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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Mort d'un salaud

Duc, le berger allemand, monta derrière.

Benoît Vertal prit le volant, et Philippe s'assit à côté de lui, la tête droite, le cou tendu.

Une sorte de sourire crispait la bouche trop petite du jeune homme et découvrait ses incisives supérieures, petites aussi et cariées. Il promena ses mains devant lui, en un geste retenu, et ses yeux devinrent très humains un instant et exprimèrent une joie sérieuse, nullement enfantine.

Le chien eut un aboiement sec.

« On part. » dit Benoît.

Mais, une main sur le volant, il regardait son fils, de profil.

Trop petit pour son orgueil, un peu rond mais pas gras, Benoît Vertal se définissait spécialement par la sympathie, voir l'admiration qu'il éprouvait pour Mussolini, peut-être à cause de la similitude de leurs prénoms.

Ce matin, il pensait à la mort du Duce.

Il y pensait souvent. Il se disait qu'il était absurde d'y penser, dix ans après. Le monde est assez absurde, songea-t-il en démarrant distraitement. Mais il aimait bien la vie ; il se sentait vaguement heureux du projet qu'il avait fait, qu'il avait plutôt à moitié rêvé, cette nuit.

Le chien jappa d'aise.

« Duc ! » fit son maître.

Duc était un bon chien, et Philippe un idiot. Un idiot, oui, un simple d'esprit ; ils constituaient à eux deux toute la famille de Benoît Vertal.

— « Cent dix ! » remarqua Philippe, d'une voix dont on n'eût pu dire qu'elle était haute ou basse.

Il n'avait pas de voix à lui. Il n'avait pas de visage, non plus. À peine voyait-on ses taches de rousseur, ses dents mal plantées, ses yeux inexpressifs.

— « Au fond, » murmura Benoît pour lui-même, « le Duce était un homme bien. Seul Hitler était fou. ».

Mais dix ans après, cela valait-il la peine d'y penser ? De Mussolini, il aimait l'échec, la mort. Il avait la tête pleine d'idées de grandeur, mais il restait un petit bourgeois. Il avait beaucoup d'orgueil, mais aussi trop d'intelligence pour aimer la victoire.

La route s'en allait, droite, entre les vignes, les bois. La fraîcheur octobrienne entrait par la glace ouverte.

Un cycliste apparut qui roulait vite, courbé. Philippe, les mains appuyées sur les coussins, de chaque côté de lui, se souleva légèrement, dit : « Écrase-le. ».

Benoît se mit à rire avec douceur.

— « Mais non ! Il ne faut pas l'écraser, c'est pas un salaud.

— Ah ! C'est pas un salaud. » répéta Philippe d'un air déçu.

Son père expliqua, posément, tandis qu'il accélérait : « Mais non ! Je ne sais pas si tu l'as reconnu : c'est un ouvrier agricole ; il travaille à Saint-Pierre. En général, les ouvriers agricoles ne sont pas des salauds. ».

Derrière, le chien s'agita et gémit.

« Tranquille. » dit Benoît.

Il s'inquiétait, ce chien. À la maison, il suffisait qu'on lui criât « Duc ! Y a un salaud ! » pour qu'il se jetât sur le premier venu et le mît à mal.

« Il y en a parmi eux » ajouta Benoît, « mais en général…

— C'est vrai, » dit Philippe, gravement, « c'est surtout en ville qu'il y a des salauds.

— Peut-être. »

Les choses ne sont pas si simples, pensa Benoît, avec plaisir. Mais son fils était trop demeuré pour comprendre.

« Un jour, » lui dit-il avec tendresse, « nous rencontrerons un vrai salaud et nous le tuerons. »

Il s'écouta répéter « Nous le tuerons. » et scruta le visage bête, fermé de son fils. « … Un vrai salaud et tu le tueras toi-même ! »

Heureux, Benoît se dit que Mussolini, son héros, eût parlé comme lui.

Il rappela à son fils : « Philippe, tu me feras penser de prendre un litre d'huile et des lames de rasoir. ».

Benoît Vertal possédait une scierie, dont il s'occupait plus ou moins, et qui lui rapportait un petit revenu. Mais son travail lui laissait le temps de rêver ; il aimait beaucoup rêver.

Il ne manquait pourtant pas de sens pratique. Sa femme était partie avec un Parisien en vacances, quand leur fils avait deux ans. Depuis il s'était toujours débrouillé seul, assez bien.

Il s'enorgueillissait même de ses qualités de maître de maison.

Maintenant, il se penchait avec intérêt sur ses comptes du mois de septembre.

Dans cette petite pièce qu'il appelait son bureau, il y avait une table encombrée de papiers, de classeurs et de livres, puis deux chaises, une bibliothèque ; enfin une glace en face de la table pour qu'il pût se voir en travaillant.

Il avait un goût profond pour la comptabilité.

Dépenses pour le mois de septembre 1955 (y compris le salaire de la femme de ménage et les charges sociales) : 46 815 francs.

Heureusement, la propriété exploitée par un métayer italien fournissait le vin, la volaille, les œufs, les légumes, plus deux cent mille francs de recettes par an. Benoît avait aussi un portefeuille d'assurances, comme tout le monde. Philippe bricolait, s'occupait du jardin et des bêtes qu'ils élevaient, poules et lapins, puis il chassait, par simple cruauté. Benoît, lui, ne prenait pas souvent le fusil. Il aimait les bêtes ; il n'était pas cruel.

« Bon, » grogna-t-il, « nous allons finir par dépenser cinquante mille francs par mois. »

Il envisagea une réduction des dépenses pour octobre, de quinze pour cent.

Lui, Benoît Vertal, aurait aimé être un homme célèbre, mais il n'avait aucun moyen de le devenir, et il le savait car il était assez intelligent. Aucun moyen à part le projet ; le projet qu'il avait rêvé l'autre nuit. Il s'émut en y pensant.

Il se leva, sortit, d'un seul mouvement, appela : « Duc ! ».

Le chien bondit et ensemble ils se roulèrent avec virilité sur la pelouse, déjà semée de larges feuilles jaunes de peuplier. Duc jappa, mordilla. Son maître riait, zézayait, lui parlait comme à un enfant. À quarante-cinq ans, Benoît Vertal était resté un homme jeune et sain.

Il rentra, marcha jusqu'à la glace, puis, le menton entre les doigts, il se fit un regard dur. Il se cambra ; il avait la taille de Napoléon. Mais Mussolini était-il grand ? On ne sait pas, on ne se rappelle plus. Il repensa au projet. Comme il était nerveux ! Il ouvrit la fenêtre, cria : « Duc ! Y a un salaud ! ».

Le chien sauta sur ses pattes, courut, tourna la tête de tous côtés et ne vit rien. Alors, il revint vers son maître et lui adressa un tel regard de reproche que Benoît en eut les larmes aux yeux.

« Mon petit Duc, » dit-il, « pardon. J'ai pas fait ça pour me foutre de toi. Duc ! Duc ! ».

… Naturellement, il y avait les réparations de la voiture : 5 500 francs. Mais il faudrait encore changer un pneu avant la fin de l'année. Impossible de rogner là-dessus. Benoît savait que Garzoni, son métayer, lui avait volé un veau de 50 000 francs, soit 25 000 francs de perte. Non que Garzoni fût un salaud, mais il avait cinq gosses et il venait d'acheter une moto. Son patron songeait qu'il ne possédait qu'un cyclomoteur, lui, en dehors de son indispensable voiture.

Mais il ne voulait pas faire d'histoires. Il avait beaucoup de respect pour les travailleurs. Il appelait son métayer “monsieur Garzoni”.

Viviane était une belle fille, vingt-deux ans plus tôt, la plus belle du canton de Chignac. Elle rêvait de travailler à Périgueux, mais son père, facteur, et sa mère, qui tenait bistrot et gérait une cabine téléphonique, refusèrent de la laisser partir. Ils la marièrent donc au fils Vertal qui avait fait des études et inspirait confiance. Déjà Benoît voulait devenir célèbre et Viviane s'en exalta — il crut qu'elle s'exaltait. Lui éprouva pour elle, tout de suite, un grand amour esthétique. Il regretta de n'être pas un homme ordinaire pour mieux l'aimer, mais il estimait, non sans orgueil, que sa personnalité s'accordait mal des sentiments humains. Il l'épousa avec l'intention précise de l'initier à la vie et à la culture, et de prendre sur elle une autorité douce et complète. Il voulait en faire non pas sa “chose” mais une partie de lui-même. Il avait imaginé qu'elle l'aimait passionnément, qu'il comptait seul pour elle, et qu'elle accepterait tout de lui. Or il se trompait ; il s'était complètement trompé. Elle l'aimait bien pourtant ; elle aurait préféré travailler à Périgueux. Pendant six mois, Benoît passa son temps à caresser cette jolie blonde sculpturale et dolente, blanche de peau et douce d'humeur. Elle acceptait tout de lui ; elle se laissait prendre quand il voulait, comme il le désirait. Une fois, le soir de la fête au village, il le fit sous les yeux des jeunes gens, et elle ne protesta pas. Mais elle avait sa vie à elle, ses refuges médiocres, tellement insignifiants que Benoît ne les voyait pas. Ses rêves étaient romanesques pour elle, mais d'un romanesque si pauvre, si étriqué, si peu exigeant que le mot n'a plus de sens ici. Son existence auprès de son mari ne manquait pas d'insolite, et ce qui aurait pu lui sembler odieux ne la choquait même pas. Mais elle cherchait autre chose. Elle était bête.

Ils eurent un fils que Benoît nomma Philippe, mais qu'elle aurait voulu appeler Jean. Elle l'aima un peu, d'abord d'une manière animale, puis avec distraction. Benoît était assez heureux ; il regrettait seulement que sa femme ne comprît jamais rien. Mais physiquement elle lui donnait de grandes satisfactions. Il oubliait un peu les rêves de gloire de sa jeunesse et perdait ainsi la seule chance qu'il avait de garder Viviane.

Un garçon de Paris qui n'était même pas peintre ni assistant metteur en scène, mais quelque chose comme “conseiller juridique”, vint en vacances dans le pays. La jeune femme fut très intéressée. La première fois qu'ils se rencontrèrent, ils firent l'amour sans savoir quoi se dire, et Viviane parla si peu que le garçon la crut intelligente. C'était bien fait pour lui. Ils ne s'aimèrent sans doute jamais — quoiqu'elle n'eût pas hésité à le suivre à Paris. Elle aurait peut-être préféré travailler à Périgueux.

Benoît profita des circonstances pour faire une démonstration de sa grandeur d'âme. Il montra un visage impassible et entreprit d'élever le gosse. Il obtint le divorce à son profit.

Il espéra d'abord que Philippe serait intelligent et, vaguement, il rêva pour lui de Polytechnique ou de Normale Sup. Mais l'enfant était “bête et sournois” ; il mangeait de petits insectes et se mettait soudain à crier, comme un chien hurle à la Lune, sans raison, peut-être pour le plaisir. Benoît décida alors de cultiver ses dispositions et d'en faire un monstre.

Peu à peu, il prit goût à l'expérience. Il ne se donnait guère de peine ; il encourageait simplement les tendances les plus malsaines de son fils : sa cruauté, sa saleté morbide, sa mythomanie. Pour le reste, il se laissait aller à sa fantaisie. Pour ses premières années, Philippe eut une éducation à la fois libre et féroce, quasi surréaliste. Benoît se laissait entraîner par le jeu, et il perdait parfois toute mesure ; il lui arrivait de boire et de donner au petit de véritables leçons de délire. Puis son ardeur s'émoussa ; il trouva ennuyeux de voir grandir auprès de lui une sorte de bête. Mais quoi qu'il eût fait, Philippe eût toujours été un peu simple. Ce crétinisme dirigé aboutit à un animal assez domestique aux réactions parfois imprévisibles, mais un animal. Et quand l'animal eut quelques sentiments humains, depuis longtemps son père avait perdu l'habitude des sentiments humains. Il ne sut pas les reconnaître ; c'était dommage : s'il les avait reconnus, il se serait attendri et leur vie en eût été changée.

Philippe quitta l'école à dix ans. Il était trop anormal pour qu'on l'y gardât plus longtemps. Après comme avant, il n'apprit pas grand-chose. Il se promenait en chantonnant ; il tuait des bêtes ; il s'amusait à construire sur le ruisseau des sortes de moulins qu'il démolissait ensuite à coups de pied ; quelquefois il se racontait des histoires, et c'était alors qu'il semblait le plus fou ; ou bien il se cachait pour guetter les gens.

Il avait la passion des visages. Rien ne lui échappait de ceux qu'il pouvait observer : la couleur des yeux, la forme de la bouche, les rides et les tics. Pour en parler seulement il trouvait assez de mots. Avec son vocabulaire misérable, il savait très bien peindre les êtres dans leur diversité. Par une description balbutiée, il vous faisait apprécier la beauté d'une femme.

Il assimilait très bien la haine, seul sentiment que son père se donnât la peine de lui inculquer. Mais il haïssait sans passion, avec naturel, avec naïveté.

Benoît, qui avait un sens aigu de la justice, lui apprit à haïr sa mère. Cela lui paraissait assez juste. Mais Viviane, pour Philippe, n'était qu'une ombre oubliée.

Quant aux autres, ceux qu'il devait haïr aussi, son père les désignait sous le nom générique de “salauds”, et s'il demandait une explication, alors on lui répondait par un discours fumeux, dont il ne comprenait jamais le premier mot. Il en souffrait, Philippe ; il était comme un jeune chien qui n'a rien à mordre pour se faire les dents.

D'énervement, Benoît rejeta les couvertures et aussitôt frissonna, car la fraîcheur de la nuit tombait par la fenêtre ouverte.

Il vit la clarté figée de la Lune et ferma les yeux pour chasser ce spectacle trop familier, qui lui pesait comme une condamnation à un sort immuable. L'exaltation, une sorte de joie, le firent se tourner, se retourner.

Il venait de découvrir, il venait de rêver enfin un moyen de connaître le bonheur de la célébrité. Depuis tant d'années qu'il le cherchait ! Mais était-ce bien possible ? Il aurait fallu la vérité du jour, la dure épreuve du jour pour le dire. Vite, que le Soleil se lève ! Il tordit un coin de son drap entre ses doigts.

D'abord, il avait pensé à écrire. Mais il ne pouvait pas raconter des histoires, parce qu'il était rigoureusement incapable de se mettre dans la peau des autres. Il composait de médiocres pamphlets essoufflés, des réflexions sans relief. Il arrêtait d'ailleurs au bout de quelques pages et, quand il relisait, il ricanait amèrement jetait tout au feu, car il ne manquait pas d'esprit.

Puis l'idée lui était venue de commettre un crime prestigieux, d'être ainsi la vedette d'un grand procès d'assises.

Mais il tenait à échapper au châtiment pour jouir de sa gloire. Tout châtiment avait fini par lui sembler absurde. Lui, un homme de justice — croyait-il —, haïssait maintenant la justice des Hommes. Il lisait Détective et il trouvait sordides, écœurants de banalité les drames qui y étaient relatés. Il voulait pour son crime plus de lumière et plus d'ombre à la fois. Mais il y avait le risque, peut-être vingt ans de prison ou plus, et il ne voulait pas le courir ; il ne voulait pas courir un tel risque. C'était insoluble.

Et brusquement, cette nuit, il pensa à faire tuer quelqu'un par son fils. L'inspiration était belle.

Philippe serait sans doute interné, et lui, Benoît, verrait ainsi couronnée l'espèce de vengeance obscure, informulée, qu'il assouvissait secrètement depuis près de vingt ans, depuis le départ de Viviane. Certes, il n'abuserait pas complètement la justice ; il ne le souhaitait pas. On le tiendrait pour responsable ; on le jugerait. Il aurait un grand procès, poignant d'incertitude. Lui, il serait tour à tour hautain, séduisant, énigmatique, roué, et avec l'habileté, l'intelligence qu'il sentait bouillonner en lui, oui, il s'en tirerait. On prendrait violemment parti pour ou contre lui, la Presse lui consacrerait de larges colonnes. (La droite serait pour lui, il le sentait ; il en éprouvait même quelque amertume. Il est vrai qu'à Périgueux rien ne ressemble tant à la droite que la gauche.) Avec un peu de chance et plus d'adresse, il vivrait le “procès du siècle”, et serait finalement acquitté, ou condamné pour la forme.

« C'est possible ! C'est possible ! » cria-t-il d'une voix étouffée.

Il imaginait la scène : « Accusé, levez-vous ! ». Réticent au début, le public serait bientôt avec lui. Mais pour finir, acquitté ou pas, le mystère resterait. Benoît rentrerait chez lui ; on l'admirerait peut-être, on le craindrait, en tout cas. Et personne, jamais, ne saurait la vérité.

Oui, c'était possible, mais il fallait y penser longuement avant de rien faire, comme on pense à une histoire qu'on veut raconter.

Le matin, il prit la Traction pour aller à Chignac, avec Philippe.

Il n'y pensa guère.

Philippe, l'ignorant, l'idiot, Philippe écrivait.

Il écrivait des sortes de poèmes et aussi des lettres à des correspondants plus ou moins imaginaires. Mais tout cela n'était même pas génial, et rien ne rachetait son ignorance et sa bêtise.

On doit, d'ailleurs, renoncer à reproduire son orthographe qui était celle d'un enfant du cours élémentaire. Il se servait d'un gros crayon bleu, de menuisier, et il ne pouvait loger plus de quatre ou cinq mots par ligne.

Monsieur madame

Ce monsieur et cette dame n'existaient pas. Dommage.

Vous savez bien comme je vous aime aussi je vous demande pas d'argent mais je voudrais que vous faites que j'aie mon permis de chasse ils me refusent toujours de me donner mon permis de chasse c'est parce qu'ils croient que je suis trop bête pour avoir un fusil c'est mon père qui le leur dit c'est des salauds mon père me donne un fusil pour aller à la chasse mais je suis tout le temps obligé de me cacher parce que j'ai pas de permis alors je suis bien malheureux monsieur madame il faut que vous m'aidiez parce qu'il y a que vous qui m'aimez je voudrais bien avoir mon permis de chasse et plus tard mon permis de conduire et y a que vous qui pouvez m'aider les autres c'est tous des salauds…

Assis sur le perron de sa villa campagnarde, Benoît Vertal cajolait le siamois en lui disant des mièvreries : « Mimi mi mi petit zalaud, petit zalaud ! » Pour faire de Duc l'ennemi juré des “salauds”, son maître s'était servi des chats qu'il affublait de cette épithète désobligeante. Il n'y pensait pas sans confusion. Il est dans la vie de petites compromissions que Benoît Vertal, féru de sa grandeur d'âme, n'acceptait qu'avec honte.

« Petit zalaud, petit zalaud ! »

Philippe arriva en traînant ses savates. C'était un grand jeune homme mince, un peu voûté, au long cou de fille.

Sur la peau très pâle de son visage, les taches de rousseur avaient un air malsain.

— « Je veux un fusil. » dit Philippe.

Il prononçait fusile.

Benoît le regarda en pensant à autre chose.

« J'aurai vingt ans ce mois ; » dit le garçon avec une certaine fierté, « je veux un fusil.

— Ah bon ! » fit son père. « T'auras vingt ans… »

Il prit un accent de moquerie.

« C'est ben dommage que tu puisses pas faire un soldat ; t'aurais ben un “fusile”. »

En regardant son fils, Benoît se rappela la blancheur de Viviane. Elle était peut-être belle encore, à quarante ans. Il en eut mal au ventre. Malgré les taches de rousseur, le garçon ressemblait indécemment à sa mère.

Il ne fallait pas que le crime de Philippe — ou de Benoît — fût commis avec un fusil ; la responsabilité du père risquait alors de ne pas apparaître assez nettement. Et adieu le grand procès ! Benoît avait acheté un automatique de Manufrance. Il le montrerait à Philippe et dirait négligemment : « Un jour, tu rencontreras un vrai salaud et tu ne le manqueras pas. ».

Le hasard fit le reste.

La lettre de Viviane fut pour Benoît une grande surprise :

Mon fils a maintenant vingt ans ; je veux le voir. Je sais qu'il est un peu simple et qu'il vit toujours près de vous. Arrangeons une rencontre et, si ce n'est pas possible, je viendrai chez vous.

Benoît rêva longuement à la chair blanche de celle qui avait été sa femme. Il ressentit un peu de haine pour elle, au souvenir de son corps. Pas beaucoup : quelque chose comme de légers picotements de haine.

Puis il pensa… Non, c'était trop beau ! Pousser l'idiot à tuer sa mère. Si ça marchait, il le tenait, oui, son “procès du siècle”. Cette occasion parfaite qu'il avait en vain tenté d'imaginer, il l'avait là, offerte comme le plus beau cadeau que Viviane lui eût fait depuis le don de son amour.

Plusieurs heures, il fut si énervé qu'il n'y put réfléchir sainement. Puis il répondit à Viviane :

Venez chez moi ; vous verrez votre Philippe, mais attendez-vous à une mauvaise surprise.

Enfin, il prépara son fils. Il lui montra l'arme, qui était belle. Il lui parla de cette femme qui allait venir, une vraie garce, « un salaud en jupons » précisa-t-il.

« Elle nous veut du mal, à toi et à moi. » dit-il d'un air sombre. « Et elle peut nous en faire beaucoup. »

Il ajouta, les mâchoires crispées : « Si quelqu'un mérite cent fois la mort, c'est bien celle-là ! ».

Il s'écoutait parler ; ce qu'il disait lui semblait énorme. Mais il se rassura en songeant que ce n'était nullement extraordinaire pour son fils.

Une nuit, il se leva et réveilla Philippe pour lui dire : « Cette femme, si elle vient, il faudra la tuer. ».

Douce complicité de la nuit : Philippe, à moitié endormi, se frotta les yeux et murmura : « Oui, oui, il faudra la tuer. ».

Benoît essayait de se persuader que tout irait bien, qu'il avait mis dix-huit ans pour faire de son fils un monstre et qu'il pouvait avoir, maintenant, pleine confiance dans sa cruauté. Mais il n'aimait pas l'improvisation ; il avait l'impression qu'il allait tout gâcher, et gaspiller surtout cette chance que lui offrait l'arrivée de Viviane.

Enfin, elle annonça qu'elle serait là dans trois jours.

On l'attendit.

L'autobus de Périgueux passait à trois heures et quart. À deux heures et demie, Benoît se souvint de la mort de Mussolini et une bile amère lui monta à la bouche. Pendant quelques instants, il eut la nausée. Le Duce était pourtant un homme bien.

Il n'avait mis qu'une balle dans le revolver. C'était assez, car Philippe tirait bien ; il venait de s'exercer toute la semaine. Et son père craignait qu'il lui prît aussitôt la fantaisie de se faire justice. On ne sait jamais. Cela risquait de gâcher le procès.

Viviane débarqua. Elle avait bien vieilli, mais elle était encore belle. Benoît, un peu gêné, la fit entrer dans le salon, toujours orné de tableaux rustiques et de vases en cuivre. Il ouvrit la fenêtre, car la chaleur du radiateur était écœurante. À côté, la femme de ménage frottait un parquet ; dehors, un vieil homme raclait les allées du jardin. Benoît avait prévu les témoins.

Ennuyée, gauche, Viviane triturait son sac à main.

« Je suis venue pour voir mon fils. » disait-elle. « Le passé est si loin. J'espère que vous ne m'en voulez pas. »

Mais il n'écoutait pas.

Philippe entra en hésitant et se tourna vers eux. Viviane blêmit. Le jeune homme scruta ce visage qui lui rappelait… il ne sait quoi au juste. Il sourit.

Benoît se mit à se ronger les ongles.

Viviane cria et recula vers la fenêtre, instinctivement.

Alors, Philippe découvrit le revolver dans sa main et le regarda avec une surprise énorme. Puis il tira sur son père et le tua d'une balle dans la tête.

Première publication

"Mort d'un salaud"
››› Nouvelles 3 (anthologie sous la responsabilité de : Françoise Mallet-Joris ; France › Paris : René Julliard, premier trimestre 1958 (4 février 1958))