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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

l'Envol des cavaliers

Il y eut une époque étrange et belle pendant laquelle tout semblait possible. L'apparition des Yeux géants dans le ciel terrestre, au début du xxie siècle, était-elle la cause ou la conséquence du phénomène ? On ne le saurait sans doute jamais. Dans ces cas-là, on peut toujours répondre : les deux. Et on ne risque guère de se tromper : la causalité n'est plus ce qu'elle était. Même dans le journal d'entreprise Faber H.A.S. infos, que Guido Leverne réalisait presque seul avec quatre mini-caciques, le fantasque et le bizarre envahissaient peu à peu colonnes et rubriques. Le terme officiel était plutôt “insolite”. Et l'insolite prenait une part croissante dans l'activité même de la société Faber. Les “services d'aide personnelle” (human assistance service) avaient l'habitude de se colleter, pour le compte de leurs clients, avec les problèmes les plus extraordinaires. Et, insensiblement, sans qu'il fût possible de mettre l'évolution en statistiques, l'extraordinaire devenait de plus en plus extraordinaire.

On pouvait même dire que l'“extraordinaire” avait subi depuis la création de Faber H.A.S., cinq ans plus tôt, un changement qualitatif assez… extraordinaire. Au début, les spécialistes d'assistance humaine traitaient, outre les cas classiques, le plus souvent à base de situations financières inextricables, quelques affaires de maisons hantées, de disparitions inexpliquées ou de retours imprévus. Et n'importe quoi de ce genre… Cela représentait moins de cinq pour cent de leur activité. Maintenant, près d'un quart des affaires relevaient de l'“insolite”. Les maisons hantées s'étaient, de plus, changées en invasions publiques de fantômes ou de personnages encore plus surprenants. Les disparitions inexpliquées prenaient des airs de métamorphose animale ou d'enlèvements par lévitation. Et les “retours imprévus” se manifestaient généralement sous forme de résurrection. Ce dernier phénomène touchait surtout les vieux cimetières de village : certains, avec de nombreuses tombes ouvertes et vides, semblaient ravagés par un bombardement. Les visiteurs, touristes ou pèlerins, achevaient méthodiquement le saccage.

Il y avait aussi l'affaire des “guette-agiles”. Un haut fonctionnaire des Finances avait demandé à Faber de retrouver sa fille de dix-huit ans quelque part en Afrique du nord et d'essayer de la convaincre que les guette-agiles n'existaient pas et que, même s'ils existaient, elle ne deviendrait jamais elle-même un de ces petits animaux gris, presque invisibles, qui regardaient le monde de haut, en bondissant tout à la cime des arbres avec une incroyable agilité. Accessoirement, le client aurait souhaité qu'on ramène sa fille à l'Institut supérieur des Sciences humaines pour qu'elle reprenne ses études de modicienne. Perle-Adélie, la collaboratrice de Guido, avait ri comme une folle. Elle était voguiste ; on confondait souvent ce métier avec celui de modicien. Grave erreur : modiciens et voguistes se vouaient mutuellement une haine tenace, sans préjudice d'un solide mépris.

« Enfin, tu te rends compte ! » gloussait Perle en essuyant ses larmes. « Cette fille majeure qui apprend à analyser scientifiquement la mode ou qui le croit ! Et avec ça, elle avale le dernier truc dans le vent, jusqu'à en perdre les yeux et les dents ! Ah, laisse-moi rire ! Laisse-moi rire ! »

Guido soupira, n'osant avouer qu'il était lui aussi fasciné par les guette-agiles, au point d'en oublier ses maigres connaissances en modisme. Pour faire diversion, il parla de l'envol des cavaliers. « Une légende de mon pays. » expliqua-t-il. « Enfin, je ne sais pas si le mot "légende" convient.

— Pourquoi pas ? » dit Perle-Adélie. « Toutes les légendes sont en train de se réaliser. Raconte : ça ne peut pas être plus idiot que cette histoire de guette-agiles !

— Oh, » fit-il avec un geste vague, « c'est peut-être sans aucun intérêt. »

Il songeait qu'il aurait dû se taire. Le souvenir des veillées de La Roche-Toujas faisait remonter l'écume de son enfance à la surface de son cœur. Il avait envie de rire et de pleurer, et ce mélange se changea en nausée, puis en besoin d'uriner, toutes choses qui méritaient un séjour immédiat aux toilettes. Quand il revint, Perle l'observa d'un air accusateur.

— « Raconte ! »

Après tout, cela pourrait faire un article sur un sujet en vogue pour Faber infos. Il enclencha un mémo et commença : « Toujas est un gros rocher planté au milieu d'une vallée profonde, dans le sud de la Corrèze. Enfin, c'est ce qu'il était quand j'avais dix ans. Vers 85-90, on s'est mis à chercher désespérément de nouveaux sites pour implanter des barrages hydro-électriques. La vallée de Serre-Bazac a été choisie. Le nid d'aigles est devenu une île huppée au milieu d'un lac artificiel, avec un hôtel-château cinq étoiles de l'Arabian Cooper Co. Au temps de mon enfance, il n'y avait qu'un tas de pierres noircies au sommet du roc. C'étaient les ruines d'une ancienne forteresse plus ou moins moyenâgeuse, qui avait été habitée au début du xixe siècle par un personnage… euh, insolite. Un certain Ebenezer Vaudran, qui tenait de Cagliostro, de Robur le Conquérant, de Robin des Bois et du Capitaine Fantôme. Comme redresseur de torts, il était devenu près des paysans une sorte de bandit bien-aimé. Il distribuait aussi, quelques fois, des sacs d'or. Il était en outre un peu sorcier. Un peu ou beaucoup…

» Mon grand-père employait encore, à tout propos et hors de propos, la formule “Ebenezer est passé en l'air !”. Il s'agissait, bien sûr, d'Ebenezer Vaudran, qui avait de son temps la réputation de se promener dans le ciel de diverses façons et notamment à cheval. On l'accusait aussi d'être un vampire, un espion anglais, le chef d'une société secrète, un évêque défroqué, un monstre marin, l'âme damnée de Napoléon, etc. Mais il s'était toujours tiré à son avantage de ses démêlés avec la justice. Jusqu'au jour — un jour de décembre 1815, sous la Terreur blanche — où d'importantes forces de police se présentèrent dans la vallée, encerclèrent La Roche-Toujas et commencèrent l'ascension du tronc de cône au sommet duquel se trouvait le château de messire Vaudran. Le maître des lieux guettait les assiégeants du haut de sa tour.

» Cinq ou six de ses compagnons habituels étaient pris au piège comme lui. Quelques habitants du pays étaient venus assister à la curée depuis les falaises qui dominaient la vallée, sensiblement à la même hauteur que le château. Ils purent reconnaître Ebenezer à sa longue cape argentée. Les policiers, qui étaient plusieurs dizaines, se hissaient lentement au sommet du roc en se préparant pour l'assaut final, quand une épaisse fumée noire monta du château. Bientôt, les flammes jaillirent des toitures crevées. Les policiers pressèrent le mouvement. Mais au moment où ils atteignaient les remparts, six cavaliers apparurent sur le chemin de ronde, au milieu de l'incendie. La cape d'Ebenezer Vaudran était visible de très loin. Alors, à la suite de leur chef, les cavaliers bondirent dans le ciel. Ils s'élevèrent rapidement au-dessus de la forteresse en feu. Ils survolèrent la vallée en prenant de l'altitude et disparurent dans les nuages. Et depuis cet événement, il paraît qu'on peut voir, avec un peu de chance, certains soirs d'hiver, cinq ou six cavaliers fantômes s'envoler du rocher, passer au-dessus de la vallée et s'enfoncer dans le ciel…

» On y croyait encore quand j'étais enfant. Ou on faisait semblant. C'était comme un jeu. Et j'ai participé plusieurs fois à des veillées sur la falaise, dont une avec les chasseurs d'ovni de la région… Mais je n'ai jamais assisté à l'envol des cavaliers ! » conclut Guido. Il n'ajouta pas qu'il le regrettait amèrement. Et il ne dévoila pas le fond de sa pensée : Puisque tout semble possible maintenant, pourquoi pas, aussi, l'envol des cavaliers ? Il songeait : Voir l'envol des cavaliers, retrouver mon enfance, pourquoi pas ? Tout recommencer, changer ma vie, pourquoi pas ? Des millions de gens, sur la planète entière, se disaient : Pourquoi pas ? Mais Guido était sceptique. Il souhaitait oublier l'envol des cavaliers et son enfance à jamais perdue.

Sans doute aurait-il réussi sans l'insistance de Perle-Adélie. En septembre, la jeune femme avait pris sa semaine de vacances tout à la fin du mois, en débordant un peu sur octobre. Quand elle revint, elle lui dit tranquillement : « Ça sent l'hiver. Il sera bientôt temps d'aller voir les cavaliers ! » Cependant, les phénomènes dits insolites continuaient de se manifester en toutes sortes d'occasions ; et un certain nombre d'entre eux aboutissaient dans les dossiers de Faber H.A.S. Et les Yeux géants, comme Ebenezer, passaient dans le ciel.

Le contact ne correspondait à aucun schéma préconçu. D'une certaine façon, les maniaques des ovni, les soucoupistes primaires, avaient gagné puisque les extraterrestres étaient venus. D'une autre façon, ils avaient perdu car rien ne se passait comme dans les témoignages des observateurs ni les “rencontres du troisième type”. Aucun engin spatial de provenance indéterminée ne s'était posé sur le stade principal d'une grande métropole mondiale, ni sur la place d'un village, pas plus qu'au milieu d'un champ de céréales ou dans une grasse prairie, parmi les paisibles vaches laitières. Et on n'avait jamais eu la preuve d'un atterrissage de soucoupe dans une clairière de la Forêt Noire, ou entre les dunes d'un lointain désert de sable. Rien. Nulle part. Mais les Yeux géants passaient en l'air… Étaient-ils des yeux, des vaisseaux ou des dieux ? Nul ne le savait. Mais personne ne pouvait plus douter de leur existence. Si les étrangers étaient réellement présents sur la Terre, pourquoi n'y aurait-il pas eu des cavaliers fantômes dans le ciel. Raisonnement absurde ? Mais Guido ne pouvait s'empêcher de le faire. Et des milliers de gens se tenaient le même à propos des ressuscités, des guette-agiles ou de n'importe quoi. Entretenue sciemment par Perle-Adélie, l'obsession grandissait dans sa tête et dans son cœur. Pourquoi pas ? Et si vraiment… Il en parla à Karl Dopel, psychologue-consultant de Faber. « Ces choses sont dans l'air. » lui dit Dopel. Il ajouta un peu pompeusement : « Personne n'échappe à l'influence des grands mouvements spirituels !

— Mais que pensez-vous de tout cela ? » demanda Guido.

— « Qu'est-ce que je pense de quoi ?

— De toutes ces choses qui arrivent ? Ces choses impossibles ?

— Depuis que les Yeux géants sont apparus, les gens ont découvert que la condition humaine tout entière était affreuse et insupportable. En fait, on le savait depuis toujours, mais on n'osait pas le reconnaître. Il était interdit de le reconnaître. Tabou ! Devenir adulte, c'était justement accepter l'inacceptable. Eh bien, c'est fini. On n'accepte plus… Profitez donc de vos vacances de décembre pour aller voir l'envol des cavaliers ; ça vous fera beaucoup de bien. Et puisque tout est possible, allez-y avec une fille ; ça sera encore mieux ! »

Le choix n'était pas difficile. Il était déjà fait, à l'envers. Perle-Adélie l'avait choisi. Elle tenait à voir les cavaliers et n'aurait pas cédé sa place au balcon pour l'empire des étoiles. Ils prirent leurs vacances au milieu du mois, ce qui nécessita une entorse au planning du personnel, mais dans le bon sens car tout le monde voulait, naturellement, la dernière semaine de décembre. Guido fit une réservation à la dernière minute en utilisant la filière spéciale Faber. Le quatorze au soir, un hovercar d'Arabian Cooper Co. les déposait au sommet de l'île, devant le château-hôtel de La Roche-Toujas. Le temps était beau et froid : idéal pour l'observation du ciel. La fenêtre de leur chambre donnait au sud et ils purent voir Orion avant d'aller se coucher. C'était de bon augure. Dès le lendemain, ils s'installeraient sur la plus haute terrasse pour attendre l'envol des cavaliers. Guido avait maintenant bon espoir. Ils firent l'amour. Ce fut presque parfait. Tout allait bien, tout allait bien !

Et pourtant, avant de s'endormir, Guido fut pris d'une extrême tristesse. Le spectacle fabuleux qu'il était venu voir ne l'intéressait plus. Ce n'était qu'un spectacle. Et il ne serait qu'un spectateur… Pour que la vie vaille enfin d'être vécu, il faudrait tout autre chose ! Mais quelle chose ? Il ne savait pas. Puisque tout est possible…

Oui, les temps avaient changé : tout était possible. Il le sut en s'éveillant. Il n'était plus dans son lit du château-hôtel. Y avait-il jamais été ? Le château-hôtel était un rêve, un cauchemar peut-être. Il galopait dans une plaine dorée, sous un ciel mauve. À cheval. Il ne fut pas surpris. Il était un cavalier galopant dans la plaine, parmi d'autres cavaliers. Il l'avait toujours été. Le reste n'était qu'un mauvais rêve. Il faisait corps avec sa monture : impression ô combien exaltante. Il se laissait porter et une sensation d'apesanteur commençait à naître en lui. Dans quelques instants, les chevaux seraient assez lancés, assez excités. Alors…

La sensation d'apesanteur grandit et il fut soudain projeté en plein ciel. Il montait, montait… Une pensée vague lui vint : Si tu allais te réveiller là-bas ? Mais il la rejeta et il fut à jamais le cavalier volant d'un monde qui était le sien. Depuis toujours.

Première publication

"l'Envol des cavaliers"
››› Libération [1re série] 1728, 31 août 1979