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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Enchaînés

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Enchaînés

Devant les aspects totalitaires de cette société, il n'est plus possible de parler de “neutralité” de la technologie. Il n'est plus possible d'isoler la technologie de l'usage auquel elle est destinée ; la société technologique est un système de domination qui fonctionne au niveau même des conceptions et des constructions des techniques.

Herbert Marcuse

l'Homme unidimensionnel (éditions de Minuit, 1968)

« Alors, tu crois que tu vas la faire, cette guerre idiote ? »

Daëne ricanait en secouant sa longue chevelure noire, luisante, vivante. Ses yeux verts étincelaient. Elle avait l'air d'une méduse en furie. Hoedan répondit avec calme. D'ailleurs, il perdait rarement son sang froid. Il s'entraînait depuis des années pour sa guerre, et il n'allait pas maintenant, à quelques heures du grand jour, se laisser démonter par les insultes d'une petite folle. Une petite arriviste World Wolf qui ne verrait peut-être jamais l'échelon dix…

— « Cette guerre, le Médiateur l'a autorisée. » dit-il. « Je ne pense pas que le Médiateur soit idiot. Je ne suis qu'un simple soldat de Mercure mais je savais depuis longtemps qu'elle était inévitable et nécessaire. Et juste… Elle sera dure. J'espère bien la faire. Et je crois sincèrement que nous la gagnerons parce que nous sommes les plus forts. Bonne nuit ! »

Pauvre Daëne. Avant leur divorce, ses parents appartenaient à la John Rubrick. Elle n'avait jamais réussi les tests. Elle avait été stagiaire à la King Royal avant de se retrouver à la Wolf. Ce n'était pas de sa faute. Elle se débrouillait bien, à sa façon. Au fond, elle regrettait de ne pas participer elle-même à un conflit ouvert. Tout comme sa chaîne, elle était de nature belliqueuse. Mais la World Wolf ne trouvait pas d'adversaire disposé à l'affronter. Les uns étaient trop forts, les autres trop mous, routiniers, ou trop pacifiques. Le Médiateur n'autorisait la guerre que si les deux parties l'acceptaient… Eh bien oui, ma jolie, je vais la faire, la guerre, et gagner deux échelons… deux échelons au moins, pour commencer. Après, on verra. Il y a des tas de possibilités…

Daëne, ce soir-là, portait pour tout vêtement une ceinture d'étoffe à fleurs entre le nombril et le pubis. Elle était désirable et provocante. Mais ce qui comptait, maintenant, c'était la guerre. Hoedan enfila son jabarouge, sorte de combinaison à double épaisseur, gonflable et climatisable…

— « Tu vas dormir avec ça, mon guerrier chéri ?

— Pourquoi pas ? La guerre est commencée. On peut très bien m'appeler en pleine nuit ! D'ailleurs, je vais veiller pour suivre un peu les programmes.

— Tu es dingue ! Il est trop tard, maintenant. À quoi veux-tu que ça te serve ? Tu ferais mieux de dormir.

— Tu as peut-être raison. » convint Hoedan. « Je vais dormir. Enfin, essayer. En jabarouge. Ma japcase est prête. Je prends un softcool et je me fous au lit »

Le conflit entre Mercurama et la King Royal couvait depuis pas mal de temps. Les deux chaînes occupaient respectivement le quatrième et le troisième rang. En tête, bien sûr, il y avait la John Rubrick, suivie de loin par l'Africa Star. Daëne, elle, appartenait à une petite chaîne, la World Wolf qui, malgré son nom ronflant, se classait au neuvième rang des dix médiachaînes qui se partageaient le monde — ou presque. Mercurama et King Royal étaient de même taille et fortement en concurrence ; elles se disputaient des territoires, des ressortissants, des couloirs de diffusion, des secteurs atmosphériques et stratosphériques, des orbites satellites, etc. Les chaînes contrôlaient la plus grande partie de la planète sous l'arbitrage du grand Médiateur. Bien sûr, leur raison d'être et leur activité dominante étaient la diffusion de l'information et la distraction du public (c'est-à-dire la totalité de la population) par tous moyens, des plus sophistiqués aux plus classiques. Grâce à certains produits, tels que le pranctor ou le médiatrix, tout spectateur pouvait participer intensément aux émissions de son Térama et devenir médiacteur. D'une façon ou d'une autre, les media occupaient près de cinquante pour cent du temps disponible de l'Humanité — déduction faite du sommeil et des repas. Les chaînes s'étaient plus ou moins substituées aux États sur près des deux tiers du monde. Les États existaient toujours mais ils étaient devenus fort débiles. Leur puissance réelle ne cessait de décroître. Ils ne survivaient que grâce aux subventions des chaînes. Ce système avait réalisé deux vieux rêves de l'Humanité : le dépérissement de l'État et la disparition des impôts. Dans les pays dominés par les chaînes, celles-ci employaient la totalité des habitants — à l'exception des fonctionnaires, peu nombreux, et de quelques marginaux. Contrôlant toutes les activités productives, elles émettaient des monnaies, disposaient du pouvoir économique et alimentaient selon leur bon vouloir les caisses des rares collectivités qui survivaient encore.

Tout cela semblait assez miraculeux à un certain nombre de gens, comme Hoedan. Il devait bien exister une retenue à la source, un prélèvement secret sur les salaires ou quelque chose de ce genre, mais cela était fait si habilement, si discrètement, que presque personne ne s'en apercevait. Et la guerre de type ancien, violente et sanglante, avait disparu. Les conflits entre chaînes — inévitables et nécessaires, selon la formule d'Hoedan — canalisaient l'agressivité des Humains en lui permettant de s'exprimer dans des combats mentaux qui avaient pour théâtre l'espace médian, c'est-à-dire les programmes. Ce pouvait être un vieux western, et le médiaguerrier devenait un indien attaquant une diligence. C'était parfois un scenic de Science-Fiction, et le soldat de Mercure, de King, de Gold ou de n'importe quelle chaîne, savait se changer en extraterrestre, en mutant ou en cosmonaute pour frapper l'ennemi. Mais on s'affrontait aussi dans les émissions d'actualité, de variétés, dans n'importe quel programme… Cela n'était pas sans risque. On mourait rarement dans les médiaguerres mais on pouvait devenir fou, contracter toutes sortes de maladies mentales ou se perdre à jamais dans le labyrinthe de l'espace médian.

Hoedan le savait. D'un autre côté, ça valait le coup. Pour qui n'était pas un professionnel des media, il n'existait aucun moyen de promotion plus rapide qu'une campagne réussie dans une guerre inter-chaînes. Hoedan était un simple technicien en agronomie dans une usine de céréales de Mercurama. Il se situait au bas de l'échelon dix. Normalement, il accéderait en fin de carrière au sommet du huit. À cinquante ans environ, donc dans quatorze ans. Honorable, mais très loin de ce qu'un médiapro, réalisateur, producteur, reporter, animateur ou acteur pouvait espérer dans un cas moyen. À vingt ans, il avait échoué deux fois au concours de la Préparatoire à la Médiacentrale. Il rêvait en ce temps-là de devenir un spécialiste de l'information prospective. Il se consolait en pensant que les céréales aussi c'était important.

Hoedan se précipita au viso de son poste Mercurama. La sonnerie l'avait réveillé brutalement et il n'avait aucune conscience de l'heure. L'appareil lançait toutes les cinq secondes son flash rouge. Appel officiel urgent. C'était bien le Commandement Militaire de Mercure : « Hoedan Vall ?

— Lui-même !

— Vous avez reçu l'ordre de mobilisation nº 106201. Oui ?

— Je vous entends. Ordre de mobilisation nº 106201. J'attends les instructions. »

Hoedan était un peu déçu par les chiffres. Déjà plus de cent mille mobilisés ! Beaucoup de gens beaucoup plus importants que moi qui ont l'intention de gagner la guerre et de monter quelques échelons. Mais, après tout, si nous fichons une bonne raclée à ces salopards de la King, ça fera de la place pour tous les valeureux héros. Et puis, imbécile, ce numéro d'ordre ne signifie rien du tout. C'est un code…

Hoedan devait être au centre régional Mercurama de Tyri à onze heures. Cela semblait un délai raisonnable. Pas trop court mais impressionnant tout de même. On a besoin de moi immédiatement, dès les premières heures de la guerre. Il ne s'était encore jamais battu réellement, mais il avait participé à une dizaine d'exercices de simulation, à la suite desquels il avait reçu le grade provisoire de sous-chef de section de défense. Évidemment, il appartenait à la défense. C'est important, la défense — comme les céréales. Et les arrières sont parfois bien placés pour lancer de foudroyantes contre-attaques !

À sa majorité, il avait choisi Mercurama. La John Rubrick était de toute façon inaccessible pour lui. Deux ans plus tard, il avait obtenu le permis qui lui donnait le privilège de suivre à son gré tous les programmes. Peu à peu — tout en approfondissant au maximum les programmes de sa propre chaîne —, il s'était spécialisé dans l'étude de la chaîne rivale, la King. C'était un risque à courir. En bien, il avait gagné la première manche. Depuis une douzaine d'heures, maintenant, le Médiateur avait signé le décret autorisant Mercurama et la King Royal à se battre loyalement, suivant les règles traditionnelles.

Hoedan fit une toilette sommaire, gonfla légèrement son jabarouge et réveilla Daëne. La jeune femme grogna, se retourna sur le dos. Comme il insistait, elle ouvrit un œil perdu au milieu d'une chevelure noire en désordre qui lui cachait les trois quarts du visage.

« Alors quoi ?

— Je pars ! » dit-il avec une fierté un peu vindicative.

— « Tu pars où ?

— À la guerre !

— Eh bien, » dit-elle en se recouchant, « à la guerre comme à la guerre. Amuse-toi bien et salut ! »

Hoedan Vall, soldat de Mercure, aurait souhaité un peu plus d'admiration de la part de la femme qu'il aimait. Tant pis. Il se passerait d'admiration. Du moins au départ. Au retour, il n'en doutait pas, tout serait changé.

En avant, soldat de Mercure ! Au programme !

Pour Mercure et la King, il s'agissait à terme de briguer le premier rang. Néanmoins, les règles seraient respectées. Les chaînes étaient loyales et honnêtes. Elles avaient créé un monde propre où il faisait bon vivre… Si Mercurama l'emportait, et si Hoedan lui-même se comportait comme il l'espérait au cours de la campagne, ce serait pour lui l'échelon six à brève échéance. À partir de là, tout était possible.

Rêvons un peu. Mercurama contraint la King à une capitulation plus ou moins dure. Mettons une absorption de vingt-cinq pour cent — on ne peut quand même pas se permettre de réduire à rien une chaîne comme la King, et, dans une guerre inter-chaînes, l'intérêt du vainqueur est de ne pas pousser trop loin son avantage… Continuons de rêver. À ce moment, Mercurama est au deuxième rang mondial, à peu près à égalité avec l'Africa Star. D'accord, la John Rubrick est loin devant. Mais des tas de choses peuvent arriver. Alliances, fusions. Une autre guerre. Par exemple, contre l'Africa Star. Bon, eh bien, pour peu que les choses s'arrangent normalement, c'est l'échelon deux pour un combattant efficace dans le rang des vainqueurs…

« Nouvel appel du Commandement Militaire Régional. Hoedan Vall, ordre de mobilisation nº 106201. Transport entre le domicile et le centre régional de Tyri : barlotrain. »

L'imprimante du Térama cracha aussitôt le billet. Le barlotrain était le seul moyen de transport indépendant de toutes les chaînes… Logique, se dit Hoedan. Mais il était quand même un peu déçu. Pourquoi ne lui envoyait-on pas un véhicule militaire de Mercure ?

Plus tard, un problème se poserait. Travailler en direction de l'Africa Star ou de la John Rubrick ? La Rubrick avait l'habitude d'acheter souvent les meilleurs éléments des autres chaînes. Et chez eux, on cotait les échelons jusqu'à cinq zéros. Fantastique ! La guerre seule permet de grimper comme ça vers les hauteurs de la société. Pour le moment, d'accord, c'est un rêve. Mais si je pars maintenant, sans avoir fait seulement l'amour une dernière fois avec Daëne, c'est parce que j'ai la tête pleine de rêves et le cœur bourré d'espoir. Je me fous de Daëne et de ses fesses. La World Wolf est une bien petite chose quand on raisonne au niveau John Rubrick. Et les fesses de Daëne ne sont certainement pas dignes d'un futur zéro — même tout seul.

Au programme, soldat de Mercure. Au programme !

Aucune agitation particulière dans le barlotrain. Tous les media signalaient que les préparatifs de guerre se développaient et que les premiers combats entre Mercurama et la King Royal étaient engagés. Bien entendu, les nouvelles précises relevaient du secret militaire. Hoedan avait mis son badge de combattant rouge et noir, avec les lettres de Mercurama alignées en arc de cercle… Ce quartier de Ghir était dominé par la John Rubrick et la Gold Players, dont les ressortissants ne semblaient pas s'intéresser à la guerre — et encore moins à un mobilisé solitaire, debout au coin d'un compartiment bondé. De toute façon, la guerre ne se passait pas dans la ville mais dans l'espace médian — c'est-à-dire dans le monde merveilleux et terrible des programmes…

Quelques regards hostiles se posaient sur Hoedan. À moins que ce ne fût de sa part simple illusion… Il se mit à marcher dans le couloir. Il se trouva soudain en face d'un petit homme d'aspect insignifiant mais aux yeux vifs, très brillants, très mobiles, très clairs et un peu moqueurs. Des yeux étranges qui trahissaient une sorte de joyeuse perversion. L'homme s'arrêta. Puis sourit. Il pointa son index droit sur le badge d'Hoedan.

« Mercurama ? »

Le mot, dans sa bouche, était comme une insulte. Hoedan se redressa de toute sa taille et répondit, méchamment : « Oui, ça vous fait mal ? ».

L'homme ricana, glissa une feuille de papier dans la main d'Hoedan et s'éloigna. Un tract ?

Hoedan faillit jeter le papier sans l'avoir lu. Mais le mot King attira son attention. Machinalement, il parcourut le texte.

Soldats de Mercurama, vous allez perdre la guerre. La chaîne King Royal vous offre la gloire. Venez nous rejoindre !

King Royal, pour le bonheur et la victoire !

Hoedan mit la feuille dans sa poche avec l'intention de la montrer aux agents de la Sécurité de Mercure. Les partisans de la King avaient-ils réellement le droit de pousser les soldats mercuriens à la désertion ?

Les règles de la médiaguerre (une guerre propre et loyale comme la médiasociété elle-même…) étaient-elles encore respectées ? Fallait-il alerter le Médiateur pour ce qui semblait un manquement à la loyauté ? Mais Hoedan n'était sûr de rien : peut-être les lois de la guerre autorisaient-elles cette odieuse propagande… à la guerre comme à la guerre ! Les spécialistes de Mercure décideraient. Il n'y songea plus.

Au centre régional de Tyri, quelques centaines d'hommes et de femmes se pressaient dans un hall surchauffé et chargé d'odeurs chimiques. La plupart ne portaient même pas leur badge. Hoedan fut agacé par ce manque d'esprit civique. Les futurs combattants de Mercurama avaient presque tous l'air morne et las. À part deux jeunes rouquins au regard dur, à la démarche conquérante, visiblement prêts à monter quelques échelons grâce à cette guerre providentielle…

Les nouvelles étaient mauvaises. Les hostilités avaient commencé six heures plus tôt, à l'occasion d'un vieux western programmé par Mercurama dans lequel s'était infiltré un commando de la King. Le film avait été complètement démoli et Mercure avait perdu — perdu ? — pas mal d'hommes. Dans les zones horaires Est, les émissions de variétés et les derniers bulletins d'information étaient déjà sérieusement perturbés. On attendait une offensive de la King en Europe occidentale aux environs de midi. Et il ne semblait pas que Mercure eût réussi à rendre coup pour coup… Hoedan sentit son moral dégringoler à une vitesse folle.

Une phrase du tract chantait lugubrement dans sa tête : Soldats de Mercure, vous allez perdre la guerre ! Il se raidit. Non !

Enfin, le mégaphone du Centre laissa tomber son nom : « Hoedan Vall est appelé immédiatement à la salle des ordinateurs. ». Hoedan freina son élan. Sois calme et digne, mon vieux. Essaie de garder ton sang froid. C'est le premier test.

Il trouva que l'ordinateur lui-même avait une voix froide et maussade. Dès les premiers mots prononcés par la machine, la déception fut terrible.

« Hoedan Vall, une étude approfondie de votre dossier nous oblige à conclure que vous n'avez pas les aptitudes nécessaires pour le combat actif. Mais votre parfaite connaissance des programmes sera très utile dans les services auxiliaires de Mercure. C'est pourquoi vous avez été affecté au centre de production de la chaîne, à Zurikbadlera. Vous devez rejoindre votre poste le plus rapidement possible… »

Hoedan lutta contre la nausée qui gonflait son estomac et la faiblesse qui lui fauchait les jambes. Relégué dans les services auxiliaires, lui, c'était horrible ! Il voulut discuter.

— « C'est impossible. C'est une erreur. Je… »

Mais on ne discute pas avec une machine. Surtout en temps de guerre.

— « Aucune erreur n'est possible. Des instructions précises vous seront fournies par l'imprimante numéro cinquante-trois.

— Qu'est-ce que je ferai dans les services auxiliaires ? » demanda Hoedan d'une voix amère — amère comme sa bouche, sa salive et son sang !

L'ordinateur répéta : « Des instructions précises vous seront fournies par l'imprimante numéro cinquante-trois. »

Hoedan, tu ne connaîtras pas la griserie du combat mental au cœur du programme ! Tu ne seras jamais l'Indien qui attaque la diligence, le terroriste qui brandit sa bombe, le malin génie qui va troubler la mémoire de Sévilla Ravi — ou de n'importe qui — pour lui faire oublier sa dernière chanson… Tu ne seras jamais un médiaguerrier !

Il se rendit à l'imprimante cinquante-trois. La fille qui servait la machine l'appela presque aussitôt. Il reçut une bande de papier qu'il lut à peine. Zurikbadlera… Centre de production… Barlotrain… Très bien. J'ai compris. C'est donc ça, Mercurama ? Une bande de crétins et d'incapables !

Une phrase du tract chantait sourdement dans sa tête : La chaîne King Royal vous offre la gloire. Venez nous rejoindre !

Il était dans le barlotrain. Il roulait vers Zurikbadlera et son triste destin.

Mais il n'était plus désespéré. Il se préparait de nouveau à la lutte. Moi, Hoedan Vall, je prouverai à cette bande de pauvres types que j'ai les qualités d'un médiaguerrier. L'étoffe d'un vrai combattant !

Il arborait ostensiblement son badge Mercurama en marchant dans le couloir d'un bout à l'autre du train. Il espérait bien attirer l'attention d'un agent de la King Royal. Cette fois, il se laisserait recruter. Il était prêt à franchir le pas : à trahir. Non, il n'avait pas peur du mot. D'ailleurs, la trahison était admise par les lois de la médiaguerre. Au risque et péril du transfuge, naturellement.

S'il passait à la King et que Mercure gagne la guerre, il serait sans doute poursuivi, condamné, exclu de la médiasociété, réduit à vivre avec les marginaux, les sans-chaîne, pendant des années et peut-être toute sa vie. Même s'il était réintégré plus tard, il n'aurait aucun espoir de promotion. Et si la King gagnait, il ne recevrait aucune récompense à la hauteur du geste et du sacrifice accomplis. Il devrait changer d'identité pour s'intégrer à sa chaîne d'adoption. Il resterait suspect et serait, de toute façon, condamné à la médiocrité. Eh bien, c'était sans importance. Sa récompense, il la trouverait dans la médiaguerre elle-même. Il se battrait pour la King comme il se serait battu pour Mercure : avec intelligence, avec ardeur, avec passion… Il aurait une chance de devenir un héros du programme. Oui, ce serait une récompense suffisante.

Il ne vit pas l'homme qui le bousculait. Il sentit une légère piqûre au bras gauche. Puis une vive douleur monta dans son épaule. Il défaillit tout de suite. Lorsqu'il se retourna — avec la plus grande peine —, sa vue se troublait déjà et son agresseur avait disparu dans la cohue des voyageurs qui se pressaient pour descendre à la prochaine station.

Il s'adossa à la cloison du compartiment et ferma les yeux.

Ils ont essayé de me tuer. Impossible ! Les lois de la médiaguerre… Nous vivons dans un monde d'où la violence est bannie. La violence n'existe plus que sur les écrans. C'est la grande réussite des media… Et puis, le Médiateur… Les lois… qui oserait violer… impossible…

Il tomba à genoux. Personne ne s'occupait de lui. Il bascula sur le plancher du couloir. Les voyageurs l'enjambèrent. Impossible… Un éclair de conscience. Il crut découvrir la vérité. Ce n'est pas vrai. Je ne vais pas réellement mourir. Je suis dans le programme. Un combat mental. Ils ne m'ont pas prévenu… Un truc génial pour tromper l'ennemi. Mais l'ennemi ne s'y est pas trompé !

Je suis un médiaguerrier ! se dit Hoedan. Ce fut sa dernière pensée. Il mourut avec un sourire de béatitude sur les lèvres, en se préparant à ressusciter.

Première publication

"les Enchaînés"
››› les Moyens de communication de masseMouvance [1] (anthologie sous la responsabilité de : Raymond Milési & Bernard Stephan ; France › Metz : l'Aube enclavée, premier trimestre 1977)