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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury l'Envoyé…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

l'Envoyé de la planète grise

Avec Katia Alexandre

Je vais me lever, pensa Aurélia en soulevant légèrement les paupières. Me lever… Huit, neuf… L'horloge a bien sonné neuf heures ? La difficulté, c'était d'ouvrir les yeux avec ce mal de tête lancinant.

Voilà. J'enfile les manches de mon peignoir. J'ouvrirai les yeux après. Je… Bon, le vase est par terre : ça commence bien.

« Quel brouillard ! » soupira Aurélia en ouvrant les volets. « On ne voit rien à dix pas… » La jeune femme referma précipitamment la fenêtre et alluma la lampe de chevet. Elle oublia un instant sa tête douloureuse pour contempler les roses. Mon Dieu ! Elle écarquilla les yeux. Les fleurs étaient devenues grises, ternes, sans éclat. Elles se confondaient avec le tapis dont on ne distinguait plus les arabesques rouges.

Ou j'ai des visions ou je dors encore, se dit Aurélia. Il y eut en elle une sorte de flottement nauséeux. Elle prit le parti de retourner sur son lit pour essayer de rassembler ses souvenirs de la veille. Hier, on fêtait la promotion de Jacques et on a bu pas mal. Je me suis couchée et… Un miaulement impératif la fit sursauter. Camina, la chatte, assise au bout du couvre-pieds, la regardait d'un air de reproche. Mais où sont les prunelles d'or de la belle Camina ? Où sont… Les yeux de la chatte se perdaient dans son doux pelage tigré. Aurélia se sentit malade, un peu désespérée. Camina, elle, semblait en pleine forme. Elle réclamait son lait avec l'obstination de la bonne conscience. De toute façon, la couverture verte était aussi devenue grise. Grise, grise !

Aurélia bondit hors du lit. Une angoisse brutale lui tordit le ventre. Elle courut aux toilettes pour vomir. Elle tira fort la chasse et, la sueur au front, vit que l'eau jaillissait grise comme une coulée de plomb. Affreux.

Elle mit le café à chauffer et, en attendant, avala deux comprimés. Le café prêt, elle ne put se résoudre à boire ce liquide de couleur indéfinie et d'aspect boueux. Elle observa les meubles, les bibelots, le sol… les murs. Tout était devenu d'un gris uniforme. Même le poisson rouge. C'était une sorte de daltonisme. La sensation d'étouffement qu'elle avait déjà ressentie se fit plus intense. Une main invisible serrait sa gorge lentement. Puis une brèche de lumière s'ouvrit dans un mur gris qui bascula. Aurélia s'évanouit.

Elle reprit conscience : le téléphone sonnait. Elle était étendue sur la moquette, sans force. En tirant sur le fil, elle parvint à décrocher.

— « Bonjour, Aurélia ! » C'était Françoise, bien sûr. D'humeur agressive et conquérante, comme d'habitude. Aurélia balbutia un salut embrouillé. Le rire de Françoise fusa un peu trop haut. « Une bonne gueule de bois, hein, c'est ça ?

— Une… c'est ça ? » répéta Aurélia, se posant la question à elle-même.

Puis elle s'aperçut que son mal de tête avait disparu. Et, longtemps après, qu'elle avait raccroché et tenait sa main droite devant elle, ouverte et vide. Les choses n'ont pu changer tout d'un coup, comme ça, ma fille. C'est toi qui as des ennuis avec tes yeux — ou ton cerveau. Cholestérol ? Elle avait eu une analyse positive (deux grammes soixante-dix) quelques années plus tôt, malgré sa maigreur et son manque d'appétit. Origine nerveuse, peut-être. Qui sait si tu n'es pas en train de couver un truc extravagant et abominable, ma douce ? Téléphoner au toubib ? Elle ouvrit l'annuaire. Gris. Avec des signes gris sur gris, presque indéchiffrables. Elle eut un recul convulsif. L'annuaire tomba. Je vais voir Deledda tout de suite, ou Laversant. Plutôt Laversant… Elle se sentait presque bien. Oui, l'occuliste tout de suite. Capable de t'habiller, de prendre la voiture ? Sans appeler les voisins au secours ? Oui… La villa se trouvait à deux kilomètres du centre de la ville, qu'on pouvait atteindre par une voie tranquille, barrée d'un seul feu…

Elle prit sa jupe… sa jupe grise et son pull blanc : sur elle, ce fut comme un uniforme. Haussant les épaules, elle descendit dans la rue. Dans l'escalier, ses jambes tremblaient un peu. La température semblait fraîche pour le mois de mai. Et puis, il y avait le brouillard. Non, pas vraiment du brouillard. On aurait dit plutôt qu'une fine poussière soyeuse avait tout recouvert : les maisons, les arbres, le sol, les gens, comme si on avait secoué sur le monde des milliards de tapis. Aurélia put lire l'heure aisément sur le cadran lumineux de sa montre. Il était près de midi. Quelques personnes marchaient dans la petite rue : une ménagère pressée, des enfants qui rentraient de l'école — c'était lundi —, un homme, un ouvrier dont elle ne put deviner d'abord ni l'âge ni le métier. Il portait un imperméable ou une blouse grise. Il tenait à la main une sorte de seau — qui était peut-être un pot de peinture… grise. Elle essaya de saisir un quelconque étonnement sur les visages. Rien. Ce sont mes yeux, mes yeux… Ou ma tête !

Elle avait oublié de rentrer la Fiat la veille au soir. La clé était sur le contact. Elle démarra sèchement, oppressée tout à coup comme elle l'avait été en se levant. Bon Dieu ! L'idée lui vint au moment où elle s'engageait dans la rue de l'Ancienne-Berge. Bon Dieu, je vais savoir si je suis la seule à ne plus distinguer les couleurs… Au deuxième carrefour, il y avait les feux. Mais elle ne se faisait plus d'illusions. Elle connaissait le jeu. Petite fille, déjà, quand elle était enrhumée, elle se plaisait à imaginer que l'univers avait la grippe. Non, Aurélia, ne sois pas idiote. Tu laisses la voiture place du Couvent et tu files chez Laversant. À cette heure-ci, il doit finir les consultations du matin. Il pourra peut-être te prendre tout de suite. Et attention au feu !

Elle fut la seule à s'arrêter en faisant grincer les freins de la petite voiture. Vert… ça doit être le vert. Au poteau, trois yeux ronds et gris fixaient sur elle leur regard éteint. Elle abandonna la Fiat de travers au bord d'un trottoir. Descendit en oubliant les clés sur le contact. Elle s'aperçut alors qu'au lieu de se diriger vers la rue Wilson, où se trouvait le cabinet du docteur Laversant, elle marchait à grands pas vers la place de la Mairie et le boulevard de Strasbourg. Mon Dieu, qu'est-ce que je vais faire boulevard de Strasbourg ?

À cet instant, pour la première fois, elle ressentit la présence étrangère. La présence de Lieb. Naturellement, elle ne connaissait pas encore le nom de l'envoyé. Était-ce même un nom ? Ce fut très fugitif et très précis. Et, d'une certaine façon, très satisfaisant — comme lorsqu'on retrouve un mot qu'on a longtemps cherché. Ou la réponse à une question importante. La réponse était là. Aurélia ne le sut pas tout de suite, mais elle se sentit soudain rassurée et apaisée.

Elle revint à la voiture, renonçant à se rendre chez le docteur Laversant. Elle courut. Maintenant, elle avait hâte de rentrer chez elle. Elle remonta dans la Fiat et elle fit demi-tour. Les arbres de l'avenue défilaient comme des spectres… La tristesse avait fait place en elle à un curieux mélange de résignation et d'exaltation. Comme elle conduisait distraitement, elle se fit insulter par un gros type cramponné au volant d'un break. Il lui parut d'un gris si foncé qu'elle oublia un instant sa propre situation, son étrange maladie, son infirmité ou Dieu sait quoi, et elle le prit vraiment pour un Noir. Son racisme latent de petite bourgeoise provinciale lui dicta les mots qui montèrent à ses lèvres : Sale nègre ! Des mots qu'elle ne prononça pas. Qui moururent dans sa bouche, s'effacèrent littéralement de son cerveau. Pendant quelques secondes, elle fut une autre Aurélia. Une femme qui n'était plus tout à fait Aurélia et qui, jamais, jamais, pour un empire de mille soleils, n'aurait seulement pensé de tels mots… Un brusque désir de solitude tendit ses nerfs et son pied se fit lourd sur l'accélérateur. Elle décida de partir à la campagne dès que possible.

Elle qui n'aimait que la ville et tenait la nature pour un mal nécessaire.

Il s'était installé confortablement dans le meilleur fauteuil du salon et il feuilletait une revue. Comme un homme ordinaire. Il était un homme ordinaire. Un homme gris. Elle ne fut pas surprise de le trouver là. Elle savait qu'il l'attendait. D'instinct, elle lissa ses cheveux en désordre. Belle ? Il se leva et lui sourit.

« Bonjour. » dit-il d'une voix sans accent. Pourquoi, d'ailleurs, aurait-il eu un accent ? Elle s'avança gauchement vers lui. Il la regardait avec une extrême fixité.

« Bonjour, Aurélia.

— Pourquoi moi ? » demanda Aurélia. « Pourquoi m'avoir choisie ?

— Pourquoi pas vous ? Peut-être parce que vous me plaisez… »

La jeune femme sourit et machinalement se tourna vers le miroir du salon. Le hâle blafard de son visage la fit hoqueter de stupeur.

— « Mais pourquoi suis-je… Qu'est-ce que qui m'est arrivé ? »

Elle s'était approchée de l'homme pour le supplier. Puis elle se calma. Avant qu'il eût ouvert la bouche, elle connaissait la réponse qu'il allait lui donner. Elle découvrit qu'elle la connaissait en réalité depuis un moment. Depuis le premier contact, dans la rue.

« Je vois…

— Vous voyez par mon regard. »

Les prunelles de Lieb semblèrent grandir, grandir… Elles se changèrent en un vaste miroir, en un lac gris noyé sous la pluie. Et Aurélia se sentit aspirée, prise d'un vertige délicieux. Elle plongea, les yeux grand ouverts aussi, sous les eaux ternes et glacées. Elle comprit vaguement qu'elle était en communication mentale avec l'étranger et visitait son univers.

— « Votre monde est gris. » dit-elle.

Champs, terre, mer, villes, tout se confondait dans la même uniformité, sans couleur et presque sans relief… La vision cessa. L'homme se tenait devant elle, hochant la tête avec un sourire incertain. Son corps semblait maintenant un peu flou, comme tracé par une main novice qui aurait repassé à plusieurs reprises sur le trait. Mais son visage était plus net, presque lumineux. Long, mince, émacié même, la bouche très grande, de longues boucles pâles, enfantines, sur un front très haut.

« Je n'en peux plus. » dit Aurélia. « Laissez-moi un moment.

— Oui. »

Les couleurs revinrent progressivement : le rouge d'un bouquet, le bleu du ciel, le jaune de la tapisserie explosèrent dans la tête d'Aurélia. La jeune femme se jeta sur le canapé, cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter de terreur et de désespoir. Je suis très malade, très malade… L'homme avait disparu. Aurélia était seule. Elle avait peur. Lassitude, nausée, solitude. Elle leva les yeux, regarda les roses. Une douleur pareille à un coup d'aiguille lui traversa la nuque. Malade, je… téléphoner ! Du moins, ses yeux allaient mieux. Elle n'eut aucune difficulté à former le numéro du docteur Deledda. Elle se coucha en l'attendant. Elle était déjà plus calme, occupée à s'attendrir sur son sort. Tout va bien, tout va bien… Je suis sauvée.

Le deuxième contact avec Lieb, l'envoyé de la planète Sab, eut lieu dans un rêve d'Aurélia… en réalité, tout une suite de rêves dont quelques-uns — elle s'en rendit compte plus tard — avaient sans doute précédé l'aventure du matin gris. Chaque fois, elle se trouvait dans un monde terne, sinistre, angoissant, crépusculaire. Une grosse boule d'étain luisait pauvrement dans le ciel. Impossible de savoir si c'était la lune ou le soleil. Pas de couleurs, sauf peut-être cette vague brillance argentée de l'astre et quelques taches livides dans le ciel sans profondeur.

D'une façon ou d'une autre, Aurélia avait conscience de n'être pas chez elle — de n'être pas dans son univers. Elle ne savait pas qu'elle rêvait, mais elle avait la certitude de pouvoir s'échapper. Ce qu'elle faisait, après quelques errances à travers le pays gris. Un sentiment extrêmement pénible l'envahissait. Il lui semblait que sa vie était à jamais perdue et qu'elle se promenait sur le rivage de la mort. Elle se souvenait de son existence comme si le jour qu'elle venait de vivre — un jour comme les autres — eût été à cent ans d'elle. Son sort lui paraissait effroyable. Elle luttait contre le désespoir. Elle était seule. D'ailleurs, elle ne rencontrait jamais personne dans cette sorte de cauchemar. Elle en arrivait même à souhaiter que d'horribles monstres surgissent enfin des pans de brume, des fourrés malsains et des murailles indistinctes qui l'entouraient. Elle pensait que la peur eût été un bon remède au désespoir. Mais il n'y avait pas de monstres. Et puis, dans une de ces minutes volées à la nuit, elle rencontra Lieb. Elle reconnut ses vêtements flous, un peu plus clairs que le décor d'ombre d'où il avait surgi, son visage étroit, comme sculpté dans la cendre durcie. Un spectre, oui, mais un spectre plein de vie et de chaleur. Car il émanait de l'envoyé une sorte de vibration qui émouvait Aurélia corps et âme.

Elle n'en pouvait plus de marcher dans cette poussière grise qui voltigeait autour d'elle, comme une écharpe soulevée par le vent. Elle se mouvait dans un brouillard sec et pénétrant. Épuisée, elle s'arrêta un instant et leva les yeux à la recherche d'une clarté. Elle ne vit qu'un énorme globe d'acier qui tressautait au-dessus de l'horizon. La voûte céleste était sillonnée de traînées grisâtres. Des amas de nuages sombres descendaient lentement, pareils à d'épaisses colonnes de fumée aspirées par la terre. De gros cumulus frôlaient la cime des arbres et les branches qui les pénétraient leur donnaient l'air de monstres empalés. Tout autour d'Aurélia, les feuillages tremblotaient avec un chuintement fiévreux. Des ombres démesurées fondaient dans les taillis.

Aurélia buta contre une sorte de mur, s'écorcha un genou sur le tranchant d'une pierre. L'angoisse montait en elle sous forme de vagues froides qui lui coupaient le souffle. Elle se souvint qu'elle rêvait. Le désespoir s'étala, se changea en une lassitude infinie, un bien-être vague. Sans étonnement, Aurélia retrouva son lit tiède, moite. Un instant, elle respira son propre parfum sans le reconnaître. Quelle était cette odeur étrange qui… Dans les limbes de sa conscience, un témoin vigilant décréta : Surmenage, ma fille, faut te mettre au vert, te mettre… Une onde de rire effleura sa gorge, ses lèvres — surmenage, mais tu ne fiches rien, tu… Elle admira les yeux dorés de Camina. Elle embrassa le museau de la chatte qui gémit — ou bien était-ce une illusion ? Une seconde, elle sentit la chaleur, la douceur d'un désir inconnu, incertain. Elle frémit, sourit, s'éveilla enfin tout à fait. Je suis Aurélia. Je vis. Je me lève. Je m'en vais !

Elle mit la chatte dans son panier, remplit en hâte une petite valise, assaillie tout à coup par des impressions fulgurantes — comme si elle tenait dans ses mains de petits morceaux de temps solidifié, pareils à des briques chaudes. La valise devint atrocement lourde : son passé tout entier y était maintenant enfermé. Aurélia. Aurélia. Aurélia. Un colis à chaque main descendit l'escalier lentement quatre à quatre lentement quatre… qu'est-ce que j'oublie aucune importance partir !

Elle arrêta la voiture devant la maison, au milieu d'un bouquet de pins décharnés. Ou plutôt elle prit conscience qu'elle était au milieu des pins, devant la maison au toit couleur de sang séché. Je suis arrivée. Je suis chez moi. La voiture est arrêtée, arrêtée. Je suis bien. Arrivée… Elle promena ses mains sur son corps comme pour s'assurer qu'elle ne l'avait point perdu, caressa l'étoffe douce de sa robe… Sa tante Maria lui avait légué deux ans plus tôt cette petite maison forestière qui portait son nom : Villa Maria. Lande, nature, sauvage beauté, vigne vierge, mon amour, je sais que tu m'attends derrière ce mur lézardé. Le roux des feuilles devenait carmin sur les poutres vermoulues et les volubilis se mêlaient intimement aux grappes de cytises. D'obsédantes étreintes végétales se nouaient tout autour de la maison. Poésie très charnelle. Brève joie au parfum de brûlure. Comme tu as changé, Aurélia… Demain, j'irai au village acheter Dieu sait quoi. Je téléphonerai à Françoise. Ils vont être tous fous de ma baraque. Ils vont être… être… Vertige et oubli. Aurélia promena sa main ouverte devant ses yeux et ce geste déclencha un formidable balayage mental. Le passé n'existait plus, n'avait jamais existé. Elle prit dans son sac la lourde clé noire, grossièrement peinte ; elle joua à la faire tourner autour de son index, la lança en l'air, la rattrapa. Elle ne contrôlait plus tout à fait ses impulsions musculaires. Brusquement, ses mains devinrent grises. Elle eut un rire étouffé qui s'étira en plainte. Une plaque de métal pesait sur son ventre. Camina, ma chérie ! La chatte jeta un miaulement aigre en se coulant hors du panier, s'étira en ombre grise sous les buissons gris. Tant pis pour toi. Aurélia poussa la porte vermoulue. Le grincement lui donna la chair de poule. Elle respira une vague odeur de vernis, résista à la nausée qui lui montait de sa gorge comme une boule de chiffon, avança quelques dixièmes de seconde dans le brouillard gris. Puis la pièce tourna devant elle de quelques degrés. La lumière se recomposa progressivement. Les couleurs s'ajustèrent comme sur un écran de télévision.

L'homme était là, assis très droit sur le divan. Sa tunique grise formait une tache de moisissure poisseuse sur le jaune vif de l'étoffe.

« Vous êtes revenu. » dit Aurélia.

Il eut un rire bref qui dessina avec précision ses lèvres et le coin de sa bouche sur le flou de son visage. L'angoisse d'Aurélia céda de nouveau le pas à une sensation délicate et troublante qui tenait de la joie, du désir et de l'espoir.

Lieb se leva et tendit vers elle ses longues mains cernées de brume.

— « Les couleurs… » dit-il d'une voix presque inaudible. « Vos couleurs… » Aurélia le regardait mais ne voyait pas bouger ses lèvres. Elle pensa : Il me parle dans ma tête. « Faites-moi découvrir vos couleurs. Je suis venu pour ça, Aurélia. Seulement pour ça. » Aurélia serra les dents, essaya de dominer son émotion. Nos couleurs, notre vie, notre sang… une rose du matin mon amour Lieb jamais je ne… mon Dieu comment lui montrer les mille nuances de la terre arc-en-ciel répandu en tant de facettes çà et là beauté infinie couleur des arbres du sang des violettes au printemps ?

— « Venez. » dit-elle. « Je vais essayer. »

L'éclat du soleil était presque insoutenable et Lieb cligna des yeux en entrant dans le jardin. Elle chercha sa main pour l'entraîner vers la tonnelle, mais ne rencontra d'abord que le vide. Elle sursauta. Un frisson courut le long de son bras et se répandit dans son dos. Presque aussitôt, une onde tiède frôla sa paume et s'écarta. Lieb n'était pas vraiment là. Projection mentale ou Dieu sait quoi. Elle lui avait transmis une sensation d'éblouissement. Lieb était ailleurs, très loin d'elle.

Les roses, en grappes éclatantes, défendaient l'accès de la tonnelle. Aurélia cueillit une fleur à pleine main. Les épines lui griffèrent les doigts. Son sang coula, très pâle, sur la rose pourpre.

« Lieb ! Cette fleur est rouge. Mon sang est un autre rouge… »

Le visage de l'envoyé était maintenant tout près du sien. Ses yeux s'élargissaient, devenaient deux lacs profonds, tandis qu'il avançait la main. Il arracha une rose et, crispant les doigts, l'écrasa. Aurélia gémit. La rose était maintenant fripée dans la paume de Lieb et intacte au bout de sa tige. Dix perles de sang jaillirent sur la main de Lieb. Vingt ou mille perles de sang, aussi vraies, aussi rouges que si elles avaient coulé des vaisseaux blessés d'un être de chair.

« Regardez, Lieb. » dit Aurélia avec douceur. « Votre sang est pareil au nôtre.

— Rouge ?

— Rouge ! »

Il parut s'enfoncer dans une rêverie profonde. Ses yeux prirent une couleur d'eau morte.

« Je ne sais pas. » dit-il enfin. « Je ne vois pas mon sang… »

La tension d'Aurélia éclata en un rire d'angoisse, fusa en un long sanglot hystérique, fondit en un soupir ivre, se mua en un bouillonnement rageur de désir et de désespoir. La jeune femme se mit à tourner sur elle-même, les bras écartés, les mains ouvertes, arrachant les roses par poignées, se déchirant les doigts aux épines. Bientôt, la tonnelle fut presque entièrement dépouillée. Aurélia riait encore en secouant ses mains dégoulinantes de sang.

« Arrêtez ! » cria Lieb.

Aurélia se figea et croisa son regard. L'envoyé de la planète grise souriait gravement. Ses yeux s'étaient rétrécis. Ils formaient, sous son front très large, deux minces fentes de métal froid. Un minuscule poignard au manche doré, à la lame très brillante, jaillit dans sa main droite. Aurélia se demanda si c'était une arme réelle, un objet de matière, de métal, et pas simplement une image mentale, une illusion.

« J'ai besoin de ton sang. » dit Lieb.

Elle sentit un léger frôlement sur son épaule, sa poitrine. Elle leva la main qui tenait le poignard, appuya la pointe de la lame au-dessus de son sein gauche. Elle était consciente de subir l'emprise de Lieb mais ne résistait plus. La bouche fermée, les lèvres immobiles, l'homme riait en elle. Les fentes de ses yeux s'étaient ouvertes. Aurélia plongea une fois de plus dans un vaste lac tranquille au fond duquel elle aurait voulu s'anéantir.

Le poignard avait disparu. Elle éprouvait une sensation de piqûre du côté du cœur. Mourir ? Lieb avait pris dans ses mains les doigts ensanglantés de la jeune femme. De grosses gouttes qui ressemblaient à des rubis roulèrent sur sa peau, autour de son poignet, et se mêlèrent au sang d'Aurélia.

« Rouge. » dit-il.

— « Rouge. » répéta Aurélia.

Lieb sourit. Elle se serra contre lui. Le corps de l'envoyé était maintenant tout à fait matériel, dur et chaud, infiniment présent. Aurélia gémit. Une faiblesse délicieuse gagnait ses muscles, dissipait toute angoisse en elle — à jamais.

Puis, d'un coup, le monde devint gris. Aurélia sentit la bouche de Lieb sur son cou. Elle ferma les yeux.

— « Merci. » dit l'homme.

Première publication

"l'Envoyé de la planète grise"
››› Fiction 254, février 1975
Avec Katia Alexandre