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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Maraudeurs…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Maraudeurs galactiques

Ombre et lumière sur un souvenir incertain

Je n'ai jamais cru vraiment aux soucoupes volantes. Pourtant, j'en ai peut-être vu une il y a trois ans (c'était en décembre 1971). Et quand je songe à cette fameuse nuit, je suis pris d'un remords lancinant. Si j'y avais cru, peut-être aurais-je pu… Si j'avais eu l'esprit en alerte, peut-être aurais-je fait un effort pour… Mais je n'y croyais pas, c'est vrai. Je doute encore. Plus que jamais peut-être. L'incertitude de mon souvenir aggrave encore mon scepticisme. C'est une question de tempérament, je pense. Je verrais un disque céleste se poser dans mon jardin… eh bien, je ne sais pas. Mon incrédulité en prendrait un coup. Il y aurait un moment difficile.

Les témoignages me donnent une étrange angoisse. Ufo, ovni, espi… Si les soucoupes volantes sont dans la tête des gens, c'est presque plus fantastique encore. Ah, j'essaie de me souvenir. Cette lumière, une nuit de décembre, sur le plateau de Gonferrac, l'ai-je bien vue, vraiment vue ? Honnêtement, je ne peux répondre ni oui ni non, et cela me gêne, me trouble, m'inquiète. Mon oncle, Frédéric Jervin, dit Jervin-le-Riche, a-t-il tiré quatre coups de fusil sur les petits hommes verts venus de la Baleine, de la Lyre, ou du Centaure ? Nul ne le saura jamais. Peu probable certes, mais il reste un doute exaspérant. Agnès Bellusi est aussi incertaine que moi ; elle se pose les mêmes questions. Nous étions trop occupés, tous les deux, cette nuit-là…

Outre mon oncle Jervin, nos deux compagnons étaient des paysans solides, avec la tête sur les épaules et les pieds sur la terre. Jean Cantevèze, dit Jeantou, a vu la mystérieuse lumière. Il le jure. Depuis ce soir-là, il croit un peu aux extraterrestres. Un peu ou beaucoup, selon son humeur et son degré d'imprégnation alcoolique — car ce garçon que j'ai connu sobre comme un mulet espagnol s'est mis à boire depuis… eh bien, approximativement depuis le début de 1972.

Le père Tournecul — à mon grand regret, j'ignore, j'ai toujours ignoré le véritable nom de cet estimable personnage… — n'a rien vu, quant à lui, rien de rien ; il regardait par terre, et si on lui parle de l'étrange lumière bleue ou verte, il rigole en vissant son index sur sa tempe, geste universel… Mon oncle a tiré quatre coups de fusil sur une silhouette furtive, ou deux, ou trois, mais il était saoul comme un âne rouge : il a tout oublié. Quand je l'interroge, il invente n'importe quoi pour me faire plaisir. Et comme il ne se souvient pas de ce qu'il m'a dit la dernière fois… Nous chassions, un peu par jeu, un peu par amitié pour Agnès Bellusi, les braconniers des truffières, dans les hauts de Gonferrac, en Périgord Noir. Entre les bois, la nuit était assez sombre. Le cerveau de mon oncle commençait à s'embrumer. Jervin-le-Riche ne sait pas, ne saura jamais s'il a tiré sur un maraudeur de rien du tout ou sur un envoyé des grands galactiques.

Et, je le répète, ma propre mémoire défaille. C'est une sensation extrêmement pénible.

De nous cinq, le seul témoin ferme, sinon précis, c'est Jeantou. Je connais bien l'homme, ce qui ne m'aide guère. La psychologie, comme les soucoupes volantes, je n'y crois qu'à moitié, ou au quart. Enfin, voici Jean Cantevèze. Ce plantigrade souriant, au regard impérieux, au faciès rude et chaleureux, ne se sent pas en sécurité sans un outil ou une arme. On le voit toujours avec son fusil sous le bras, ou bien sa hache ou sa tronçonneuse à l'épaule. Cette tronçonneuse, une des premières qu'il y eut dans le pays, il avait voulu l'emporter avec lui pour l'enterrement de son père. L'oncle Fred et moi nous étions un peu fâchés pour qu'il renonce à cette exhibition. Peut-être avions-nous eu tort. À l'époque de ce récit, il avait déjà plus de quarante ans. Mais cet homme lourd, râblé, puissant, ne donnait aucune prise à l'âge. C'était un vrai fils du terroir. Tout le monde ou presque appréciait en lui une certaine rectitude, une sûreté naturelle de jugement, une dignité simple, une solidité de cœur et d'âme que j'estimais — je me trompais peut-être — plus forte que le banal “équilibre”. Il y avait, il y a toujours en lui, une grande résistance à toutes les formes de corruption. Jusqu'à présent, Jeantou est resté pauvre, ce qui paraît au moins une preuve de fidélité à ses origines. Il vit avec son vieux père, sur ces collines qu'il aime passionnément, parmi les moutons et les bêtes des bois qu'il ne tue jamais sans remords. Pourtant, il n'est pas sauvage. Je l'ai toujours connu liant et réservé à la fois, comme on sait si bien l'être dans ce pays. Mais c'est un solitaire. Un homme seul et solitaire.

Voilà mon témoin : celui qui a vu — ou cru voir — la lumière bleue, une nuit de décembre. Je n'ose ajouter un mot de plus, de peur de le flatter ou de l'accabler.

L'oncle Jervin nous attendait dans la cour de la Guyanne, enveloppé dans une vieille capote bleue qui lui descendait jusqu'aux chevilles, le cou noué dans un cache-nez tout effiloché, qui tombait en dentelles à force de nourrir les mites, coiffé de son éternel chapeau pointu, tellement crasseux qu'on ne distinguait plus s'il était en paille ou en feutre. Des mèches de cheveux gris et huileux pendaient sur ses joues creuses… Je me souviens d'un temps où Jervin-le-Riche portait les plus belles cravates de Gonferrac et les souliers les plus fins. Il avait épousé en secondes noces la jeune et belle Alice. Sa ferme, son manoir et son moulin, il les tenait de sa première femme, décédée d'une pneumonie quand j'avais cinq ans (l'hiver de la guerre).

Derrière l'oncle, trottinait le père Tournecul. J'étais heureux de voir en face ce noble vieillard dont, comme la plupart des gens, je ne connaissais que le dos : menu, l'air plus matois que nature, son visage maigre tout buriné de rides, serrées et droites comme des traits de scie, sa moustache blanche qui avançait sur sa bouche et cachait complètement sa lèvre supérieure. Au moment où nous entrions dans la cuisine, il leva sa main parcheminée sur laquelle couraient des veines pareilles à des sarments, il repoussa un peu son béret, s'essuya le front comme s'il transpirait. Le col de sa chemise râpée, d'un bleu délavé, très propre, s'ouvrait, largement déboutonné, sous une vareuse de même teinte. Pourtant, la température ne dépassait guère zéro degré et Jeantou venait de prédire du verglas pour le lendemain.

… Tous ces détails, importants ou non, sont restés gravés dans mon esprit. Je les mentionne non seulement pour préciser le portrait de mes compagnons (mes témoins), mais pour souligner les incroyables caprices de la mémoire. Franchement, je crois que beaucoup de gens trichent avec leurs souvenirs : c'est peut-être un mécanisme de défense. Si l'on pouvait tracer la courbe de la mémorisation, je pense qu'elle serait en dents de scie ou peut-être sinusoïdale. Et il doit exister dans la remémoration un phénomène analogue à la persistance rétinienne, qui rend possible l'impression cinématographique — mais qui est en fait génératrice d'illusions…

Le père Tournecul se plaignit que notre expédition était une ânerie et que nous ne verrions rien ni personne. Tout de même, il avait son chien, sa musette, son pic — pour le cas où nous dérangerions les voleurs de truffes en plein travail et où nous devrions achever l'opération commencée par eux. Son chien était une espèce de terrier gris et jaune qui répondait au nom de Bara, mais que l'oncle appelait moqueusement Babar — alors, le père Tournecul lui jetait un mauvais regard et grommelait quelque chose en patois.

« La patronne ne veut pas que les truffières qu'elle a louées soient encore pillées cette année. » m'avait dit Jeantou quelques semaines plus tôt. « À partir de novembre, on fera des rondes de nuit. Et en force. Si ça t'amuse de venir avec nous un soir, je te préviendrai. »

J'avais fini par accepter, bien que j'aie de la sympathie pour les braconniers. La patronne, c'était Agnès Bellusi, la fille d'Hippolyte Julien-Eymard, un des hauts dirigeants de la Scapa (Société des Conserveries Alimentaires Paris-Aquitaine). Elle faisait la navette entre Paris et le Sud-Ouest et s'occupait plus ou moins de l'usine de Barléjac. C'était une jolie femme, séduisante, jeune encore, libre… Bref, elle m'intéressait. Et je savais que, ce soir-là, elle serait avec nous.

Agnès Bellusi s'assit sur une chaise basse, près de la cheminée, quitta ses souliers et enfila ses bottes. Elle était blonde et mince, paraissait à peine trente ans — elle devait en avoir dix de plus. L'oncle Fred lui fit sa cour en se pavanant autour d'elle, la capote battant ses jambes. Il avait l'air d'un derviche tourneur.

« Ma femme est au dodo. » déclama-t-il. « Veuillez l'excuser : un simple rhume. Fragile, cette petite. C'est une fille de la grand'ville, chose abominable. Je lui ai dit : “Au plumard, cocotte !” — je l'appelle cocotte — “Pendant ce temps, ton petit mari s'en va jouer à Fantômas !” »

Agnès l'observait avec une moue perplexe qui relevait les fossettes de sa bouche. Elle se demandait peut-être comment ce clown avait trouvé une jeune femme et s'il était aussi saoul qu'il le paraissait.

… Elle avait de bien jolies jambes sous sa jupe écossaise qui s'arrêtait quelques millimètres au-dessus du genou mais que sa position tirait beaucoup plus haut. Elle venait de chausser de superbes bottes noires à lacets. Elle les attachait avec des gestes rapides et précis. Elle se leva et s'approcha de moi comme si j'étais le chef de l'expédition.

— « Je suis prête. » dit-elle, les lèvres serrées pour ne pas sourire.

— « Vous allez boire un bon grog avant de partir au froid, chose abominable. » proposa mon oncle.

L'eau bouillant sur la cuisinière psalmodie encore dans mon oreille droite son chant nostalgique et lointain. C'est à devenir fou ! L'oncle chercha des tasses, fit voltiger les pans de sa capote et claquer les portes du grand placard noirci, encastré dans le mur de la cuisine. Agnès Bellusi ouvrit son sac, chercha quelque chose. Je trouvais son visage encore plus intéressant depuis qu'elle m'avait fait admirer ses jambes. Elle tira de son sac un pistolet automatique, un petit 6.35 de dame, impressionnant tout de même, qu'elle me tendit la crosse en avant.

— « Mettez ça dans votre poche, Michel, s'il vous plaît ; il est chargé, il marche bien, mais je n'oserai jamais m'en servir ! »

Elle adressa un petit geste d'excuse à Jeantou.

« Monsieur Cantevèze est déjà si encombré… J'espère que nous n'aurons pas à nous servir des armes. Michel, je vous en pris, prenez-le quand même. »

J'empochai le revolver sans le regarder. Son poids sur ma jambe augmenta mon trouble. Je le transférai dans ma veste. J'avais l'impression de toucher un serpent. J'ai toujours eu une secrète horreur des armes à feu. Dès que j'ai un revolver à portée de la main, je me vois perdant la tête, incapable de freiner mon index attiré par la gâchette comme par un irrésistible aimant, et tiraillant comme un fou, et massacrant mon entourage avant de retourner l'arme contre moi-même ! Joli scénario. Déjà mon esprit se figeait ; ma mémoire se brouille à ce moment, preuve que mon attention n'était plus disponible.

Les grogs avalés, nous sortîmes. L'oncle Fred suivait madame Bellusi et Jeantou. Le père Tournecul vint avec moi, en grommelant sous sa moustache. Dans la voiture, il me raconta que, pour chaque truffe, il récompensait son chien avec un morceau de lard grillé, parfumé par des rognures de champignons. « Comme ça, la bête garde l'odeur de la truffe dans le nez et le bon Dieu fait le reste quand on y croit. »

La 4 L d'Agnès roulait devant nous. Jeantou gesticulait pour montrer le chemin à sa patronne. Nous piquions vers la vallée. Pareille à une immense plaie, la nuit se bourrait de coton gris et noir. Le brouillard étouffait la lueur rougeâtre de la Lune.

À partir de ce point, les impressions “après coup” ont tendance à recouvrir dans ma mémoire les souvenirs dits objectifs — s'il existe des souvenirs objectifs. Je ne puis savoir à quelle distance de la réalité — mais qu'est-ce que la réalité ? — va se situer mon récit. Je vais jouer le jeu, tant pis (c'est-à-dire que je vais laisser les impressions “après coup” venir au premier plan). J'éviterai donc de censurer et de rationaliser a posteriori, comme le font, je crois, la plupart des gens qui ont été ou prétendent avoir été les témoins d'un fait insolite.

« Avant minuit, on aura eu trois temps. » médita le père Tournecul, assis à ma droite. « La pluie, le brouillard et puis le gel. C'est signe de malheur, pour les pauvres, parce que le bon Dieu sait pas ce qu'il veut, et y a que les riches qui en profitent. »

Je sentais le revolver d'Agnès dans la poche de ma veste, et des frissons montaient lentement le long de ma colonne vertébrale. Je ne somnolais pas le moins du monde, mais j'avais une impression d'absence. Je roulais assez lentement pour pouvoir repérer éventuellement des voitures et des silhouettes suspectes au bord de la route. Je me moquais absolument des braconniers, mais je chassais pour Agnès. De toute façon, nous n'étions pas encore dans la zone des truffières. Nous butions contre des bancs de brume très rapprochés. Nos phares arrachaient un instant les frênes, les charmes et les aulnes à l'intimité de la nuit… C'est alors que je vis devant moi, peut-être à quelques centaines de mètres, un halo lumineux un peu étoilé, jaune et bleu comme certaines flammes.

… Mais n'est-ce pas une distorsion de ma mémoire ? La lumière bleue, c'est beaucoup plus tard, beaucoup plus loin, sur le plateau, que nous l'avons vue. Pourquoi se greffe-t-elle sur cet instant, dans mes souvenirs ? Si je l'avais vraiment vue sur la route, j'aurais sursauté, donné un coup de volant, crié : « Qu'est-ce que c'est que ça ? ».

Le père Tournecul, en tout cas, n'avait rien vu. (Mais sur le plateau non plus, il n'a rien vu, pas de lumière bleue ni rien !)

Rien vu ? Oh, si… Il fit un saut sur son siège et, dans son émotion, me tutoya.

« Accélère, petit, tu peux l'avoir ! »

Je donnai un coup de volant.

— « Qu'est-ce que c'est que ça ? »

Un lièvre courut quelques secondes dans la lumière, entre les deux voitures, puis se rabattit sur la droite et se fit happer par l'ombre.

— « Dommage, » dit le père Tournecul, les yeux encore brillants, « ça en aurait fait un de moins pour la société de chasse. »

Le lièvre avait disparu. La lumière bleue aussi : un quelconque reflet de phares au loin. Je me sentis, je ne sais pas pourquoi, profondément découragé.

Nous avions pris une petite route, puis une autre. C'étaient autrefois de pauvres chemins de terre, ravinés, semés d'ornières ou hérissés de pierres pointues, où la boue succédait sans transition à une épaisse poussière jaune. On les avait goudronnés sans les élargir. Maintenant, ces rubans noirs, étroits et luisants, se lançaient en coup de fouet contre les coteaux, puis s'enfonçaient au creux des sous-bois comme de simples sentiers. Nous montions et nous laissions la nappe de brouillard au-dessous de nous. Mais nous allions en trouver bientôt une autre, plus haut, irrégulière, sombre, avec un aspect de fumée. La 4 L déboucha sur le plateau. Je la suivais de près.

Il nous fallut arrêter les voitures dans une carrière abandonnée.

« On va faire une tournée à pied. » décida Jeantou. « Quelqu'un n'a qu'à rester ici pour que les margoulins de la ville ne viennent pas crever les pneus. »

Ces margoulins de la ville : ils sont coupables, on le sait, de toute la misère du monde. L'oncle Fred, un peu moins flambant qu'au départ, avança le blanc de l'œil et proposa de se sacrifier.

— « J'ai mon vieux douze, les enfants, et rien que de la chevrotine dans ma cartouchière. S'il y en a un qui s'avise de me rendre visite, je lui fais son affaire, chose abominable !

— Hé, pas de blague ! » dit Jeantou. « Fais les sommations avant de tirer, hein ?

— Dis donc, gamin ! Frédéric Jervin a fait trois guerres. Alors tu peux z'être tranquille ! »

Il nous regarda partir à la file, sous le clair de lune couleur d'œuf pourri. Il se dressait, raide, la tête haute. Il tenait son fusil devant lui, à deux mains, au travers de ses genoux. À une certaine distance, il avait l'air d'un cosaque veillant aux frontières de l'Asie.

— « T'avais-t-y besoin de cet ivrogne ? » dit le père Tournecul à Jeantou.

— « Je pensais qu'il pourrait nous être utile. Et puis je voulais qu'on soit nombreux. Mais je pensais pas qu'il allait en profiter pour se cuiter.

— Ne râlez pas, messieurs. » dit Agnès. « Moi, je le trouve très sympathique et très drôle. »

Les bois sombres ressemblaient à d'immenses bêtes couchées. Le paysage était rude, hostile, retourné pour l'espace d'une nuit à des temps anciens. Il y avait dans l'ombre, à quelques pas de nous, de profonds fourrés, des prairies secrètes avec des trous d'eau, une source invisible qui clapotait faiblement.

Jeantou marchait devant. Le père Tournecul le suivait. Tout naturellement, je me retrouvai à l'arrière, en compagnie d'Agnès.

« Je ne crois pas beaucoup aux voleurs de truffes. » me confia la jeune femme à voix basse. « Je suis venue parce que ça m'amuse. Passer une partie de la nuit dans ces landes, ces bois, ce pays farouche… en plein hiver… brrr ! Je suis… Je… en ce moment, j'ai besoin de faire des choses extraordinaires ! »

Elle trébucha contre une branche et s'accrocha légèrement à mon bras. Nous traversions un bois de pins. Nous avancions doucement sur le sol matelassé d'aiguilles sèches. Nous nous taisions.

De longues bêtes grises, étirées, pareilles à des cadavres de jeunes oiseaux grossis mille fois, étaient couchées sur le plateau, entre les bois. Il me fallut un certain temps d'observation pour comprendre qu'il s'agissait de paquets de brouillard errants. Il est possible que cette brume, sur un ciel bleu sombre, et au milieu des bois, ait été à l'origine de phénomènes lumineux insolites lorsque des phares balayaient le plateau.

Nous nous étions arrêtés à la lisière d'un bois de chênes, sur un terrain nu, semé de rocailles. Autour de nous, l'ombre, l'ombre s'éclaircissait brusquement. Nous avions l'impression de déboucher sur un toit, au premier étage du ciel. La Lune, au début du premier quartier, avait suspendu son croissant pâle à peu de distance des Hyades et des Pléiades. Elle jetait à nos pieds sa lueur mourante, qui se perdait entre les herbes, entre les pierres, dans le feuillage sec et grelottant des chênes.

L'est et le sud étaient assez dégagés. Les étoiles d'Orion scintillaient comme des grains d'or fondu dans le creuset d'un alchimiste. D'après la hauteur de Sirius sur l'horizon, il devait être aux environs de minuit.

— « Les nuits d'hiver sons désespérément belles. » dis-je. « Mais personne ne regarde plus le ciel. Qui marche à pied la nuit, à part les braconniers et nous ? »

Agnès leva la tête, suivit la direction de mon regard, mais ne dit rien. Elle m'offrit une cigarette que je n'osai pas refuser. Je ne trouvais ma pipe ni dans les poches de ma canadienne, ni dans la poche gauche de ma veste : elle devait être à droite, avec le revolver — et je n'avais pas le courage d'y mettre la main. Je balançais entre l'exaltation et une tristesse infinie.

Ah oui, le ciel est mortellement beau, mais il est vide. Inhabité. Quand je regarde les étoiles, je ne me sens pas tellement petit et humble. Je me sens seul.

Je tendis vers le sud ma main armée de la cigarette que je n'avais pas allumée. J'éprouvais un besoin irrésistible de troubler le silence.

« Voyez le Baudrier d'Orion. Très facile à repérer… Bételgeuse… Rigel… Sirius… Vous voyez Sirius… Vous remontez vers le méridien… Les Hyades… Aldébaran, l'œil du taureau, en langage zodiacal. Mais pour les petits paysans d'autrefois, c'était la mère poule avec ses poussins. Je veux dire : avant la télévision… »

Je bavardais comme une pie pour m'étourdir. Oublier je ne sais quoi. Que le ciel était vide ? Le ciel n'est pas vide. Il est plein comme l'escarcelle d'un vieux grigou ! Plein de lumières et de rêves fous…

Une étoile filante est passée, très bas, bien au-dessous de Sirius. Agnès a dit en baissant la tête : « Je n'ai pas l'habitude de regarder le ciel : ça me donne le vertige. »

J'avais aussi un peu de vertige et ma vue se brouillait. C'est approximativement à ce moment que le cri de la hulotte a retenti par trois fois.

Superbement imité !

— « Jeantou nous appelle. » dis-je. « C'est le signal. Il faut essayer de le rejoindre. »

Agnès fit un pas ou deux en avant, puis se retourna. Elle se jeta contre moi en disant : « Michel, j'ai envie de faire des choses extraordinaires, cette nuit ! ». Et elle écrasa ses lèvres sur les miennes.

Comme je n'avais pas bougé, elle avait fait un demi-tour et regardait donc vers le nord ou le nord-ouest, c'est-à-dire à peu près la direction d'où nous venions… Je n'eus pas le temps d'ouvrir la bouche. Déjà elle s'écartait de moi, montrant quelque chose par-dessus mon épaule.

« Mon Dieu ! Cette lumière… Regardez ! »

Je mis un certain temps à comprendre et à me retourner. Une énorme boule bleue (bleue et jaune, peut-être) semblait pulser de façon régulière. Je dus la voir — si je l'ai vraiment vue — à peu près cinq secondes. Nous nous regardâmes. Agnès frissonna.

« Si j'avais su qu'il ferait aussi froid, » dit-elle, « j'aurais pris mon manteau au lieu d'un imperméable. »

Je lui proposai de mettre ma canadienne sur ses épaules. Elle refusa, mais serra mon bras.

« C'est curieux, cette lumière. » dit-elle. « Qu'est-ce que c'était, à votre avis ? »

Je haussai les épaules en signe d'ignorance. Nous hésitions maintenant sur la direction à prendre : rejoindre Jeantou qui appelait, ou bien rebrousser chemin (c'est-à-dire marcher vers la lumière qui avait disparu). Puis Jeantou surgit en courant et en criant une phrase que nous ne comprîmes pas tout de suite — ni même plus tard, lorsqu'il la répéta près de nous, haletant. J'entendais : « lumière bleue… soucoupe volante… vu la soucoupe volante… ovni… un ovni ! ». C'était ce mot qu'il nous criait de loin, mais que la distance déformait. Je ne sais plus ce que j'ai pensé, cru, dit ou fait à ce moment. Peut-être regardai-je dans la direction de la lumière bleue, espérant qu'elle s'éclairerait de nouveau…

Jeantou nous entraîna de ce côté. La carrière abandonnée où nous avions laissé les voitures était à moins d'un kilomètre. Mais le père Tournecul ne nous avait pas rejoints. Agnès lâcha mon bras et me dépassa. Nous commencions à descendre. Nous suivions un sentier qui serpentait au pied d'une muraille de rocs blanchâtres. Agnès jeta sa cigarette qui s'éteignit en grésillant dans une flaque.

Le sentier se partageait en deux voies opposées : deux trous d'ombre dans les taillis épais. Jeantou s'arrêta.

« Écoutez !

— On dirait qu'on entend crier. » souffla Agnès.

— « Peut-être que c'est un ovni qui a atterri. » marmonna Jeantou. « C'est peut-être des… C'est peut-être les…

— Ou mon oncle qui parle tout seul ! » dis-je.

— « Il a peut-être vu quelque chose. » dit Jeantou sur un ton hargneux. Je suppose que mon cœur battait fort. Je ne croyais pas aux maraudeurs célestes, mais j'avais un doute. Un espoir, peut-être. Oui, un espoir — enfantin, merveilleux. La conviction de Jeantou m'impressionnait plus que le souvenir de la lumière bleue que je n'étais déjà plus très sûr d'avoir vue.

Presque aussitôt, éclatèrent deux détonations, coup sur coup.

« Il est fou. » dit Jeantou. « Il leur tire dessus ! »

Et je me demandai si Frédéric Jervin avait ouvert le feu sur des braconniers ou sur les passagers d'un ovni. Il y eut certainement un instant pendant lequel cette dernière hypothèse me parut vraisemblable. J'étais secoué. Je crois me souvenir que je tournais la tête dans tous les sens pour essayer de distinguer quelque chose ou quelqu'un dans l'ombre épaisse. Plus tard, j'eus très mal au cou.

Il y eut une troisième détonation, environ trente ou quarante secondes après les premières. Puis une quatrième.

— « Mon Dieu, » dit Agnès, « qu'est-ce qui est arrivé ? »

Jeantou se mit à courir et je le rappelai.

— « Ne nous affolons pas. Mon oncle a tout aussi bien pu tirer sur un lapin ou sur une chouette ! »

Des ajoncs secs, griffus, penchaient sur nous leurs grandes formes sombres de moines en prière. Jeantou continua. Nous le suivîmes.

Sur la falaise dominant la carrière, mon oncle gesticulait. Il brandit son fusil en nous criant d'approcher. Je lui répondis de descendre, qu'il allait se casser la figure. Des pierres roulaient sous ses bottes et tombaient près des voitures : sa stabilité était plus que douteuse. Jeantou, bon premier, le rejoignit au bout de la carrière, à côté d'une épave de camion. Il me parut tout à fait éméché. Il avait dû emporter une fiole dans la poche de sa capote.

— « … Trois ombres qui rampent vers moi, chose abominable ! “Qui va là ?” je crie. Peau de zébi en Arabie. “Wer da !” je fais en chose, en… Répondent pas, les salauds. “Attention !” que je gueule. “Vous avez devant vous Frédéric Jervin, bon pied, bon œil, un des meilleurs tireurs du Périgord. Je vous ai vus. Vous êtes trois. Je vous tiens dans ma chose, ma… Dites vos noms ou je tire comme qui tue.” Rien. Je tire. Pan ! Pan ! Y en a un tout petit qui se lève pour foutre le camp. Je tire. Pan ! Je le descends. Il tombe, je me précipite. “Sale braco !” je crie. Il se relève. Pan ! Je tire. Il retombe aussi sec. Je vois un éclair. Y en a un qui voulait me flinguer avec sa chose, sa… Je plonge, je me fous en boule. La chose, la rafale, je ne sais pas quoi, me passe juste au-dessus du chapeau. Il avait un silencieux, la vache, nom de Dieu ! Ils ont dû en profiter pour emmener celui que j'avais zigouillé. Ou peut-être qu'il était seulement blessé, chose abominable ! »

Mon oncle croyait avoir tiré sur des braconniers. Mais son récit, fait extrêmement curieux, concorderait tout aussi bien avec la version des extraterrestres. Je sais : il était saoul. Peut-être des mystérieux maraudeurs n'ont-ils jamais existé ailleurs que dans sa tête embrumée par l'alcool…

Nous avons fouillé les environs pendant près d'une heure. Jeantou est revenu dix fois à la carrière. Nous n'avons rien trouvé. Jeantou prétendait avoir relevé des traces suspectes. Le maire de Gonferrac, qui l'a accompagné plus tard, n'a rien remarqué.

Le père Tournecul nous a rejoints un long moment après à la carrière, sa musette bien bourrée. Il n'avait pas, je le répète, vu la moindre lueur.

Ce fameux halo — bleu ? — dont je me souviens si mal, ce n'était peut-être qu'un reflet de phares dans un banc de brume. Curieux effet, mais pas impossible. J'ai vu des phénomènes plus extraordinaires.

Le hasard a voulu que ces incidents ne soient pas ébruités. Sans doute manque-t-on de journalistes en Périgord. Dommage : quelle belle histoire de soucoupe volante cela aurait pu faire.

Et peut-être était-ce une soucoupe volante. Il y a, malgré tout, une petite chance. J'enrage en me disant que j'étais là et que je ne saurai jamais ce que j'ai vu. Que je ne saurai jamais si j'ai vu quelque chose !

Ai-je vraiment pensé à un ovni pendant quelques instants ? Et quand, au juste ? En voyant la lumière bleue ? En écoutant Jeantou ? En entendant les coups de feu tirés par mon oncle ? En outre, il me semble que j'ai oublié un détail important.

J'essaie de revoir cette lumière telle qu'elle m'est apparue quand je me suis retourné, aussitôt après le cri d'Agnès. En vain. Je ne peux retrouver mon impression première.

Je ne me souviens que de mes souvenirs.

Je ne crois plus à la mémoire.

J'envie et je déteste ces témoins tellement sûrs d'eux-mêmes.

Et le baiser d'Agnès, l'ai-je rêvé ?

Première publication

"les Maraudeurs galactiques"
››› le Popilius 3, [30 avril] 1975, publié à l'occasion du deuxième congrès national de la Science-Fiction française, Angoulême, 28 avril-4 mai 1975