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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Je t'offrirai la guerre

« Mon commandant, l'état de guerrier est le meilleur de tous ! » s'écria le sous-lieutenant Jyeil.

Melfaër Jaüd, commandant le 5e groupe de la 11e division d'assaut du 2e groupe d'armée du royaume de Fak sur le Continent de la guerre, approuva d'un signe de tête qui ne l'engageait pas trop. Son état de vie le tourmentait de plus en plus, depuis un certain temps.

Jyeil ajouta, avec son sourire d'enfant terrible : « Sauf quand il faut se battre ! ».

Jaüd esquissa un autre signe. Un commissaire de la Société de guerre n'aurait peut-être pas apprécié cette plaisanterie. Mais les commissaires ne fréquentaient pas les premières lignes du front.

— « Les avions ! » annonça le capitaine Xeüme.

Un bruit plaintif et doux filtrait à travers les parois de l'abri du carré 817. Les dix officiers réunis autour du commandant eurent un instant l'impression que le bourdonnement naissait dans leur tête. Il grossit très vite, devint sec et vibrant, emplit la totalité de l'abri. Le téléphone de campagne sonna et Jaüd décrocha.

— « Messieurs, vos montres. » dit-il aux officiers. « L'heure officielle de la Société de guerre : 11 h 68 mn. À 11 h 99 mn, nous attaquons ! »

Par la lucarne de l'abri, on ne distinguait qu'un tout petit morceau du ciel, vers les carrés 805 et 807. Jaüd ne put apercevoir les vagues d'avions qui déferlaient au zénith. De gros nuages blancs flottaient, immobiles, au-dessus du 807. Une lumière ardente noyait et calcinait la terre ravagée. Quelques arbres, survivants des derniers massacres, verdissaient avec un mois de retard… À droite du carré 817, en regardant le front, vers les sous-carrés 22, 21, 11…, les chars de la 44e compagnie, plutôt mal camouflés dans un bois de vrenges à demi déchiquetés, se préparaient à bondir.

La saison d'hiver 1492 avait été très mauvaise pour les armées de Fak : Torlfoe, l'ennemi désigné, avait conquis définitivement plus de soixante-dix carrés. La bataille d'été commençait. Pour le groupe de Melfaër Jaüd, le premier objectif était le fameux carré 808, qui avait changé quatre fois de mains pendant l'hiver.

Jaüd regarda de nouveau sa montre. 11 h 81 mn. Dans quelques minutes, tous les officiers devraient avoir regagné leur sous-carré respectif. Ils n'affectaient pas un détachement qu'ils étaient loin de ressentir malgré leur expérience. Ils n'essayaient pas de jouer au guerrier comme la plupart des dévoués jouaient au dévoué. Comme les gardiens jouaient au gardien et les spirituels au spirituel… Jaüd songeait à sa petite sœur Sijain qui se terrait depuis trois saisons au fond d'un tombeau, à Melxein, pour être digne de son état de vie. Les dernières nouvelles de la jeune fille n'étaient pas bonnes du tout, même si sa famille trouvait sa conduite admirable. « Une vraie spirituelle qui va jusqu'au bout de son état. » Jusqu'au bout.

Il nota machinalement : 11 h 84 mn. Les officiers s'en allaient les uns après les autres. 11 h 85 mn : nouveau spasme à l'estomac. Les douleurs gastriques le harcelaient depuis quelques décades. Et la peur, insidieuse et honteuse, s'ajoutait à la douleur. Son état de vie n'allait pas le lâcher, à trente-quatre ans ? Il se surprit à envier les sujets d'Odlfifaa, que tous les royaumes considéraient comme des dégénérés parce qu'ils avaient découvert, ou redécouvert, la notion de médicament. Pour une purge ou un calmant, ils risquaient l'exclusion de la Société de guerre. La mise au ban des nations ! Mais Jaüd les enviait.

Il marchait maintenant à la tête de son groupe, seulement dépassé par quatre chars lourds et les quinze chars légers de ses deux compagnies cuirassées. Les chars avançaient lentement, précédant l'infanterie de quelques dizaines de mètres, à cause du barrage de l'artillerie fakienne, qui appuyait leur percée en écrasant sous une pluie de fer et de feu les carrés 805 à 809. La fumée ressemblait à une draperie soyeuse soulevée par les chenilles. Les obus claquaient dans le ciel comme une lame de faux heurtant une pierre. L'atmosphère tressautait sans arrêt… Jaüd courait pour ne pas se laisser distancer par le char qui roulait devant lui. Il pensait à Voene, sa compagne sans-état, et la petite Jeüne-Ju. Mais les deux femmes n'avaient aucune importance. Elles n'étaient que des sans-état. On ne s'inquiète pas pour des sans-état ! Il courait en levant de temps en temps, comme un étendard, son gros pistolet Kip 33. Giflé par les tourbillons d'air brûlant, aveuglé par la poussière et les gaz, blessé par les cailloux et les copeaux qui volaient en tous sens, il montait au combat à la tête de ses troupes, comme le voulait la Loi de la guerre, qui était juste et bonne. Devant lui, de petits volcans crevaient le sol, crachant un mélange de sable, de pierre et de feu. Une douleur brutale lui perça le côté, juste au-dessus de la hanche. Il se crut blessé, mais continua sur son élan en criant : « En avant ! En avant ! ».

Il n'était pas blessé. La souffrance venait d'un organe malade. Oui, malade, le mot atroce… Son état de vie foutait le camp. Il criait toujours : « En avant ! », mais il piétinait, le souffle coupé par un terrible point de côté.

Il a crié encore une fois, pour rien. Ses officiers et ses hommes l'on rejoint, dépassé de tous côtés. Le caquètement sec d'une mitrailleuse torlfoéenne éclate tout d'un coup. Un avion vrombit on ne sait où avec une insistance terrifiante. La terre bouge, se soulève, se plisse, se déchire. Une fleur de feu s'ouvre derrière la tourelle d'un char, s'épanouit aussitôt et décapite l'engin. Une torche vivante s'éjecte et tombe. Une odeur de chair brûlée se répand. « En avant ! En avant ! Pour Fak ! »

Jaüd a l'impression de courir, mais il n'avance plus. Il se rend compte qu'il est étendu sur le sol, commotionné, peut-être blessé. Il voit à moins d'un mètre de lui le projectile qui l'a atteint au genou : c'est la tête sectionnée du lieutenant Jyeil ! Son visage ensanglanté semble presque intact. Jaüd pense à Melxein, sa maison de famille, à Sijain, sa sœur, à Voene et à Jeüne-Ju, les sans-état…

Les sans-état ne sont guère mieux que des animaux. Mais ils sont peut-être plus heureux que les hommes.

Il se releva, porta la main à sa ceinture. Son point de côté avait disparu, mais sa crampe d'estomac revenait. Bon Dieu de Loi ! L'air, devenu âcre et piquant, lui raclait la gorge et lui brûlait les poumons. « En avant ! Pour Fak ! »

Passent les saisons. Sur le continent Twisoor, c'était déjà l'automne. La symphonie vert et or de la campagne fakienne posait dans le cœur de Jaüd son éternelle musique d'enfance. Il tourna de nouveau les yeux vers le paysage qui défilait à la vitre du compartiment, fermée à cause du vent, le silblundal, puissant et doux. Il avait survécu à l'attaque du carré 808 et à bien d'autres batailles. L'année de guerre 1492 venait de s'achever. Il allait passer à Melxein les huit prochaines décades. Le train roulait avec une paisible lenteur à travers la grande forêt du centre de Fak. Jaüd admirait les arbres élancés, au tronc clair, presque blanc, au feuillage vert foncé que le silblundal creusait d'ondes argentées : les merveilleux slanges de son pays. Les villages, serrés autour d'une maison de famille, occupaient les clairières. Ce n'étaient souvent que des cabanes de sans-état, jetées les unes contre les autres dans une trouée de la forêt ou frileusement réfugiées sur des pilotis, au milieu d'un petit lac scintillant.

À Mawaël, Jaüd hésita devant l'étal du vendeur de journaux. Il acheta la Tribune tous-états, qu'il n'aimait guère, mais que son père lisait déjà quand il était enfant. La nouvelle lui tomba sur la tête comme un coup de massue. Rectification de frontière avec le royaume de Loah après la désastreuse année de guerre contre Torlfoe, l'ennemi désigné… Il lut avec avidité, en sautant une ligne sur deux. Les finances fakiennes, à bout de souffle, ne pouvaient pas payer les cinquante-cinq carrés finalement perdus contre Torlfoe. Torlfoe, qui n'avait pas de frontière commune avec Fak, avait cédé ses droits au riche royaume de Loah. Loah avait six cents kilomètres de frontière avec Fak et désirait s'agrandir de ce côté… C'était la Loi de la guerre !

Debout au milieu du hall de la gare, oubliant la foule autour de lui, Jaüd étudia la carte publiée par le journal. Un pointillé doublant le tracé plein de la frontière indiquait les rectifications possibles ou probables. Melxein, la maison du clan (les Kerder de Mel) se trouvait très près du tracé rectifié, qui frôlait les villes voisines de Shrejindjind et de Noikjain. Aucun doute.

C'est alors que le rêve traversa pour la première fois son esprit. Si la guerre… Mais ce n'était qu'un rêve. Il se força à le chasser. Il pensa à Sijain, à la petite Jeüne-Ju. Elles n'avaient rien à voir avec la guerre.

À Shrejindjind régnait une animation insolite. Les uniformes bleus des gardes-frontière de Fak étaient presque aussi nombreux que les traditionnels vêtements bruns, verts ou fauve des gens du pays. Un sans-état en gilet à parements gris et rouge, les couleurs du clan, se précipita pour prendre les bagages de Jaüd. Une délégation des Kerder de Mel attendait le guerrier devant la gare. Quatre cousins, sa cousine Nihid et son jeune frère Laerto. La petite Nihid de son enfance était devenue une belle jeune fille aux très longs cheveux et se préparait à un état de vie glorieux au collège d'action du royaume. Elle serait donc actrice, c'est-à-dire dirigeante.

Jaüd demanda des nouvelles de Sijain. On lui répondit qu'elle était heureuse et digne dans son tombeau. « Elle n'ouvre plus les yeux depuis… » Melfornaï Laerto restait sombre. Les sept Kerder suivis de leurs sans-état se dirigèrent vers la plus proche auberge de familiers. On leur servit une bouteille de vin de melon de bois millésimé 1475.

Jaüd commença : « La frontière… ».

Laerto donna un coup-de-poing sur la table en slange massif. Les verres de cristal tressautèrent.

— « On s'en tire bien quand même. » reconnut-il. « Nos dévoués et nos acteurs nous ont bien défendus. Dans le projet loah, le tracé initial coupait Melxein en deux ! Puis les Loahuns ont accepté d'obliquer vers la forêt. Nous gardons pratiquement toutes nos terres… »

En quittant l'auberge, la petite troupe des Kerder de Mel (les Kerds) grimpa dans une voiture de famille, tirée par un tracteur à charbon de bois. Les quatre ou cinq sans-état qui étaient du voyage s'installèrent à l'avant de la voiture et sur l'attelage. Un petit-état, laborieux ou quelque chose de ce genre, conduisait le tracteur, avec des airs d'amiral.

La forêt grouillait de gardes-frontière qui s'occupaient de chasser les sans-état libres de leurs fourrés et de leurs tanières. Elle s'étendait sur plus de deux cent mille kilomètres carrés, entre Fak et Loah. Près d'un million de sans-état y vivaient encore, disait-on. Jaüd se découvrait une sympathie perverse pour les sans-état de la forêt ou de la société… outre sa tendresse animale pour Voene et Jeüne-Ju. Et la Loi, la Loi éternelle de la planète Foe, lui paraissait de plus en plus sclérosée et odieuse.

Réveillées par les cahots, de sourdes douleurs fusaient un peu partout dans son corps. Il ne put s'empêcher de grimacer. Sa cousine Nihid le regarda d'un œil soupçonneux. Si cette gentille enfant avait su qu'il souffrait de maladie et que son état de vie était sur le point de le lâcher, elle l'aurait regardé comme une bête curieuse. Seuls les enfants et les animaux sont malades. Les enfants parce qu'ils n'ont pas encore d'état de vie et les animaux parce qu'ils sont des animaux. Bon Dieu de Loi ! se dit-il. À trente-quatre ans ! Mais il n'était pas exceptionnel de voir des hommes et des femmes lâchés par leur état de vie avant quarante ans. Le médecin de vie pouvait parfois les guérir. La guérison de l'âme entraînait naturellement celle du corps. En cas d'échec, il y avait l'éteignoir. Les guerriers préféraient en général tomber dans le carré.

Jaüd ne put qu'entrevoir son frère aîné, Melborgam Falxein, le chef de clan, qui prenait très à cœur l'accueil des réfugiés, bien qu'il s'exprimât avec une grande dureté sur leur compte. Melxein avait vu sa population quadrupler. Laerto l'évaluait à six cents personnes. « En comptant les sans-état. » précisa-t-il sur un ton d'excuse. Jaüd embrassa entre deux portes sa mère bougonne et pressée. En tant que positive, elle avait la responsabilité de la maison de famille, des finances, du ravitaillement et de la plupart des tâches matérielles. De plus, son état de vie lui interdisait de montrer son affection à ses enfants. Elle quitta Jaüd après trente secondes, soulagée de s'entendre appelée par une laborieuse ou une sans-état.

Le père, Melkerder Teül, courait selon son habitude la campagne et la forêt. C'était un positif, lui aussi, de la variété terrienne qu'on distinguait des autres dans le royaume de Fak. Il semblait se plaire davantage avec les sans-état libres qu'avec toute sa famille.

Jaüd gagna sa tour. Toutes les maisons de famille avaient une “tour du guerrier”. La Société de guerre l'exigeait. Jaüd partageait celle de Melxein avec son cousin Kerdjir qu'il ne rencontrait presque jamais. C'était un logement spacieux et indépendant d'où l'on dominait les terres du sud et la forêt, ainsi que la rivière qui les séparait. Le royaume de Loah commençait désormais au milieu du cours d'eau. Jaüd se fit préparer un bain par une sans-état préposée à son service, qui n'était pas Voene. En visitant la tour, il découvrit que son cousin Kerdjir avait cadenassé deux salles, ce qui n'était pas dans les usages. Un guerrier n'a pas de bien propre, à part ceux qu'il peut transporter dans sa valise. Jaüd questionna le sans-état qui habitait au rez-de-chaussée. C'était un vieil homme. Jaüd, qui le connaissait depuis toujours, s'étonna pour la première fois de son âge. On mourait jeune sous le règne de la Loi éternelle.

« Quel âge as-tu, servant ? »

Le servant fit un clin d'œil effronté et… amical.

— « Qui peut savoir ? J'étais bien jeune quand Sa Dignité Teül des Kerds, votre père, est né, Maître Guerrier. »

Et il ricana d'un air stupide. Stupide ou trop malin… Par lui, Jaüd apprit que son cousin avait stocké des armes et des munitions dans les salles fermées de la tour. Des armes en provenance du Continent de la guerre, bien sûr, et qu'il revendait dans toute la province avec les positifs-marchands de la famille. Il y avait toujours plus de positifs que de spirituels, chez les Kerder de Mel !

Le vieux servant ouvrit les portes et montra les réserves à Jaüd. Celui-ci se prit de nouveau à rêver : Si la guerre…

Il s'installa chez lui, se fit du thé du pays et un bouillon de champignons secs. La température était déjà fraîche en ce début d'automne : il alluma un feu de bûches dans une petite cheminée. Voene arriva, tout essoufflée, et se jeta à ses pieds en pleurant de joie. Son état de guerrier permettait à Jaüd de coucher avec les filles sans-état. C'était même presque un devoir pour lui. Un guerrier ne se marie pas. En compensation, il a le droit du corps sur toutes les sans-état de société, dans sa famille et dans sa ville. Qu'elles soient ou non consentantes. Moins normale était sa fidélité à la servante Voene. Les sans-état ne sont pas des personnes. Il est malsain de s'attacher à eux… Jaüd éclata de rire en admirant la jolie Voene, nue près de lui, à la fois humble et provocante, et prête à l'amour. Cette liaison passait jusqu'ici tout à fait inaperçue dans la famille.

Plus tard, Voene lui amena sa fille Jeüne-Ju, une enfant brune de huit ans, grande pour son âge. Grande surtout pour une sans-état… Jeüne-Ju avait certains traits du commandant Melfaër Jaüd. Surtout son regard noir, à la fois chaleureux et lointain, fraternel et un peu fuyant. Un regard au fond duquel se rencontraient sans se mêler la pitié et le doute, la tendresse et la peur. Un regard où s'allumait parfois une flamme mystérieuse, qui pouvait être l'amour du ciel ou l'élan de la vie, le désir de créer ou la peur de mourir. Les sans-état ignoraient sûrement ces choses. Et l'idée de regarder une petite servante au fond des yeux ne serait jamais venue aux familiers. Sauf à Sijain, peut-être, avant qu'elle ne se terre dans un caveau obscur.

Ce jour-là, par hasard ou non, Jaüd vit la flamme. Et le rêve, encore, se mit à danser une valse folle dans sa tête. Si la guerre renaissait… Il l'appela : « Ju ! ». Et Jeüne-Ju ouvrit grand les yeux. Jamais un maître — pas même celui-ci qui était son ami — ne l'avait appelée par son nom.

« Ju, » dit Jaüd, « je crois que tu ferais une bonne petite guerrière. Aimes-tu te battre ? »

Elle serra les deux poings et leva vers lui ses grands yeux sombres.

— « Oh oui, Votre Dignité, j'aime tant me battre ! »

Voene esquissa derrière le dos de Jaüd un geste de reproche et de menace. Ju baissa la tête et prit un air contrit. Mais on sentait qu'elle ne reniait aucun des mots qu'elle venait de prononcer. Alors, Jaüd connut une des plus fortes émotions de sa vie. « Petite, je t'offrirai la guerre. »

Une violente migraine succéda à ses maux d'estomac. Le mot n'existait pas dans la belle langue fakienne. Un terme dialectal qu'il avait entendu prononcer dans son jeune âge par les gamins servants lui vint aux lèvres et il en fut un peu soulagé. Pour une minute ou deux… Puis il dut se cacher derrière une haie pour vomir et se fit surprendre par un couple de sans-état dans une attitude honteuse et inavouable : penché en avant, les mains sur les cuisses et la bouche grande ouverte pour dégueuler. La femme étouffa un rire. Puis tous deux s'échappèrent en courant. La nouvelle ne tarderait pas à se répandre dans les communs ! Il rentra à son nid d'aigle. Ou plutôt dans sa niche de chien malade. Il tenta de se soigner au vin et à l'eau-de-vie de figue. Remède pire que le mal. Son estomac était un ballon crevé. La nausée lui pinçait la gorge. Mille douleurs se mêlaient autour de son crâne et dans son cerveau. Il mit la tête sous un robinet d'eau froide. C'était pire. Il gémit, implora Dieu. Tout à coup, il s'aperçut qu'il se traînait à quatre pattes sur le tapis de sa chambre. Son état de vie l'avait lâché et il était devenu une bête ! Il voulut pactiser avec le monstre qui lui rongeait le cerveau et les entrailles.

« Je reconnais que je suis un animal. Ne me torture plus ! »

Il était juste assez lucide pour comprendre que la folie le guettait. Sijain, Voene, Jeüne-Ju… Je vous demande pardon. Mon état de vie fout le camp. Je ne peux plus rien pour vous ! S'il partait tout de suite à l'éteignoir de Shrejindjind, Sijain se fanerait jusqu'à la mort dans son caveau. Et Jeüne-Ju… Une pensée déchirante vint exacerber sa souffrance. Son enfant pourrait être pendue ou même écorchée vive pour avoir volé de la nourriture ou manqué de respect par inadvertance à un familier ou à un visiteur. Son enfant… Il ne doutait plus qu'elle était son enfant. Il l'avait toujours su. Il se souvint de la promesse qu'il lui avait dédiée : « Je t'offrirai la guerre. »… Il allait s'éteindre à trente-quatre ans, abandonnant à jamais celles qu'il aimait. Et la Société de guerre continuerait de régner sur le monde.

On cogna à la porte de sa chambre. Il répondit par un grognement et n'essaya même pas de se lever. L'huis s'entrebâilla et une tête se montra. Le servant de la tour. Jaüd cria qu'on le laisse… qu'il souffrait. L'homme dévalait déjà l'escalier. Peut-être allait-il chercher du secours. Jaüd se hissa sur son lit. Il ne savait pas s'il avait encore le droit de coucher dans un lit, n'étant plus une personne !

Plus tard, Voene monta à la tour et lui apporta des remèdes de sans-état. Elle fit dissoudre une sorte de cendre dans un verre d'eau et lui donna cette boisson écœurante qu'il avala sans hésiter. Puis elle lui posa des compresses d'eau presque bouillante sur le visage et sur le front. Il supporta la brûlure sans se plaindre. Il était un guerrier. Enfin, elle lui piqua la nuque, le cou et les épaules, avec un morceau de bois pointu.

La douleur se calma. Il se sentait toujours malade, mais il trouva la force d'écouter la radio et de lire les journaux que lui avait apportés le servant de la tour : la Tribune tous-états et le Grand familier de Fak.

Reléguée par la Tribune à la discrète rubrique Société de guerre, en troisième page, une nouvelle écrasait toutes les autres. La Société avait rejeté l'accord sur la rectification de frontière conclu entre Fak et Loah. On revenait donc au tracé antérieur, celui qui coupait Melxein en deux…

L'indignation étouffa Jaüd et faillit relancer son mal de tête. Mais bon Dieu de Loi, cette affaire ne regarde pas la Société de guerre ! Il réfléchit… Cette vaste institution qui réunissait tous les royaumes de Foe veillait à l'application de la Loi dans son domaine propre. Un point c'est tout ! Mais était-ce bien tout ? L'influence de la Société dépassait de loin le cadre militaire. On racontait même que dans certains royaumes le pouvoir du ministre de la Guerre dépassait celui du régent… Et, justement, le Familier mettait en cause le ministre de la Guerre de Loah.

Jaüd ferma les yeux. Il ne savait pas trop s'il était redevenu une personne. Mais dans sa tête, encore bourdonnante de douleur, le rêve se changea en projet. Il commença à ébaucher un plan. Mes frères, mes sœurs, ils vont nous prendre Melxein, mais je vous offrirai la guerre…

Il avait envoyé un message à Sijain la spirituelle, par l'intermédiaire de la servante qui lui portait un repas tous les deux jours et nettoyait tous les dix jours le caveau où elle survivait. La réponse vint par Jeüne-Ju. L'enfant récita avec entrain et sérieux : « Votre Dignité, Dame Melvooner Sijain des Kerder de Mel n'oublie pas son frère aîné très aimé. Elle vous aime par son esprit. Mais elle ne peut pas vous recevoir parce qu'elle va bientôt entrer dans la paix… ».

La paix ! S'il n'avait craint de réveiller la douleur tapie sous son crâne, Jaüd aurait éclaté de rire. La paix, la paix ! Je t'offrirai la guerre, Sijain, ma sœur !

Voene lui fit encore avaler une potion grisâtre, à base d'argile, et ses brûlures d'estomac se calmèrent comme par miracle. C'était vraiment très mystérieux. Presque de la magie.

Avec la nouvelle rectification, Melxein perdait la moitié de ses meilleures terres, son accès à la rivière et même quelques-uns de ses bâtiments. Les gardes-frontière se mirent à planter des piquets blanc et bleu jusque dans la cour de la maison. Il est vrai que celle-ci était grande : près d'un kilomètre carré… Quelque part dans la résidence principale, Melborgam Falxein, chef de clan, discutait au nom des Kerder de Mel avec le représentant de la Société de guerre, un petit acteur chauve et hargneux qui aurait voulu donner la moitié de Fak aux Loahuns. Les autres Kerds s'étaient dispersés sous les ordres de Laerto, pour rassembler le bétail et les servants, récupérer le matériel léger que les Loahuns ne réclamaient pas, sauver des plans d'arbustes et de fleurs, des pierres sculptées et quelques-unes des innombrables statuettes de bois qui jalonnaient les chemins et les sentiers de Melxein. Gagnés par la panique, certains sans-état de société tentaient de rejoindre leurs frères sauvages.

Les habitants de la forêt, Jaüd les avait bien connus quand il était enfant sans-état et qu'il ne savait presque rien des règles de la vie. Certains se montraient aux abords des terres de famille, louaient parfois leur travail et vendaient dans les villages et les maisons les produits de leurs cueillettes. Ils avaient quitté depuis longtemps les abords du nouveau tracé. Falxein fit abattre un couple de sans-état qui s'enfuyait. Pour l'exemple. Mais Laerto regretta publiquement cet acte et interdit de tirer sur les fuyards.

Jaüd félicita son jeune frère. Laerto avait installé un P.C. dans le parc à une dizaine de mètres de la ligne que les gardes-frontière traçaient en creusant des trous et posant des jalons sous la direction d'un délégué de la Société de guerre. Il y avait là une hutte de guet pour les incendies de forêt, construite sur les plus hautes branches d'un slange tricentenaire et munie d'un sémaphore à miroir. Un homme s'y tenait en permanence, envoyant et recevant des signaux. Laerto montait à la hutte tous les quarts d'heure environ. Plusieurs centaines de bovins, quelques dizaines de chevaux et des milliers de chèvres se trouvaient encore du mauvais côté de la frontière. Tous ces animaux devaient être ramenés en territoire fakien avant la nuit… L'acteur chauve qui parlait haut et fort au nom de la Société de guerre, refusait de renouveler le délai d'un jour plein qu'il avait accordé la veille pour l'évacuation des personnes, des non-personnes et des animaux.

Le silblundal chantonnait dans les feuillages jaunissants, et ce murmure langoureux et plaintif serrait le cœur de Jaüd. Une double flèche d'oiseaux migrateurs passa très haut, au-dessus de Melxein, filant vers le sud, vers Loah, laissant tomber de longs cris rauques et tristes.

Laerto se tourna vers son frère.

« Nous n'avons plus le temps de dépecer les bêtes sur place. Il faudra se débrouiller ici ou à Shrejindjind… Mais le pire, ce n'est pas les bêtes que nous allons perdre. Le pire, tu t'en doutes, c'est Sijain ! »

Il tendit la main vers un bouquet de petits arbres touffus et sombres, des règes sempervirens, qui abritaient un des principaux tombeaux de la famille.

Sijain avait fait aménager un caveau parmi les autres et elle s'était installée au milieu des Kerds défunts. Pour méditer « en face de sa conscience » et « trouver la paix »…

Elle tenait seule en face de sa conscience, dans le froid de la tombe, depuis plusieurs saisons. Et elle venait de faire savoir à sa famille qu'elle était sur le point de trouver, enfin, la paix. Jaüd avait résisté à la tentation d'aller rôder prêt du bosquet de règes. Les tombeaux lui inspiraient effroi et horreur depuis son enfance — depuis qu'il savait la mort trop précoce dans le monde éternel de Foe. Et la pensée que sa petite sœur était là, sous une lourde dalle de pierre, avec les morts et déjà plus qu'à demi morte, le bouleversait à distance : de près, c'eût été une épreuve devant laquelle il reculait encore.

Laerto hocha la tête gravement.

« Notre frère Falxein est en train de discuter avec cet acteur de la Société de guerre, un nommé Pongisko. À propos de Sijain et de quelques autres litiges. Nous avons fait plusieurs propositions pour que Sijain ne soit pas dérangée. Le bosquet de règes va se trouver à deux cent soixante-quinze mètres à l'intérieur du territoire acheté par Loah. Il n'est pas question de demander un détour de cette importance. Mais nous avons proposé de créer une enclave temporaire autour du tombeau, avec un permis d'accès pour la famille. Nous attendons ! »

Jaüd avait un peu honte de s'être tenu à l'écart des affaires ces derniers jours, alors que la famille avait besoin de tous les siens. Mais il avait une excuse… Il faillit avouer à son frère que son état de vie le lâchait et qu'il n'était plus bon à rien. Et, tout à coup, l'impression lui vint qu'il pouvait être meilleur que jamais s'il le voulait. Il sourit et offrit ses services. Laerto haussa les épaules avec fatalisme.

« Que peux-tu faire pour nous aider ? Je ne vois pas. Ah, tu pourrais aller dans les communs pour rassurer les servants qui restent. S'il en reste ! »

Jaüd eut une seconde le sentiment que son frère aurait bien aimé lui abandonner ses propres responsabilités, soudain trop lourdes.

— « Laerto… »

Laerto secoua la tête en silence. Jaüd s'en alla dans les communs pour accomplir sa mission auprès des sans-état. Il en restait quelques-uns, terrorisés à la fois par les événements et par les menaces de Falxein, le chef de clan.

Le premier aîné s'accrochait à son état de gardien comme un fantassin à son sous-carré. Il imposait son autorité ou bien il se vengeait. Autrefois, il s'arrangeait pour faire pendre un sans-état de société par an. Quant aux sans-état libres, il en tuait lui-même quelques-uns à chaque saison de chasse. Le rythme des pendaisons s'accélérait. Il avait fait tirer sur les fuyards… Jaüd ne s'inquiétait pas trop pour Voene et Jeüne-Ju. Elles lui avaient promis de ne pas quitter leur village. Il les trouva occupées avec une dizaine d'autres servants à entasser dans une cave des tubercules de nials qu'on avait arrachés à la hâte dans les terres perdues.

Tout en souriant à la petite Ju, Jaüd songeait : Ces salopards de Torlfoéens ont vendu les carrés qu'ils nous ont pris aux tristes sires de Loah, parrainés par la Société de guerre. Et ces salopards de Loahuns ont acheté notre terre. Ils l'ont payée comme on paie le plaisir à une prostituée, bon Dieu de Loi ! Il souriait à sa fille, et c'était un sourire terrible. Jeüne-Ju soutint le regard de ce maître qui l'effrayait et l'attirait à la fois. Elle sentait bien qu'il n'était pas comme les autres… La flamme mystérieuse se ralluma un instant dans ses yeux, éclairant deux larmes rondes sous ses cils. Elle était belle, ainsi, dans ses haillons grisâtres. D'immondes chiffons l'habillaient ; mais la foi et la pureté habitaient son cœur… Plus tard, les dévoués éveilleurs lui donneraient peut-être un petit-état qui ferait l'orgueil de sa mère, mais lui rétrécirait l'âme. Ou bien elle resterait esclave, ce qui semblait le plus probable. Surtout si je ne suis pas là ! se dit Jaüd. Mais il devait être là. Il devait même prendre une décision rapide pour être un peu plus là.

Quelle décision ? Il ne le savait pas encore clairement. Il n'était pas prêt. Et il doutait de l'être à temps.

« Tout va bien ! » dit-il aux servants. Il promena la main sur son front et ajouta à voix basse : « Je n'ai plus mal à la tête. ».

Voene et Jeüne-Ju le regardaient d'un air surpris et quémandeur. Qu'attendent-elles de moi ? La réponse était simple. Simple et terrible. Elles attendaient tout de lui, parce qu'elles n'avaient que lui. Il les embrassa toutes les deux. Ce geste insolite provoqua une vive émotion parmi les servants affolés. Jaüd répéta : « Tout va bien ! ». Puis il s'en alla.

« Tout va bien, tout va bien ! » En une heure, il prononça ces mots des centaines de fois. L'effet dépassa de loin ses espoirs. Le calme revint chez les sans-état et lui-même retrouva une part de son assurance.

Il fit un crochet par le village des petits-états, situé à l'écart de la maison de famille et de l'autre côté de la nouvelle frontière. Quelques retardataires déménageaient leurs biens à la hâte. On leur avait donné jusqu'à la nuit pour s'en aller ; mais les gardes-frontière loahuns pressaient le mouvement sans pitié. Un gros homme portant la toque bleue de la Société de guerre commandait l'opération à grands cris. Les gardes l'appelaient maître Kargo. Jaüd essaya de déterminer son état de vie à son allure et à son comportement. Un peu sûr de lui, fort en gueule et en corpulence pour un agent ; un peu mesquin et tatillon, les doigts bien épais et le visage bien mou, pour un gardien ; trop braillard et mal organisé pour un positif… Mais les catégories ordinaires de la Loi s'appliquaient-elles aux gens de la Société de guerre ?

Les gardes se montraient d'une grande brutalité avec les malheureux qu'ils expulsaient. Kargo lui-même les insultait grossièrement dans un mélange comique de fakien, de loahun et de dialecte militaire. Il les bousculait parfois. Et Jaüd le vit donner un coup de pied sournois dans le ventre d'un jeune garçon… C'était sans doute une petit-état qui se croyait tout permis parce qu'il représentait la puissante Société de guerre.

Jaüd se demanda : Qui fait la loi sur la planète Foe ? Qui a fait la Loi ? La question semblait n'avoir aucun sens. La Loi était. Elle était la Loi… Mais quelle loi ? La Loi de la guerre ?

Mais la guerre était morte, comme une langue morte que plus personne ne parle. La guerre avait perdu son âme. Elle était devenue un jeu logique et stupide, et cruel, qui se jouait sans fin sur le Continent, à l'écart du monde. Qui pouvait aimer cette guerre-là ? Qui pouvait encore se battre de cette façon, avec foi, avec bonheur, pour sa famille, pour sa liberté, pour ses terres ? Jaüd se rendit compte avec une sorte de terreur sacrée que tout son être se rebellait à l'idée de retourner bientôt sur le Continent pour continuer le jeu. C'était la preuve que son état de vie l'avait bien lâché. Il eut envie de partir tout de suite pour l'éteignoir de Shrejindjind. Mais il ne pouvait abandonner Sijain, Voene et Jeüne-Ju…

L'impulsion lui vint d'intervenir pour défendre les Fakiens brutalisés par les gardes loahuns et par l'agent de la Société de guerre. Il refréna cet élan et recula dans l'ombre. À quoi bon ? Kargo se vengerait sur des gens sans défense. Et il était trop tôt pour passer à l'action. Trop tôt ? Est-ce qu'il serait jamais juste temps ?

Les gardes loahuns profitaient de l'absence de leurs homologues fakiens. Où étaient-ils passés, ceux-là ? Ils auraient dû être sur le terrain en nombre égal à celui des Loahuns. Et ils avaient disparu. Pourquoi ? Une seule explication. La Société de guerre préférait se passer d'eux. Les chefs de la Société ont donc décidé de nous donner une leçon ? Qu'est-ce que nous leur avons fait ? Ou bien ils nous matraquent seulement pour l'exemple ? Non. Ils veulent punir Fak qui n'a pas joué assez bien le jeu de la guerre… Oui, c'était cela. Tout l'équilibre du monde reposait sur le jeu de la guerre. Et les royaumes qui se laissaient aller, qui perdaient trop de carrés, menaçaient par leur faiblesse cet équilibre, au centre duquel régnait la Société.

Jaüd rentra à la maison de famille et monta à la tour. Un homme l'attendait, assis au milieu de l'escalier. Dans la pénombre, il ne reconnut pas tout de suite son père, le vieux Melkerder Teül des Kerder de Mel. Il ne l'avait pas vu depuis son arrivée… Teül se mit à parler avec une grande volubilité et une confusion extrême. L'aristocrate au nom en boucle, qui révélait sa haute lignée, était un petit vieillard sec, noueux, avec les cheveux blancs, en broussaille, la barbe grise et sale, la figure hachée de rides et les yeux larmoyants. Il avait l'air un peu sourd aussi. Vêtu d'un pantalon de toile grossière et d'un gilet de cuir ajouré, en loques, il ressemblait à un travailleur de la forêt, un laborieux bûcheron ou un chef d'équipe de servants. Il mâchonnait une sorte de cigare de provenance incertaine, à l'odeur plutôt agréable bien qu'un peu sucrée. Et il parlait, parlait… Il mangeait la moitié des mots et mêlait à la belle langue fakienne des expressions dialectales que Jaüd ne comprenait pas du tout.

À quoi attribuer ce comportement inquiétant ? À la sénilité ? À… à une maladie ? Dans les deux cas, le pauvre homme était bon pour l'éteignoir. Peut-être les derniers événements avaient-ils aggravé ses troubles ? Il se moquait des gardes qui poursuivaient en vain les insaisissables petits hommes de la forêt. Jaüd supposa que son père ne fréquentait pas seulement les sans-état semi-libres de la périphérie, mais aussi les sauvages aux mœurs cruelles et dégradantes qui vivaient au fond des bois. Cela expliquait peut-être son attitude bizarre. Il avait perdu l'habitude et le sens des relations humaines.

De plus, Jaüd avait l'impression que son père était venu lui demander quelque chose et qu'au dernier moment il n'osait pas. Ou bien qu'il avait oublié… Peut-être était-ce normal à son âge. Mais quel âge avait-il ? Jaüd calcula : soixante ans ? Soixante-cinq ? Son état de vie aurait dû le lâcher depuis longtemps. Et si… Le commandant Melfaër Jaüd retint un éclat de rire. J'aurais dû m'en douter, hein ? Son état de vie l'a bel et bien lâché et personne ne s'en est aperçu !

Quelle tristesse pour un guerrier de penser que son père n'était plus une personne ! Pourquoi Teül ne s'était-il pas rendu à l'éteignoir ? Réponse : il ne voulait pas s'éteindre ! Voyons. Quand on est lâché par son état de vie, on est malade, on souffre, on a envie de s'éteindre le plus tôt possible. Non ? Alors… La révélation foudroya Jaüd. Son père vivait comme les sans-état, sinon avec eux. Il était presque devenu l'un d'eux. Lâché par son état de vie, il avait perdu son âme. Il soignait donc son corps. À la façon des sans-état, répugnante, mais, il fallait en convenir, assez efficace. Leur vie durant, les sans-état avalent tisanes, élixirs, potions et qui sait quoi. Ils se badigeonnent la peau d'huiles et d'onguents et ils…

Teül se frottait maintenant l'épaule gauche avec les doigts un peu déformés de sa main droite, en appuyant sa mimique d'une grimace presque simiesque.

« Mon épaule ! » gémit-il sur un ton à la fois plaintif et provoquant. « Mes rhumatismes ! »

Jaüd prit un air innocent.

— « Qu'est-ce que tu fais pour ça ? »

Le père montra par un clin d'œil que la question ne l'étonnait pas.

— « Je me frotte avec de la graisse de tlan et je bois de la tisane de shaüe. Des litres ! »

Jaüd hocha la tête en se retenant de porter la main à son estomac douloureux. Ce geste l'aurait trahi. Son père n'avait pas besoin de savoir qu'il souffrait, lui aussi — à trente-quatre ans ! Teül se décida enfin à présenter sa requête, avec des mines de conspirateur. Il guignait les armes de la tour.

« Me faudrait deux ou trois fusils et des cartouches. Y a urgence. Peut pas attendre que Kerdjir vienne en perme ! Et je paie, hein ! »

Un rictus et deux clins d'œil démentirent la précision. Tu paies en monnaie de singe ? J'ai compris ! Teül affirma que le cousin Kerdjir lui avait déjà vendu « pas mal de pièces ». Il laissa entendre, avec force ricanements et gargouillis, qu'il échangeait lesdites “pièces” aux sans-état de la forêt. Contre quoi ? Il répondit par un gros clin d'œil moqueur. Contre des remèdes, bien sûr ! se dit Jaüd.

« Dommage que tout ce matériel appartienne à Kerdjir ! » marmonna Teül.

Jaüd haussa les épaules.

— « Ce matériel a été détourné. Il appartient en réalité à la Société de guerre ! »

Le vieux ricana.

— « Aï ? Aï ? À la société de guerre ? »

Jaüd se décida brusquement. Le gardien de la tour était absent. Mais Jaüd savait où il rangeait ses clefs. Celles des deux salles que Kerdjir avait fermées étaient en place. Il les prit. Son père ne cessait de ricaner derrière lui.

— « Prends tes fusils et… »

Et quoi ? Fais-en bon usage ? Jaüd trouva soudain une autre formule : « On se reverra. »

Il choisit pour lui un fusil odlien semi-automatique, un superbe Kip 420. Dix balles dans le magasin. De quoi faire un massacre sans recharger ! Il connaissait l'arme et l'estimait pour sa maniabilité et sa précision à moyenne distance. Les Fakiens ne produisaient rien de cette classe. Pourquoi ? À cause de la spécialisation industrielle décidée par la Société de guerre. Peut-être, peut-être… Mais cela changerait un jour.

Teül avait disparu avec ses deux fusils et une grosse musette de chargeurs. Jaüd prit aussi dix chargeurs pour lui ; puis il retourna aux communs. Il retrouva Voene et Jeüne-Ju à la cave où elles travaillaient toujours à la manutention des nials. Il remarqua un servant âgé qui pouvait être le père de Voene. Il n'en était pas très sûr pourtant. Jadis, il ne se préoccupait pas des liens de parenté des sans-état. Pas plus que de la filiation des chevaux et des bœufs… Il savait que le père de Voene se nommait Gobo. Il appela : « Gobo ? » et l'homme se précipita, souriant et humble. Les sans-état souriaient toujours pour échapper aux coups de cravache que Falxein distribuait avec générosité aux ceux qui l'offensaient par leur sale gueule.

— « Oui, Maître ?

— Tu vas m'accompagner sans trop te montrer. La nuit tombe, ça ne devrait pas être difficile. Tu ne me lâcheras pas, sous peine… sous peine de mort. Compris ?

— Compris, Votre Dignité. »

Gobo souriait encore.

À l'entrée du bosquet de règes, deux statues de bois noir posées sur des piliers de pierre blanche marquaient l'entrée du tombeau. Une trentaine de personnes, des Kerds pour la plupart, et quelques sans-état, faisaient cortège à huit ou dix gardes-frontière loahuns conduits par l'homme de la Société de guerre, le massif et brutal Kargo. On commençait à allumer les torches. Par chance, la pluie avait cessé. L'odeur de résine se répandait, éparpillée par le silblundal.

Près d'un tombeau, on ne s'éclairait qu'avec des torches consacrées suivant le rite du deuil. La Loi a tué Dieu, pensa Jaüd. La seule religion qui nous reste est celle des morts. Nous leur vouons un culte pour nous faire pardonner de les avoir éteints trop tôt. Ainsi la Société de guerre n'a pas de retraites à payer !

Les Loahuns, au mépris de la coutume, allumaient déjà leurs lampes à gaz.

Jaüd, suivi dans l'ombre du servant Gobo, rejoignit son frère Laerto devant le tombeau. La mère était là aussi, en larmes. Et Nihid, la jeune actrice. Et une pléiade de cousins et de cousines. Les Kerds se serraient d'instinct les uns contre les autres, écrasés par un terrible sentiment de défaite. Jaüd prit le bras de Laerto.

« Alors ?

— La Société de guerre nous accorde un délai supplémentaire d'une heure après la tombée de la nuit. Mais Pongisko n'a pas voulu tenir compte du temps couvert. C'est déjà fini !

— Et Sijain ?

— La mère et les servantes ont essayé de la faire sortir du caveau. Elles n'ont pas pu. Elle résiste en disant qu'elle est en train de trouver la paix. Il faudrait la porter. Le médecin de vie Gaüm est prêt d'elle. Mais il va falloir prendre une décision. » Laerto répéta : « Une décision… ». Il ajouta sans essayer de dissimuler sa tristesse et son impuissance : « Le père n'est jamais là. Notre mère, toute positive qu'elle soit, est trop émue pour régler cette affaire. Falxein est toujours en réunion avec Pongisko. Ils attendent un haut-acteur de la Société de guerre. Alors, c'est moi qui… »

Jaüd saisit l'appel qui entrait dans ses plans. Il serra fort le bras de son frère.

— « Il faut décider si nous tirons Sijain du tombeau ou si nous laissons faire Kargo et les gardes loahuns !

— Oui !

— En l'absence de Falxein, je suis l'aîné. » dit Jaüd. « Et comme je ne me suis occupé de rien jusqu'ici, c'est à moi de jouer !

— Tu le ferais ? »

Jaüd hocha la tête. Il était prêt. Les Kerds entouraient maintenant le tombeau, un polyèdre bas et sombre qui évoquait certains blockhaus militaires du Continent. Jaüd et Laerto s'approchèrent de l'ouverture, placée en oblique contre le bâti vertical. La dalle soulevée dégageait un trou rectangulaire d'environ un mètre vingt sur quatre-vingts centimètres. Une faible phosphorescence émanait de l'intérieur.

Les exclamations et les cris loahuns tranchaient sur le silence fakien. Le silblundal sifflait entre les règes et dispersait la fumée des torches. Le relent moisi qui montait du tombeau se mêlait à l'odeur âcre de la résine.

Dans la foule rassemblée en désordre au milieu d'une clairière dont le tombeau occupait le centre, les Kerds se reconnaissaient à leurs vêtements sombres et à leur quasi-immobilité. Les Loahuns allaient et venaient nerveusement autour de leur chef, qui se distinguait à la luminescence de sa toque bleue de la Société de guerre. Sous la lumière des lampes à gaz, leurs uniformes gris clair paraissaient presque blancs.

« Faites encore plus de lumière ! » cria Jaüd aux Kerds. « Allumez toutes les torches. Même les lampes, si vous en avez. Je prends la faute sur moi ! »

Je prends la faute sur moi… Jamais d'honnêtes Fakiens n'avaient entendu un tel langage. Ils furent d'abord comme foudroyés. S'ils m'obéissent, pensa Jaüd, j'aurai gagné la première manche ! Bien sûr, c'était contre la Loi. Mais, en face, l'envoyé de la Société de guerre et ses hommes violaient ouvertement cette Loi. Comme la Société devait par ailleurs la violer souvent en secret. La Loi avait-elle créé la Société ? Ou la Société avait-elle créé la Loi… pour servir sa propre puissance ? La naissance de la Loi se confondait avec celle de la civilisation. Et vice versa.

Les Kerds sortirent peu à peu de leur engourdissement et ils commencèrent à obéir. Kargo s'avança vers Jaüd et se planta devant lui.

— « Alors, les Fakiens, vous êtes prêts ? »

Jaüd jeta sur un ton méprisant : « Que la Société fasse son sale travail ! ».

Le cri de Sijain, aigu, farouche, interminable, pétrifia de terreur tous les Kerds qui l'entendirent. Les gardes eux-mêmes se mirent à tourner en rond comme des oiseaux par l'appel du gtâr. Le gros Kargo surgit au bord du caveau, tenant dans ses bras la jeune femme qui se débattait pour lui échapper. Il lança à ses hommes un ordre en loahun, d'une voix sourde. Il ne pouvait franchir l'ouverture avec son fardeau vivant. Après une légère hésitation, deux gardes saisirent Sijain toujours hurlante. Elle s'arracha à leur molle prise. Le voile noir qui l'enveloppait se déchira et elle roula sur le sol, devant le tombeau. Une lueur intense éclairait la scène. Jaüd se retourna.

« Gobo ! »

Il prit le fusil que lui tendait le sans-état, fidèle à son poste. La mère et d'autres Kerds s'agenouillèrent près de Sijain qui gémissait et se tordait, à demi-inconsciente.

Personne n'avait créé la Loi. Nulle entité supérieure ne l'avait dictée aux Hommes. À en croire les livres d'Histoire, c'était un pur produit du génie naturel des familles et des royaumes. Elle apparaissait tout armée à l'aube de la culture foéenne. On ne mentionnait la Société de guerre que des siècles ou des millénaires plus tard. Et Jaüd avait la certitude que l'Histoire du monde était truquée.

Mais l'heure de la vérité venait de sonner. Kargo sortit du caveau en soufflant fort. Jaüd leva son Kip 420 et l'abattit d'une balle dans la tête.

« La guerre est à nous ! » dit-il.

Il fusilla quatre gardes-frontière loahuns avant que les autres aient eu le réflexe de s'enfuir. En même temps, il appelait au combat les Kerder de Mel et les sans-état. Un fusil de chasse aboya soudain. Un cinquième garde culbuta sous les règes. Des couteaux jaillirent.

La guerre était commencée.

« Allons à la maison. » dit Jaüd calmement. « Nous devons nous emparer des agents de la Société. Ils seront nos prisonniers. »

Des vivats lui répondirent.

Jaüd établit son premier poste de commandement au milieu de la nuit, dans une cabane de la forêt. Laerto, subjugué, était avec lui. Le père les rejoignit bientôt, un peu ivre, un fusil sous le bras et une musette pleine de remèdes à l'épaule. Puis de nombreux sans-état de société arrivèrent, conduits par Voene. Jeüne-Ju avait suivi sa mère. Gaüm, le médecin de vie, vint s'enrôler un peu plus tard. Puis Nihid, l'actrice de la famille. Puis…

Jaüd sut qu'il avait gagné la deuxième manche de sa première bataille quand, à l'aube, une femme échevelée en costume de laborieux bûcheron surgit du fond des bois, sous la pluie battante et cria : « Jaüd, mon frère, je suis avec toi pour toujours ! ».

C'était Sijain.

Première publication

"Je t'offrirai la guerre"
››› Univers 1984 (anthologie sous la responsabilité de : Joëlle Wintrebert ; France › Paris : J'ai lu 1617, mars 1984 (15 mars 1984)