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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Je n'aurais jamais cru que la grève me rapprocherait autant de la réalité divine

Je somnolai un moment dans le bateau. Je dormais de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps. C'était bien. Encore une journée de solitude à tuer. Il y en avait eu beaucoup : le compte exact m'échappait et je n'avais pas mon aide-mémoire sous la main. Il y en aurait d'autres, des centaines ou des milliers, Dieu sait. Dieu et moi… Je veux dire que j'aurais pu en décider ; mais je n'avais pas envie de le faire. Et Dieu seul savait ce que je déciderais quand je déciderais quelque chose. Je pensais énormément à Lui depuis un an. Je n'aurais jamais cru que la grève me rapprocherait autant de la réalité divine.

Je songeais bien sûr à réveiller une compagne. Mais cela me semblait très difficile sans réveiller le monde entier. Et je souhaitais laisser le monde en intermission (c'est le mot anglais pour désigner un arrêt total illimité). Quelque temps de plus. Un mois ou un an. Ou dix ans. Comme je l'ai dit : Dieu seul le savait et j'étais désormais sûr d'avoir Sa bénédiction, sinon Sa confiance. J'avais mis en sommeil les trente-trois veilleurs-adjoints répartis sur la Terre et chargés de me seconder. J'étais donc seul en face de Lui. Cela me plaisait et m'effrayait en même temps.

Ma jonque électrique et automatique toucha terre. Une voiture automatique et électrique m'attendait, portière ouverte. Je m'installai à l'avant et commandai : « Direction Ferme-à-la-Vache. Tout doux, tout doux… ». Le véhicule s'élança dans la campagne à une allure de flânerie. Une question me tourmentait. La grève durait depuis bientôt quatre ans et demi “croyais-je” : combien de temps ces machines que je ne savais pas entretenir fonctionneraient-elles encore ? La réponse était de toute évidence : aussi longtemps que Dieu le voudra. Je dus m'endormir une nouvelle fois. Je me réveillai dans la forêt, très angoissé, le visage, le cou, les paumes trempés de sueur. La situation venait de m'apparaître dans toute sa gravité. Je devais sans tarder demander conseil à Dieu. Je savais qu'il ne m'abandonnerait pas dans l'indécision.

Le chemin s'élargit. Une délicieuse clairière apparut dans le soleil couchant, avec ma ferme et ma vache. J'aimais ce monde, libéré des Hommes et de leurs activités confuses et sales. La vache avait échappé je ne sais comment à la mise en hibernation de masse dans les coopératives cryogéniques. Je l'avais adoptée et j'avais réussi à rebrancher les installations de la ferme pour assurer sa survie… La voiture ralentit, la barrière de bois se leva automatiquement à mon approche. Je descendis en hâte et, au lieu d'aller parler à la vache en lui caressant le mufle, comme je faisais d'habitude, je me précipitai dans la salle commune. Un coup d'œil en passant au calendrier électronique : 1660e jour de grève. Plus que je ne pensais…

Je possédais un terminal perfectionné, placé sur un évier désaffecté. Je le connectai et dictai mon appel : « Adam II, veilleur unique de la Terre au Seigneur Dieu. Cher Seigneur, permettez-moi de vous rappeler les faits au cas où ils vous seraient sortis de l'esprit. Notez bien, Seigneur, que je ne suis pas responsable de la situation. En notre xxiiie siècle comme vous le savez, la grève totale illimitée est un droit imprescriptible des techniciens et travailleurs pensants. Mais la population a aussi le droit de ne pas perdre le précieux temps que vous lui avez donné. D'où le système de l'arrêt total continu que nous appliquons, avec la mise en hibernation des Hommes et des animaux.

» J'avais toute la confiance du Syndicat Général Unifié, qui m'avait choisi comme veilleur principal pendant l'arrêt. Mais la solitude m'a permis de Vous retrouver, Seigneur, et je Vous rends grâce. J'ai compris que la syndicalité absolue était un affront au seul véritable absolu, celui de Votre divinité. Pour prévenir mon tête-à-tête avec Vous, j'ai prolongé la grève bien au-delà des dix-huit mois initialement prévus et je me suis remis à moi-même ma démission du Syndicat.

» Pardonnez-moi de m'adresser à Vous de cette façon un peu familière. Vous êtes désormais mon seul interlocuteur. Je suis seul dans un monde nettoyé, libéré, clair, pur comme vous l'aimez. D'où ma question : “Allez-vous en profiter pour tout recommencer ? Et, si oui, avec ou sans moi ?”. ».

Dieu étant éternel, je ne l'aurais jamais cru si rapide. La réponse s'inscrivit immédiatement sur mon écran : « Première question : oui, on recommence tout. Deuxième question : sans vous. Signé : le Seigneur Dieu. »

Première publication

"Je n'aurais jamais cru que la grève me rapprocherait autant de la réalité divine"
››› le Quotidien de Paris 1334, 8 mars 1984