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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury les Négateurs

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Négateurs

Nael Wan sortit du collecteur principal Ver de Lune à proximité d'un endroit appelé Fourneau Chimique. C'était une ancienne centrale nucléaire, habitée par une secte de coureurs, les Lièvres fous. Il activa ses raquettes électriques et contourna prudemment l'endroit. Il se dirigea à bonne allure vers la constellation d'Orion, marquée sur sa territoriette par un quadruple point. Il s'était dit cent fois : Si ça continue, je déserte ! Il savait bien que cela continuerait, cent ans, mille ans ou plus. Et on pouvait considérer sa fuite du collecteur comme une désertion définitive.

Outre la territoriette, son “foulard” à trame magnétique contenait une “foule” de données et notamment des renseignements sur le secteur. Il vérifia que la constellation d'Orion se composait d'un monastère, de Foe, monarque Stu Liju ; d'un village, Lassac, consul Abdesselam Ottman ; d'une commune, Edjedi, communier Raïndi Zaral ; d'une usine, Jalberg, ingénieur Vari Golfer… À l'intérieur du foulard se trouvait aussi un détecteur de radiations ; il le déploya entre ses deux bras tendus. Le dragon qui s'étalait sur toute la largeur de l'étoffe ne changea pas de couleur : on pouvait y aller.

Tout en glissant le long de la piste mal entretenue qui conduisait à la constellation, il promena sur une autre partie du foulard le lecteur optique incrusté à la pointe de son index gauche. Les renseignements qu'il pouvait obtenir de cette manière étaient d'une valeur très relative. La trame présentait des traces très sérieuses d'usure et même, à un certain endroit, une minuscule déchirure. En outre, la programmation du foulard était déjà ancienne.

Les données s'imprimèrent en idéogrammes autour de sa main et le long de son poignet. Il les lut d'un coup d'œil. Jusqu'au début de 2466, la région d'Orion avait été relativement tranquille. On signalait quelques incursions des Dados, sur leurs deltas solaires, et en particulier la bande de Faucon du Caire. Aucun Typhoon n'avait jamais été vu dans le secteur. Les Jongleurs de Loal Japan Trevog et de Kalo Timuji étaient basés entre le Verseau et le Lézard ; leur zone d'influence ne semblait pas s'étendre jusqu'à Orion… Rien, naturellement, sur les Négateurs. Les dossiers vaisseaux de la géoprogrammation jetaient dans le ciel des mises en garde terrifiantes du style : Les Négateurs sont le pire danger que l'Humanité et la civilisation aient jamais connu ! Mais sur les derniers documents qu'ils fournissaient à leurs derniers serviteurs, ils oubliaient toujours de mentionner la secte maudite.

De toute façon, Nael n'avait qu'une confiance très limitée en son foulard, qui n'avait jamais signalé aucun Robot dans la portion du collecteur desservant le Bouvier, la Poupe, le Petit Chien et Orion. Pourtant, les Robots étaient bien là, et depuis longtemps. Il avait passé des mois à les fuir ou se battre avec eux. Il y avait surtout Moar Gung et sa bande loqueteuse de Robots clowns, qui faisaient la loi dans le collecteur secondaire du Petit Chien. Et cela bien avant la programmation du foulard. Non, les géoprogrammateurs n'étaient plus vraiment dans le coup. Ou bien…

Nael Wan filait sur ses raquettes porteuses en direction d'Orion. C'était un bel après-midi d'automne. Octobre 2466. Le soleil commençait à descendre sur l'horizon rose orangé. Le temps était encore chaud mais, à l'approche du soir, un vent piquant se levait, soufflant de l'est. L'air était très pur… Les géoprogrammateurs avaient enterré l'industrie et les voies de communication ; ils avaient aussi replanté un milliard d'hectares de forêt à la surface et purifié pour quelques siècles l'atmosphère de la planète. À quel prix ? Eh bien, l'ère de la géoprogrammation s'achevait : mieux valait ne plus y penser. Mais l'ère s'achevait-elle vraiment ? Les Stellarques (maîtres des constellations) qui allaient probablement succéder aux géoprogrammateurs, feraient-ils mieux, ou simplement aussi bien ? Nael en doutait. Il força l'allure. Il lui fallait être admis à la constellation avant la nuit. C'était un impératif de sécurité. Il voyait nettement les toits du village, à deux ou trois kilomètres devant lui, aigus, bleus au point de se confondre parfois avec le bleu du ciel. Il traversa un pré communal, longea une forêt dense, qui appartenait au monastère, ainsi qu'en attestait une plaque lumineuse, et il déboucha sur la route qui conduisait au village.

Il décida de la suivre, bien que ses raquettes lui eussent permis de se déplacer sur n'importe quel terrain. Il glissa avec aisance sur la chaussée mal entretenue, irrégulière et déformée. Il arriva à proximité du village.

Cinq personnages aux vêtements bariolés se tenaient devant le pont de transit. Hommes et femmes portaient des cercles de métal poli aux poignets et autour de la tête, ainsi que des plaques-miroirs sur les épaules et la poitrine. Nael reconnut un groupe de Jongleurs.

Un homme s'avança à la rencontre du visiteur. Il avait une courte tunique blanche, semée de taches multicolores, sur un pantalon à rayures rouges. Il avait un chapeau à plumes et des bottes d'officier d'État. Il marchait en jonglant avec quatre boules diversement colorées…

Le foulard s'était trompé. Ou bien sa programmation était périmée. Les Jongleurs étaient à Orion !

Nael pouvait encore fuir. Mais il hésita. Et, aussitôt, ce fut trop tard. Il regarda les boules : une jaune, une rouge, une bleue et une blanche. Il connaissait la règle du jeu. Trois de ces boules étaient inoffensives. La quatrième était une grenade à rayons, ou quelque chose de ce genre, qui le ferait mourir lentement, dans de terribles souffrances, sans abîmer ses vêtements, son équipement, ni aucun des objets qu'il portait sur lui. À condition que les Jongleurs ne trichent pas — et ils trichaient assez rarement —, Nael n'avait qu'une chance sur quatre de mourir. Était-ce beaucoup ? Était-ce peu ?

Il réfléchit. C'était trop…

Maintenant qu'il avait rejoint la surface, il avait envie de vivre. Une chance sur quatre de mourir sur le seuil d'une existence nouvelle, depuis longtemps désirée, c'était mille fois, cent mille fois trop !

Il fit face au Jongleur qui continuait de lancer en l'air ses boules maléfiques. L'homme le regardait d'un air sarcastique et méprisant. Il cria : « Choisis ! Une boule ! Vite ! Choisis tout de suite ! C'est la loi de la Jongle ! ».

Instinctivement, Nael se révolta. Il ne voulait pas obéir à la loi de la Jongle.

— « Non, non, non ! »

De toutes ses forces, il nia. Il tendit les deux mains vers le Jongleur, balança son foulard en hurlant : « Non, non, non… ».

Rien que ce mot, non, avec une étrange puissance, née du désespoir. Il se rendit à peine compte qu'il défiait follement les Jongleurs. La violence de la Négation l'emportait corps et âme.

Le Jongleur parut un instant pétrifié par la surprise. Les boules s'entrechoquèrent dans ses paumes et ne s'envolèrent plus.

« Non, non, non, non… » psalmodiait Nael.

C'est ainsi qu'il devint, presque sans l'avoir voulu, un Négateur.

Il l'apprit plus tard, le Jongleur qu'il avait défié était le redoutable Kalo Timuji en personne. Kalo Timuji avait eu peur de lui ; il avait interrompu le rituel sacré de la Jongle. Il avait empoché ses boules ; il avait rejoint ses quatre compagnons en gesticulant et en marmonnant d'obscures conjurations…

Comment un Jongleur avait-il pu se laisser influencer aussi facilement ? Les vrais Négateurs étaient-ils donc si terrifiants ?

Les cinq Jongleurs s'étaient rassemblés en dégageant l'entrée du transit. Chacun d'entre eux serrait une boule, une seule, dans la main droite. Ils regardaient Nael en criant : « Démon ! démon ! ». Kalo Timuji leva le poing en un geste de menace dérisoire.

Nael courut vers le village. Il répétait sans fin sa litanie protectrice : « Non ! non ! non ! ». Il lui semblait qu'il risquait de retomber au pouvoir des Jongleurs s'il arrêtait une seconde de prononcer la syllabe toute-puissante. Les gens du village s'écartaient de lui avec une crainte respectueuse.

Ils me prennent donc aussi pour un Négateur ! pensa-t-il, un peu horrifié.

Il erra un moment dans les petites rues de Lassac. Le soir tombait. Il demanda à un passant de lui indiquer le centre administratif du village. On lui conseilla de se rendre au bureau de tabac. Les habitants des constellations étaient grands fumeurs de toutes sortes d'herbes, dont l'administration s'octroyait le monopole. Le Bureau des Tabacs, Haschichs et Arômes était le centre vital de Lassac. Une employée reçut Nael et lui offrit une cigarette.

« J'étais mécatronicien au service d'entretien du collecteur principal. Depuis longtemps, mon administration me priait de déserter. Me voici ! »

Un homme s'approcha.

— « Vous ralliez la constellation d'Orion ?

— Pourquoi pas ?

— Êtes-vous un Négateur ? »

Nael ne répondit pas. Il s'était mis dans une situation affreusement fausse et tout à fait inextricable. Répondre « Oui. », c'était formuler nettement le mensonge. Répondre « Non. », c'était l'enfoncer dans l'esprit de ses hôtes… Alors, il se tut. Mais “qui ne dit mot consent”. Il sentit qu'il était pris au piège.

« Vous êtes ici chez vous. » dit l'homme. « Jusqu'à preuve du contraire. Notre communauté est la plus hospitalière que vous puissiez rencontrer sur votre chemin, qui que vous soyez. Mais vous allez devoir me remettre votre foulard… »

Nael s'exécuta avec un soupir. La géoprogrammation était peut-être moribonde, le foulard usé et périmé… Il commanda un verre de vin doux au bar du bureau de tabac. La serveuse refusa avec un sourire sa carte bancaire et ses pièces de métal.

— « Vous paierez plus tard. »

Le buraliste en personne, un homme de haute taille, aux longs cheveux blancs, vint lui remettre ses bons de séjour : trois repas et deux nuits à l'auberge du Chien savant. Le déserteur devrait se présenter de nouveau s'il désirait encore rester à Lassac après avoir utilisé ses bons.

Dès le lendemain, il fut convoqué par le consul Abdesselam Ottman. Il se rendit aussitôt au consulat du village, où Ottman le reçut bientôt. C'était un géant presque chauve muni d'une prothèse optique. Il avait le visage gras et doux, la bouche édentée.

Il sourit à son visiteur, dont le regard s'était posé un peu longuement sur ses lèvres.

« Un accident. » dit-il. « Il en arrive beaucoup, par ici. Et nous n'avons pas de dentiste au village. C'est le prix de la liberté. Il y en a au monastère et à l'usine. Mais ces gens-là ne nous aiment pas… Ou peut-être n'aiment-ils pas la liberté !

— La géoprogrammation se dissout, » dit Nael, « et les communautés se déchirent ! Où va le monde ? »

Ottman hacha gravement la tête. Nael prit l'offensive.

« Est-ce la coutume que le consul du village reçoive tous les nouveaux visiteurs ?

— Il n'y a pas beaucoup de visiteurs en ce moment. » dit Ottman.

— « À cause des Jongleurs ?

— À cause des Jongleurs. Et aussi des Dados, des Typhoons… et des Négateurs ! »

Le consul se tenait tout au milieu d'une vaste salle aux lambris et aux dalles peintes. Nael s'assit près de lui, sur un siège rond et profond. Il leva les yeux. Un lustre de cristal se trouvait juste au-dessus de sa tête. Ce n'était pas un hasard. Sur un simple geste de son interlocuteur, l'objet l'écraserait, l'inonderait de rayons caloriques ou l'entourerait d'un champ de force, selon sa nature ou sa programmation…

« Officiellement, » dit le consul, « vous êtes un technicien du collecteur en désertion légale. Mais, d'après certains témoignages que je ne peux mettre en doute, vous êtes aussi un Négateur ! Un Négateur d'espèce rare… un solitaire, s'il y en a. Vous aviez un foulard magnétique modèle géoprogrammé Eufro-Géant 58, un peu usagé… mais qu'est-ce qui n'est pas usagé dans ce monde ? Je vais vous le rendre dans un instant… À mon avis, vous pouvez être à la fois un technicien d'État affranchi et un apprenti Négateur ! »

Nael observa longuement le consul, dont le regard artificiel le mettait mal à l'aise.

— « Il semble que vous laissiez les Jongleurs s'établir aux portes de votre village. Est-ce pour vous protéger des Négateurs… solitaires ?

— À vrai dire, » fit Ottman, « les Jongleurs sont des gens très mal programmés… mal élevés, disait-on autrefois. Ils ne nous ont pas demandé la permission de s'établir aux portes du village. Peut-être les autres Stellarques d'Orion ne sont-ils pas fâchés de voir Kalo Timuji planter sa tente devant notre transit, mais je ne puis jurer… Lassac, c'est le ventre mou de la constellation. Du moins, c'est ce que disent le monarque Stu Liju, le communier Raïndi Zaral et l'ingénieur Vari Golfer. Ces deux derniers, comme vous le savez peut-être, sont des femmes.

— Je le sais.

— Elles dirigent leurs communautés avec une main de fer… sans gant de velours. Elles nous reprochent notre attachement à la liberté individuelle. C'est vrai : nous ne souhaitons pas remplacer la géoprogrammation par un néo-féodalisme militariste. Le résultat : nous n'avons pratiquement aucun moyen de défense. Nous dépendons sur ce plan des autres communautés, surtout le monastère. Le monarque Stu Liju brigue le pouvoir sur l'ensemble de la constellation. Nous le gênons. Vari Golfer estime qu'Orion pourrait se passer de son village. Elle pourrait aussi se passer de la liberté !

Et c'est ainsi que les Jongleurs de Kalo Timuji viennent faire la loi à nos portes. Maintenant, je vous demande encore : êtes-vous un Négateur ?

— Vous savez bien qu'on ne peut pas répondre à ce genre de question en bonne logique !

— Peut-être. Je connais mal les Négateurs et je ne souhaite pas les connaître mieux. La bande de Vok l'Aboli fait parfois des incursions près d'ici. Mais je n'ai jamais eu affaire à elle, par chance. Vous avez entendu parler de Vok ?

— Oui. L'Aboli est une abréviation pour l'Abolisseur, n'est-ce pas ?

— Oui. Et abolir signifie exactement réduire à néant. Un beau programme. »

Ainsi, le chef des Négateurs se vantait de posséder ce pouvoir exorbitant. Son nom seul terrifiait les habitants des constellations, les errants et les autres nomades. Être aboli, c'était bien pire que d'être tué, c'était être réduit à l'état de celui qui n'a jamais existé !

Car l'on croyait les Négateurs capables de manipuler la réalité.

Et le consul demanda une troisième fois à Nael : « Êtes-vous un Négateur ? ».

Nael répondit par une question : « Croyez-vous que j'en sois un ? ».

Ottman se fit prudent.

— « Je ne sais pas s'il existe des Négateurs solitaires. Les Négateurs sont grégaires. Autant que je sache, on les voit toujours en bandes, comme les Jongleurs. On dit qu'ils tirent leur pouvoir de leur rassemblement… »

Puis il se décida.

« Non, je ne crois pas que vous soyez un Négateur. Pas encore. Mais vous pouvez le devenir. C'est pourquoi vous m'intéressez. J'ai envie de vous observer… Je ne crois pas non plus que les Négateurs, ni Vok l'Aboli ni les autres, soient capables de changer la réalité. Je vous accueille sans trop de crainte. Mais si je me suis trompé sur ces deux points, nous sommes perdus !

— Qu'allez-vous faire ?

— Et vous ? »

C'était au tout de Nael d'hésiter. L'ex-technicien avait presque envie de retourner à son collecteur. Comment sortir de ce piège absurde ? En quittant immédiatement la Constellation d'Orion et en s'en allant très loin ? Mais sa mauvaise réputation ne le suivrait-elle pas, désormais, partout ?

Il avait ici un semblant de sécurité et le souvenir de sa vie dans le Ver de Lune lui donnait la nausée.

Il n'avait pas non plus le courage de se lancer à travers les territoires libres pour affronter Kalo Timuji, Faucon du Caire et Vok l'Aboli…

— « Je reste. » dit-il.

Il récupéra son foulard et se rendit au bureau de tabac où on lui remit un permis de séjour, valable une trentaine, pour l'ensemble de la constellation, sous réserve de visa à l'entrée de chaque communauté.

Le buraliste précisa qu'on ne pouvait pas garantir sa sécurité hors du village.

« Et dans le village ? » demanda Nael.

L'homme haussa les épaules en souriant.

— « Avec un peu de chance… »

Il décida cependant de visiter Orion tout entière, en commençant par de Foe, le monastère, qui était la communauté la plus proche.

À Lassac, on était libre, plus libre que Nael ne l'avait jamais été. Mais la vie lui semblait étriquée, médiocre. Les perspectives d'avenir étaient minces… La sécurité des habitants dépendait des Stellarques voisins.

Il prit la route du monastère et marcha tranquillement au bord de la forêt, ses raquettes sur l'épaule. Un vaisseau aérien automatique survolait le territoire d'Orion, déversant par mégaphone les slogans habituels. Les géoprogrammateurs vous souhaitent bonne chance pour un nouveau destin. Soyez heureux et gardez-vous saufs. Les Négateurs sont les plus dangereux ennemis de la civilisation…

Des choses de ce genre. Le vaisseau s'éloigna et Nael continua son chemin. Depuis le début du xxive siècle, la géoprogrammation avait présidé aux destinées de la planète. Le mot, ambigu, désignait à la fois l'État centralisé unique et une technique de gouvernement qui faisait du monde entier un hypersystème programmé dans les moindres détails… Nael ne pouvait croire à la disparition brutale des géoprogrammateurs et de leur fantastique machinerie.

Il vit des paysans monastiers au travail. Hommes et femmes tous portaient un sévère uniforme brun. Ils avaient un outillage très archaïque. Peut-être cultivaient-ils ces plantes monastiques dont la rareté faisait la valeur, et vice-versa… Plus loin, Nael fut attaqué par un molosse que son maître, un monas, rappela heureusement très vite. D'autres chiens géants, séparés du chemin par une haute grille, aboyèrent avec fureur à son approche. Quand il passa près d'eux, il se mit à murmurer « Non, non, non… » très bas, sans regarder les bêtes. Simple expérience. Les chiens reculèrent et se turent… Nael préféra ne pas s'interroger. Il s'éloigna rapidement.

Il arriva à la porte du monastère. Un homme et une femme, tous les deux très grands — cheveux sombres, vêtements sombres —, l'accueillirent en braquant sur lui leurs fusils à flèches.

« Vous êtes le Négateur solitaire ? » demanda la femme.

— « Il n'y a pas de Négateur solitaire ! » répondit Nael.

Cela pouvait se comprendre de deux façons. Soit : il n'y a pas de Négateur solitaire… car je ne suis pas un Négateur. Soit : il n'y a pas de Négateur solitaire… et mes compagnons ne sont pas loin !

« Je viens du village. » dit-il simplement.

— « Que voulez-vous ? » demanda l'homme.

Les deux monas le regardaient d'un air hostile.

— « Je veux voir le monarque Stu Liju. » répondit Nael.

Il préférait que les gens d'Orion gardent un doute sur lui. Son appartenance à la secte redoutée pouvait le perdre ou le sauver. Question de chance. Il voulait jouer cette chance.

« Votre monarque souhaite me rencontrer. » ajouta-t-il. « Il m'attend. Allez, dites-lui que je m'appelle Nael Wan et que je suis un ancien technicien du collecteur Ver de Lune. Je sais beaucoup de choses sur la géoprogrammation. »

La femme fit un signe de la tête. L'homme s'éloigna pour lancer un message. Il revint très vite. La réponse était positive. Stu Liju voulait bien le recevoir.

« Quand ?

— Suivez-moi, vous verrez bien !

— Attention ! » intervint la femme. « C'est lui qui doit marcher devant ! Il est dangereux ! »

Nael avança vers le centre monastique sous la menace des fusils à flèches, qui étaient, malgré les apparences, des armes très sophistiquées.

Stu Liju reçut Nael dans une pièce de la tour monarchique, éclairée par une multitude de petites fenêtres. Le fauteuil du monarque ressemblait à un creuset dans lequel venaient se fondre tous les rayons de lumière. Stu Liju était grand, comme tous les habitants du monastère : plus d'un mètre quatre-vingt-dix. Il était vêtu d'un somptueux uniforme gris taupe, avec décorations, chaînes, croix christiques, baudrier orné. Ses yeux minces et clairs brillaient sous un front très dégarni.

« Bonjour, Monarque. » dit Nael.

L'homme inclina la tête en silence. Puis il se décida enfin à parler, d'une voix lente et rauque.

— « Vous prétendez posséder certaines informations sur les géoprogrammateurs. Est-ce exact ?

— Pas sur les géoprogrammateurs. Sur la géoprogrammation…

— Je ne vois pas bien la différence… Une question m'intéresse surtout. Les géoprogrammateurs ont-ils réellement programmé la passation des pouvoirs ? »

Nael réfléchit. En fait, il n'avait aucune information exclusive ou exceptionnelle. Il avait seulement une hypothèse à proposer… ou à vendre. Une hypothèse étayée, il est vrai, par un important faisceau d'observations et de présomptions.

— « Précisez votre pensée. » dit-il.

Stu Liju médita encore longuement.

— « Je veux dire ceci : les géoprogrammateurs ont-ils créé des bandes nomades, Jongleurs, Dados, Négateurs, qui assiègent les constellations et commandent leur évolution dans le sens de la fermeture et de l'autarcie… ou bien la prolifération des nomades est-elle un simple accident historique ? »

Nael répondit sur le même ton posé, en martelant les mots.

— « À mon avis, c'est à la fois l'un et l'autre… et ni l'un ni l'autre.

— Vous ne vous engagez pas beaucoup.

— Pourquoi le ferais-je si vite ? Là où je m'installerai, si les conditions de vie me plaisent, je dévoilerai peut-être mes informations.

— Dommage. Vous ne pouvez être accueilli au monastère de Foe. La taille minimum pour vivre dans cette communauté est d'un mètre quatre-vingt-huit pour un homme…

— Qui a fixé cette loi étrange ?

— Que vous importe ?

— Croyez-vous que ce soit la volonté des géoprogrammateurs ?

— Et que m'importe la volonté des géoprogrammateurs ? J'estime qu'ils nous ont trahis. »

Nael se leva.

— « Je regrette. »

Stu Liju le retint d'un geste sec.

— « Attendez. Je m'intéresse aussi aux Négateurs. Si le pouvoir qu'on leur prête est réel, ils peuvent détruire ce qui reste de la civilisation. Je ne crois pas que ce soit la volonté des géoprogrammateurs ! On ne sait pas d'où ils viennent. On ne sait pas ce qu'ils veulent… Nous avons à de Foe un très grand spécialiste de la lutte contre les Négateurs, maître Bo Jen. Vous le rencontrerez certainement un jour prochain. Mais il est de lui-même incapable de répondre à ces deux questions essentielles… Peu m'importe que vous soyez ou non un Négateur. Je ne pense pas qu'un solitaire soit dangereux. Mais il est de votre intérêt de me répondre sincèrement. Qui sont les Négateurs ? Sont-ils programmés ? D'où viennent-ils ? Que veulent-ils ?

— Étant donné ma petite taille, » dit Nael, « je ne vois pas quel intérêt j'aurais à vous répondre.

— Combien mesurez-vous ?

— Un mètre soixante-dix. »

Stu Liju soupira.

— « Dommage. À un mètre soixante-quinze, nous aurions pu envisager une dérogation. Je pourrais intervenir personnellement auprès de nos amis de l'usine. La taille d'un individu n'a aucune importance pour eux…

— Si j'étais un Négateur, je ne vous répondrais pas. Si je n'étais pas un Négateur, je ne connaîtrais pas les réponses. C'est sans issue. »

Le monarque baissa la tête. Quand il se redressa, ses mâchoires étaient serrées, ses sourcils froncés et son regard très froid.

— « Nous n'avons plus rien à nous dire. Sortez d'ici. Vous devrez avoir quitté le territoire du monastère dans une demi-heure au plus tard. N'oubliez pas que vous êtes venu chez nous sans visa !

— Au revoir, Monarque. » dit Nael. « Je crois que je vais aller proposer mes services à l'usine. »

Il s'éloignait du centre monastique en glissant rapidement sur ses raquettes électriques. Il longeait un très haut mur, au sommet duquel étaient plantés des figuiers. Les fruits mûrs tombaient à ses pieds. Il s'arrêta pour en ramasser quelques-uns et remplir les poches de sa tunique… La commune d'Edjedi devait se trouver de l'autre côté du mur. Mais l'escalade semblait difficile, même avec les raquettes en position de saut. Il serait peut-être obligé de se réfugier dans les bois. Alors, les figues lui seraient bien utiles.

Un grondement étouffé l'alerta. Il se releva. Un énorme molosse fonçait vers lui, la tête baissée, et les babines retroussées. Il eut tout juste le temps de sortir de sa ceinture la seule arme qu'il possédait, un kong à onde choc, assez efficace pour assommer un agresseur à moins de trois mètres. Il tira. La bête tomba.

Aussitôt, quatre monas qui se tenaient cachés derrière une touffe d'arbustes abritant une source se précipitèrent sur lui. Ils avaient maintenant un bon prétexte pour l'attaquer. Les figues, le chien : deux éléments d'un piège.

Les paysans le frappèrent avec les manches de leurs outils. Il tomba. Ils lui arrachèrent son arme, son foulard, ses raquettes.

« Démon ! Démon ! »

Nael se releva, reçut encore quelques coups et s'enfuit en trébuchant. Il continuait de courir le long du mur. Le bois était proche, mais il aperçut des hommes armés de fusils à flèches qui le guettaient sur la lisière, parallèle au mur.

Il sentit soudain qu'il était poursuivi. Il regarda par-dessus son épaule. Les monas avaient lâché leurs chiens. Cinq molosses avançaient de front, en se déployant pour l'encercler. Le territoire de la commune était devant lui… mais à quelle distance ? Il n'avait aucune chance d'échapper aux chiens.

Sur sa lancée, il courut encore quelques mètres. Un molosse commençait à le rattraper. Il obliqua vers la forêt. Il préférait recevoir une flèche mortelle que de périr sous la dent des chiens. Puis il eut l'impression que les tireurs embusqués sous les arbres visaient aux jambes…

Il n'avait plus, pour se défendre contre les chiens, qu'un minuscule couteau. La lame était extrêmement tranchante ; peut-être pourrait-il tuer le premier assaillant. Mais après…

Le cri farouche de la Négation tourna une ronde folle dans sa tête et éclata, malgré lui, sur ses lèvres : « Non, non, non ! ».

Le chien le plus proche bondit sur lui mais, selon toute probabilité, fit exprès de la manquer, dans une première attaque. Une façon de jouer.

La bête lui arracha un morceau de sa tunique. Nael tomba à genoux.

« Non ! »

Il mit les mains sur son visage pour protéger ses yeux. « Non, non, non… » Jamais, pourtant, il ne se sentit perdu. Quelque chose allait arriver pour le sauver. Les crocs se plantèrent dans son poignet.

« Non, non ! » La négation se changea en une longue plainte, sans perdre sa charge d'espoir.

Une seconde mâchoire se referma sur sa nuque. « Non… »

Il perdit conscience. Du moins, c'est l'impression qu'il eut. Mais, presque sans solution de continuité, il reçut une certaine quantité d'eau sur le visage. Et aussitôt, des coups de pieds dans les côtes, pas très violents, comme si son agresseur le frappait seulement pour le réveiller.

Il se réveilla. Il essaya de se lever. Des hommes et des femmes en uniforme jaunâtre l'entouraient. Il était couché dans un pré, au bord d'un bois qui ne ressemblait pas du tout à la forêt du monastère… Comment avait-il été transporté là ?

Il se mit à genoux et aperçut au-dessus des pins les hauts bâtiments du centre monastique, à deux ou trois kilomètres…

Il ne formula aucune des questions qui s'élevaient dans son esprit. Les gardes qui l'entouraient étaient beaucoup plus petits que les monas mais presque aussi menaçants.

« Je crois que c'est lui ! » dit une femme.

Il la regarda. Elle recula ; ses lèvres tremblaient. Un homme trapu, au visage bizarrement triangulaire, aux cheveux roux et raides, s'approcha de Nael en pointant sur lui une courte épée.

— « Es-tu le Négateur solitaire ? »

Le fugitif lança d'instinct sa réplique : « Il n'y a pas de Négateur solitaire !

— Nous, les Négateurs, solitaires ou pas, on s'en fout ! » dit le chef de la patrouille.

Mais le visage des gardes démentait cette prétention avec éloquence.

« Suis-nous. Raïndi Zaral veut te voir ! »

Une pointe d'épée lui piqua le bas du dos. Une décharge électrique monta le long de sa colonne vertébrale et éclata dans son cerveau.

— « C'est votre Communier ? Et si je n'ai pas envie de la voir, moi ?

— Mais je suis sûr » dit le chef de patrouille, « que tu as envie de la voir ! »

Nael avança, encadré par les gardes, sur un chemin pavé qui serpentait entre les exploitations agricoles. Les fermes étaient minuscules, les habitations ressemblaient à des maisons de poupées tristes ; partout, régnait une activité humaine et mécanique grouillante. On ramassait les récoltes en toute hâte, car la météo était mauvaise et des forteresses de nuages sombres enjambaient l'horizon.

Des petits tracteurs électriques tiraient des vans chargés de fumier qu'ils allaient épandre sur les vastes terres de la commune en saupoudrant le chemin de traînées brunes et malodorantes.

Le château du Communier se trouvait à l'écart des fermes, au centre d'une grande prairie plate, traversée par une rivière et de longues lignes d'arbres. C'était un haut bâtiment mi-bois, mi-métal, avec un balcon à chaque étage, sur toute la façade, et un toit pointu à deux pentes. Les larges portes-fenêtres aux carreaux multicolores occupaient plus de la moitié de la surface des murs. Le soleil éclatait en mille rayons brisés sur les verrières du toit.

La patrouille encadrant le prisonnier se dirigeait vers le château. Une jeune femme brune, montée sur un cheval bai, s'avança à la rencontre du groupe. Les gardes baissèrent la tête pour saluer et montrèrent d'évidents signes de respect à l'adresse du Communier.

Raïndi Zaral répondit par un geste protecteur… Image saisissante de la nouvelle société rurale, hiérarchisée, régressive. Nael ressentit un bref regret de la géoprogrammation. Très bref : il savait qu'on ne pouvait pas regretter la géoprogrammation.

D'autres cavaliers arrivèrent au galop et entourèrent le Communier. Cinq grandes filles blondes qui se ressemblaient toutes. Des clones issues des dernières expériences des géoprogrammateurs, belles, vigoureuses et idiotes. Le clonage aboutissait presque toujours à des individus complètement décervelés.

Les filles portaient le même uniforme que leur chef, veste verte, pantalon de cheval noir, bottes de cuir marron. Mais leurs longs cheveux clairs flottaient sur leurs épaules. Seule, Raïndi Zaral serrait sous un turban sa courte chevelure brune.

Elle observa le prisonnier.

« Tu es le Négateur solitaire ? »

Nael soutint son regard mais ne répondit pas. Le chef de la patrouille inclina la tête.

« Suivez-moi ! »

Elle fit cabrer son cheval pour un demi-tour brutal et se dirigea vers le château. Les clones blondes se lancèrent derrière elle. La patrouille et son prisonnier suivirent en courant. L'ardeur de Nael fut vite ranimée par quelques piqûres d'épées électriques.

Les clones l'attendaient à l'entrée du château. Elles se précipitèrent sur lui en faisant claquer leurs cravaches. Il fut jeté sur l'herbe, attaché, bâillonné, cinglé de coups et à moitié assommé. Il s'attendait à ce genre de traitement depuis un certain temps. Néanmoins, les gens de la commune l'effrayaient moins que ceux du monastère. On le traîna à l'intérieur. Il fut enfermé dans une cellule de deux mètres sur deux, seulement éclairée par une verrière en haut d'une cheminée d'aération, environ vingt mètres au-dessus de lui… Il y avait une couchette et un robinet. Au robinet, un filet d'eau coulait sans pression. Il but goulûment. La couchette ne lui semblait pas trop inconfortable. Il s'étendit sur un semblant de matelas, d'où s'échappaient quelques tortillons de laine sale. Il pensa : Je vais enfin pouvoir me reposer ! Longtemps, longtemps… Il somnola un moment. Le jour s'estompait. Il se demanda si les gens de la commune l'avaient oublié. Plus probablement, ils discutaient du sort qu'ils allaient lui réserver. Il songea à sa théorie. Il n'y avait pas lieu de regretter la géoprogrammation, car elle était toujours là. Elle avait simplement modifié sa façon de gouverner la planète…

Impossible de dormir. Il médita avec tristesse sur sa propre situation. Il prit conscience d'être enfermé dans une cage de huit mètres cubes, très loin de la lumière qui s'en allait. Il se surprit à lancer un appel mental aux géoprogrammateurs. Mais ces derniers ne pouvaient sûrement pas l'entendre, malgré les extraordinaires moyens techniques dont ils disposaient sans doute encore. Et même s'ils l'avaient entendu, qu'auraient-ils fait ?

J'ai déserté, se dit-il, comme on me l'a demandé, et maintenant il faut que je m'adapte au nouveau monde. J'ai contribué pour ma faible part au démantèlement de l'ancienne société en abandonnant le Ver de Lune. Il le fallait. Et maintenant, ai-je une chance de m'en sortir ?

Étendu sur sa couchette, il dodelina la tête en murmurant : « Non, non, non… ». Un demi-sommeil, fiévreux et angoissé, l'emporta. Il délira.

Et dans son délire, il appela au secours les Négateurs de Vok l'Aboli. L'Abolisseur, je suis ton frère solitaire, viens me sauver ! Il se leva pour boire sans s'éveiller tout à fait. Il rêva qu'il était un Négateur. Un vrai.

Mais comment avait-il été transporté, miraculeusement, du monastère à la commune ? Possédait-il le pouvoir revendiqué par Vok l'Aboli de modifier la réalité ? Cela lui semblait plausible dans son demi-sommeil… Il s'endormit enfin complètement.

Le matin, il trouva un bol de soupe à la porte de sa cellule. Il reçut la visite des clones blondes. Il ne comprit pas ce qu'elles voulaient. Elles semblaient muettes. Elles le regardèrent longuement, en hochant la tête. Elles ne parurent pas entendre ses questions. Étaient-elles sourdes aussi ?

Il suffisait de les voir pour s'expliquer la volonté des géoprogrammateurs de réorienter de façon radicale la civilisation humaine. Mais le clonage n'était qu'un exemple entre cent des demi-succès de la science et de la technologie contemporaine. Demi-succès, demi-échecs : les uns et les autres conduisaient le monde sur une voie dangereuse. Ils indiquaient peut-être aussi qu'un palier était atteint, une étape franchie, une époque révolue.

Il mangea. Une jeune femme en uniforme brun vint l'examiner. Il lui demanda si elle était médecin. Elle ne répondit pas. On lui apporta de la lecture : un code de géoprogrammation qu'il ne prit pas la peine d'ouvrir.

Il but. Il dormit. Il rêva.

Il resta deux jours entiers dans cette cellule.

Puis il fut conduit devant le Communier Raïndi Zaral, vêtue comme lorsqu'il l'avait vue pour la première fois d'une veste verte et d'un pantalon noir. Mais elle portait par-dessus cet uniforme une cape d'apparat gris argent.

« Alors, vous êtes encore ici ? » fit-elle en voyant le prisonnier. « Niez-vous votre situation ? »

Nael resta impassible.

« Quoi qu'il en soit, » reprit Raïndi Zaral, « vous allez rencontrer maître Bo Jen, le spécialiste des Négateurs que les gens du monastère ont consenti à nous prêter. »

Le Communier avait réuni une sorte de tribunal dans une vaste salle, située au rez-de-chaussée du château. Une pâle clarté, filtrant par les petites fenêtres à barreaux, faisait ressortir les sculptures minutieuses des boiseries. Dans un renfoncement, Nael aperçut tout un matériel destiné à la question. Son front se couvrit de sueur. Raïndi Zaral s'installa sur une estrade, entourée de ses clones et de l'état-major communal. Nael songea qu'il avait oublié de boire avant de quitter sa cellule. Il avait maintenant très soif. Sa bouche était sèche ; sa salive pâteuse collait à sa langue. Des mots vinrent à ses lèvres : « Non, non, non… ».

Un monas chauve, ses deux mètres de taille drapés dans une robe gris taupe, vint s'asseoir près du Communier d'un air solennel et inclina la tête pour saluer l'assistance. Il agita les mains pour mettre en valeur les dessins hiéroglyphiques peints en blanc sur ses manches.

« Bienvenue, maître Bo Jen. » dit Raïndi Zaral, en desserrant à peine les lèvres.

Elle semblait éviter de regarder le monas.

Maître Bo Jen leva la main droite comme pour prêter serment à l'ancienne mode et dit : « Il faut que je vous parle des Négateurs. Ce sont des êtres maudits, investis de tous les pouvoirs maléfiques du démon. Ils se prétendent capables de réformer la création et d'abolir ce que Dieu a fait. Certes, ils ne le peuvent pas. Mais ils sont très dangereux. Vok l'Aboli n'est pas capable d'abolir ce qui est. Mais il sait jeter le mal et le malheur sous ses pas. Là où il est passé, il faut l'avouer, rien n'est plus pareil…

— Nous savons tous cela ! » dit Raïndi Zaral sur un ton impatient. « Mais dites-nous comment les Négateurs s'y prennent pour perturber les choses ainsi qu'ils le font. »

Maître Bo Jen haussa les épaules.

— « Grâce à leur pouvoir, ils peuvent…

— Quel pouvoir ?

— Ils peuvent dans une certaine mesure altérer le réel que Dieu…

— Qui leur a donné ce pouvoir ?

— Le Démon, bien sûr !

— Que faut-il pour se préserver !

— Leur pouvoir tient dans leur langage. Le seul moyen de rendre un Négateur inoffensif, c'est de lui couper la langue ! »

Sur un signe de Raïndi, les clones poussèrent Nael vers le Maître, qui sembla très effrayé.

— « Tu veux bien te charger toi-même de cette opération, Maître ? » demanda le Communier.

Bo Jen eut un mouvement horrifié.

— « Certes non. Pas moi ! N'avez-vous pas de bourreau, ici ? Le monastère vous en prêtera un si vous…

— Le monastère est devenu bien prêteur, en ces temps !

— Un médecin ferait l'affaire. » plaida maître Bo Jen.

— « Et si on te la coupait plutôt à toi, la langue, avec le reste ! »

Le monas se dressa, écarta les bras.

— « Attentions, frères et sœurs ! Nous perdons notre sang-froid à cause de cet homme. C'est un Négateur. Son pouvoir agit sur nos esprits pour les troubler !

— On va bien voir ! » fit Raïndi Zaral. « Je propose de mettre le prisonnier à la torture. S'il se montre insensible, nous saurons que c'est un envoyé du Démon ! Et s'il réussit à nous échapper, d'une façon ou d'une autre, nous saurons qu'il est un Négateur !

— Les Négateurs ont souvent éteint le feu sur lequel on voulait les brûler. » dit maître Bo Jen sur un ton sentencieux.

— « Ils ont refroidi le fer des tortionnaires ! » ajouta quelqu'un.

— « Ils ont apaisé les molosses qu'on lançait sur eux ! »

Raïndi Zaral ricana en cachant sous sa cape ses mains qui tremblaient.

— « Je n'aime pas beaucoup torturer les prisonniers. Mais nous nous trouvons ici devant un cas de force majeure. Le salut de nos communautés est en jeu ! Je crois que l'épreuve est indispensable ! »

Nael ne put retenir un cri d'horreur. Le « Non ! » jailli des profondeurs de son corps s'étouffa dans sa gorge et se changea en grondement de bête blessée.

Raïndi Zaral donna un ordre aux clones, dans un langage simplifié, fait d'onomatopées rauques et impératives. Un chariot plat et bas fut poussé dans la salle. Instinctivement, Nael essaya de fuir. Les clones le maîtrisèrent. Ses vêtements lui furent arrachés en quelques secondes. Il fut jeté sur le chariot. Le plateau soutenait son buste et ses cuisses. Sa tête tombait en arrière ; ses jambes se balançaient dans le vide.

Un deuxième chariot, portant le matériel de torture, roula près du premier. Nael ferma les yeux et cessa de résister. Il reçut une injection dans la veine du bras droit.

Raïndi Zaral expliqua : « Il s'agit d'un hyperesthésiant, géoprogrammé sous le numéro al 8034. Ce produit peut multiplier dans des proportions considérables toutes les sensations… et toutes les douleurs. Il transforme le plus léger chatouillement en souffrance insupportable… »

Nael eut l'impression qu'elle s'adressait à lui.

« D'ici quelques minutes, » ajouta-t-elle, « une simple pression sur le globe oculaire va le faire hurler ! Maître Bo Jen, avancez-vous ; on aura peut-être besoin de votre aide… »

Le monas s'approcha un peu du chariot mais se tint à prudente distance.

— « Cette expérience est dangereuse. » dit-il.

— « On va bien voir. » dit le Communier.

— « S'il n'est pas un Négateur, il souffrira pour rien.

— Tu as dit qu'il en était un ! » hurla Raïndi. « Tu parlais de lui arracher la langue ! »

Maître Bo Jen fit le signe christique.

— « Peut-être…

— « Tu n'es qu'un imposteur ! » fit le Communier.

Nael gardait les yeux fermés. Pouvait-il changer la triste réalité en la niant ? Il ne le croyait pas.

Il doutait, mais il tenterait sa chance. Le « Non ! » du désespoir enflait et durcissait dans sa poitrine serrée. L'arrête du métal sous sa nuque et ses genoux était déjà pure souffrance. Les regards qu'il sentait sur son corps le brûlaient comme des rayons. Une crampe lui déchirait le dos. Son souffle devenait de plus en plus court.

— « L'usage d'un hyperesthésiant pour la question est un non-sens. » dit maître Bo Jen. « Il va simplement s'évanouir.

— Non, non, non, non… » murmura Nael. Et il perdit conscience.

« Tu as de la chance, Nael Wan. Tes frères, les Négateurs, sont arrivés à Orion et ils te réclament ! » Il avait saisi cette phrase en s'évanouissant. Il l'avait entendue de nouveau en reprenant conscience. Et encore plus tard… « Vok l'Aboli… Tes frères, les Négateurs… Ils sont venus te chercher… »

Ils sont venus sauver un des leurs… ou punir un imposteur !

Nael eut l'impression de s'éveiller en plein ciel. Le soleil de l'aube baignait complètement sa chambre. Un troupeau de nuages blancs faisait procession au-dessus de sa tête…

Il se souvint : il se trouvait au dernier étage d'une maison en forme de lépiote élevée, avec un très haut pied et un corps conique. Telles étaient les plus belles résidences des quartiers d'habitation de l'usine… Comment suis-je venu à Jalberg ? se demanda-t-il. Impossible de se rappeler cet épisode. Mais la suite lui revint… Pourquoi était-il seul ? Il avait passé une partie de la nuit avec Vari Golfer. Cette chambre était celle de l'ingénieur, la maîtresse absolue de Jalberg. La jeune femme l'avait quitté pendant qu'il dormait dans le doux désordre de la soie froissée. Les draps étaient imprégnés de son parfum de citron chaud.

Tout le décor parlait d'elle avec véhémence. Il se leva d'un bond. Il était nu… Nu pour le plaisir et non pour la torture ! « Tu as de la chance, Nael Wan. Tes frères les Négateurs sont arrivés à Orion… » Raïndi Zaral avait prononcé cette phrase au château de la commune. Vari Golfer l'avait répétée plus tard.

Il fit quelques pas dans la lumière, attentif à la joie de vivre qui gonflait son cœur. Il était heureux. La quatrième étoile de la constellation d'Orion serait pour lui la grande halte de sa vie. À moins que…

À moins que les Négateurs ne fussent là pour le prendre et pour l'“abolir” !

Il s'avança jusqu'à la baie vitrée qui faisait le tour de la chambre. Il voyait devant lui, un peu sur sa gauche, au milieu d'un plateau découvert, la tour géante de l'aérogénérateur, à la cime évasée et à la base enfoncée dans un cylindre plat. Une centrale d'au moins deux cent cinquante mégawatts qui faisait d'Orion une constellation riche en énergie. Il pensa en riant : J'ai couché avec une fille de deux cent cinquante mégawatts ; je suis l'homme le plus riche de ce côté-ci du Ver de Lune !

Mais les Négateurs l'attendaient…

Les capteurs solaires formaient un damier multicolore sur les collines à droite. Les installations industrielles se cachaient dans le sous-sol.

Nael revint à l'intérieur, examina la carte affichée sur une cloison. Le monastère, le village et l'usine occupaient chacun un huitième du quadrilatère irrégulier qui formait Orion. La commune s'étendait ainsi sur plus de la moitié du territoire. Ce déséquilibre était sans doute responsable des affrontements qui se produisaient sans cesse entre les quatre communautés de la constellation. L'usine avait trop d'énergie. La commune avait trop de terre. Cela expliquait pour une part l'orgueil blessé et l'agressivité mystique des monas…

Et peut-être aussi l'échec d'Orion…

Un des jeunes assistants de Vari entra brusquement dans la chambre. Il ne parut pas surpris de trouver Nael, ni choqué de le voir nu. Vêtu lui-même d'une combinaison blanche brillante, il avait l'air d'un anachronique survivant de la géoprogrammation.

« Bonjour. » dit-il. « Miss Golfer vous fait savoir qu'elle vous rejoindra ici dans un quart d'heure. Voulez-vous prendre votre petit-déjeuner avec elle ?

— Naturellement… »

Nael promena le dos de sa main sur son front. La sueur s'était mise à suinter de tous ses pores. Il se rappela le nom du jeune assistant qui le regardait d'un air intrigué : Marc Gevon.

« Gevon, rappelez-moi ce qui s'est passé à Edjedi, euh, hier. »

L'assistant sourit.

— « La réunion des Stellarques au château de la commune a tourné court. Nous avons profité des affrontements entre les gardes du monastère et les communaux pour vous enlever… »

Il inclina la tête et sortit.

« À bientôt. »

Nael fit le tour de la chambre en enfilant ses vêtements. Le château de Raïndi Zaral lui était caché par la tour de l'aérogénérateur mais, à l'autre bout de la constellation, il apercevait la forteresse du monastère, coiffant un coteau rocheux. En tant que modèle d'une civilisation d'avenir, la constellation semblait admirable. En tant que réalité présente, Orion le décevait beaucoup. Les circonstances avaient sans doute joué contre cette communauté. Le village trop faible, une commune trop vaste, un monarque trop ambitieux, une usine trop puissante… Trop puissante et trop belle, c'était d'ailleurs un étrange paradoxe que Jalberg fût le jardin d'Orion, avec ses habitations gracieuses plantées comme des champignons sauvages au milieu d'une nature libre et luxuriante…

« L'usine… » fit-il à haute voix, pour lui-même.

— « L'usine ? »

Il se retourna. Vari Golfer venait de surgir au milieu de la chambre, par l'ascenseur ultra-silencieux. Elle avait troqué la combinaison bleue qu'elle portait lorsqu'elle était apparue à Edjedi pour une vaporeuse et transparente aragne de nuit qui ne cachait presque rien de son corps mince et musclé, soulignant le contraste entre la finesse de ses chevilles, de ses poignets, de toutes ses attaches, et l'épanouissement de ses cuisses et de ses bras. Cette jeune femme nerveuse et provocante était aussi l'ingénieur de Jalberg, sans doute le personnage le plus puissant de la constellation…

Elle secoua ses courtes boucles blondes. La lumière pétilla dans ses yeux verts, rieurs sous les paupières un peu bridées.

« L'usine est le seul élément démocratique de la constellation, car le village ne compte pas : c'est un simple protectorat que se partagent le monastère et la commune. Il faudra que nous nous décidions à prendre le pouvoir à Orion ! »

Elle observa Nael d'un air critique, en fronçant le bout de son nez relevé.

« Bien dormi, Négateur solitaire ? Une dure journée t'attend !

— Ils sont là ?

— Oui ! »

Le petit-déjeuner surgit tout servi de l'ascenseur. Vari expliqua à Nael que la marmelade provenait des vergers de l'usine et le beurre de sa laiterie personnelle. Elle avait un troupeau de trente vaches… Mais le pain était acheté au village. « C'est tout ce qu'ils savent faire ! » Nael demanda des précisions sur les événements qui s'étaient passés à Edjedi pendant qu'il était inconscient.

« Je ne sais pas trop dans quel but Raïndi Zaral a convoqué les Stellarques pour assister à ton interrogatoire. Elle voulait peut-être prouver qu'elle n'avait peur de rien et qu'elle était digne de commander tout Orion. Nous nous sommes méfiés et nous avons pris toutes sortes de précautions. Les gens du monastère avaient encore plus d'arrière-pensées. Ils sont venus en force et ils ont tenté de s'emparer de Raïndi. J'ai préféré m'occuper de toi. Tu as reçu un coup de kong à la tête. Tu as été sonné, ce qui explique ton évanouissement et ton amnésie. Nous t'avons emporté inconscient dans notre aérovan… Les communaux ont fini par repousser les monas. Maintenant, c'est plus ou moins la guerre entre le monastère et les autres communautés. Mais nous ne sommes pas disposés à soutenir Raïndi Zaral, du moins pour le moment… Et les Négateurs de Vok l'Aboli sont devant l'Usine. Ils te réclament, paraît-il ! »

Nael s'efforçait de manger avec calme. Il ne savait pas ce que lui réservait cette “dure journée”. Peut-être des épreuves pires que les précédentes… L'alliance de Vari Golfer était-elle sans arrière-pensée ?

« Je crois que les Négateurs ont pour tâche de liquider l'ancien monde. » dit l'ingénieur. « Qui leur a confié ce rôle ? Dieu, la destinée ou les géoprogrammateurs ?

— Je pencherais pour les géoprogrammateurs. » dit Nael. « Mais je ne crois pas qu'on soit vraiment en train de liquider l'ancien monde. »

Il se demanda si le moment n'était pas venu de vendre sa théorie dans les meilleures conditions. Il échangea un regard avec Vari Golfer. La jeune femme eut un sourire engageant.

— « Eh bien, je t'écoute. » fit-elle, comme si elle avait deviné son hésitation. Elle ajouta gravement : « Je t'ai aidé par intérêt, par curiosité et par sympathie. Je ne sais rien de toi, mais ça n'a pas d'importance. Maintenant, tu fais ce que tu veux. J'aimerais savoir, mais tu n'es pas obligé de parler… »

Nael joignit les mains sur la table, devant lui. Il baissa la tête, essayant de réfléchir au risque qu'il allait prendre.

Vari reprit : « Je ne sais pas si Vok est dangereux. À mon avis, les Négateur n'ont que le pouvoir que nous leur prêtons. Il est vrai que nous leur prêtons beaucoup. Ils ne peuvent pas modifier la réalité. Personne ne le peut. Mais ils peuvent sans doute troubler profondément la conscience des Hommes, et cela revient presque au même… »

Nael se décida enfin.

— « Je pense que les géoprogrammateurs ont seulement fait semblant de s'en aller. Les événements que nous vivons sont un nouvel acte de la géoprogrammation. Ce n'est qu'en apparence la fin de l'État centralisé. Les géoprogrammateurs ont créé le système des constellations. Ils sont rentrés dans l'ombre, mais ils continuent de diriger l'évolution du monde… »

Vari Golfer réfléchit.

— « Les deux systèmes paraissent foncièrement opposés. Pourquoi les géoprogrammateurs ont-ils attendu que la géoprogrammation ait atteint son apogée pour changer de cap ? »

Nael parla avec une assurance qu'il était loin de ressentir.

— « Une loi existe qui veut que chaque période historique s'accomplisse jusqu'au bout, même dans l'erreur, pour qu'une autre puisse lui succéder sans chaos.

— Ton hypothèse m'intéresse.

— J'assure le service après-vente !

— J'achète. » dit Vari Golfer.

— « Les Négateurs seraient alors les agents secrets de la géoprogrammation. Leur présence doit donner une certaine coloration à la société future. Je ne comprends pas encore très bien leur rôle, mais je suis sûr qu'ils en ont un… D'autre part, la science de la géoprogrammation, à son sommet, a pu acquérir le pouvoir de manipuler la réalité. Les géoprogrammateurs auraient alors senti qu'une époque s'achevait et qu'il fallait changer de cap. Et le pouvoir d'agir sur la réalité, ils l'ont donné aux Négateurs !

— Non. » dit Vari.

— « Je me trouvais au monastère. Les molosses allaient me bouffer ou les monas me massacrer. Il y a eu un blanc et je me suis retrouvé quelque part sur le territoire de la commune, prisonnier des gardes de Raïndi Zaral, mais pas directement menacé…

— Les géoprogrammateurs t'ont donné aussi un pouvoir ?

— Ce pouvoir existe. Je l'ai peut-être saisi…

— En fait, ton “blanc” a duré plus de vingt-quatre heures. J'ai fait une enquête. Je pense que les moines — c'est-à-dire les maîtres monas — t'ont sauvé. Ils sont intervenus avec des gaz anesthésiants…

— Je n'ai rien ressenti.

— Il y a des produits très efficaces et sans effets secondaires, tu le sais aussi bien que moi. Par exemple, le gaz géoprogrammé gh 11001. Je le connais. Je l'ai utilisé. Les moines t'ont arraché aux griffes des chiens et aux pattes des paysans en endormant tout le monde. Ils t'ont caché un certain temps. Ils t'ont transporté à Edjedi pendant la nuit.

— Mais pourquoi ?

— Si ton hypothèse est exacte — et je commence à croire qu'elle l'est —, parce que les géoprogrammateurs ont chargé les moines — ou du moins certains d'entre eux — d'accréditer la légende de la Négation !

— Et les Négateurs ?

— Alors, les Négateurs sont la réalisation d'un vieux rêve utopiste : l'anti-pouvoir ! Je suis prête à payer. » dit Vari. « Pour le prix de ton hypothèse, je t'offre la sécurité. L'usine te défendra contre la commune et le monastère. Et aussi contre la bande de Vok l'Aboli, si nécessaire. Mais je voudrais te poser une question. Es-tu… »

Vari hésita. Nael attendit. L'ingénieur oserait-elle lui demander s'il était un Négateur ? Il savait qu'elle s'interrogeait. Si elle formulait la question à haute voix, cela signifierait que lui, Nael, serait un éternel suspect à Orion, à Jalberg même. Il perdrait tout espoir de s'intégrer à cette communauté. Il soupira. Non, même si Vari ne posait pas la question à haute voix, le doute était dans son cœur et dans sa tête, comme il était dans le cœur et dans la tête des gens d'Orion.

Il fut surpris quand elle acheva sa phrase.

« Nael, nous nous battrons s'il le faut contre les Négateurs. Es-tu prêt à nous aider ? »

Nael observa l'entrée de l'usine dans le viseur grossissant. Une dizaine de silhouettes étaient rassemblées devant le transit de Jalberg, sur le terrain vague que Vari nommait le “tableau”. Il revint s'asseoir près de la jeune femme. Elle le regarda en souriant d'un air confiant… Il respira très fort. Une brève douleur lui traversa la poitrine. Jalberg pouvait être un paradis pour lui. Mais lutter contre les Négateurs, n'était-ce pas s'opposer à la volonté des géoprogrammateurs et s'attaquer aux fondements même de l'avenir ?

Les Négateurs avaient peut-être pour rôle de freiner le développement du pouvoir des constellations. Les tendances despotiques des Stellarques d'Orion étaient assez révélatrices des risques courus par l'Humanité future. Les géoprogrammateurs avaient voulu contrecarrer la renaissance du féodalisme et de la tyrannie par un mouvement spirituel, un nihilisme absolu et fou. Après trois siècles de géoprogrammation, la planète manquait d'Hommes capables de dire non au pouvoir. À n'importe quel pouvoir…

Voilà ce qui était important : savoir dire non. C'était le secret des Négateurs. Ils disaient non toujours pour apprendre aux citoyens des constellations, aux enfants perdus de la géoprogrammation qu'on devait savoir dire non parfois…

Vari souriait encore en attendant la réponse. Nael pensa : La chose la plus importante de la vie est de dire non à un certain moment. Mais quel moment ? Vari, avec son usine, lui offrait la sécurité, la lumière, le bonheur. S'il refusait tout cela, il devrait partir, s'enfoncer dans la nuit pleine de mystères, de douleur et de peur…

« Non. » dit-il.

— « Je regrette, mais je ne te chasse pas. Tu as le choix.

— Merci. »

Nael savait qu'il n'avait plus le choix.

— « Tu es un des leurs, n'est-ce pas ? »

Nael se força à rire.

— « Pourquoi pas ? »

Il la regarda — pour la dernière fois peut-être — avec des yeux pleins de désir et de souffrance. Elle était la beauté, l'espoir, la vie. Et pourtant il allait partir.

— « Que vas-tu faire ?

— Partir.

— Les rejoindre ?

— Je ne sais pas… »

Au sud de l'usine, devant le transit, s'étendait un vaste terrain mal défriché, au milieu duquel se dressaient encore des moignons d'arbres, des pans de muraille, un poteau de fer décapité…

Nael escalada un tas de pierre, contourna une excavation emplie de vieux pneus, buta contre une carcasse de camion. Plus loin, il trouva le cadavre desséché d'un cheval encore attaché à un pieu renversé. Quelques canards rougeâtres s'ébattaient dans une mare boueuse. Un épouvantail, agité par le vent, dansait sur un arbre mort. Un ballon crevé, auquel étaient attachés des débris de nacelle, coiffait la boutique d'une marchande de fleurs aveugle…

Un vieux robot déglingué aidait la jeune marchande.

Vari appelait naturellement Fin du monde ce tableau de plus d'un hectare de surface dont elle était l'auteur. Il avait fallu de gros moyens techniques pour réaliser ce travail : l'usine ne manquait pas de moyens ni d'énergie. La véritable fin du monde n'était pas pour demain.

Mais Nael se rappela : lorsque la géoprogrammation avait été créée, la planète était en piteux état. Et les experts les plus optimistes ne donnaient pas cher de son avenir…

Il marcha lentement vers les Négateurs qui se tenaient au bord du tableau. « Ce sera un décor parfait pour ta rencontre avec Vok l'Aboli ! » lui avait dit Vari en lui souhaitant bonne chance.

Et en lui disant adieu !

Il savait qu'elle l'observait, avec ses assistants, d'un point quelconque de l'usine. Il fit glisser légèrement la courroie de son sac à son épaule, mit une main dans la poche de sa tunique et pressa le pas.

Il commençait à entendre les cris des Négateurs. C'était une longue plainte, une mélopée tout à tour aigre et douceâtre. Aucune violence, aucune sauvagerie dans cette Négation. Mais ces petits cris suppliants (« Non, non, non, non… ») s'élevaient dans l'air froid du matin avec une force étrange. La litanie n'en finissait pas. « Non, non, non… » Nael en avait la peau révulsée et la tête bourdonnante.

Une femme vêtue de haillons courut en trébuchant à sa rencontre. Un homme à demi-nu, couvert de plaies et de croûtes, frappait de ses poings un pan de mur en criant : « Non, non, non ! ».

Tous les Négateurs semblaient extrêmement misérables et dans un état sanitaire effrayant. Et cette bande de loqueteux plaintifs faisait trembler les constellations !

La femme s'était arrêtée. Elle regardait Nael d'un air soupçonneux, en soulevant avec peine ses paupières bouffies et purulentes. Un petit homme aux cheveux blancs, vêtu de guenilles informes la rejoignit. Il y avait un sourire fixe sur sa bouche édentée, aux lèvres rongées.

Ces pauvres gens ! Nael était étonné de leur ressembler si peu. Et, soudain, il se sentit pareil à eux. Il marmonna : « Non, non, non… ». Il avança vers le couple en baissant la tête. L'homme lui adressa un geste incertain et dit d'une voix rauque : « Je suis Vok… l'Aboli !

— Je suis Nael. » dit Nael.

Il tendit la main droite. Les autres lui touchèrent le bout des doigts et reculèrent. Puis ils se retournèrent et commencèrent à s'éloigner du tableau. Nael les suivit. Il venait de quitter le collecteur principal Ver de Lune. Les Robots clowns de Moar Gung l'avaient poursuivi. Il avait perdu son foulard et ses armes…

Il regarda par-dessus son épaule les hauts bâtiments de l'usine et la tour de l'aérogénérateur. Il éprouva une pointe de regret. Il ne connaîtrait jamais Orion.

Mais son destin était de partir avec les Négateurs, ses frères, de souffrir de la faim et de la soif et de mourir jeune en criant « Non, non, non ! » pour que l'Humanité n'ait plus jamais ni dieux ni maîtres.

Première publication

"les Négateurs"
››› Futurs [1re série] 6, décembre 1978