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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Ève et l'oiseau blanc

Avec Katia Alexandre

Non, je n'ai pas rêvé, je ne rêve pas ! Ulrich Karmas se persuadait que ces mots, plusieurs fois redits, comme un leitmotiv ou une prière, pourraient le délivrer de son angoisse. Angoisse ou sensation délicieuse… il ne savait plus. En tout cas, la courbe de ses pulsations cardiaques était résolument ascendante.

De nouveau debout, et nue sur le rocher, il avait vu celle qu'il nommait Ève : la merveilleuse créature sortie de l'onde, comme montée des profondeurs océanes.

Cette fois, Ulrich était fermement décidé à suivre la jeune femme sans se montrer, car toute présence humaine chassait la naïade blonde, qui devenait une ombre parmi les ombres étalées sur le sable ou la mer. Et, chose étrange, à ce même instant, toujours, un grand oiseau blanc, au plumage immaculé, traversait la plage en déplaçant un léger souffle d'air.

Ulrich Karmas ne manquait pas de ressources. Habitué à pister les grands fauves, il avait la patience et la ruse. Il savait se mouvoir en silence, avec une démarche souple, élastique, tout en écrasant entre ses doigts des pétales jamî — qui possédaient la propriété d'effacer toute odeur humaine ou animale… Il vit l'étrange fille s'élancer vers le ciel, les mains tendues en un geste d'offrande. Il lui sembla qu'avant de disparaître dans les flots calmes, elle balançait légèrement les bras, comme si elle cherchait à prendre son vol. Et la puissance de son saut était si grande qu'elle parut planer un instant dans les airs… Mais c'était sans doute un effet de la réfraction solaire, particulièrement intense à cette heure du jour, qui brouillait la vue d'Ulrich et le forçait à cligner les yeux sans cesse. Pourquoi diable n'avait-il pas pris ses lunettes bleues ?

Il eut vite fait le tour de la falaise. Il plongea vers le point où il avait vu disparaître Ève, mais de moins haut. En vain, il chercha la trace d'une longue chevelure flottant sur la mer. À perte de vue, l'océan était nu, pareil à une flaque gigantesque et houleuse. Traînant les galets, il s'anéantissait en flocons d'écume argentée que nulle trace d'huile n'avait jamais souillés.

Ulrich était seul avec l'océan. Et cette immensité, cette profondeur pénétraient en lui comme un tranchet de silence… Il erra autour du rocher, examina chaque anfractuosité, rampa sur les rebords extérieurs et se redressa vivement, car il avait senti le frôlement d'une aile sur son bras. Presque aussitôt, il reçut dans le dos un petit coup sec qui ressemblait beaucoup à un coup de bec. Mais il ne vit pas l'oiseau. Et, à part ce bruit d'ailes, ce doux froissement de plumes qui s'éloignait maintenant, la brise marine ne portait qu'un murmure et ne faisait même pas frémir les vagues transparentes. On aurait entendu s'ouvrir un coquillage.

Ulrich se mit à marcher sur le sable, en levant très haut les pieds, par jeu. Le décor, étrange de douceur et de solitude, la présence de l'oiseau invisible, le mystère de la fille blonde et nue, tout cela tissait la trame d'un rêve ancien, jamais tout à fait oublié, qui s'effilochait en songerie nostalgique. An-Guid-Un, je deviens fou d'amour pour une femme qui n'existe pas, une femme qui… Mais c'est peut-être cela que je souhaitais. Il eut un instant de lucidité : C'est peut-être cela que je leur ai demandé…

Ai-je donc demandé quelque chose ? Et à qui ? Si je n'ai pas perdu la raison, c'est que je suis… Une fraction de seconde, il se souvint. Fêtes & Territoires ! Qu'est-ce que… Il crut se souvenir. Puis douta. Et oublia.

De toute façon, pensa-t-il, je ne suis pas dingue, et le surnaturel n'a aucun droit de cité dans notre univers policé jusqu'au bout des ongles… jusqu'au bout des synapses ! Ulrich avait fait quatre ans de psychanalyse à la faculté de Horbourg, après sa médecine. Il était sorti avec le numéro vingt-trois, sur cinq cents candidats, au concours européen d'Interphord-Psychiatrie. Et il se sentait parfaitement ridicule. Une farce des confrères ? Ce salaud de Druschen ? Cet imbécile de Graczyk ? Cette petite dinde de Nora Dozzi ? Cet ivrogne de Dotteler ? Cette excitée de Noémi Rawlinson ? Ou n'importe quel autre ! Qu'est-ce que ces abrutis n'iraient pas inventer pour tuer le temps et gâcher les vacances du plus doué et du plus brillant des jeunes psychos du groupe Lunar !

Il décida de passer la nuit dans la crique pour démasquer et démystifier le joli fantôme qui l'obsédait si dangereusement…

Il se coucha sur le sable, croisa les mains sous sa nuque. La nuit succéda très vite au crépuscule, comme c'était courant sur cette île — cette île ? Il prononça à mi-voix les formules secrètes de sommeil, bien que ce fût illégal : « Donne-nous l'oubli, Domelia… ». Il s'endormit presque aussitôt et ne s'éveilla qu'aux premières lueurs de l'aube : rose, veinée de mauve, orange pâle, saumon défraîchi — une aube étrange, surgie des limbes d'un passé très lointain et à jamais perdu. L'aube perdue et retrouvée ! Mon amour et ma vie… Ulrich se sentit un court instant maître de sa destinée. Et il douta. Était-il vraiment le jeune psychanalyste Ulrich Karmas ? Était-il vraiment l'athlète au corps superbe, aux réflexes rapides et sûrs, qui chassait les grands fauves dans les opzones d'Afrique ? Était-il vraiment ce garçon si doué, dont la réussite dans la vie, le métier, l'amour, suscitaient tant de jalousie autour de lui ? Avait-il déjà, à trente-deux ans, atteint les sommets de sa profession et accédé aux postes de commande secrets de la société ? Alors, pourquoi était-il seul sur cette plage ? Seul avec une fille évanescente et un oiseau invisible !

Le soleil ne pointait pas encore à l'horizon. Ulrich se leva et regarda le ciel. Des traînées topaze se mêlaient au myosotis léger des nuages.

Quand il baissa les yeux, la fille nue se tenait devant lui. Son corps avait l'harmonie des statues antiques. Ses cheveux roulaient jusqu'à ses reins et ses hanches leur flot d'ambre lumineux et chaud. Elle fixait sur Ulrich ses grands yeux mauve pâle. Son visage avait une douceur presque enfantine. Elle croisait pudiquement les mains sur ses seins hauts et menus, laissant à découvert une toison frisée et dorée, à la pointe du triangle parfait que dessinaient sur son ventre ses cuisses jointes et serrées.

Ulrich se figea dans l'immobilité la plus complète, comme s'il craignait encore de voir se volatiliser la féerique vision. Ève le regardait. Il se souvint qu'il était beau, lui aussi, avec ses boucles brunes, ses traits réguliers mais virils, ses yeux noirs, vifs et tendres. Va-t-elle m'aimer ?

Ève, Ève, mon oiseau blanc, vas-tu m'aimer ?

Il lui sourit, tendit les bras vers elle. Ève bougea les lèvres en silence, fit un pas en avant. Était-ce une invitation ? Il franchit d'un bond la distance qui le séparait d'elle. Soudain, elle fut contre lui. Elle baissa les mains, les posa avec douceur sur les hanches d'Ulrich et commença à faire glisser le slip de bain qui était le seul vêtement du jeune homme. À ce moment, Ulrich sentit au-dessus de lui le souffle d'un battement d'ailes. Levant les yeux, il vit un grand oiseau blanc qui descendait lentement vers lui. Il reconnut les yeux mauves qui s'étaient arrondis, les lèvres roses qui se changeaient en un long bec recourbé. La jeune fille avait disparu. Il cria de rage, de honte et de frustration. Il voulut fuir mais ses jambes ne lui obéissaient plus. Il frémit de tout son corps, tandis que les ailes blanches se refermaient sur lui. Il respira le grisant parfum des plumes un peu humides. Un bec doux et tiède frôla son visage, écarta ses lèvres, ouvrit sa bouche. Une langue pointue chercha la sienne. Il se débattit mollement. Il était comme paralysé. Puis il se détendit et céda à l'étreinte de la femme-oiseau. Alors, quelque chose d'innommable s'insinua en lui, s'empara de son corps et de son âme, déclencha, dans l'un, une jouissance sexuelle violente et, dans l'autre, une extase mentale démesurée. Il se mit à gémir et à hurler, et il entendit très loin de lui des mots insensés qui sortaient de sa propre bouche : « Ève oiseau femme oiseau blanc Ève blanche mon oiseau je t'appartiens oiseau femme blanche tu m'as pris je t'aime oiseau blanc oiseau femme blanche tu m'as pris je t'aime ! ».

Il sombra dans un plaisir fou dont les vagues l'emportèrent loin de la plage, loin de l'île, loin du temps.

« Je m'appelle Ève. » dit la jeune femme aux yeux mauves et aux lèvres roses. « Je suis diplômée de l'Institut de Psychologie de Horbourg et je suis guide de première classe à Fêtes & Territoires depuis cinq ans. Je puis, si vous le désirez, être votre guide personnel… La séquence que vous venez de vivre est un échantillon des situations insolites que Fêtes & Territoires peut vous offrir pour un prix extrêmement modique. Naturellement, elle n'a pas été choisie au hasard, mais après étude du questionnaire que vous avez bien voulu remplir… »

Kenya Zatako hocha la tête. Il n'était pas Ulrich Karmas, le jeune et brillant psychanalyste. Il était Kenya Zatako, ouvrier des spacios. Même pas ouvrier… auxiliaire. Et noir… Il gagnait six cents monks par mois.

Il demanda timidement : « Pour passer un jour dans l'île, shervana, s'il vous plaît ? Un jour dans l'île de l'oiseau blanc ?

— Un jour ? »

Ève, la blonde aux lèvres roses, fronça ses fins sourcils sur ses grands yeux mauves.

« Le séjour minimum est d'une semaine. » dit-elle sèchement. « Attendez. »

Elle enfonça une touche, prononça dans un micro un numéro compliqué et, presque aussitôt, annonça : « Pour une semaine, quatre mille cinq cents, non compris les… »

Kenya Zatako n'entendit pas la fin de la phrase. Il était déjà dans le hall de l'immeuble, où se pressait une foule chamarrée et bruyante, que les hôtesses au trois-quarts nues accueillaient avec leur gentillesse proverbiale. Une voix, dix voix, cent voix (celle des acteurs de scenics les plus connus de Neuropa) scandaient sur tous les tons :

fêtes & territoires fêtes & territoires fêtes & territoires fêtes & territoires

Kenya Zatako enfourcha sa moto et fonça vers les bas quartiers.

Première publication

"Ève et l'oiseau blanc"
››› le Popilius 5, [2 mai] 1975, publié à l'occasion du deuxième congrès national de la Science-Fiction française, Angoulême, 28 avril-4 mai 1975
Avec Katia Alexandre