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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Vieux marin

Le tableau représentait un voilier de la fin du xviiie ou du début du xixe : un trois-mâts barque ou quelque chose de ce genre. À défaut d'un grand talent, le peintre avait eu, sans doute, l'amour de la mer et des bateaux. Sa signature était illisible et même invisible. C'était donc, de surcroît, un homme modeste.

Monsieur Leblanc refusait de répondre à toutes les questions d'Adrien au sujet de cette toile. Monsieur Leblanc était le beau-père d'Adrien et trouvait comme tel que son gendre rêvait beaucoup trop depuis quelques mois : exactement depuis qu'il avait perdu son emploi de démarcheur au Crédit populaire. En fait, Adrien perdait régulièrement ses emplois au bout de deux mois ou de six. Et les situations que lui proposaient les parents d'Agnès ne lui convenaient jamais. De façon discrète, monsieur et madame Leblanc encourageaient leur fille à se séparer de ce garçon sans présent ni avenir.

Un jour, dans le hall de la belle maison bourgeoise de ses beaux-parents, Adrien vit le mur nu à la place du grand voilier. Il resta figé là, à regarder fixement la place vide. Deux jours plus tard, un autre tableau apparut. C'était une scène de moissons dans un style quasi réaliste socialiste. On ne lisait pas la marque de la moissonneuse-batteuse, mais tout juste. Bref, le message était clair.

Son inactivité forcée avait permis à Adrien de se rapprocher de son fils Frank, qui venait d'avoir quatorze ans. Ils se promenaient souvent ensemble et esquissaient de profondes discussions philosophiques qui tournaient court. Ils se passionnaient tous les deux pour les bandes dessinées de Frank. Et puis le jeune garçon avait trouvé au grenier une caisse où s'entassaient les livres et les illustrés que son père lisait vingt-cinq ou trente ans plus tôt. Adrien s'excitait en parlant des héros de son enfance. Il racontait à son fils les projets un peu fous qu'il avait formés à une certaine époque. Il était allé jusqu'à s'inscrire à un cours par correspondance pour devenir radio dans la marine marchande. Frank lui demanda pourquoi il n'avait pas continué. Adrien répondit en riant qu'il ne savait pas nager, ce qui l'avait dissuadé d'entreprendre une carrière dans la marine.

Entre-temps, Frank s'était lié d'amitié avec une jeune fille plus âgée que lui. Adrien aimait beaucoup cette Liliane, bien que son fils le délaissât pour elle. C'est en allant chez Liliane que Frank fit la connaissance de Pierre, le “vieux marin”. À son tour, il raconta : « C'est un vieux bonhomme qui a bourlingué partout. Il connaît le monde entier. C'est incroyable, chez lui. Il a une collection de maquettes, de tableaux… toutes sortes de trucs. Ses timbres, il les a donnés à Jean-Louis, le frère de Liliane. À Liliane aussi, il lui fait plein de cadeaux ! ».

Plein de cadeaux à Liliane, ce vieux bonhomme ? Ce fut peut-être ce détail qui décida Adrien à suivre son fils chez le vieux Pierre, qui disait se nommer Pierre La Meslée — mais ce patronyme avait probablement été emprunté à une célèbre famille française, les Marin La Meslée… Dans sa petite maison bourrée d'objets divers, évoquant la mer et les pays exotiques, le vieux Pierre ne s'animait que pour parler de ses voyages. C'était un homme d'environ soixante-dix ans, à l'air maladif, qui ne payait pas de mine. Adrien ressentit d'abord une certaine méfiance ; puis il se laissa fasciner par le personnage et son décor.

Après avoir écouté les histoires du vieux marin, il raconta à son tour certains épisodes de sa vie en les arrangeant un peu. Le vieux lui confia qu'il avait une propriété dans une île des petites Antilles. Il parla aussi de sa fille Gilberte, qui vivait à Paris mais qui allait peut-être revenir bientôt. Alors, peut-être, ils partiraient tous les deux pour les îles…

Adrien n'y croyait qu'à moitié ; mais il venait tous les jours écouter Pierre Marin, et réinventer son propre passé.

« Je cherche quelqu'un pour partir avec nous. » lui dit un jour le vieux Pierre.

C'est complètement fou ! pensa Adrien. Mais il était très excité et il se prit à rêver à cette Gilberte que son hôte le faisait admirer sur photo. Une collection de photos quelque peu anciennes, naturellement, et qui portaient d'autant mieux les rêves.

— « Mais, » dit-il, « je ne sais pas nager ! »

Le vieux décida que c'était sans importance. Finalement, Adrien accepta d'aller chercher Gilberte à Paris.

— « Si tu ne me la ramènes pas, » expliqua Pierre Marin, « elle va encore traîner des semaines et des mois. Je suis pressé. Je vais te donner une lettre… »

Une discussion avec Agnès, qui menaçait une fois de plus de retourner chez sa mère, acheva de décider Adrien. Il voulait justement aller à Paris pour négocier les livres et les illustrés retrouvés par Frank. C'était une bonne occasion de changer d'air et de donner une leçon à Agnès.

Il ne parvint pas à lire dans le train. Il s'endormit et rêva qu'il était officier-radio sur un bateau en feu. Le bateau coulait et il allait se noyer parce qu'il ne savait pas nager ! Il se réveilla. Grâce à Dieu, il était dans un compartiment de deuxième classe d'une solide voiture S.N.C.F... Il traîna longtemps sur les quais, fit quelque argent et se décida à appeler Gilberte au téléphone. Pour voir si elle existait… Elle existait ! Les explications furent un peu difficiles car elle était en compagnie d'un ami. Elle invita pourtant Adrien. Elle le reçut en négligé dans un coquet studio. Elle était un peu moins bien que sur les photos du vieux, mais assez plaisante quand même. Adrien apprit sans surprise qu'elle se nommait Gilberte Marin. Son père était Pierre Marin, et il n'avait jamais été marin. La propriété aux Antilles n'avait jamais existé. Adrien s'en moquait. C'était à Gilberte qu'il rêvait. Elle serait son île, la seule île qu'il connaîtrait jamais de sa vie. Pas une île déserte ; il vit bien qu'elle était, au contraire, très fréquentée… Mais après tout, il n'aimait pas la solitude.

Gilberte lut la lettre de son père. Il lui demandait de venir parce qu'il se sentait très malade.

« Et bien on ira. » dit-elle.

Adrien insista. Elle le pria de rester en attendant et s'occupa gentiment de lui. Au bout de deux jours, Adrien avait dépensé toutes ses économies ; il ne savait que faire. Heureusement, il avait pris un billet aller-retour. Puis un télégramme arriva, annonçant la mort de Pierre Marin.

Il fallut partir. Adrien et Gilberte ne voyageraient pas ensemble, mais ils se retrouveraient dans la petite ville. Aux obsèques, la jeune femme fit semblant de ne pas le reconnaître. Frank et Liliane étaient là. En revenant, il rencontra son beau-père.

« Adrien, j'ai justement une place pour vous ! »

Adrien répondit qu'il allait réfléchir.

Plus tard, il se rendit à la maison de Pierre Marin. Gilberte ne lui ouvrit pas. Elle écoutait de la musique : un air qui n'avait rien d'endeuillé. Il se rendit compte qu'elle n'était pas seule. Les jours suivants, il ne put s'empêcher de rôder autour de la maison. Gilberte, désormais, l'évitait avec soin. Il assista de loin à l'embarquement des collections du vieux dans la camionnette d'un brocanteur. Une statuette d'ébène tomba sur le sol, devant lui ; il la ramassa. C'était un chasseur noir, avec une sagaie brisée. Il aurait donc un souvenir du vieux marin.

Chez ses beaux-parents, le voilier avait repris sa place au mur. C'était peut-être un message de paix. Adrien accepta le travail proposé par un ami de monsieur Leblanc. Il s'agissait de porter le pain pour un boulanger qui desservait la campagne environnante. Adrien remit à son fils l'argent qu'il avait tiré des vieux livres et des illustrés.

« Tu achèteras un cadeau à ta Liliane, si tu veux… »

En livrant le pain, il passa souvent devant la maison du vieux marin. Une masure aux volets clos, aux murs gris mangés par la vigne vierge, avec une pancarte à vendre.

C'est très bien ainsi. Il faut savoir refermer une parenthèse.

Première publication

"le Vieux marin"
››› A&A 88, mars 1984