Sauter la navigation

 
Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Ève…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Ève, à tout jamais

La situation de départ de ce récit reprend celle du roman de Jules Verne : Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l'Afrique australe (1871). Les phrases soulignées sont tirées de ce livre (NdA).

30 janvier 1869

« Professeur Julian Verne ? Je suis James Jackson. »

Jackson est un Anglais de Capetown. Venu par terre, il nous attendait aux chutes de l'Orange, à Morgheda. Un astronome très doué, nous a-t-on assuré à Londres. J'écris “Anglais de Capetown”, presque un pléonasme : tous les Blancs de la planète sont Anglais, sauf les Russes.

Les Russes, justement, sont trois dans notre groupe : les professeurs Michel Strogoff, Fédor Orenbourg et Vladimir Ouliakov. Michel Strogoff, de Saint-Pétersbourg, conduit la délégation. En ajoutant Francis Benett, de la London Missionary Society, nous formons un excellent team de trois Anglais et trois Russes. Il faut préciser que monsieur Benett est aussi docteur en médecine. Son art et son savoir-faire nous seront très utiles au cours de notre marche vers le lac Ngami.

Il faut ajouter au team scientifique le colonel Everest, chef de l'expédition, et le métis de Bushman Mokoum, l'homme qui a rapporté à Capetown la nouvelle de la découverte par une tribu hottentote de l'étrange météorite.

Notre chaloupe à vapeur, Queen & Tzar, vient de nous débarquer sur la rive de l'Orange River, avant les chutes de Morgheda, qu'elle ne peut franchir. James Jackson s'inquiète de savoir comment nous nous rendrons à Lattakou, où nous attend l'escorte d'une centaine d'hommes, sous le commandement du colonel Everest. Le colonel lui explique qu'on va démonter pièce par pièce la chaloupe et la transporter de l'autre côté des chutes dans les chariots ou “wagons” amenés par Mokoum.

31 janvier

Comment croire à cette météorite en forme de vaisseau renversé, de couleur jaune, lisse, d'aspect métallique et parfois capable de s'illuminer de l'intérieur ? Un vaisseau d'au moins cent cinquante tonneaux… Une météorite de cette taille aurait dû creuser un cratère important. De fait, d'après les renseignements reçus, on croirait qu'elle s'est gentiment posée au coin d'un bois !

Les astronomes, géologues et autres sommités de tout acabit ont d'abord conclu : « Ça ne peut pas exister, donc ça n'existe pas ! ». Peu après, des voyageurs anglo-portugais de Lawrence-Marques ont confirmé la présence au sud du lac Ngami de cette chose impossible. J'ai tout de suite cru à l'exactitude des observations. Ma réputation dans le monde, notamment en Russie, et la bienveillance du premier ministre, sir William Gladstone, ont fait pencher la balance en ma faveur. C'est ainsi que l'expédition a été décidée, à Londres et à Capetown.

Je me retire sur la rive touffue de l'Orange à quelque distance du campement. Un très léger vertige et une vague sensation de fièvre cérébrale, des éclairs devant les yeux : je connais bien ces symptômes. Un médecin pourrait s'en inquiéter ; pour moi, ils signifient que mon cerveau vient de se mettre dans un état d'excitation chimique ou électrique qui amplifie fortement sa puissance naturelle. Dès que cette sorte de fièvre me saisit, mon cerveau me semble dédoublé. Une partie devient pareille à une sorte de machine que je nomme en plaisantant le “computer” et qui s'avère parfois capable de performances surhumaines ; une autre partie, pendant ce temps, observe, note, s'interroge. C'est ainsi que j'ai conçu la théorie de la Variation des probabilités, vision mathématique de l'Univers qu'elle décrit non-statique, en mouvement de dispersion générale, après un événement singulier — ou singularité — qui serait la source de toute chose. Mais qu'importe. Presque personne ne peut ou ne veut accepter la théorie. Les plus indulgents affirment que je suis « en avance sur mon temps ». Peut-être… même si cela paraît prétentieux et un peu ridicule.

La fièvre, les éclairs… Je ferme les yeux et me transporte par la pensée au bord du lac Ngami. La météorite est là. Bien sûr, cette image est construite par mon esprit à partir des descriptions qui nous sont parvenues. Mais elle les dépasse en précision, peut-être nourrie par des sources hypersensorielles et aussi par des évidences que ma théorie a engendrées. Car la Variation implique l'existence d'autres mondes, non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps, ou même à travers d'autres espaces et d'autres temps. Mais l'objet inconnu que je découvre dans ma vision est bien un artefact d'origine étrangère !

D'une forme ovoïde ou discoïdale, il porte sur sa coque des signes gravés qui ressemblent à des lettres et/ou des chiffres qui n'appartiennent à aucun alphabet connu… La vision s'efface encore une fois trop vite. Quel progrès par rapport à la précédente ? Sans doute une plus grande netteté, surtout des inscriptions. La coque a bien cet aspect de métal rapporté par Mokoum. Je confirme aussi l'estimation du volume : environ cent cinquante tonneaux.

4 février

La chaloupe du colonel Everest a été entièrement démontée, puis transportée à bord des lourds chariots africains, chacun traîné par une douzaine de bœufs. On a pu atteindre en quelques heures le cours navigable de l'Orange, en amont des chutes. La chaloupe a été remontée, un peu plus difficilement, et remise à l'eau. Elle poursuit maintenant sa route vers l'amont, jusqu'au point ou l'expédition s'engagera définitivement sur la voie terrestre.

Lors d'une escale sur la rive, sans doute la dernière, nous avons eu une longue discussion à propos de la météorite, pendant que l'équipage coupait du bois pour la chaudière. Les trois Russes parlant couramment l'anglais. Le colonel Everest et un voyageur portugais du nom de Thomas (ou Toma) Sobral s'était joint à nous. Le Portugais, quoi que sujet de Sa Gracieuse Majesté, m'a paru assez malhabile dans notre langue. Ainsi, nous étions huit à débattre du phénomène, de sa réalité, plus guère mise en doute, et de son origine, naturelle ou non. Russes et Anglais sont à peu près d'accord sur un point : la météorite est bien une masse minérale venue d'on ne sait où — de l'espace pour la grande majorité des “savants”, ou peut-être de l'intérieur de la Terre pour notre pasteur-médecin.

Un seul d'entre nous a osé avancer l'idée que l'objet inconnu aurait pu être construit par l'Homme : notre invité portugais, Toma Sobral. Notre invité, ou plutôt celui du colonel Everest. J'ignore comment ce jeune homme bien élevé a pu convaincre le rigide officier de l'armée des Indes de le prendre à bord du Queen & Tzar. En tout cas, c'est un agréable compagnon de route.

5 février

Le voyage sur le cours supérieur du fleuve s'accomplit rapidement, quoique sous une pluie torrentielle. Les rives de l'Orange offrent toujours le même aspect enchanteur. Les forêts d'essences variées se succèdent sur ses bords, et tout un monde d'oiseaux en habite les cimes verdoyantes. J'éprouve parfois une sensation très curieuse. Je n'étais jamais venu en Afrique australe. Or, des images qui ressemblent à des souvenirs ne cessent de traverser mon esprit, tandis que j'observe le paysage. Quelque fois, j'ai la certitude d'avoir vécu ce moment. Par exemple, je connais le Queen & Tzar comme si je l'avais inventé !

Je crois me rappeler que j'ai déjà écrit certaines phrases. Celle-ci en particulier : « Le voyage sur le cours supérieur du fleuve s'accomplit rapidement ». Elle me hante, quoique très banale. L'aurais-je notée dans mon journal, à l'occasion d'une autre croisière ? Sur le Nil ? Le Gange ? Mes cahiers sont restés à Londres et je ne puis vérifier.

8 février

En quatre jours, la chaloupe à vapeur a franchi les deux cent quarante milles qui séparent les cataractes de Morgheda du Kuruman, l'un des affluents qui remontent à la ville de Lattakou… Ce matin, sous une pluie battante, le Queen & Tzar a atteint la station Klaarwater, village hottentot près duquel le Kuruman se jette dans l'Orange.

Profitant d'une brève escale, j'ai parlé seul à seul avec Toma Sobral. Ce fut d'autant plus facile que cet individu, assez mystérieux, a l'habitude de se tenir à l'écart du groupe européen. Il se dit “voyageur”, simplement voyageur… Il paraît très jeune, mais il a sans aucun doute une bonne culture générale et de vastes connaissances, ainsi qu'un parfait entraînement à la vie d'aventurier. On s'étonne un peu de sa voix douce, de ses traits fins, de sa blondeur, de son visage presque féminin. Sa seule faiblesse apparente est un anglais hésitant, mais il s'améliore chaque jour, je dois le reconnaître.

Alors que je cherchais un prétexte pour l'aborder, il m'a ôté ce souci. Il s'est incliné devant moi comme si j'étais une sorte de souverain.

« Je suis extrêmement honoré de rencontrer le fameux professeur Julian Verne, le successeur du grand Newton… » Ce ton cérémonieux et un peu emphatique est dans ses habitudes. Il a achevé : « …et génial inventeur de la Variation des probabilités ! »

J'ai rectifié : « C'est une théorie, pas une invention. »

J'étais cependant surpris et, osons le dire, flatté qu'un voyageur portugais rencontré au fin fond de l'Afrique eût entendu parler de la Variation, que neuf professeurs de physique européens sur dix ignorent complètement.

J'ai ajouté : « Je suppose que vous avez fait vous-même des études scientifiques. ».

Il a esquissé un sourire malicieux et charmeur.

— « Oui, on pourrait le dire ainsi.

— Et, si je ne suis pas indiscret, où avez-vous étudié ? »

Il a regardé le ciel, comme si la réponse à ma question nécessitait de consulter les étoiles ou les dieux.

— « Je suis né au Brésil. J'ai beaucoup voyagé. »

Sa voix était presque celle d'un adolescent. Je me sentais incapable de lui donner un âge. En tout cas, il ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt-cinq ans. Nous avons marché quelques pas, côte à côte, sur le débarcadère de la station. De nouveau, il m'a épargné l'embarras d'engager la conversation.

« Avez-vous déjà vu un vaisseau sous-marin, Professeur ?

— Il n'en existe pas, à ma connaissance. »

Il m'a gratifié d'un coup d'œil rieur et sibyllin.

— « Il y a eu le Nautilus de Robert Fulton, en 1797. Vous ne trouvez pas que Nautilus est un beau nom pour un sous-marin ? »

Il semblait réfléchir. J'ai respecté son silence. Puis il a soupiré.

« Je trouve que la météorite du lac Ngami pourrait ressembler à un submersible… si, naturellement, il en existait.

— Et comment ce vaisseau serait-il arrivé là, à près de mille kilomètres de la mer ?

— Eh bien, ce pourrait être un véhicule amphibie, capable de se déplacer sous l'eau, sur l'eau et sur la terre !

— Vous croyez vraiment cela, Monsieur ? »

Encore une fois, nos regards se sont croisés. J'ai été, malgré moi, un peu troublé. À ce moment, je crois bien avoir soupçonné mon voyageur portugais d'être une femme déguisée. Mais c'était une idée tellement folle que je l'ai rejetée d'abord. J'ai regardé ses mains, qui auraient trahi son sexe, mais il ne quittait jamais ses gants. Je ne savais plus que penser.

Toma Sobral a éclaté de rire.

— « Non, je ne crois pas que notre météorite soit ce genre de véhicule. Mais c'est ce qu'aurait pu imaginer un romancier d'aventures très inventif… et en avance sur son temps ! »

Ce mot, "Nautilus", désormais me hante. Il m'est revenu en rêve, bizarrement déformé, "Nemautilus". Dans ce cauchemar, c'était à la fois une machine et un être vivant, un peu comme le Frankenstein de Mary Godwin.

Toma Sobral ne cesse de m'observer, ce qui est assez embarrassant, malgré la discrétion qu'il apporte à son manège.

15 février

Nous sommes logés dans l'établissement des missionnaires, vaste case bâtie sur une éminence. Le toit en chaume est impénétrable à la pluie. La case constitue un habitat relativement confortable et même presque douillet. Bien sûr, l'espace réservé aux huit Européens est assez réduit, selon les normes britanniques. Il m'a été attribué le coin le plus éloigné de l'entrée. Le Portugais n'a pas tardé à s'installer près de moi, m'assurant qu'il prendrait le moins de place possible. Ses bagages tiennent en un sac minuscule.

Le premier soir, cette promiscuité m'a fortement rebuté, surtout lorsque je me suis aperçu que chacun de mes collègues disposait d'au moins deux fois plus de place que moi. Environ trois fois, même, pour ce qui concerne le colonel Everest, qui avait planté dans un autre coin de la case une véritable tente militaire. C'est alors que Toma Sobral m'a parlé à l'oreille. Il avait une façon très habile de se faire entendre de moi seul, comme si sa voix tombait dans mon tympan sans émettre aucune vibration alentour.

« Je possède » me dit-il, « une moustiquaire très perfectionnée et assez vaste pour deux personnes. Voulez-vous en profiter ? »

J'allais crier que je n'en voulais pas, non. Il était d'ailleurs prévu d'installer une moustiquaire pour protéger l'ensemble de la case, tâche remise au lendemain, les insectes se montrant peu actifs. Toma Sobral a posé les doigts sur ma bouche pour m'empêcher de m'exprimer à voix haute, ce qui était une sage précaution. Sa main dégantée a frôlé mon visage et ma barbe. Elle m'a paru d'une finesse et d'une douceur peu masculines, mais je ne pouvais pas la voir dans l'obscurité. J'ai eu un geste instinctif que j'ai regretté aussitôt, car il aurait pu être mal interprété : j'ai saisi le poignet de Toma Sobral. Trop mince aussi. Trop fin. Alors, il a cherché ma paume de son autre main. Mon doute s'est envolé.

Elle a posé ses lèvres au creux de mon oreille et murmuré : « Taisez-vous. Je m'appelle Eva. Je viens de loin… ».

En même temps, elle maintenait sa paume sur ma bouche.

J'ai voulu demander : « En sous-marin ? ».

Elle a répondu comme si elle avait pu lire ma pensée dans mon cerveau : « Oui, une sorte de sous-marin. Ne dites rien, ne bougez pas. Je vais déplier ma moustiquaire et nous envelopper tous les deux. ».

Elle a aussi allumé une sorte de lumignon qui émettait une faible phosphorescence, que nos compagnons, s'ils étaient éveillés, ne risquaient guère de distinguer. Mais cette lueur m'a permis de voir Eva — puisque c'est son nom — sortir de son sac un morceau de tissu pas plus épais qu'un mouchoir de dame, qui s'est presque magiquement changé en une vaste moustiquaire d'une transparence parfaite. Et je ne sais comment, nous avons été enveloppés de cette fine soierie. Les odeurs de la case ont disparu et, en compensation, le parfum d'Eva est devenu beaucoup plus fort. La jeune femme s'est serrée contre moi, elle a déboutonné ma chemise et cherché les battements de mon cœur… qui étaient un peu précipités.

« Vous pouvez parler, tout bas. Ils ne nous entendront pas. »

Entre mille questions qui tournaient dans ma tête, je ne savais laquelle choisir. J'ai senti de nouveau une douce pression sur ma bouche. Ce n'était pas ses doigts mais ses lèvres. Je lui ai rendu son baiser. S'abstenir aurait été d'un mufle et je ne le suis pas. De plus, c'était fort agréable, et la situation follement excitante ne pouvait s'expliquer que d'une seule façon : la théorie de la Variation des probabilités était vraie !

La saison des pluies va bientôt finir. Le départ de Lattakou est fixé au 20 février.

6 mars

La caravane avance avec une extrême lenteur, malgré le temps favorable. Mes camarades de la mission, considérant que la météorite du lac Ngami s'est posée là pour l'éternité, estiment qu'ils ont aussi l'éternité pour la rejoindre. Quant à moi, j'accomplis un des voyages les plus agréables de ma carrière. Depuis le décès, il y a trois ans, de ma chère épouse Honorine, c'est la première liaison que j'entretiens… si le mot convient bien. Le fait est que nous dormons sous la même moustiquaire et que celle-ci, non seulement nous protège des insectes et de toutes les bestioles indésirables, mais nous isole je ne sais comment de nos compagnons. La promiscuité qui m'horrifiait le premier soir à Lattakou m'est devenue plaisante. Quoi qu'il ne soit pas facile de nous déshabiller sous la moustiquaire, nous y parvenons chaque nuit. Je n'insisterai pas davantage sur ce point.

9 mars

Hier soir, nous nous sommes installés autour d'un seul arbre. C'est un énorme baobab dont la circonférence mesure plus de quatre-vingts pieds. Sous l'immense ramure de ce géant, peuplé d'un monde d'écureuils, très friands de ses fruits ovoïdes à pulpe blanche, toute la caravane a pu trouver place. Après le repas préparé par le cuisinier de la chaloupe, nous nous sommes retirés dans les chariots. James Jackson et le professeur Strogoff dorment non loin d'Eva et moi. Dormir… le mot n'est pas assez fort. À peine couchés, les deux hommes s'enfoncent dans un sommeil si profond qu'une charge d'éléphants hurlants ne les réveillerait pas. Je suppose que ma compagne réussit chaque soir à leur faire avaler je ne sais quel stupéfiant !

Aujourd'hui, je l'ai surprise, sans le vouloir, en train de parler toute seule. Mais était-elle vraiment seule ou en communication avec ses mystérieux amis, je ne sais où, peut-être dans la météorite du lac Ngami ?

Chaque soir, grâce à l'isolation produite par le pouvoir presque magique de la moustiquaire, nous poursuivons une conversation des plus étonnante. La nature ayant ses appétits, nous suspendons nos échanges verbaux, si passionnants soient-ils, pour rassasier nos sens enflammés. J'ai après cela une tendance, que mon Eva juge typiquement britannique, à m'endormir aussitôt en oubliant pour un moment les merveilles qu'elle me conte. Merveilles non moins exaltantes que celles de son jeune corps… Elle me tient éveillé de mille façons, y compris en me forçant à absorber de minuscules pastilles roses. Une drogue qui réveille mon attention et, en même temps, mon ardeur virile, ce qui est parfois gênant.

Je note ici l'essentiel de nos derniers conciliabules à voix basse, en les résumant quelque peu.

« Je viens de loin, Professeur ; je vous le répète au cas où vous n'auriez pas compris.

— J'ai compris, Eva. Vous venez de loin. S'il vous plaît, ne m'appelez plus “professeur”. Au point où nous en sommes !

— Pouvons-nous parler français ? J'aimerais vous tutoyer, Julian. »

Désormais, nous parlons français chaque soir, chaque nuit, à l'abri de la moustiquaire.

13 mars

Je continue de noter les discussions avec Eva. Mais le temps manque et je prends du retard.

« Julian, es-tu un enfant trouvé ? »

— J'ai cru entendre chuchoter une histoire de ce genre, dans ma tendre enfance. Mais comme c'est ce que je souhaitais au fond de moi, je l'ai peut-être imaginé.

— Et si, toi aussi, tu venais de loin ? Y as-tu pensé ?

— Quelquefois. Mais d'où ?

— Peut-être d'un monde comme le mien.

— Peut-être. La Variation des probabilités implique l'existence d'univers analogues, concomitants, simultanés ou divergents.

— C'est exact. Je veux dire : ce que ta théorie a démontré est vérifié par l'expérience. On se déplace plus ou moins facilement d'un univers à l'autre. Cette Terre, dominée par l'Empire britannique, nous l'appelons Terre impériale IV.

— Certaines réflexions, que je me suis toujours interdit de publier, sauf une fois… m'ont conduit à une hypothèse de ce genre.

— Mais ce n'est plus une hypothèse. Tu dis : “Sauf une fois” ?

— Il y a quelques années, je me suis amusé à écrire un roman, du genre qu'on appelle “extraordinaire”. Sous un nom d'emprunt, bien sûr. Je décrivais un univers simultané où l'Angleterre avait perdu la plus grand partie de son empire et où la Confédération américaine était le pays le plus puissant du monde.

— Je sais beaucoup de choses sur toi, mais j'ignorais que tu avais écrit ce livre. Quel est son titre ?

— L'Île mystérieuse.

— Et ton nom d'emprunt ?

— Hector Servadac. »

17 mars

Nous sommes encore loin du lac Ngami. La caravane se traîne. On perd beaucoup de temps à chasser le gros gibier. Mais peu m'importe.

Suite de mes entretiens avec Eva.

« Au fond, que démontre ta théorie de la Variation des probabilités ?

— Pour résumer : tout ce qui est possible existe avec un coefficient de probabilité variable.

— Sur la Terre impériale IV, au milieu du xixe siècle, c'est incompréhensible. La théorie ne peut être ni appréciée ni admise.

— Non. Si je t'ai bien comprise, elle pourrait l'être ailleurs.

— Je vais te surprendre. Nulle part, elle n'a été formulée d'une façon aussi claire. Ma Terre et celle-ci ne sont pas simultanées. Nous avons deux siècles et demi de décalage.

— C'est-à-dire que vous êtes…

— …en 2221 exactement. Notre technologie, dont tu connais bien un produit, la moustiquaire, est naturellement très en avance sur celle de Terre impériale IV.

— La Variation fonde l'hypothèse des univers décalés.

— Pourquoi pas, puisque tout est possible ! Nous avons besoin de toi. Nous voudrions que tu viennes chez nous pour que tu achèves ta théorie avec nos moyens et en t'appuyant sur nos propres acquis en physique et en mathématiques. Est-ce que tu as pensé quelques fois que la Variation était en partie limitée, qu'elle pourrait être généralisée si certaines données ne te manquaient pas ?

— Bien sûr, la Variation générale… Mais à quoi bon, puisque personne ou presque ne me comprend.

— Ici. Sur cette Terre, qui n'est pas la tienne. Tu t'es trompé d'univers et de temps, Julian. Dans les miens, c'est possible, évident, nécessaire, attendu. C'est pourquoi je suis venue te chercher.

— À bord de ta météorite ?

— Oui ! »

19 mars

Nous sommes depuis deux jours arrêtés au bord d'un affluent de l'Orange River que les chariots ne peuvent franchir qu'à gué. Mokoum et quelques éclaireurs sont partis à la recherche de ce gué, les uns vers l'aval, les autres vers l'amont. Mes chers collègues, tant les Russes que les Anglais, profitent de cette pause pour se livrer aux joies de la chasse.

Eva et moi pratiquons d'autres ébats. Et nous cultivons toujours le plaisir de la conversation.

« Nous t'observons depuis longtemps. Nous avons conçu le projet de t'inviter chez nous seulement depuis ton veuvage

— De m'inviter ?

— Crois-tu que nous allons t'enlever ⁉ Tu auras le choix entre une installation définitive ou des allées et venues régulières entre les deux mondes.

— Il est donc facile de passer d'un univers à l'autre, même s'ils sont décalés dans le temps ?

— Facile, non. Mais c'est possible.

— Tu sais que j'ai une petite fille.

— Oui, nous le savons. Michelle, huit ans. Je crois qu'elle se plairait beaucoup chez nous. Notre monde est le paradis des jeunes enfants. Il y a une incroyable multitude de distractions et de jeux, des possibilités de voyage… sous l'océan, comme dans Vingt mille lieues sous les mers… et même dans l'espace, comme dans De la Terre à la Lune. Tant de choses que je ne suis même pas capable de te décrire !

— Trop tard. Si elle avait trois ou quatre ans, elle pourrait encore s'adapter. À son âge, il est trop tard.

— Je ne crois pas. Mais tu peux la laisser sur ta Terre.

— Redis-moi les titres que tu as cités.

— Vingt mille lieues sous les mers, De la Terre à la Lune. Ces livres sont des romans écrits dans de nombreux univers par un certain Jules, Julius ou Julian Verne. Sur certaines Terres, tu es très célèbre comme écrivain de romans extraordinaires, d'Anticipation ou, ainsi qu'on dira plus tard, de Science-Fiction.

— J'ai rêvé de cette vie, parfois. Ces titres, j'ai l'impression de les connaître. Le voyage de Vingt mille lieues… se fait-il à bord d'un vaisseau sous-marin appelé Nautilus ?

— Dans la plupart des cas que je connais, oui.

— Jules, Julius, Julian… et d'une certaine façon, c'est toujours moi ? Non, bien sûr, c'est un “analogue”. Oui, la Variation peut l'expliquer. La probabilité est forte pour qu'il existe sur toutes les Terres un Jules, Julius ou Julian Verne… Assez forte aussi pour qu'il soit auteur de romans extraordinaires… Un peu moins forte sans doute pour qu'il soit célèbre. Il y a, bien sûr, beaucoup d'autres possibilités plus ou moins probables. Et une probabilité assez faible pour qu'il soit théoricien en physique, professeur à Cambridge, et auteur d'une théorie nommée Variation des probabilités.

— Exact. Et cet avatar-là est si peu probable qu'il n'existe qu'en un seul exemplaire, à notre connaissance. Et pas sur la Terre où on l'attendrait !

— Et nulle part ailleurs la théorie de la Variation n'a été formulée ?

— Non. Tout juste esquissée, parfois.

— On croirait qu'il y a une perturbation dans le fonctionnement de l'Univers. La Variation pourrait peut-être expliquer comment cela a été possible…

— Oui. Alors, ce serait la Variation généralisée. Elle pourrait montrer aussi comment et pourquoi s'est produite une autre perturbation, infiniment plus grave : le mal.

— Le mal ? Le Mal avec une majuscule ?

— Le mal au sens large du mot. Ce qui fait que l'Univers, tous les univers, sont d'affreux coupe-gorge. Tu vois ?

— La religion a une réponse, la science n'en a pas.

— Mais la Variation générale pourrait en apporter une ?

— Peut-être. Une Terre paradisiaque n'est sans doute pas impossible…

— Seulement très improbable ?

— Oui. Et ces probabilités auraient peut-être pu s'inverser à la naissance de l'Univers.

— Tu vois que nous avons besoin de toi ! »

28 mars

Nous approchons maintenant du désert. Une traversée d'au moins trois cents milles, en ligne droite… si nous pouvions suivre la ligne droite. Six à huit semaines, au pas lent des bœufs tirant les lourds chariots.

Je ne reverrai pas ma fille Michelle avant plusieurs mois, mais je ne m'inquiète pas pour elle. Je sais qu'elle est très heureuse, entre la maison de sa tante Mary, où elle vit près de ses jeunes cousins, et l'école où la conduit chaque jour la gouvernante Jane Moore. J'ai toute confiance dans cette jeune femme, qui est pour moi bien plus qu'une simple employée. Enfin, j'espère être de retour en Angleterre avant la fin de l'année et passer Christmas en famille.

En attendant, je suis sûr que les prochains mois me paraîtront bien courts.

« Nous avons besoin de toi, Julian. Nous t'offrons la fortune et la gloire. D'ailleurs, nous n'avons pas besoin de te les offrir : dès que tu mettras les pieds sur notre Terre, tu seras l'homme le plus célèbre du système solaire !

— Du système solaire ? C'est beaucoup. Je ne suis pas sûr que ça me plaise. Et je ne suis pas sûr…

— Au début, tu te sentiras peut-être dépassé, excédé, roulé comme un fétu de paille, emporté dans un maelström. Mais ça ne durera pas. Et puis, tu t'y feras, tu te laisseras griser. Tu découvriras vite les possibilités de notre technique et de notre civilisation. Au bout d'un mois, tu ne pourras plus t'en passer. Et ta fille…

— Ne parlons pas d'elle pour le moment.

— Quand tu auras vu ce qu'est une Terre haute, tu n'auras plus jamais envie de retourner sur une Terre basse !

— Terre haute ? Terre basse ? Qu'est-ce que ça signifie ? »

6 avril

Nous sommes pratiquement arrêtés au bord du désert, depuis plusieurs jours. C'est pourtant la bonne saison pour aborder cette immense étendue, nommée Karoo. La saison des pluies achevée, ni l'eau ni l'herbe ne manquent pour les animaux. Et l'expédition a pu reconstituer ses réserves. Et après une longue pause, les Européens se sentent en général dispos et prêts à s'engager dans la dernière étape, la plus longue et la plus difficile, du voyage vers la météorite.

La météorite ! Personne n'en parle plus. Il semble que l'on soit en train d'oublier ce que l'on fait, où l'on va… Les chariots stoppent soudain, sans raison, les indigènes s'assoient dès qu'ils trouvent un peu d'ombre. Les membres de l'expédition errent autour du campement ou de la caravane immobilisée.

Dans nos conversations, Eva a employé plusieurs fois les expressions « Terre haute » et « Terre basse ». Bien sûr, elle vient d'une Terre haute, un monde décalé vers le futur par rapport aux Terres basses, comme la nôtre. Je crois que ces mots lui ont échappé, de même qu'une certaine intonation de mépris qu'elle a eu en évoquant notre univers inférieur. Il s'en est suivi, sinon une fâcherie, du moins un léger refroidissement de nos relations, le plus souvent oublié… sous la moustiquaire.

Désormais, elle se garde d'employer des mots qui me blessent. Mais elle insiste toujours sur les merveilles qui m'attendent chez elle, au xxiiie siècle.

« Julian, tu pourras poursuivre ton travail dans nos laboratoires, jusqu'à leur aboutissement, la Variation générale.

— En serai-je capable ? Saurai-je me servir de vos machines étranges ? de vos computers ?

— Tu apprendras en quelques jours, en quelques semaines au plus. Tu te retrouveras vite en pays connu.

— Aurai-je envie d'apprendre ? Parle-moi de cet auteur de romans qui porte mon nom… Jules ou Julius Verne ?

— Il n'a jamais existé sur ma Terre. Et puis, ce n'est pas lui qui nous intéresse. Nous voulons le professeur Julian Verne, pas le romancier. »

Or l'intuition me vient que le romancier Julius Verne et le physicien Julian Verne sont le même homme : les deux sont liés par une relation de probabilité que je ne déchiffre pas encore. J'ai réussi à obtenir d'Eva certains titres parmi les plus célèbres de mon alter ego Julius — outre ceux qu'elle m'a déjà cités — : l'Étoile du sud, les Enfants du capitaine Grant, Voyage au centre de la Terre… La destinée de cet homme me fascine. Je l'échangerais volontiers contre celle d'un professeur de science, auteur d'une théorie obscure et méjugée.

Un jour, j'ai raconté à Eva que j'avais écrit, à l'époque où j'étais encore élève au collège de Nantes, une brève histoire intitulée "Trois semaines en ballon"…

Eva m'a indiqué distraitement que mon double Julius avait signé un roman d'aventures au titre voisin : Cinq semaines en ballon. Cinq semaines, trois semaines, je ne sais plus. Eva voudrait me détourner de ces préoccupations, qui lui semblent mineures et presque triviales, alors que, selon elle, la Variation générale pourrait nous révéler le secret de l'Univers… Elle me raconte sans fin les mystères et les prodiges de sa Terre, parmi les plus “hautes” du cosmos. Outre les techniques avancées dues au décalage temporel, ce monde où les êtres humains ont pu développer certaines facultés que l'on appellerait magiques sur une Terre “basse” : ainsi la transmission de pensée, la vision à distance, le magnétisme, etc. Toutes choses que la théorie de la Variation admet comme possibles mais assez peu probables.

J'ai réfléchi à ces phénomènes et j'ai compris que les Terres hautes cumulaient toutes sortes d'improbabilités.

Je l'ai dit à Eva : « Ton monde est peut-être merveilleux, mais il n'est pas très probable, donc fragile. ».

Nous étions dehors, en pleine lumière et j'ai pu la voir pâlir.

— « Fragile ? Comment, fragile ?

— La théorie montre que moins un univers est probable plus il risque de graves désordres qui pourraient le conduire à sa destruction. »

Elle a éclaté d'un rire forcé et sans joie.

— « Il n'y a pas plus de désordre chez nous qu'il n'en faut pour le bonheur de tous ! »

Mais durant un instant très bref, sans doute pas plus de quelques dixièmes de seconde, sa silhouette est devenue transparente dans la clarté du jour, elle a tremblé et vacillé comme une flamme soufflée au vent. Puis tout est redevenu normal.

10 avril

La caravane est repartie dans le désert, mais elle avance toujours avec une lenteur extrême. Je suis obligé de passer de longs moments avec mes compagnons de la mission. Eva se mêle à nous, sous son déguisement masculin. Nous parlons peu, car je refuse de l'écouter me décrire les merveilles de sa Terre haute. Et puis, deux ou trois fois, je lui ai glissé une réflexion de ce genre : « Ta Terre existe à peine, tant elle est improbable… ». La première fois, elle a eu beaucoup de peine à contenir sa fureur ; la seconde, elle m'a regardé d'un air de détresse, et j'ai été bouleversé. J'ai pensé : Nous ne devons pas être ennemis. Je le lui ai dit. Elle a souri tristement.

— « À toi de décider. Je ne peux te forcer à m'accompagner. »

J'ai réussi à m'isoler et j'ai attendu le vertige et les éclairs, signes de la fièvre cérébrale qui excite une partie secrète de mon cerveau. Un don que j'ai cru perdu. Le voici de retour !

Je ferme les yeux et me transporte par la pensée près de la météorite. Elle est toujours là, mais j'ai peine à la reconnaître. Elle semble dissimulée par une sorte de voile, de même nature que la moustiquaire d'Eva. Les lettres ou signes peints sur la coque ont pali, sont devenues flous… Je me demande si c'est un effet du voile. L'artefact se met soudain à trembler. Durant quelques secondes, il n'y a plus rien. Ni voile ni machine. Quelques secondes de plus, et je distingue à la place une sorte de météorite au fond d'un cratère. Puis de nouveau la machine, toujours un peu floue.

12 avril

Je me suis réconcilié avec Eva. Je sais que je vais la perdre, d'une façon ou d'une autre. Cette pensée me torture. Je l'aime ! Et j'ai aussi pitié d'elle. Pauvre petite fille d'un monde improbable, à l'existence incertaine… Que lui arriverait-il si elle restait sur la Terre impériale IV ? J'ai peur de le deviner. La nuit dernière, elle s'est évanouie dans mes bras. Évanouie, au sens fort du mot. Elle a disparu, et mes mains se sont refermées sur le vide !

13 avril

Non, Eva, je ne veux pas te perdre !

Je voulais te dire, s'il n'est pas trop tard, que ma réponse est : « Oui. ». Oui, j'accepte de te suivre sur ta Terre haute, en l'an 2221. Je suis prêt à rengainer ma stupide vanité. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Qu'importe !

Veux-tu encore de moi ?

14 avril

Ce sont les mots que je lui ai soufflés à l'oreille, cette nuit, sous la moustiquaire. Elle s'est serrée contre moi tendrement.

« Oh, Julian, j'ai peur qu'il ne soit trop tard. J'ai si peur ! »

Je n'ai pu retenir une plainte.

— « Mais pourquoi ? Pourquoi ?

— Oh, Julian chéri, tu le sais bien. Tu t'es mis à douter de moi. Tu m'as rejetée avec tout le pouvoir que ta théorie te donne sur le réel. Tu nous as rejetés, mon univers et moi. Mais je t'aime !

— Je t'aime. Il n'est pas trop tard. Je… »

J'ai voulu l'embrasser : elle n'était plus là. La moustiquaire avait disparu. Et l'espace même autour de nous s'était comme dissous. Je ne trouvais plus mon sac à coucher. J'étais suspendu dans le vide. Je me suis concentré sur ma volonté de rendre à Eva, à son monde et notre aventure, le maximum de probabilité. J'ai cru réussir. J'ai peut-être réussi en partie. Elle est revenue, mais elle était inerte et inconsciente.

Moi aussi, Eva, j'ai peur.

15 avril

La caravane n'avance plus. Les Européens aussi bien que les Noirs de l'escorte tournent sans but, à tous petits pas, autour du camp. Certains reculent, parfois, comme si une force implacable les tirait en arrière. J'ai l'impression de flotter au milieu d'eux. Je sais maintenant que nous n'arriverons jamais au lac Ngami. Le lac, c'est l'impossible destination de la vie, de l'amour et de la mort !

J'ai aperçu Eva qui venait vers moi, pareille à un mirage dans le désert. Elle venait vers moi, ou du moins essayait. Mais elle ne bougeait pas. Elle m'apparaissait non plus sous son déguisement d'homme, mais vêtue d'une robe claire, d'un blanc presque mauve. Je l'ai appelée.

Elle m'a répondu : « Julian, Julian ! ».

Sa voix suppliante me parvenait de très loin. Nous avons tendu les bras l'un vers l'autre.

J'ai crié : « Eva, je te sauverai ! ».

J'ai lutté contre l'espèce de glu qui me retenait. Le temps s'était arrêté. Eva est devenue translucide, sa silhouette a commencé à fondre. Mais jusqu'au dernier moment, elle est restée tournée vers moi, elle m'a adressé des signes désespérés. J'ai entendu son adieu. J'ai crié le mien. J'ai eu envie de mourir.

28 février

J'ai le plus grand mal à écrire ces lignes. Mon esprit se brouille, ma main n'obéit plus. Je regarde la date que j'ai notée en tête de cette page. Pourquoi cette régression dans le temps ? Je ne comprends pas.

Ou plutôt, si. Je comprends que j'ai joué avec le feu. J'ai voulu précipiter dans le néant de l'infiniment improbable cette “Terre haute” dont j'étais jaloux. J'ai aboli ma chance et mon amour. J'ai créé une sorte de maelström dans la Variation qui emporte aussi la Terre impériale IV…

Et moi avec !

1er mars

La peur ne me quitte plus. Ce qui m'arrive me terrifie.

Ces titres font la ronde dans ma tête : Cinq semaines en ballon, De la Terre à la Lune, Vingt mille lieues sous les mers, l'Étoile du sud, Robur le conquérant, le Château des Carpathes… Et tant d'autres. Tant d'autres !

Ces livres que j'ai écrits.

Et cet autre, que je n'ai pas eu le temps d'écrire : l'Éternel Adam

Un moment de paix me vient. Je ne suis plus dans le désert du Kalahari, mais dans la douce campagne d'Europe, en France ou en Angleterre. Je marche dans l'herbe fraîche. Je traverse un pré immense, et le sol est très doux sous mes pieds nus. C'est un adieu.

Mon adieu à la verte prairie !

Et encore ce livre : Maître du monde. Ce que j'ai voulu être et qui m'a coûté cher. Mon dernier ouvrage, paru en 1904. Est-ce bien 1904 ? Oui, j'en suis sûr. Alors, on est… Je demande : « En quelle année sommes-nous ? ». Je sais que mon fils Michel est près de moi, mais il ne me répond pas. Peut-être n'a-t-il pas entendu ma question. Maître du monde a été publié l'an dernier dans le Magasin d'éducation et de récréation et chez Hetzel. On est en 1905.

Ma vie finit et je ne l'ai pas vécue. Mais qui donc a jamais pu vivre sa vie ? Je vais mourir, bien loin de la Terre impériale IV.

Eva, Ève, mon Ève, à tout jamais.

Première publication

"Ève, à tout jamais"
››› la Machine à remonter les rêves (anthologie sous la responsabilité de : Richard Comballot & Johan Heliot ; France › Paris : Mnémos • Icares SF, mars 2005)