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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Guerre et mon amour

Le dernier soir, il plut. Mark Jervann errait sur le boulevard Jullendur, à la fois triste et heureux, un peu excité, un peu las, d'humeur querelleuse et nostalgique en même temps, lorsque l'orage déchaîna ses feux au-dessus du champ de force, contre lequel se pressaient de noirs nuages. La pluie tombait sur Arganandal, fraîche, vigoureuse, teintée de jaune, portée par de lents tourbillons. Jusqu'à la fin de l'éternité, le major Mark Jervann se souviendrait de cette eau, de son odeur un peu acide, de sa saveur glacée — comme si elle avait coulé directement dans sa mémoire.

Le ciel se zébrait d'éclairs vifs et droits : un jeu de lames et de miroirs qui évoquait l'elf, distraction favorite des jeunes officiers dans les postes de combat. Mark n'appréciait guère l'escrime électronique : il préférait l'amour — chaque fois que c'était possible. Mais il aimait les spectacles de la nature, qui lui manquaient fort dans sa base souterraine. Comme tous les soldats de la Roue, il se battait pour sauver la possibilité de vivre à la surface… On ne voyait jamais d'orage dans les sinistres villes sous-marines de l'Orbe. Jamais les habitants d'Hydra, de Noatak ou d'Anatom ne sentaient sur leur peau la brûlure du soleil, la fraîcheur humide de la pluie, la caresse parfumée du vent. Et à Arganandal, à Idélès, à Aï-Lao, malgré les champs protecteurs qui défendaient les cités de la Roue contre les missiles ennemis, on avait encore tout cela, qui donnait tant de prix à la vie… À Arganandal, le nouveau champ de force laissait passer à la fois les lumières et les sons — qui parvenaient en bas à peine déformés —, la pluie, la neige, les insectes, les oiseaux de mer géants et les minuscules pollens : c'était le plus perfectionné du monde. Les habitants de la ville n'étaient conscients de son existence que par le sentiment de sécurité que leur apportait sa présence éternelle et tutélaire au-dessus de leur tête, la nuit plus encore que le jour. Les douces nuits d'Arganandal, que nul bruit de guerre ne troublait jamais. Encore une merveille ignorée des citoyens de l'Orbe, qui ne connaissaient que la lumière artificielle de leurs trous de rats… L'obscurité était venue maintenant. Nulle phosphorescence ne tombait du champ. La cité n'était éclairée que par les rampes géantes, placées à mi-hauteur des immeubles, et par la lueur de l'orage.

D'abord, Mark n'avait pas songé à s'abriter : la pluie était un phénomène inhabituel pour lui, et très agréable, du moins au commencement. Il marchait avec plaisir sous l'averse : ses bottes martelaient joyeusement le trottoir d'eldique luisant. Beaucoup de civils, hommes, femmes et enfants, et quelques militaires en uniforme — parmi lesquels il ne vit aucun officier d'un rang aussi élevé que le sien — flânaient sur le boulevard Jullendur et dans les rues adjacentes, sans se soucier de la pluie, ou peut-être pour profiter de sa fraîcheur délicieuse. Mais la plupart des civils portaient par-dessus leurs vêtements ordinaires de légères capes transparentes et imperméables. Il en conclut que la pluie devait être fréquente à Arganandal, peut-être à cause des bombardements ennemis qui, tout en restant inefficaces, bouleversaient les nuages et déclenchaient des précipitations : pluie, grêle ou vent… Mark s'aperçut qu'il était trempé. Son mince uniforme en jasme de rafa orangé n'avait pas résisté plus de dix minutes à l'ondée. Il hésita. Il n'avait pas envie de rentrer tout de suite à l'hôtel Asanmour pour préparer ses bagages. Après tout, il ne partait que le lendemain au milieu de la journée. Il avait tout son temps. D'un autre côté, il ne voyait pas comment il allait meubler ses dernières heures de liberté. Il coucherait comme prévu avec Dimene ; mais la jeune femme ne l'attendait pas avant la fin de la soirée : il avait lui-même précisé que certaines démarches auprès de l'état-major le retiendraient plus tard que d'habitude. Mensonge… et il n'aurait su dire pourquoi il avait menti à Dimene, qui était belle, généreuse, sexuellement experte. Il avait passé avec elle la plupart des nuits de sa permission : cette brève liaison s'avérait des plus satisfaisantes. Beaucoup de jeunes officiers auraient voulu connaître à Arganandal une fille comme Dimene. Mais il est vrai, pensa Mark en se rengorgeant un peu, il est vrai que je ne suis pas n'importe qui ! Il était très conscient de son charme physique, de sa beauté virile, bien servis par le prestige de l'uniforme en jasme de rafa orange — réservé aux techniciens combattants des bases avancées —, par le sentiment de sa propre puissance, par l'assurance que lui donnait une réussite jamais en défaut, dans sa carrière, dans sa vie, avec les femmes, en face de ses supérieurs ou auprès des hommes. De taille moyenne — plutôt grand quand même —, il avait une stature parfaite, des épaules larges, la taille mince ; son visage, un peu long, un peu dur — qu'un sourire adoucissait toujours au bon moment — semblait taillé dans le bronze clair. La fermeté et la perfection de ses traits témoignaient d'une lignée génétique particulièrement riche. Il était — et il le savait — un superbe spécimen du peuple de la Roue… Pourtant, il se sentait bien seul, ce soir-là. Il n'attendait plus rien d'une dernière nuit avec Dimene. La jeune femme lui avait donné tout ce qu'elle pouvait lui donner. Il avait fait ses preuves avec elle — si besoin était. Ils avaient fait l'amour deux ou trois fois chaque nuit. Dimene avait gémi de plaisir sous lui pendant de longues, longues minutes. Toujours comblée au-delà de toutes ses espérances — elle l'avait avoué —, elle s'était blottie contre lui et abandonnée dans ses bras des heures et des heures… Elle n'oublierait pas le major Mark Jervann d'Angun ! Peut-être la reverrait-il lors d'une prochaine permission, ou bien après la victoire — mais Mark s'interdisait de penser à la paix, qui reviendrait bien un jour, lorsqu'on aurait écrasé les fanatiques de l'Orbe ; la paix serait peut-être décevante… Qu'importait Dimene ! Avec son physique et son grade, il pouvait avoir les plus jolies femmes d'Arganandal…

Celle qui s'avança vers lui, soudain, à l'angle du boulevard Jullendur et de l'avenue Portochile, pour lui tendre une cape imperméable, n'était pas exceptionnellement jolie, ni même, de prime abord, très attirante. Une grande blonde aux traits un peu lourds, au corps un peu épais, âgée de trente-cinq au moins, peut-être quarante. Elle le regardait avec un sourire doux, timide, retenu. Il prit la cape, d'instinct. Il avait l'habitude d'être servi. Il la posa sur ses épaules. Puis il serra la main de la jeune femme et lui rendit son regard. Elle avait le nez un peu trop gros mais des yeux bleus magnifiques, et la cape transparente collait sur son dos, par-dessus sa robe de velours bleu, ses longs cheveux blonds, pâles avec des reflets dorés.

« Je m'appelle Aslana…

— Mark ! » dit le major Mark Jervann d'Angun. »

Elle fit deux ou trois pas près de lui, et il découvrit son admirable profil. Il en eut un léger choc au cœur. Il convint qu'il avait l'habitude de regarder les femmes surtout lorsqu'elles étaient en face de lui, admiratives, consentantes, suppliantes, ou bien sous lui, offertes, livrées… Aslana n'était pas vraiment très belle — sa lignée génétique ne semblait pas des plus pures —, mais elle avait, par on ne sait quel miracle, le profil le plus émouvant qu'il eût jamais contemplé. Il pensa qu'il avait absolument besoin d'un tête-à-tête avec cette femme. Et puis… Bon, s'il ne faisait pas l'amour avec Aslana avant de regagner son poste de combat, il serait perturbé pendant les trois prochains mois, insatisfait, triste, hargneux — cela lui était déjà arrivé — et son service ne manquerait donc pas d'en souffrir. Son devoir rejoignait ainsi le désir qui venait de naître en lui avec une étrange violence : il lui fallait coucher avec Aslana cette nuit.

Elle se mit à rire : « Où m'emmenez-vous ? ».

Mark s'aperçut qu'il avait pris la main de sa compagne et qu'il l'entraînait à grands pas sans avoir le moins du monde réfléchi à leur destination. Il hésita. Sans le montrer : il ne montrait jamais son hésitation.

— « Voulez-vous dîner avec moi, Aslana ? »

Sans attendre la réponse de la jeune femme, il ajouta : « Mais il faut d'abord que je me change. Vous êtes arrivée trop tard ; je suis mouillé jusqu'aux os… »

Aslana se mit à rire.

— « Venez chez moi, Mark. C'est tout près d'ici. Je sécherai votre uniforme. Ce sera un grand plaisir pour moi.

— Cette cape, Aslana, comment l'aviez-vous ? »

Mark sentit la douce main mouillée se raidir un peu dans la sienne.

— « Je vais être tout à fait franche avec vous, Mark. Quand j'ai vu arriver l'orage, j'ai pensé à l'acheter pour l'offrir à un officier. Je sais que le jasme de rafa est vite transpercé… »

Un instant, Mark se demanda si elle n'était pas une prostituée de haut vol, comme il en existait beaucoup à Arganandal. Elle marchait à côté de lui ; il se tourna légèrement vers elle et admira de nouveau son profil. Non, Aslana n'était pas une prostituée. Ou alors, se dit-il, je suis un agent de l'Orbe ! Simplement une jeune — enfin pas très jeune — femme romantique, un peu folle, attirée par les officiers en uniforme orange. Normal, songea-t-il. Ne sommes-nous pas l'avant-garde de la Roue et ses fils les plus doués, les plus brillants, choisis parmi des milliers de techniciens de la guerre ?

— « Merci, Aslana. » dit-il. « Je te suis ! »

Elle appuya son épaule contre le bras de Mark et lui sourit avec une étrange tendresse.

Seuls les représentants des hautes classes d'Arganandal fréquentaient le restaurant Carène de Tchang, que dirigeait la belle et célèbre Veronese Madison. On n'entrait pas dans cet établissement sans montrer patte blanche. Et même la plus blanche des pattes ne suffisait pas pour être admis parmi les clients de Veronese. Les cerbères du grand hall exigeaient en outre une carte de crédit de quatre chiffres et le coupe-file officiel, avec une roue bleue sur fond blanc. Mais le jasme orangé des unités de combat, avec les cinq rayons de major, valait n'importe quelle carte, n'importe quel coupe-file. Le chef des vigiles se raidit à l'entrée de Mark et Aslana, et lança un ordre rauque à ses hommes qui saluèrent, le bras tendu. Le major Jervann inclina la tête. Un officier supérieur ne rendait aucun salut en dehors des zones de combat. Aslana se suspendit à son bras en jetant autour d'elle un regard curieux et inquiet.

« Ils n'ont même pas demandé nos papiers ! »

Mark eut un sourire méprisant et porta négligemment la main à son épaule.

— « Ils n'auraient pas osé pour la moitié de leur salaire annuel ! »

Une jeune femme en tunique pailletée leur fit signe d'approcher et, sans arrêter de tournoyer devant eux, les conduisit à un luxueux ascenseur caché au milieu des plantes vertes de grande taille qui transformaient le hall en jardin exotique. La cabine était garnie de fausse fourrure bleue. L'appareil se déplaçait à grande vitesse, avec une souplesse extraordinaire. Mark et Aslana se retrouvèrent au vingt-sixième étage en quelques secondes, sans avoir ressenti le moindre choc. La jeune hôtesse les guida alors vers une vaste terrasse vitrée, ouverte en plein ciel. Elle les fit asseoir de chaque côté d'une table, sur laquelle se trouvait un bouquet de roses naturelles rouges, à proximité de la paroi transparente.

Mark prit la main de sa compagne par-dessus la table, et ils se tournèrent ensemble vers l'extérieur. Le ciel était très sombre : d'épais nuages noirs couraient au-dessus du champ de force que l'impact des éclairs, très nombreux, situait avec une certaine précision.

« L'orage continue. » dit Mark.

— « Vu d'ici, c'est… terrifiant ! » ajouta Aslana.

— « Tu n'étais jamais monté à ce niveau ? »

La jeune femme secoua la tête.

— « Jamais la nuit.

— Je t'offre la nuit, le ciel, l'orage. Mais seulement pour un soir. Demain, je serai loin.

— Ta base est… »

Elle se mit à rire. Ses seins tressautèrent sous leur mince bandeau mauve ; ses cheveux ondulèrent sur ses épaules nues.

« Je ne suis pas une espionne ! Qu'importe ta base ! Pensons au présent… Oh, regarde ! »

Dans l'espace zébré de traits rouges et or, une boule verte venait d'exploser, à l'est de la ville, loin du champ de force. Il y avait maintenant une multitude de gerbes, d'étoiles, de fuseaux, de prismes et d'anneaux dont la couleur pâlissait, se dégradait lentement du vert au gris, au bronze, au blanc. Une tache indistincte, de forme vaguement circulaire, subsista un moment à l'endroit où avait explosé la boule, puis elle s'estompa et disparut.

« Une nouvelle bombe de l'Orbe ? » demanda Aslana avec une pointe d'angoisse dans sa voix profonde.

De l'autre côté de la barrière d'énergie, l'orage, un instant apaisé, se déchaînait de nouveau. Les éclairs paraissaient se rassembler au point de l'explosion, accéléraient leur rythme, traçaient des lignes surprenantes, volutes, lacets, arabesques, lames brisées, flèches édentées, comètes éclatées… Mark ne répondit pas tout de suite à la question de sa compagne. Il fixait le ciel quelques degrés au-dessous du point où la mystérieuse boule verte était apparue. Là, le champ de force se colorait de rose et devenait apparent sur une surface difficile à évaluer mais sans doute considérable.

— « Une bombe, probablement. » admit-il. « Ou plutôt un missile. Mais je ne sais pas… »

Il n'acheva pas sa phrase. Provenant de la base du dôme, d'innombrables sinuosités bleues convergeaient vers la tache rose. Dès que les premiers traits l'atteignirent, la brume rose reflua et se dissipa en formant une buée ocre. Ainsi, le champ de force avait été réellement endommagé par la bombe, mais les mécanismes automatiques d'entretien s'étaient déclenchés aussitôt pour colmater la brèche. En moins d'une minute, celle-ci fut complètement refermée. En même temps, l'orage se calma, les éclairs s'éloignèrent et devinrent plus rares.

« Je pense que nous n'avons rien à craindre. » dit Mark.

Aslana se força à sourire. Il remarqua sa pâleur. Peut-être aussi une lueur d'angoisse — presque verte comme l'étrange météore — dans le bleu très clair de ses yeux. Tout ce qui venait rappeler aux habitants d'Arganandal l'existence du champ de force leur faisait comprendre du même coup leur dépendance à l'égard de cette chose irremplaçable, formidable et fragile. Et si le champ avait été coupé soudain, dans sa totalité, combien de minutes, de secondes peut-être, se seraient-elles écoulées avant que la ville ne fût pulvérisée par les missiles de l'Orbe ?

— « J'ai eu peur qu'ils aient lancé la bombe à structure ! » dit Aslana à voix basse.

Une imperceptible crispation durcit les traits du major Jervann.

— « La bombe à structure ? Ah, on en a parlé ici ?

— Oui, pourquoi ?

— Je croyais que c'était encore un secret militaire.

— On n'a pas donné de détails mais tout le monde à Arganandal sait que ça existe et que c'est t…

Que c'est terrible ? Terrifiant ? Le mot inachevé resta comme piégé entre les lèvres de la jeune femme. Les yeux d'Aslana s'agrandirent.

« J'ai dit quelque chose que je n'aurais pas dû dire, Mark ? »

Mark leva la tête, sourit.

— « Mais non. »

Il étendit la main, frôla celle d'Aslana, posée sur la nappe ornée de chimères multicolores.

« Sois tranquille, chérie. Nous avons aussi la bombe à structure ! »

Les filles vêtues de collants chair bronzée, sans culotte ni bandeau de poitrine — autant dire nues — assuraient le service avec un mélange bien dosé de déférence et d'impertinence, et en tout cas de façon très efficace. Les musiciens et musiciennes au torse nu allaient et venaient sur la terrasse, entre les tables, jouaient de la tzelle et du hatbu, accompagnés par deux chanteuses connues, les sœurs Wolfane et Altaïriae Gonger Taras, qui interprétèrent d'abord quelques mélodies de l'intérieur, Alégani ! tombe la pluie, la Biche aux yeux brûlés, puis les derniers succès populaires d'Idélès et d'Arganandal ; elles terminèrent naturellement par l'Hymne à la Roue que les dîneurs — parmi lesquels se trouvaient beaucoup d'officiers en tenue orangée — applaudirent avec une certaine ostentation. L'ambiance s'échauffa peu à peu. Wolfane et Altaïriae s'étaient retirées mais les musiciens continuaient de jouer. Mark et Aslana avaient commandé un avocat aux crevettes, du riz aux pousses de soja et une salade de Tchang, le tout arrosé au mousseux de Belxan… Aslana se détendit, lança quelques éclats de rire presque joyeux mais qui, toujours, s'arrêtaient net sur une sorte de râle amer et angoissé. Mark, après un moment de flottement lors de l'explosion du missile, se sentait très à l'aise et sûr de lui — comme d'habitude. Major Mark Jervann d'Angun : “un de ces jeunes dieux qui vont traquer nos ennemis jusque dans leurs plus immondes tanières”, comme disait une chanson patriotique.

Mark avait trente-trois ; il était un dieu en jasme de rafa. Et Aslana lui avait dit : « Je vais être tout à fait franche avec toi, Mark. Je suis très seule : je suis vieille et j'ai l'impression d'avoir tout raté dans ma vie. Je n'avais plus qu'un rêve : c'était de passer une… quelques heures avec un jeune dieu. Tu es celui-là. Et tu es plus beau et plus fort que dans mon rêve. Je te remercie de m'avoir exaucée… »

Mark ne répondit pas.

— « Regarde. » dit-il en lui montrant le ciel.

Nulle bombe n'avait explosé et l'orage s'était éteint. De gros nuages gris traversaient l'espace d'ouest en est et la lune ronde semblait reculer à toute vitesse sous eux. Mark prenait un plaisir de plus en plus vif à admirer le profil de sa compagne qu'elle lui montrait en se tournant vers la gauche.

— « C'est beau. » dit-elle.

— « Tu es belle. » dit-il.

Ils rentrèrent en se donnant la main. Mark calculait : Il y a dix ans — non, huit — que je n'avais pas tenu une femme par la main, et celle-ci… Et bien, Aslana avait de très beaux yeux et un profil d'une pureté extraordinaire ; mais elle était sans doute plus âgée que lui de plusieurs années : son visage et son corps portaient les stigmates de la quarantaine… Elle m'admire, pensa-t-il avec son habituelle lucidité, et cela fait chaud au cœur. Elle m'admire avec sincérité, avec simplicité et sans la moindre arrière pensée. Je suis vraiment pour elle un jeune dieu ! Malgré le prestige extrême de l'uniforme orange, le major Jervann d'Angun avait souvent l'impression que les civils — et surtout, bien sûr, les femmes — ne payaient pas exactement le tribut d'adulation qu'ils lui devaient. Ainsi, Dimene, la si jolie et si charmante Dimene, ne l'admirait pas du fond du cœur autant qu'il l'aurait souhaité. Voilà pourquoi il s'était lassé d'elle. Voilà pourquoi il passerait sa dernière nuit avec une femme mûre qui l'exciterait beaucoup moins sexuellement — songeait-il — qu'une fille de vingt ans — Dimene en avait vingt-deux. Il serra la main d'Aslana, frôla sa hanche, s'appuya un peu contre elle. Il sentit qu'il la désirait. Il sourit. Cela aussi était une surprise. D'autant qu'il avait eu, dans les derniers jours, une activité sexuelle au-dessus de la moyenne. De toute façon, un officier de son rang ne bande pas dans la rue, serait-il avec la plus jolie vierge de la Roue ! Il était le major Jervann mais aussi Mark d'Angun, et il avait assez d'humour pour accepter la situation. Parce qu'il lisait dans ses yeux une tendresse folle et une admiration sans limite, ou pour toute autre raison psychologique ou physiologique, Aslana l'excitait plus que Dimene : elle avait provoqué chez lui un réflexe qu'il croyait avoir dominé depuis des années ; il allait lui faire l'amour avec la fougue de… eh bien, du jeune dieu qu'il était pour elle ! Imbécile heureux, pensa-t-il. Mais il était finalement assez fier de lui.

Aslana habitait dans le quartier Yambo, à l'étage moins trois, une petite chambre qui sentait la poussière chimique et le déodorant. La jeune femme ferma la fenêtre en expliquant à Mark que la pièce était assez claire le jour grâce au lumiduc qui débouchait dans le puits. Mark hocha la tête. Sa base était souterraine et bien plus profondément enterrée que l'appartement d'Aslana. Il l'expliqua à sa compagne avec gentillesse, surtout pour masque le trouble qu'il éprouvait près d'elle, maintenant qu'ils étaient seuls.

« Après tout, » dit Aslana, « les gens de l'Orbe vivent bien, tous, dans des villes souterraines !

— Ce n'est pas une référence ! » dit Mark.

— « Tu sais, j'aimerais mieux vivre à la surface si j'en avais les moyens.

— Oh, moins trois, avec les lumiducs, c'est presque la surface.

— Et puis, ici, on sera peut-être à l'abri si l'Orbe utilise la bombe à structure…

— C'est une obsession ! » dit Mark en riant. « On n'utilisera pas la bombe à structure. Et même si nous l'utilisions contre l'Orbe, nous avons des moyens de défense tels qu'ils ne pourraient pas l'utiliser contre nous. Tu es tranquille, maintenant ? »

Aslana eut un sourire confiant.

— « Oui, mon chéri. Du moins tant que tu es là… Mais on dit que rien ne peut enrayer l'action de cette arme. Aucun champ de force, aucun blindage, pas même plusieurs centaines de mètres de rocher. »

Mark haussa les épaules. Il faillit répondre grossièrement : Je ne suis pas venu ici pour parler de la bombe à structure. Qu'est-ce que tu attends pour te foutre à poil ? Au contraire, il entra dans son jeu, par curiosité peut-être, ou parce qu'une secrète pointe d'angoisse le déchirait parfois à son insu.

— « Et qu'est-ce qu'on dit encore ? »

Aslana s'approcha de Mark, se tint devant lui, aux lèvres un sourire grave, les bras levés et tendus ; elle posa les deux mains sur ses épaules et avoua dans un souffle : « On dit des choses incroyables, chéri. Que cette arme n'est pas comme les autres. Qu'on ne peut rien — absolument rien — lui comparer. Qu'elle s'attaque à la structure même de l'espace, du temps et de je ne sais quoi. Certains l'appellent “arme logique” et prétendent qu'elle pourrait changer jusqu'à la nature des choses. Mark, tout cela est impossible, n'est-ce pas ? Il n'y a pas d'arme comme celle-là ? Dis-moi que c'est un cauchemar ! ».

Le major Jervann d'Angun recula d'un pas, de sorte que les bras d'Aslana retombèrent. Levant la tête, il respira très fort et demanda : « C'est pour être rassurée que tu m'as amené chez toi ? ».

Aslana blêmit.

— « J'ai peur, Mark. Tout le monde a peur, ici. Moi plus que d'autres, peut-être. J'avais besoin de me sentir protégée un moment. D'être avec quelqu'un de fort. Toi, tu es un dieu, alors… Pardonne-moi si je t'ai déplu. »

Mark la regarda avec tendresse.

— « Tourne la tête ! »

Aslana obéit avec docilité.

« Que ton profil est beau, ma chérie ! Je… »

Il avait failli dire : Je ne l'oublierai jamais. C'eût été trop romantique. Indigne d'un officier supérieur des unités de combat. Et, d'ailleurs, il oublierait le profil d'Aslana, comme il oublierait les adorables fossettes qui se creusaient dans une certaine position entre les fesses et le sexe de Dimene.

— « Viens. » dit Aslana.

Quelques gestes vifs et gracieux, elle se trouva nue devant lui. Mark se déshabilla lentement, en la regardant. Dans cette situation, il était très sûr de lui. Il savait que son corps musclé, athlétique et fin, ne le trahirait pas. Un corps bien entraîné, digne d'un soldat de la Roue. Mais, naturellement, tous les soldats de la Roue n'avaient pas le même… De plus, le désir se manifestait avec une vigueur que Mark n'osait espérer, après quinze jours d'agapes érotiques. Tout allait bien. Tout allait toujours bien dans la vie de Mark Jervann d'Angun, comme dans sa carrière. Cela finissait par devenir presque ennuyeux : que vaut une existence de laquelle le risque et la peur sont bannis ? Ah, le risque et la peur, mais pas l'imprévu. Car tu es en plein imprévu, Mark ! Et puis, tu es un homme supérieur, le résultat parfait d'une sélection minutieuse et patiente. Tu as tous les dons et toutes les chances. Car la chance même fait partie de ton patrimoine génétique. La nature d'abord et les biologistes après ont mis des siècles, non des millénaires, pour parvenir à un être tel que toi : un vrai fils de la Roue. Tu as été conçu et construit, cellule par cellule, pour réussir, car la réussite est la destinée de l'Homme. L'échec, c'est le mal. L'image de l'échec, quel qu'il soit, c'est l'enfer, c'est-à-dire l'Orbe !

En découvrant la superbe érection qu'il offrait en hommage à sa beauté, Aslana ne put retenir un geste enfantin : elle battit des mains. Puis elle se jeta contre lui, appuya ses seins sur la poitrine dure de l'officier, chercha avec son ventre le sexe tendu vers elle. Mark la prit dans ses bras et la porta sur le lit. Elle tremblait d'émotion et de désir.

« J'ai envie de toi, oh comme j'ai envie de toi, mon chéri ! Mon petit dieu ! »

Il la caressa habilement avec la bouche et les mains, car sa science érotique n'était pas mince ; mais elle cria qu'elle n'en pouvait plus, qu'il la prenne tout de suite. Oubliant toute la science des enfants mâles de la Roue au bénéfice d'un instinct immémorial, Mark eut un rire sauvage, s'entendit sur sa compagne, se laissant à peine guider en elle par sa main serrée, la pénétra avec fougue, s'enfonça dans son sexe grand ouvert avec une violence incontrôlée. Aslana tendit le bras pour éteindre la lumière mais ne put atteindre le clavier de commande du système électro-solaire. Elle ferma les yeux et renversa la tête sur l'oreiller. Il lui fit l'amour en pleine lumière, penché sur son profil.

Ce fut ce profil, tellement émouvant, qu'il voulut admirer une dernière fois avant de partir. Aslana dormait encore, calme, apaisée. Extraordinairement calme. Elle était couchée sur le dos ; sa tête reposait bien à plat sur l'oreiller ; ses cheveux s'étalaient en bon ordre autour de son cou et de son visage, sur sa poitrine, sur ses épaules et sur le drap — les fils blonds couvraient l'étoffe bleue évoquant un soleil fou dans un ciel d'éden. Ses yeux ne semblaient pas complètement fermés : peut-être rêvait-elle. Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes : on eût dit qu'elle souriait. Sa respiration avait la lenteur et la régularité que donne le sommeil profond… Ils avaient fait l'amour trois fois dans la soirée et la nuit. Elle lui avait dit, d'une voix presque inaudible, dans un râle très doux : « Je suis morte, Mark chéri… ».

Alors, le major Mark Jervann d'Angun, officier supérieur des unités de combat de la Roue, fit une chose incroyable : il s'agenouilla. Il s'agenouilla sur le tapis, à la tête du lit, afin de pouvoir contempler le profil de… de — eh bien, pensa-t-il honnêtement — la seule femme qu'il eût jamais aimée — fût-ce l'espace d'une nuit. La ligne parfaite — mais, dieu de la Roue, pourquoi était-elle si parfaite ? — dessinée par le front, le nez, les lèvres et le menton d'Aslana, se gravait avec précision dans la mémoire de Mark. Le major Jervann ferma les yeux et se recueillit un instant. Il songea vaguement qu'il était en train de passer à côté du bonheur ; il se raidit : il était un officier de la Roue. La guerre l'appelait. Il se leva et sortit sans se retourner. Aslana s'était-elle éveillée lorsqu'il avait refermé la porte derrière lui ? Question sans importance, qu'il devait se poser pourtant mille et mille fois. Naturellement, il ne connaîtrait jamais la réponse.

Jamais.

La base que le major Jervann commandait en second — sous les ordres du général Boston-Bose — s'appelait “Écu de Sobieski”. Non de code, bien sûr. Les hommes disaient l'Écu ; les officiers, plus simplement encore : Sob. Elle se trouvait à plus de mille kilomètres d'Arganandal, au bord de l'Océan, et surveillait quelques dizaines de kilomètres cubes d'espace, dans une zone de très forte implantation ennemie et de grande valeur stratégique : surface terrestre, surface marine et, au-dessous de la surface, les insondables profondeurs de la terre et de la mer, territoire privilégié de l'Orbe…

Son point central, la sphère de calcul, avec l'ordinateur Fusar III, était situé au niveau moins cinq cent. En principe invulnérable. Les défenses de l'Écu de Sobieski comptaient parmi les plus puissantes et les plus sophistiquées dont la Roue disposât. L'ennemi ne pouvait pas grand-chose contre une base de ce genre. À moins d'utiliser les armes à structure. Mais il ne prendrait pas ce risque. Personne ne le prendrait jamais.

Sob était une ville souterraine, spacieuse et claire — grâce aux lumiducs dont les capteurs mobiles étaient installés sur des sous-marins qui croisaient à quelque distance de la côte : un système complexe, délicat ; mais la lumière solaire était indispensable au moral des hommes… Ce fut également par sous-marin que Mark Jervann rejoignit son poste. Le général l'attendait au sas Kâli 2, dans son vieil uniforme orangé tout défraîchi, mais un grand sourire aux lèvres et la main levée en un salut presque fraternel.

« Bon retour, Mark ?

— Très bon, Nat. Tout va bien ?

— Tout va bien… Je dirais presque : mieux que bien ! »

Mark donna une grande tape dans le dos de son ami. Sacré Nat ! C'était toujours ainsi, d'ailleurs. Grâce à la valeur des hommes et du matériel, à la classe exceptionnelle des officiers, à l'organisation parfaite de la Roue, à son indiscutable supériorité sur l'ennemi, tout se passait au mieux dans la base, et il surgissait rarement un problème que Nat ou Mark — ou Fusar III — ne pussent résoudre dans un délai qui allait de quelques centièmes de seconde pour l'ordinateur à quelques minutes ou quelques heures pour les chefs.

« J'ai une bonne nouvelle à t'apprendre, Mark. » dit Nat. « Mais d'abord, tu passes à l'airjet, tu te changes. Et puis tu me rejoins à mon bureau. Je te raconterai ça devant un petit Belxan de grande année. Nous avons aussi reçu deux nouvelles filles que je te présenterai. Une brune et une blonde. Tu jugeras ! »

Ascenseur, monorail, pneumatique : en moins d'un quart d'heure, Mark Jervann eut regagné son quartier de résidence. Il répondait distraitement aux saluts des officiers et des hommes. Il redevenait peu à peu conscient de sa puissance. Sentiment ambigu : plaisir, certes, mais aussi un peu de… un peu d'effroi. Il se secoua. Tu ne vas pas flancher, Mark, alors que tu es au sommet de ta forme et que la victoire est peut-être proche ? Il se répondit à lui-même avec assurance : Aucun danger !

L'air était un peu moins riche en oxygène qu'à Arganandal, mais c'était beaucoup mieux que dans le sous-marin. Il retrouva son appartement avec une vraie joie : trois pièces de dimensions raisonnables, plus le bloc bains-soins et les deux minuscules chambres des ordonnances. Lorani, son ordonnance féminine, l'attendait devant le bloc, pimpante dans une robe bleue très courte, un uniforme propre sur le bras. Il l'embrassa gentiment au coin de la bouche.

« Tout va bien, Lorani ?

— Tout va bien, Major ! »

C'était un leitmotiv. Pendant qu'il se déshabillait, puis se douchait à l'airjet, la jeune femme le regardait d'un air languissant. Du diable, pensa-t-il, si cette petite idiote joue les épouses fidèles !

— « Personne ne t'a baisée, en mon absence ? » demanda-t-il.

Lorani rougit un peu, secoua la tête, caressa machinalement une boucle brune qui pendait sur son oreille.

— « Non, Major !

— Je m'occuperai de toi dès que possible ! »

Mais il y avait aussi les nouvelles filles que Nat avait reçues. Splendides. Des putains, naturellement, mais quelle classe ! De vraies filles de la Roue. Elles étaient assises sur le bureau du général, les jambes largement étalées, et entouraient Nat qui leva son verre à l'entrée de Mark.

« Mesdemoiselles, je vous présente le général Jervann d'Angun ! Mais oui, mon vieux, ça y est : tu as ton premier anneau. Félicitations. Et vous, les filles, allez donc embrasser mon ami Mark ! La blonde, c'est Nadyne, et la brune, Ceylane »

Toutes les deux promenèrent sur ses lèvres leur langue experte et frottèrent leur ventre souple contre le sien, durci. Mark fit aussitôt son choix. Ceylane avait les cheveux si noirs que des reflets bleus naissaient dans les longues mèches qui roulaient sur ses épaules nues. Elle était très jolie, avec son teint chaud, un peu bronzé, son petit nez, sa grande bouche, ses immenses yeux verts. Et dans le plus insolent des rêves érotiques programmé par un psychord de la Roue, pas une nymphe n'aurait pu avoir des cuisses aussi admirables — Mais, pensa Mark, celles d'Aslana ne sont pas mal non plus ! — Ceylane était nue sous sa robe et ne le cachait pas. Une putain à soldats avec des cuisses de rêve : Et après ? Mark fut surpris par sa propre amertume. Qu'est-ce que j'ai qui ne tourne pas rond ?

Le général parlait : « Bien sûr, Mark va nous quitter pour prendre le commandement de sa base. Mais rassurez-vous, mes chattes, il ne partira pas avant de vous avoir montré tous ses talents. ».

Puis à Mark : « Il y a trois jours qu'elles sont ici et je te jure par la Roue que je suis encore incapable de dire celle qui a le plus beau cul ! »

Mark promena un regard d'expert sur les courbes que les demoiselles exposaient généreusement. Si l'on en jugeait d'après ses cuisses, le cul de Ceylane devait être une pure merveille. Mais Nadyne était aussi très jolie, et rien n'est plus émouvant qu'un sexe de blonde… Mark déglutit avec peine. Il n'arrivait pas à définir l'impression qui le gênait ou la crainte qui le tourmentait. Quelque chose — la Roue sait quoi ! — lui donnait envie de quitter le bureau du général, son ami, et de courir s'enfermer chez lui.

Il lui fallait de toute urgence parler à quelqu'un. Et il n'avait à la base qu'un seul confident possible : l'ordinateur Fusar III.

De retour à son appartement, il trouva Lorani, l'ordonnance, qui rangeait ses bagages en pleurant. Il tapota les joues de la fille, un peu agacé mais attentif à ne pas le laisser voir — car il était un chef maître de ses nerfs en toutes circonstances.

« Qu'est-ce qu'il y a, Lo ?

— Je m'ennuie ! » gémit Lorani. « Je suis seule. J'ai mal !

— Oh, ce n'est que ça. » fit Mark. « Moi aussi, je suis seul ! »

Lorani regarda le major — le général — Jervann d'Angun, avec une lueur de surprise intense au fond de ses yeux noirs, et ses larmes s'arrêtèrent aussitôt de couler.

— « Vous !

— Oui, moi. » dit Mark gravement. « La preuve, c'est que je vais parler de mes problèmes à Fusar III ! Lui seul peut comprendre certaines choses. Mais tu devrais voir ton psychologue sans trop tarder, Lo. Ce n'est pas le moment de flancher…

— Pas le moment ? Pourquoi, pas le moment ? »

Mark sortit sans répondre.

Il appela Fusar depuis le terminal de son bureau.

« Content de vous voir à Sobieski, Major ! » dit l'ordinateur. « Tout va bien ?

— Oh oui, tout va bien, Fu. Tout va trop bien.

— Le service psychologique de l'Armée vous gâte, non ?

— Tu veux parler des nouvelles filles ? Oh, d'accord, elles sont bonnes à baiser.

— Et puis vous venez de recevoir votre premier anneau. Au fait, toutes mes félicitations, général Jervann d'Angun !

— Merci, Fu, tu es trop bon. » dit le général Mark Jervann d'Angun. « Il faut que je t'avoue une chose : pour la première fois de ma vie, je me sens un peu mal dans ma peau.

— Racontez.

— J'ai eu une histoire d'amour assez étrange à Arganandal. Je… Nat ne comprendrait pas et je ne peux pas aller voir un psychologue le jour où je viens de recevoir mon premier anneau !

— Oui. D'ailleurs, le Conseil supérieur de la Roue sait bien que ce bon vieux Fusar est là pour s'occuper des peines de cœur des officiers de haut rang, général Jervann…

— …d'Angun. » ajouta Mark distraitement.

— « D'Angun, oui. » approuva l'ordinateur sur un ton un peu sarcastique. « J'allais le dire ! Alors, vous avez eu une histoire d'amour et vous pensez que vous êtes le premier ?

— Non, mais je me croyais à l'abri. Bêtement, je le reconnais. Et maintenant, je me dis que si je n'arrête pas de penser à cette femme, mon service sera perturbé et… et ce n'est pas le moment ! Je voudrais lui faire parvenir un message disant que… eh bien, qu'elle m'a plu et que je souhaite la revoir. Tu pourrais t'en charger ?

— Naturellement, mais je vous conseille de ne pas trop vous presser. Écoutez-moi, Général. Quand vous aurez fait l'amour quatre ou cinq fois avec chacune des nouvelles filles, Nadyne et Ceylane, on en reparlera. Voulez-vous ? »

Mark réfléchit en jouant avec le clavier de son com-set.

— « Franchement, Fu, tu crois que j'oublierai Aslana parce que je me serai planté un certain nombre de fois dans le vagin fonctionnel des nouvelles filles ? »

L'ordinateur ne répondit pas tout de suite. Oh, Aslana, j'ai vraiment une petite brûlure au cœur : ça doit venir de toi, ma chérie ; je n'avais jamais éprouvé ça avant…

— « Mark, je vous demande de me faire confiance ! » dit Fusar avec une certaine brusquerie. « Le vagin fonctionnel des nouvelles filles, vous m'en direz deux mots. Vous verrez à quel point Nadyne et Ceylane sont fonctionnelles ! Je suppose que c'est Ceylane qui vous plaît ? Vous pourrez l'emmener quand vous quitterez la base. Je m'arrangerai avec le service psychologique. Vous aurez oublié Aslana et vous me remercierez.

— Tu as peut-être raison. » convint Mark.

Réflexion faite, l'ordinateur avait sûrement raison. Un moment, les deux images (celle de la fille superbe et celle de la femme émouvante) dansèrent un ballet fou dans l'esprit de Mark. Elles disparurent en même temps. Tout cela n'est qu'enfantillages, se dit-il.

— « Maintenant, » reprit l'ordinateur, « il paraît que vous commencez votre service dans moins d'une heure. Alors, salut et bonne chance, très cher général Jervann d'Angun ! »

Mark se leva et jeta un regard angoissé sur l'écran vide du com-set. Il avait envie de rappeler l'ordinateur pour ajouter quelques mots, le remercier ou n'importe quoi. Mais il n'osa pas. Un trouble passager. Fusar a raison. Il vient de t'éviter une belle gaffe. Tout va bien.

Tout va même un peu trop bien !

Mon service dans une heure, c'est vrai. J'ai encore le temps… Mark erra sans but dans le quartier central de Sobieski. Il traversa la salle d'armes où quelques jeunes officiers au repos échangeaient des passes d'elf avec une conviction qu'il jugea méritoire. Il répondit d'un geste à tous les saluts, nota avec un plaisir réel deux ou trois « Mon général ! » et refusa l'épée électrique que lui tendait respectueusement l'entraîneur Klaerian… L'atmosphère lui paraissait étouffante, trop chaude, trop humide, pas assez riche en oxygène. Il s'arrêta près d'un panneau de contrôle : chiffres normaux. Impression purement subjective. Nat et Fusar ont raison, mon vieux : un seul remède, le cul de Ceylane. Affaire classée. Ce soir, il faut que tu consoles Lorani. Dès demain, tu essaies le cul de Ceylane !

Tout va bien. Une pensée parasite dérangea un instant l'équilibre mental de Mark : Quelquefois, la courbure de son nez est légèrement trop forte ; c'est le seul moment où son profil dévie de la perfection… Il éclata de rire. Général Jervann d'Angun, vous allez faire connaissance aujourd'hui même avec le cul de Ceylane : c'est un ordre !

Allons, Mark, la vérité est simple : tout te réussit sans effort ; tu es heureux et tu te dis : ça ne peut pas durer. C'est une histoire vieille comme le monde. Tu te souviens du vieux remède… Alors pourquoi pas ?

Il fit un détour par le quartier des loisirs, dans l'espoir secret d'apercevoir les “nouvelles filles”. Elles n'étaient pas là. Elles étaient au lit avec quelqu'un… Il prit l'ascenseur Moon-sea II et s'arrêta sur l'esplanade Edistone, d'où l'on dominait le lac intérieur Indimara, à environ deux cents pieds de profondeur. Il s'appuya à la rambarde. Un courant d'air presque frais soufflait sur la passerelle. Les lumiducs diffusaient une clarté hivernale ou crépusculaire. De petites lames grises couraient à la surface de l'eau verte… Mark gonfla ses poumons et se pencha pour observer le lac. Vaste et vide. Aucun poisson ne pouvait vivre dans les eaux trop pures d'Indimara.

Il se prépara à refaire le geste fameux du roi Polycrate de Samos, jetant à la mer, en guise de sacrifice, son anneau le plus précieux. Il sourit. Mon anneau, je ne l'ai pas encore et, d'ailleurs, il est purement symbolique ! Il chercha quel objet il pourrait sacrifier et il s'aperçut qu'il n'avait rien. Rien qui méritât d'être offert aux dieux. Jeter une chose sans valeur eût été une offense. Il ne pouvait se permettre d'irriter le destin. Mais, pensa-t-il, le sacrifice n'a pas besoin d'être matériel…

Il tendit ses deux mains ouvertes et laissa tomber dans les eaux du lac Indimara le souvenir d'Aslana et son amour. Puis il s'éloigna à grands pas vers l'ascenseur.

Un quart d'heure plus tard, il était à son poste de commandement. Il était pour vingt-quatre heures le maître de la base. Mais sur ces vingt-quatre heures, il trouverait bien quelques dizaines de minutes pour s'occuper des nouvelles filles. De plus, il allait passer quelques bons moments à discuter avec Fusar III. Enfin, il portait pour la première fois à l'épaule l'anneau bleu de la Roue… Tout va bien, se dit-il. Mais il n'en était pas si sûr. Il savait qu'il avait commis une faute grave : on ne joue pas avec certains symboles. Il ne faut jamais prendre le risque de réveiller les puissances immémoriales qui dorment dans les vieux mythes…

« Tout va bien, général Jervann d'Angun ? » dit Fusar.

— « Tout va bien, Fu. » répondit le général Jervann d'Angun.

Position du sous-marin lance-missiles Aéra V.

Interception par le lieutenant Hassi d'un commando cyb de l'Orbe, dans la zone Welles B 6.

Inspection complète des quartiers Moon-sea I et II par l'ingénieur général adjoint Direl.

Cinq opérations codées à suivre :

En somme, la routine.

Ainsi, tant que la guerre durera. Mais, pensa Mark, je ne suis pas pressé qu'elle finisse. Honnêtement, je ne suis pas pressé…

Les douze écrans du central com, les six écrans de contrôle technique et les deux écrans réservés à Fusar, l'ordinateur principal, dressaient devant lui une muraille en arc de cercle, scintillante de lumières multicolores : cent degrés environ pour une hauteur de six à huit pieds. Le poste, situé à proximité immédiate de la sphère de calcul, se trouvait donc tout au centre de la base. Les mains posées sur son clavier de commandes, Mark éprouvait une grisante impression de sécurité et de puissance. De l'extérieur, rien ne pouvait l'atteindre. À moins que l'ennemi devienne fou et n'utilise la bombe à structure. Ce qui était exclu… De l'intérieur, il se sentait beaucoup plus vulnérable. Il s'était conduit comme un imbécile. Si quelque chose de grave arrivait, il serait responsable.

À cet instant (quarante minutes environ après sa prise de poste), le visage d'Aslana traversa l'écran numéro quatre. Cheveux dénoués, demi-profil émouvant — ô combien —, regard très bleu, un sourire de reproche sur les lèvres entrouvertes… Non, je n'ai pas rêvé ! Mais inutile de faire repasser le film. D'ailleurs, le 4 était en non-impression. Aslana !

Mark posa la main à son front. Cette image d'Aslana, c'était à peu près — c'était exactement — celle qu'il avait fait le simulacre de projeter dans le lac Indimara comme offrande. Son retour signifiait très clairement que les dieux de la Roue avaient refusé l'offrande… Les dieux de la Grèce antique avaient aussi refusé l'anneau de Polycrate, que des pêcheurs avaient retrouvé dans le ventre d'un poisson et rapporté au roi. Polycrate, le roi trop heureux, était mort un peu plus tard, ah — Mark chercha dans ses souvenirs — crucifié par des envahisseurs barbares…

Le général Jervann d'Angun se leva et fit quelques pas dans le poste de commandement, se forçant au calme. Il lui était difficile d'admettre qu'il avait peur.

Le destin… Le destin, je le sens, est en train de craquer. Aslana, pardonne-moi.

Il reprit sa place, fixa un regard absent sur les écrans vides. Il était terrifié.

Les écrans vides. Tous. Vides et gris. Quelque chose est arrivé. Mark croisa les bras. Attendit. Écouta. Une sorte de grondement profond : Dans la terre ou dans ma tête ? C'est l'univers tout entier qui est en train de s'écrouler… Ah, les salauds, ils ont osé ! Ces chiens enragés de l'Orbe ont utilisé les armes à structure !

Les parois de la salle étaient devenues noires. Des signes et des tracés mobiles apparaissaient maintenant sur les écrans — mais ils n'avaient aucun sens. Les murs tournaient vertigineusement autour de Mark, qui ne voyait plus rien d'autre que les mystérieux signes rouges sur fond de velours noir.

Puis il y eut un éclair blanc,
blanc,
un choc lent
et long
et Mark se sentit couler
dans l'obscurité totale,
épaisse
et gluante.

Il se retrouva couché sur le dos dans la poussière d'une ville dévastée. À la surface. Ou ce qui, désormais, tenait lieu de surface à la planète morte. Au-dessus de lui, des câbles et des filins tendus semblaient supporter une charge invisible : le ciel, peut-être. On avait dit que la bombe à structure modifiait les lois fondamentales de l'univers. Mark sut qu'il avait été projeté dans une réalité différente, inhumaine, immatérielle peut-être. Il se mit à genoux et il vit autour de lui des ruines très anciennes, avec des taches bleues de moisissures sur les pierres effritées, le béton broyé, le métal rongé. Puis il distingua une autre ville en surimpression, les silhouettes vitrifiées, transparentes, floues et mobiles des immeubles géants : Arganandal. Il était dans les ruines séculaires d'Arganandal. L'arme à structure avait fait éclater le temps.

Il se leva. Un homme se dressa en face de lui, armé d'un fusil. Couvert de poussière de la tête aux pieds. Son uniforme avait dû être orangé. Un officier de la Roue. Mark fit un geste amical, moitié salut, moitié appel, et s'avança vers lui. L'homme le regarda, ne répondit pas à son geste, mais marcha lentement à sa rencontre.

Un nuage de poussière gris blanc se leva entre eux. Une odeur de cadavre sec se répandit dans l'air.

« Camarade ! » cria Mark.

L'autre éclata de rire et épaula son fusil. Mark ne voyait plus que sa bouche, très rouge au milieu d'une barbe très noire. Et ses yeux. Rouges aussi. Haineux, fous.

Il n'y avait pas de soleil. Le ciel était terne, sans luminosité. L'atmosphère semblait comme ouatée par une fine poudre un peu grasse. On n'entendait presque aucun son.

« Au nom de la Roue ! » lança Mark.

Il ne reconnut même pas sa voix, enrouée et tremblante. De nouveau, monta le rire cruel et terrifiant de l'homme au fusil.

« Je suis un ami, un soldat de la Roue ! » dit Mark.

— « Crève ! » hurla l'homme.

Il tira. La balle atteignit Mark en pleine face. Ce fut comme une gifle extrêmement violente. Le général Jervann d'Angun sentit ses os éclater. Puis la douleur fusa le long de ses nerfs. Tous ses nerfs à la fois. Il lui sembla que son corps se liquéfiait, que chaque cellule de son cerveau était écrasée. Oh, la mort, la mort tout de suite plutôt que cette torture. Il tomba à genoux. Il essaya de résister quelques secondes — mais à quoi ? comment ? La lutte était au-dessus de ses forces. Comment lutter contre la souffrance ? Impossible. Il demanda grâce aux dieux de la Roue, humblement d'abord, puis avec une sorte de rage.

Peut-être fut-il entendu.

La douleur s'atténua et disparut. Mark mourut. Pour la première fois.

Il se leva et courut en zigzag entre les ruines, trébuchant et suffoquant. Aussitôt, l'homme en uniforme orangé se montra dans un enchevêtrement de poutrelles métalliques tordues. Il pointait sur Mark une sorte d'arbalète.

« Camarade ! »

Le rire de sa bouche rouge. Ses yeux injectés de sang qui flambaient d'une haine infernale, inextinguible. Mark obliqua. Un mur de ciment s'abattit devant lui. Il reçut la flèche dans le dos et hurla. La poussière emplit sa bouche. L'horrible douleur dans le dos et la tête. La soif. Il se rendit compte qu'il était couché sur le ventre et léchait la terre.

Une image claire passa dans sa mémoire : Aslana. « Un de ces jeunes dieux qui vont traquer nos ennemis… » Ah, ah ! « Tu es plus beau et plus fort que dans mon rêve… » Mourir. Je souffre trop. Je veux mourir !

Mark mourut pour la deuxième fois.

Il se leva et s'élança en piétinant la poussière sur une avenue défoncée. L'homme en uniforme orangé surgit d'un trou rond creusé dans un bloc de béton. Il balançait au bout de son bras une vieille grenade défensive. Les yeux rouges. La bouche rouge. Un rire fou de haine. Mark s'arrêta. La grenade roula devant lui, presqu'à ses pieds. Il aurait eu le temps de la ramasser. Mais il leva les bras. Il n'entendit pas le bruit de l'explosion. Un éclair l'aveugla. Puis, de nouveau, la douleur. Une brûlure intolérable irradiant de son ventre, de ses poumons, de son cœur. Une affreuse sensation de chair arrachée… Ses cheveux s'étalaient en bon ordre autour de son visage, sur sa poitrine, sur ses épaules et sur le drap — arabesques blondes dans le bleu du ciel. Aslana, je ne t'oublierai jamais !

Il se leva et courut. L'homme en uniforme orangé bondit vers lui en brandissant une sorte de lance. Son bras se détendit. La pointe de l'arme s'enfonça dans la poitrine de Mark. Un spasme de souffrance encore plus fort que les autres. Nuit, plomb fondu, sel et cendre. Par pitié ! Mark se traîna sur les genoux en râlant… Aslana n'était pas vraiment très belle mais elle avait le profil le plus émouvant qu'il eût jamais contemplé. « Je n'avais plus qu'un rêve : c'était de passer quelques heures avec un jeune dieu ! »

Mark mourut pour la quatrième fois.

Il se leva et se trouva devant le fusil laser que l'homme en uniforme orangé braquait sur lui. Rouge rire haine éclair douleur.

Brûlure et déchirure. Soif. Désespoir. Aslana. La ligne parfaite dessinée par le front, le nez, les lèvres et le menton d'Aslana surgit avec une précision extrême de sa mémoire. Mark ferma les yeux et mourut pour la cinquième fois.

Il se leva et courut pour échapper aux décharges de gaz que l'homme en uniforme orangé tirait sur lui. Puis il suffoqua et s'écroula. Les poumons en feu, une douleur atroce dans la tête. En finir ! Mais quand l'épreuve finirait-elle donc ?

Ses lèvres étaient légèrement entrouvertes : on eût dit qu'elle souriait… « Oh, comme j'ai envie de toi, mon chéri ! »

Mon amour, je ne t'oublierai jamais !

Jamais.

Mark mourut pour la sixième fois.

Il se leva…

Première publication

"la Guerre et mon amour"
››› Mourir au futur (anthologie sous la responsabilité de : Philippe R. Hupp ; France › Paris : Union Générale d'Éditions • 10 | 18 • 1048, deuxième trimestre 1976 (11 mars 1976))