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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Bonne étoile

Le 20 de la lune du chien, peu avant le crépuscule, Lorek Atrato descend vers le Village, après avoir passé une journée de méditation au Monastère. Il a vingt ans (vingt ans de Noral, ce qui correspond à environ dix-neuf ans de la planète mère) et il doit “rencontrer sa bonne étoile”, la nuit de Sama 1112, c'est-à-dire dans quelques heures.

Le froid est vif. Lorek marche vers le nord, et le vent lui jette à la figure de légers flocons de neige.

À l'ouest, au loin, la tour de l'Usine vient de s'illuminer. Le château du Village reste obscur. L'antenne fixée au beffroi de l'École rayonne légèrement. Les habitants de Noral ont abandonné les villes. L'Humanité, qui a essaimé sur ce monde depuis plus de deux mille ans, vit dans de petites agglos rurales qu'on appelle les “mains” — de curieuses mains à quatre doigts — ou les “constellations”, peut-être par nostalgie des étoiles d'où les colons humains sont venus à bord de leurs immenses vaisseaux.

Chaque constellation est formée d'un Village, d'un Monastère, d'une Usine et d'une École. Lorek habite la constellation du Bélier rouge. Il n'a jamais quitté son pays natal.

Demain sera le “jour de la bonne étoile”. Ce soir même, avec près de deux cents jeunes garçons et jeunes filles de la constellation, il partira pour la forêt profonde. Plus tard, il devra se séparer de ses compagnons et s'engager seul dans la direction qui lui sera désignée.

Après…

Lorek aperçoit le maître-moine Tellerio, son guide de méditation, debout dans sa longue cape, sous un des bassogs, sortes de tilleuls géants, qui bordent la route du Village. Il s'arrête pour le saluer.

« Est-ce que nous nous reverrons bientôt, Maître ?

— La destinée est insondable. » répond Tellerio en regardant Lorek avec un drôle de sourire.

Le jeune Norallien pèse la réflexion et le sourire. L'un et l'autre semblent contredire un peu ce que Tellerio lui a enseigné, à moins qu'il n'ait mal compris ou deviné faux.

Il s'incline devant le maître-moine et reprend sa marche vers le Village. Il s'en va lentement, et deux filles qui sont arrivées derrière lui le rejoignent en patinant sur la neige verglacée : Hane la blonde et Ceylane la brune. Toutes les deux ont médité le jour durant au Monastère. Et toutes les deux vont bientôt s'élancer vers la forêt pour connaître leur bonne étoile.

Ceylane bat des mains.

« Plus que six heures avant minuit. Plus que six heures ! »

Lorek et les jeunes filles se trouvent maintenant à la limite du Monastère et du Village, limite marquée par un haut portique blanc. Le regard caressant de Ceylane et le regard pénétrant et un peu moqueur de Hane troublent également Lorek.

— « Hé, Lorek, » s'exclame Hane, « tu n'as pas l'air gai pour un jour de Sama ?

— Il a sommeil. » dit Ceylane. « Je suis sûre qu'il n'a pas dormi la nuit dernière. C'est l'émotion. Mais le voyage dans la forêt va le réveiller, je te le jure ! »

Lorek songe : Ma bonne étoile a peu de chances de croiser celle de Ceylane ou celle de Hane. Chacun d'entre eux peut être désigné pour n'importe lequel des quatre territoires de Valberg ou pour l'échange avec n'importe quelle constellation voisine, le Lion de Valberg, le Cygne de Néron, Cerbère d'Alvolan… Toutes sont également divisées en quatre territoires. Cela fait des dizaines de destinations possibles. Les chances pour Lorek de retrouver l'une ou l'autre des deux filles semblent bien minces.

Et, au fond, quelle importance ?

Il s'aperçoit qu'il ne le souhaite même pas. Mais que souhaite-il au juste ?

— « Je vous fais mes adieux. » dit-il.

Hane et Ceylane l'embrassent tour à tour. Ils se séparent à l'entrée du Village, peut-être pour toujours. Sama est le jour de la bonne étoile pour des milliers ou peut-être des millions de jeunes hommes et de jeunes filles dans le monde.

« Nous sommes deux cent vingt pour toute la constellation ! » s'écrie un garçon enthousiaste.

Et combien de constellations sur Noral ? songe Lorek. Il regarde ses compagnes et ses compagnons. Les uns sont ardents et joyeux ; les autres calmes, presque recueillis ; mais tous semblent heureux. Pourquoi lui — et lui seul — a-t-il le cœur battu ? La vie est douce dans les Villages et les Écoles de Noral, et à peine moins dans les Monastères et les Usines. Il va quitter sa famille et ses amis ; mais il les reverra de temps en temps. Il ne souffrira jamais de faim, de froid, de solitude. Il ne connaîtra jamais l'humiliation, la privation de liberté, la souffrance sans remède, toutes choses familières aux pauvres humains du lointain passé ou des mondes encore primitifs ou industriels. Il ne vivra jamais dans l'angoisse du lendemain. Mais, pour lui, le lendemain ressemblera peut-être un peu trop à la veille et à tous les jours d'avant et d'après, dans une existence paisible, au cours monotone comme celui d'une rivière au milieu de la plaine.

Les humains ont fait de Noral un paradis écologique. Il ne semble pas que ce soit le cas de tous les mondes qu'ils ont conquis, parfois les armes à la main. Mais dans tous les paradis de l'espace et du temps, les filles aux longues jambes et les garçons aux yeux plus grands que le ventre s'ennuient parfois un peu.

Lorek, à une certaine époque, a voulu partir très loin. Il l'a avoué à son maître, Tellerio. Où ? Il n'en savait rien. Dans l'espace ? Vers les étoiles ?

À l'écart des grandes voies galactiques, Noral entretient peu de relations avec les autres mondes humains. Et puis, Seigneur, qu'est-ce que j'irais faire dans cet océan de soleils, mille fois plus glacé qu'une nuit de Sama ?

Personne, du côté des étoiles, ne songe à inviter les Noralliens, le peuple le plus sédentaire de l'univers. Lorek se mâchonne la lèvre pour ne pas rire. Quelle que soit sa destinée, elle s'inscrira dans un rayon de trente ou quarante kilomètres autour du Bélier, du Village où il est né et qu'il a quitté seulement pour de rares excursions aux alentours. Et puis toutes les constellations se ressemblent, et le paysage manque de variété.

Maintenant, Sama est arrivé. Lorek se dit pour la centième fois : Les jeux sont faits, mon vieux… Le plus désagréable, c'est la certitude que son sort, comme celui de tous les jeunes de la constellation, a été fixé en secret par le Comité de la Population. La mise en scène des sages de la forêt donne seulement un air de féerie à une décision bureaucratique.

La nuit noire de l'hiver enveloppe maintenant le Village. Quelques flocons de neige flottent, lourds, dans l'atmosphère figée. Le ciel aussi semble retenir son souffle en attendant la bonne étoile.

Lorek prend la rue centrale du Tertre. Le Tertre illuminé pour la fête domine le Village. Une silhouette furtive, tapie dans une encoignure, s'éloigne vivement. Lorek croit reconnaître Vali, un garçon arrivé à l'âge de la bonne étoile un an plus tôt. Et la bonne étoile a voulu qu'il reste là, dans la rue où il a fait ses premiers pas, pleuré ses larmes d'enfant, joué ses farces et inventé ses amours d'adolescent. Vali dissimule comme il peut sa rancœur et son ennui, mais Sama ne sera jamais plus une fête pour lui.

Lorek embrasse Kellan le tisserand, son père, Noéma la vitrière, sa mère, sa jeune sœur Vidi et son frère Hugo, apprenti joueur de processus — on eût dit autrefois informaticien — qui arrivera à l'âge de la bonne étoile dans deux ans. Tous paraissent enclins à des adieux solennels. De quoi aurons-nous l'air si je rentre à la maison demain matin ? se demande Lorek. Il brusque la séparation et retourne dans la rue. Puis il sort du Village et s'avance à travers la campagne, jusqu'à la limite de l'École, indiquée par une symbolique barrière blanche.

Le vent ne souffle plus et la neige tombe en gros flocons mouillés. On a presque totalement renoncé au contrôle climatique sur Noral : la manipulation de l'atmosphère avait des effets imprévisibles et dangereux. Sama est une exception. Du 15 au 20 de la lune de Mara, la neige recouvre les trois quarts de la planète.

Lorek relève le col de sa veste.

Il marche longtemps à la périphérie du bourg, puis entre le Village et l'École. L'Usine se trouve plus loin à l'ouest. Peut-être ira-t-il bientôt y travailler et y vivre.

Il patauge maintenant dans une couche molle et poudreuse qui commence à prendre de l'épaisseur. La nuit sera rude.

Il a bientôt fait le tour de l'École, le plus petit des quatre territoires de la constellation. Le Monastère est le plus vaste et l'Usine le plus peuplé.

Il tourne autour de la cage sans barreaux où sa bonne — ou mauvaise — étoile va sans doute l'enfermer. Il se met soudain à courir comme pour mimer l'impossible évasion.

Il reçoit une boule d'or (ou “pomme d'or de Sama”) et des vêtements chauds. Parmi ses compagnons prêts au départ, il se sent seul de sa race, celle des rêveurs et des insatisfaits.

« Tu as fait tes vœux, Lorek Atrato ? »

Il envoie un baiser à la brune Ceylane.

— « Oui, Chérie. L'Usine du Lion manque de bras !

— Moi, » crie la jeune fille, « je ne rêve que du… »

La fin de la phrase se perd dans le brouhaha. Du Monastère ? Bien sûr, dans les Monastères, les hommes sont plus nombreux que les femmes, qui ont ainsi un très large choix. C'est l'inverse dans les Villages.

Et une bande de garçons se met à hurler : « Nous irons à l'École où toutes les filles sont à prendre… ».

Arrive le vieux bus rouge qui a fêté plus de trente Samas ; les applaudissements éclatent de tous les côtés. Les jeunes hommes et les jeunes femmes qui vont trouver leur bonne étoile se précipitent pour embarquer dans le véhicule avec des cris, des rires, des chants.

Lorek lève la tête. Quelques rares étoiles brillent dans un ciel d'encre. Il reconnaît Landra la bleue, solitaire, au-dessous du Compas. Autour de Landra, gravite la plus proche planète habitée, Perelandra, où se trouve une escale de la ligne galactique 31. Les vaisseaux venus de Quarante, Unna, Union, Vaal, Beaulieu, Dyonisos, Eterana, Boukara et cent autres mondes, passent à quinze années-lumière de Thulé, le soleil de Noral. Le soleil tout court. Mais Noral ne vaut sans doute pas le détour.

Lorek saute dans le bus bon dernier.

Sur le chemin de la forêt, l'expédition du Village rattrape les deux gros véhicules de l'Usine, bleu clair, flambant neufs. Les bus se séparent à la première bifurcation, chaque groupe se dirigeant vers le secteur de la forêt qui lui est imparti.

Les aspirants du Village descendent à proximité d'un bâtiment ancien, vide et abandonné, qui date d'avant les constellations. Une ferme de pionniers ou quelque chose de ce genre. La neige tombe en flocons serrés, tissant contre la nuit un rideau scintillant. Au sol, la couche en train de durcir, sous le froid vif, atteint déjà sept ou huit centimètres.

« Les gens du Contrôle climatique exagèrent. » dit une fille nommée Unna, comme l'étoile rouge de la Hache.

Lorek ne peut résister à l'envie de la contredire.

— « Dix centimètres est un minimum pour la nuit de Sama. »

Ceylane approuve : « Je trouve même qu'ils sont en retard. » Puis à Lorek : « Je t'attends au Monastère.

— Moi à l'École.

— Je croyais que tu avais choisi l'Usine.

— De toute façon, ma jolie, personne ne choisit. Et puis j'ai changé d'idée. »

Quelqu'un chante : « Il est là le chemin — Que je suivrai au matin… ». Une demi-douzaine de voix repennent, assez mollement, l'Hymne à la bonne étoile. Lorek regarde le ciel où les étoiles ont complètement disparu et reste bouche close. Quel chemin ? Quel chemin ?

Quatre anciens organisent le départ des jeunes qui doivent se déployer sur une seule ligne, parallèle à la lisière de la forêt, avant de s'enfoncer sous le couvert, en éventail. Les numéros indiquant la place de chacun ont été tirés au sort la veille, sur la place du Village.

Lorek se trouve à l'aile droite, vers le sud, parmi ceux qui auront le plus long chemin à parcourir. Cela ne le gêne pas : il ne demande qu'à parcourir un long, très long chemin, pour arriver le plus tard possible. Tous les aspirants emportent un bon litre de boisson chaude dans une bouteille isolante et des tablettes de sucre. Ils doivent tout en marchant balancer leur boule d'or au bout de sa chaîne.

Sur le signal d'un ancien, la troupe se met en route lentement, en glissant et pataugeant. Ceylane surgit près de Lorek. Elle a dû le repérer à la lueur des phares.

« Je voulais te dire… »

Le bus balaie de ses puissantes lumières les arbres saupoudrés de neige et achève son demi-tour. L'obscurité retombe sur les quarante aspirants.

— « Ceylane ? »

La jeune fille s'appuie doucement contre Lorek, leurs visages se frôlent. Ils sont presque de la même taille. Leurs lèvres mouillées de neige se rencontrent presque sans qu'ils l'aient voulu. La fête de Sama se passe dans une gaieté factice et exclut généralement les adieux émus.

Ceylane s'écarte et chuchote : « Je regrette qu'on ne se soit pas mieux connus.

— On se reverra.

— Non ! » Elle a presque crié. Elle ajoute, plus bas : « Je sais que je ne te reverrai jamais.

— Comment peux-tu ?

— Je le sais. »

Elle s'éloigne dans l'ombre, avec un signe d'amitié que Lorek aperçoit à peine.

Ils avancent maintenant contre le vent qui leur souffle la neige à la figure. Lorek regarde l'heure sur l'ongle de son pouce gauche. 6 h 55. La journée de Noral, plus longue qu'une journée terrestre, est divisée en huit longues heures… Il tire son bonnet sur son front pour protéger ses yeux. Il marche. Il heurte une branche basse d'un arbuste, et une pluie de neige l'arrose. Bassogs, hêtres, frenoaks, araucs et betuls hérissent la plaine ondulée, entre les haies d'épineux, et cette végétation devient plus épaisse à mesure qu'on approche de la forêt.

Une mince couche de glace cède sous son poids, et sa jambe s'enfonce jusqu'au genou dans la boue gelée.

Il consulte sa boussole pour reprendre le cap et essaie de se rappeler les instructions de Tellerio : « Tu marcheras en direction du nord-ouest. Si tu rencontres un autre aspirant, tu feindras de ne pas le voir et tu t'éloigneras aussitôt, quitte à reprendre le cap plus tard. N'oublie pas de balancer ta boule d'or de temps en temps. » — Cet appareil émet sans doute un signal codé… — « Quand tu seras dans la forêt, elle s'éclairera et te servira de lampe. Tu devras alors t'arrêter, t'appuyer à un arbre ou à un rocher pour méditer en attendant les sages. ».

Soudain, la forêt s'étend devant Lorek, pareille à un monstre immense, couchée sur la neige. Obscure et sauvage, mais accueillante pourtant, car c'est la forêt de la bonne étoile.

Il caresse un tronc, puis en fait le tour et s'engage sous le couvert. Sa boule ne s'allume pas. Il marche à tâtons, se cognant parfois aux arbres massifs, rugueux ou lisses, puis s'accrochant aux fourrés. Et quand la sphère s'éclairera et lui donnera assez de lumière pour le guider, il sera obligé de s'arrêter et d'attendre. Belle absurdité. L'humour noir des maîtres-moines…

Il croque une tablette, boit au goulot de sa gourde quelques gorgées de vin tiède. Il se repose deux ou trois minutes, adossé au tronc d'un frenoak. Ce n'est pas interdit, après tout. Il repart sans trop se soucier de la direction.

La neige ne tombe presque plus, et les branchages épais l'arrêtent avant qu'elle ne touche le sol. Mais le froid est de plus en plus mordant. Le temps passe, et l'anxiété de Lorek grandit. Le chiffre "1" se dessine sur l'ongle de son pouce. En cette saison hivernale, le jour ne se lève guère avant deux heures. L'aube, quand même, approche.

Lorek n'a aucune envie de méditer sur la bonne étoile. Il avance à petits pas, la main droite tendue, à la recherche des obstacles innombrables qui se dressent sur son chemin. Est-il vraiment obligé de marcher tant que la boule ne s'éclaire pas ? Il se met à la balancer en tout sens, avec rage.

Dix, vingt minutes, trente. Une heure, une heure et demie… La forêt de la bonne étoile mesure dix kilomètres de largeur. Il doit l'avoir traversée presque à moitié, si lentement qu'il ait marché. Au jour, il sera de l'autre côté et…

Pourquoi traverser ? Il n'a aucune raison d'aller de l'autre côté. Ce n'est pas le jeu.

La boule s'illumine enfin. Il l'avait presque oubliée. Il éprouve un soulagement intense et un peu lâche. Une douce émotion l'envahit. Il retient son souffle et s'adosse à un arbre.

Il attend. Il sait qu'il aurait dû méditer sur sa vie, mais il en est plus incapable que jamais.

Il guette l'arrivée des sages. Longtemps.

Un halo apparaît enfin sur sa gauche et s'approche en dansant. Deux silhouettes humaines fluorescentes se détachent à quelque distance le long de la forêt. Belle mise en scène ! Mais ces silhouettes ne sont peut-être que de simples hologrammes, commandés depuis les laboratoires du Monastère.

Lorek s'avance de deux pas, salue d'une inclinaison de tête. Les deux visiteurs ne sont que des images. Un jeune homme blond et une jeune femme noire, aux cheveux acajou, tous deux grands et minces, souriants et graves. Ils ne ressemblent guère aux maîtres-moines du Bélier.

« Bonjour, Lorek Atrato. » dit la femme d'une voix douce.

— « As-tu un vœu à formuler pour la nuit de la bonne étoile ? » demande l'homme.

Lorek se raidit. Quel est ce piège ? Il décide de répondre avec une extrême prudence.

— « J'aime mon pays, mon village. Je voudrais rester au Bélier de Valberg et vivre avec Ceylane Strand, si elle m'accepte. »

Les visiteurs se regardent. Ils ont l'air étonnés et embarrassés par cette réponse.

— « Vous aimez beaucoup votre constellation, n'est-ce pas ? » dit la femme.

— « Oui. »

Le halo de lumière qui enveloppe les silhouettes s'intensifie. Les visiteurs semblent maintenant tout proches. Lorek peut même distinguer la couleur de leurs yeux. Mais leurs pieds, chaussés de courtes bottes brillantes, ne s'enfoncent pas dans la neige, ce qui prouve qu'ils ne sont pas vraiment là.

Lorek tremble de froid et d'excitation. L'attente a été longue et cet épisode imprévu le trouble un peu. Les visiteurs semblent se concerter en silence. L'homme fait un pas en avant, lève la main.

— « Es-tu heureux ici ? »

Lorek hausse les épaules.

La femme insiste : « Crois-tu que tu serais plus heureux ailleurs ? »

Lorek réfléchit cinq secondes.

— « Non. »

La femme lui décoche un sourire amical. Cette réponse paraît lui plaire.

L'homme pose encore une question : « Que préfères-tu dans une constellation ? L'École ? L'Usine ? Le…

— Mon village. »

La femme esquisse un signe d'approbation.

— « Mais tu as quand même envie de voyager ? »

Lorek soupire.

— « Oui. »

Il se prépare à demander aux deux inconnus qui ils sont et ce qu'ils lui veulent au juste. Mais ils ont disparu et, à leur place, s'ouvre un trou obscur, plus profond que la nuit. La boule d'or de Lorek s'éteint.

— « Marche, maintenant. » dit une voix masculine. « Nous te rejoindrons à l'aube.

— « Mais pourquoi ? »

Lorek frissonne.

— « Tu dois sortir de la forêt. » explique la femme. « Nous t'attendrons dans la plaine. »

Le silence tombe. Lorek étudie sa boussole, croque sa dernière tablette, vide sa gourde. Il se remet en marche, à travers une futaie où les troncs hauts et lisses sont par chance très espacés. Il aperçoit tout à coup une petite lueur immobile, à moins de cent mètres. Il court dans cette direction, puis s'arrête. C'était sûrement un de ses compagnons de Sama qui attend les sages, appuyé à un arbre.

La règle du jeu impose à Lorek de s'écarter ; mais il a envie de tricher un peu. Il s'avance résolument vers la lumière. Arrivé à quelques mètres du postulant, accroupi au pied d'un tronc, dans une attitude découragée et lasse, il voit que c'est une fille. Deux pas de plus et il reconnaît Unna, son visage mince éclairé par la boule d'or et ses longs cheveux bruns sortant de son bonnet pourtant enfoncé jusqu'au cou. Elle lève les yeux et sourit tristement.

« Lorek Atrato ! Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé. »

Il s'agenouille près d'elle.

— « Raconte-moi. »

Elle soulève son bonnet pour dégager ses oreilles.

— « J'ai peut-être rêvé, après tout. Ma boule s'est éteinte. Un homme blond et une femme noire sont venus vers moi. Mais ils n'étaient pas…

— Des hologrammes. » dit Lorek.

— « C'est ça. Et je crois bien qu'ils n'étaient pas d'ici. Ils m'ont dit de marcher jusqu'au bout de la forêt, qu'ils me rejoindraient à l'aube. J'ai marché un moment, puis ma boule s'est rallumée et j'ai pris peur. Je me demande si ce n'est pas une épreuve inventée par les sages. Un piège !

— Moi aussi. Mais j'ai décidé de tenter la chance.

— Toi aussi, tu as…

— Oui. Viens. »

Il lui tend la main pour l'aider à se relever.

« Allons-y. »

Lorek et Unna marchent encore longtemps. Le ciel s'éclaircit au-dessus des arbres. L'aube approche. La boule d'or d'Unna s'éteint de nouveau.

Ils sortent de la forêt et découvent devant eux la plaine enneigée, baignée d'une lueur rasante, pâle, presque aussi blanche que la terre. Ce territoire nu et morne s'étend entre le Bélier de Valberg et le Possum d'Ekrona. Une tour de communication dresse au loin ses structures arachnéennes, comme suspendues au ciel bas.

« Les autres ! » s'écrie Unna. « Ils sont…

— Une bonne dizaine. » dit Lorek. « Et quelques-uns sortent encore de la forêt… »

Une voix familière les interpelle : « Lorek, Unna, salut ! »

C'est Carl. Ils distinguent un autre garçon du Village et des filles de l'École. La petite troupe se rassemble et se compte. Ils sont dix-huit. Presque tous ont faim et soif, et leurs provisions sont finies.

— « Qu'est-ce qu'on attend ici ? » demande quelqu'un.

Ils ont tous, bien sûr, rencontré l'homme blond et la femme noire.

— « La femme noire…

— Et l'homme blond !

— Vous aussi ?

— Ils ont dit qu'ils nous rejoindraient à l'aube…

— C'est l'aube.

— Mais pourquoi ?

— Et d'abord, qui sont ces gens ?

— De simples images.

— Ils existent pourtant.

— On n'en sait pas plus que vous ! »

Ils se rendent compte qu'ils forment neuf couples. Ce détail leur paraît troublant, presque menaçant. Est-ce bien un détail ? D'instinct, Lorek et Unna se rapprochent l'un de l'autre. La jeune fille vient, un peu timidement, poser la tête contre l'épaule de son compagnon.

« J'ai peur, Lorek.

— Restons ensemble. » décide Lorek.

La sphère bleue troue le ciel à ce moment, descend avec une lenteur impressionnante et se pose sur la neige, à moins de cent mètres du groupe des aspirants. Une porte ronde s'ouvre presque au niveau du sol. L'homme blond et la femme noire se montrent dans le cercle sombre, puis sautent d'un bond sur la neige. Ce ne sont pas des hologrammes, mais des êtres réels.

Lorek et Unna, les premiers, avancent à leur rencontre.

« Mon histoire est finie. » dit en riant Lorek Atrato IV. « C'est-à-dire qu'elle commence ! Mais la suite, vous la connaissez bien. C'est l'histoire même des constellations, ou mains ou maisons, de Taëri, notre monde.

» Lorek ignorait, bien sûr, que la planète Noral était une pépinière de constellations, une serre d'utopies, gardée précieusement à l'écart des grandes lignes de communication galactiques. Chaque nuit de Sama, dix pour cent des aspirants à la bonne étoile, pas plus, pas moins, partaient pour de nouveaux mondes, avec mission de créer des Villages, des Écoles, des Monastères, des Usines… ou autre chose de neuf, dans l'esprit des constellations.

» Les jeunes de Noral devaient tout ignorer de ce projet car, en s'y préparant, ils se seraient durcis et sclérosés… Sur les deux cent vingt aspirants du Bélier de Valberg qui partageaient cette nuit-là l'expérience de Lorek, douze avaient été sélectionnés et dix choisis par hasard. Nous ne saurons jamais à quelle catégorie appartenait Lorek, et c'est sans importance. Dix-huit étaient au rendez-vous. Cinq seulement accomplirent jusqu'au bout la tâche que l'étoile leur avait confiée. Lorek et Unna étaient naturellement de ceux-là.

» Ils créèrent sur Taëri la constellation de la Main bleue, qui comptait cinq unités. Les théoriciens avaient démontré depuis longtemps que quatre unités était le nombre idéal et qu'une constellation ne pouvait fonctionner avec une structure impaire. Lorek et Unna ont prouvé le mouvement en marchant. Les théoriciens avaient tort. Si bien qu'on ne parle plus aujourd'hui des constellations que d'un point de vue historique : les mains leur ont succédé. On parle aussi quelquefois de maisons. Mains ou maisons, elles se sont révélées plus dynamiques et plus évolutives que les constellations.

» Elles sont toutes ou presque agencées suivant la formule que vous connaissez : la Base au centre et, autour ses quatre satellites, l'Abbaye, le Château, le Clos et le Territoire. Sur Taëri ce système fonctionne à la satisfaction de tous. C'est une grande réussite historique : voilà pourquoi il est temps d'en changer !

» Mes amis, votre main, le Troisième Cavalier du Champ d'Or, a été choisie comme pépinière de mains et de maisons. Et les huit couples que vous formez ont été sélectionnés. De quelle façon, je l'ignore et vous ne le saurez jamais, ce qui est bien plus excitant. Vous serez à votre tour fondateurs. Je suis sûr que vous avez des idées plein la tête. La planète Mars-Cygni vous attend au fond de l'espace. Partez et jouez !

» Un dernier mot. Le moment est peut-être venu de faire revivre une des plus anciennes créations de l'homme : la ville.

» Bonne chance à tous ! »

Première publication

"la Bonne étoile"
››› Galaxies 3, décembre 1996
Version remaniée de : "Noël dans la forêt du destin"