en cours. J'ai affecté à ce programme un budget provisoire de cinq cent mille roues.
— Mais quel intérêt ?
— Ce que nous appelons “géoprogrammation” n'est en fait qu'un simple bricolage de planificateur besogneux ! Si nous parvenions un jour à reconstruire entièrement la planète et à la peupler d'en-je, ce serait — enfin — la géoprogrammation !
— C'est une… C'est un…
— Encore un détail, Laura. Lorsque le village existera réellement et que notre ami Philippe aura un corps, vous serez la première à lui rendre visite. »

Un matin — le millième ou le trois millième matin —, Philippe trouva que les croissants de son petit-déjeuner avaient une saveur onctueuse tout à fait nouvelle.

Il se sentait bizarre, ce matin-là. Des fourmillements dans les mains, sur le visage, au pied droit, l'inquiétèrent un peu. Il alla s'examiner dans le miroir de la salle de bains. Il eut l'impression d'avoir rajeuni dans la nuit. C'était une illusion, naturellement.

Tout va bien, se dit-il.

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[1]  Selon le principe même de ce récit, ces lignes et quelques-uns des paragraphes suivants sont extraits textuellement du roman de Jean-Pierre Andrevon : le Désert du monde (Denoël • Présence du futur 235, deuxième trimestre 1977 (12 avril 1977)), p. 175 et suivantes.

Première publication

"À la mémoire des en-je"
››› dans le premier tome de : Compagnons en terre étrangère (recueil en 2 tomes de : Jean-Pierre Andrevon et alii ; France › Paris : Denoël • Présence du futur • 284 & 293, quatrième trimestre 1979 (3 octobre 1979) & premier trimestre 1980 (18 janvier 1980)