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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Nuit et voyage

Juo surgit en Avalana, ou bien s'éveilla d'un obscur et long sommeil, un matin d'été sous la tiédeur d'une brise lente et douce. Il savait que c'était l'été car Avalana était un monde d'été. Il savait que c'était le matin car Avalana était un monde de matin. Et il savait qu'il se trouvait en Avalana.

Il leva les yeux et fut ébloui. La lumière tombait du ciel et dansait autour de lui. Elle jaillissait du sol vitrifié et éclatait sous son regard. Elle filait, rasante ; de tous les côtés, et l'encerclait en tremblant. Il se sentit comme un poisson perdu au milieu d'une cascade sans fin. Angoissé, il courut, il essaya de fuir, et la lumière dansa plus vite. Elle s'abattit en une pluie d'éclairs, plus dense et plus éblouissante ; elle trembla plus fort et éclata plus près de son visage. Alors, un vertige le saisit et il se sentit tourner comme une toupie de verre dans un rayon de soleil. Il ferma les yeux et s'arrêta.

La tempête s'apaisa lentement dans sa tête, dans son ventre et ses poumons. Il souleva les paupières avec prudence et il vit les miroirs. Autour de lui, tout était miroir. Il était dans un monde de miroirs. Il murmura, sur un ton pensif, « Avalana » et ce mot long et doux chatouilla ses lèvres, un frisson parcourut son corps et s'étendit sur sa peau. Un goût de citron lui remplit la bouche et il dut fermer de nouveau les yeux.

Il lui fallut longtemps pour s'habituer au déluge de reflets, de blanches lueurs, de pâles rayons, d'éclairs fugitifs, qui baignaient le ciel, hachaient l'air et changeaient le sol en une aveuglante mer de glace. Poussé par l'angoisse, il se remit en marche. Plus l'angoisse lui coupa le souffle et il s'arrêta encore. Il fit un tour complet sur lui-même en scrutant le paysage, la bouche ouverte, la gorge serrée et la poitrine déchirée par des griffes de feu. Il se tenait sur une route ou une avenue au revêtement lisse, vaguement bleuté. D'un côté, à une certaine distance, il voyait de hautes falaises lisses et ruisselantes de lumière. Il les fixa avec insistance, en résistant à l'éblouissement, et il finit par conclure que c'était une ligne d'immeubles : des tours de verre. De l'autre coté, tout près, une plantation d'arbres à larges feuilles qui était parallèle à l'avenue fermait complètement la vue. Les arbres ressemblaient à des bananiers mais leur tronc était plus élevé et leurs feuilles plus vastes… La plantation formait une masse épaisse, inextricable de verdure pâle.

Juo hésita. Il respira, examina ses vêtements. Ils lui parurent informes et d'une couleur indécise ; mais peut-être était-ce un effet de la lumière qui effaçait tout par ses incessantes pulsations. Il portait une sorte de blouson ouvert, un pantalon de toile très froissé, les deux d'un gris bizarre, mélange de jaune et de violet… Puis il regarda ses mains. Bronzées dessus, elles étaient d'un blanc à peine rosé à l'intérieur. Il avait les paumes trop lisses ; même les plis des jointures, sur les doigts, étaient presque inexistants. Des mains qui avaient dû se reposer longtemps… ou bien qui n'avaient jamais servi ! Et il ne les reconnaissait pas.

Il baissa les yeux. Le sol miroitant lui renvoyait de lui-même une image brouillée, indéchiffrable. Il se pencha mais ne put distinguer ses traits. Des miroirs verticaux étaient disposés le long de l'avenue, en rang serré. Il se dirigea vers le plus proche, du côté des bananiers qui constituaient un refuge facilement accessible. Le panneau de verre avait environ deux mètres de haut sur un mètre de large ; il était légèrement concave. Juo s'avança à trois pas et fixa son reflet, le cœur battant. Il sentait que ces miroirs n'étaient pas faits pour lui. Il avait peur, mais il ne pouvait résister au désir de s'observer… Il éprouva une nouvelle frustration, plus intense que la première.

Ce n'était même pas une image trouble de son corps qu'il apercevait en face de lui. C'était une simple silhouette humaine, tassée, mouvante, monstrueuse, remplie d'un entrelacs de lignes multicolores qui palpitaient de façon régulière et se nouaient parfois sous l'effet de spasmes capables de modifier brusquement leur architecture… Écœuré, Juo se détourna. Tout lui était étranger dans ce monde, même son propre reflet !

Près du miroir, s'ouvrait un sentier qui conduisait à la forêt de bananiers. Il le prit, et marcha sur des pavés lisses, de la taille d'un quart de ballon, dont chacun était un miroir convexe. Et une meute de pantins minuscules, tressés en lignes rouges, bleues, vertes, jaunes, brunes, se mirent à courir, à danser, à se tordre devant lui. Il courut pour leur échapper. Ils s'étalèrent sous ses pieds comme une traînée grouillante, bondissant à sa rencontre depuis le bord de la forêt. Il trébucha et il eut l'impression que le sentier se dressait comme un serpent en colère pour lui barrer la route. Mille reflets incertains lui sautaient au visage, lui criant dans la tête un avertissement incompréhensible et qui ne lui était peut-être pas destiné. Il ferma les yeux, et, emporté par son élan, poursuivit sa course jusqu'au bout du sentier. Une feuille humide le gifla puis lui enveloppa le visage. Il se laissa tomber sous un bananier. Sa joue se posa sur le sol duveteux. Ses mains, d'un geste machinal, caressèrent la douce fourrure qui tapissait le sous-bois. Un souvenir roula dans sa mémoire comme une larme d'apitoiement : vison… C'était un animal de son temps, au pelage d'un velouté incomparable. Les femmes riches d'autrefois portaient des manteaux en peau de vison… Autrefois, son temps… Une vraie larme naquit au coin de son œil. Il la refoula rageusement, les dents serrées de colère. Ces salauds ne m'auront pas !

Il ouvrit les yeux, se détendit, s'abandonnant à une sécurité peut-être trompeuse. Un silence oppressant régnait sous les bananiers. Il chercha du regard un insecte, un arthropode, un amnélide ou n'importe quelle bête minuscule et fabuleuse. Il ne vit rien. Il soupira et oublia le décor pour réfléchir à sa situation. Il s'appelait Juo Jeral. Il était né en 2008, il avait… Non. Il ignorait son âge. Il n'était pas amnésique : il avait trop de souvenirs et pas assez ! Il savait qu'il était perdu dans un futur lointain pour être radicalement étranger à sa culture et à son expérience. (Mais comment le savait-il ?)

(Et comment avait-il été transporté de son temps en celui-ci ?)

Une certitude lui vint : il était seul de son espèce — et effroyablement anormal — dans ce monde. Mais pourquoi ? Pourquoi était-il là ? Qu'attendait-on de lui ? Ou que devait-il attendre ?

Il ouvrit la bouche, de nouveau suffocant, à la recherche de son souffle. Il se sentait menacé, promis à un destin de souffrance.

Il se rappela qu'il était en Avalana pour souffrir. Je suis une sorte de cobaye, se dit-il. Il n'était pas sûr de pouvoir échapper aux expérimentateurs en se suicidant. Et il n'était pas sûr de pouvoir mourir…

Il écouta battre son cœur. Ce phénomène lui semblait plus inquiétant que familier. Il savait qu'il avait vécu… un certain temps… peut-être trente ans… dans la première moitié du xxie siècle… il y avait longtemps… Et cependant l'existence lui paraissait un fait étrange et étranger.

Est-ce que je serais… Est-ce que je serais..? Il éclata de rire. Un robot ? Ah, ah, je suis Juo Jeral, individu de sexe masculin, âgé de trente ans (environ), projeté dans le futur pour servir de cobaye à… aux…

Qui étaient les expérimentateurs ? Les autres, bien sûr, les Humains de ce temps qui voulaient savoir pourquoi et comment il pouvait être si différent d'eux-mêmes ! Ce n'était qu'une partie de l'explication. La suite devait être encore plus effrayante.

Je me suis échappé du laboratoire, pensa-t-il, et je fuis. Si ces salopards m'attrapent, ils vont recommencer à me torturer ! Il se souleva sur les poignets en haletant, se mit à genoux, regarda autour de lui avec anxiété. Les bananiers étaient moins denses qu'il ne l'avait cru en les observant depuis l'avenue. Ils formaient un abri très précaire. Juo avait l'impression de se trouver dans un aquarium, baigné de lumière verte… La pensée de l'aquarium provoqua en lui une association douloureuse. Un peu de salive gluante s'aggloméra sur sa langue sèche. Sa gorge battit avec une vibration de papier froissé. J'ai soif !

Il ploya le cou, laissa tomber sa tête en avant. De longues mèches brunes glissèrent sur ses yeux. Je crève de soif, bon Dieu ! Maintenant, il avait la sensation d'être épié. Ils sont en train de me chercher ! Ils vont me retrouver ! Il se mit debout avec peine, écarta rageusement une feuille qui se trouvait à hauteur de son visage. Il sentit une trace d'humidité sous ses doigts. Son cœur trembla d'espoir. De l'eau… Tant pis pour les poursuivants. Ils étaient peut-être loin encore. Il se mit à lécher les gouttes accumulées dans les replis des feuilles et le long des nervures. Quelques molécules d'eau roulèrent dans sa bouche ; mais sa gorge était toujours aussi sèche et sa langue aussi collante.

Un éclair blanc s'alluma et sautilla parmi les feuillages. Il se retourna. Au bord du sentier par lequel il était venu, à dix mètres à peu près, un grand miroir en forme de parallélogramme se tenait suspendu en l'air, en face de lui, à trente ou quarante centimètres au-dessus du sol. Ils m'ont retrouvé !

Non… Les expérimentateurs d'Avalana ne l'avaient jamais perdu. On ne s'échappe pas d'un laboratoire du xxive siècle. Le monde qui l'entourait était le laboratoire même. Et l'expérience venait de commencer !

Juo, fasciné, regardait le miroir qui pivota légèrement et devint presque rectangulaire. Une image floue et colorée se mit à bouger sur la surface réfléchissante. Toujours des lignes rouges, vertes, bleues qui palpitaient comme des viscères déchirés. Des taches mouvantes, jaunes et violettes, occupaient l'espace oblong de la tête. Moi, ça ? Non, non ! Juo recula, se débattit au milieu des vastes feuilles des bananiers, découvrit une trouée dans laquelle il s'engagea. Un éclair blanc l'aveugla une seconde. Le miroir se matérialisait de nouveau devant lui. Et la silhouette monstrueuse qui était son image lui fit face en se tordant de manière obscène, comme pour le narguer ou le provoquer. Juo retint un hurlement de terreur. Trop tôt pour crier, mon vieux, la vivisection n'est pas encore commencée ! Il regarda à droite, à gauche, fonça du côté où les feuillages lui semblèrent le plus épais. En courant désespérément à travers la forêt de bananiers, il pensa qu'il était en train de faire ce que les expérimentateurs avaient souhaité. Il n'était rien de plus qu'un rat dans un labyrinthe.

Hloris Tman regardait avec tristesse les secondes s'égrener sur l'écran B4. Son panorama ne comptait pas moins de treize écrans. Elle avait deux miroirs convexes à ses côtés. Elle les guettait du coin de l'œil, distraitement. Il lui avait fallu des années pour s'habituer à ne recevoir que des images corporelles latérales pendant son travail ; mais elle y était bien arrivé. Trop bien peut-être…

L'horloge du jour effeuillait ses derniers chiffres : 11 : 48.

L'approche de midi émouvait toujours Hloris. Dans vingt minutes à peu près, la nuit tomberait et elle serait une autre. Elle aurait un nom sonore et doux à prononcer qu'elle préférerait de loin à son nom de jour : Sonia-Maria… Elle sourit. La science avait vaincu la douleur, en modifiant profondément l'équilibre nerveux et hormonal de l'Homme. Et cette atteinte aux lois naturelles en avait entraîné d'autres, en cascade. Ainsi, on avait été amené à truquer le cycle nycthéméral, en créant des installations incroyablement sophistiquées. À quel prix tout cela ?

Mais la nuit apportait à tous les Indos du xxive, d'Avalana ou d'ailleurs, l'indispensable bienfait d'un retour aux sources de la vie. Enfin, un retour relatif… dans l'Harmonie et sous le contrôle de la Centrale-Son.

Hloris détourna les yeux. Sur l'écran N2, un des sujets, épuisé et terrorisé, venait de s'écrouler à proximité d'un miroir. C'était le six. Le clone d'un psychopathe du xxe. Les clones des psychopathes faisaient d'excellents cobayes pour les expériences sur la peur chaude, cette forme insidieuse de la douleur… Hloris soupira. C'était un incident intéressant, mais qui arrivait mal, à quelques minutes de la fin de la matinée. Elle lut sur l'écran H1 le nom de l'observateur chargé du sujet 6 : Hrank Wadi. Elle l'appela et alerta en même temps la Sécurité-Jour. Mais la nuit allait tomber dans quelques minutes sur l'Avalana. Il était trop tard.

Hrank Waki émit en idéo : « Oui, j'ai vu. Est-ce qu'on peut mourir de peur ? Je veux dire : est-ce qu'ils peuvent mourir de peur ? »

Hloris répondit sur le même mode : « Je n'en sais rien et je m'en fous !

— Bon. Qu'est-ce qu'on fait ?

— Tu as vu l'heure ?

Mon éclairage commence à virer au clair de lune !

— Dans un quart d'heure, je m'appellerai Sonia-Maria…

— Moi, Ladislas. Et je serai un homme libre… On laisse tomber ?

— D'accord. Bonne nuit.

— Et bon voyage ! »

Les neufs autres sujets continuaient d'errer au hasard, entre les avenues, les plantations et les tours. Ils semblaient tous souffrir réellement de la soif. Ils cherchaient l'eau et léchaient les feuilles humides des bananiers ou les corolles des fleurs dans lesquelles s'étaient accumulées quelques gouttes de pluie nocturne. Avalana, le pays de l'éternel matin, était pour eux le désert de la soif. Sans doute avaient-ils faim aussi. Mais on disait que la soif était plus douloureuse que la faim. Maintenant, ils allaient bénéficier de la trêve de six heures, durée légale de la nuit, comme tous les citoyens d'Avalana. On aurait pu les reprendre et les remettre dans leur cage avant la fin de la matinée ; mais l'expérience n'aurait pas été complète, et la Centrale-Nuit aurait considéré cela comme un geste malveillant.

Hloris sourit. La tristesse des dernières minutes du matin se dissipait dans sa tête et dans son cœur pour faire place à l'excitation des premiers instants de la nuit.

Une inscription clignota sur l'écran O : La Centrale-Jour vous souhaite une bonne nuit et un bon voyage. Soyez heureux, citoyens d'Avalana. Mais attention ! La nuit est dangereuse. Superposez une dernière fois avant qu'il ne soit trop tard. Demain sera un autre matin !

Superposez ! Superposez !

Partout en Avalana, dans les tours, les labos, les nids, les cellules ou les téatrons, l'avertissement de la centrale clignotait en caractères minuscules ou géants.

Superposez ! Superposez !

Tous les Indos conscients et organisés, qui représentaient à peu près 99,99 % de la population d'Avalana, superposaient au minimum vingt fois en huit heures leur image intérieure à l'image corporelle que donnaient les miroirs. Il ne fallait pas plus de cinq secondes pour s'assurer de la conformité entre le reflet et la projection. Et cela signifiait : Bonne santé physique et mentale, tout va bien, tout va bien !

En théorie, en théorie…

La Centrale clignotait.

Superposez ! Superposez !

Le chœur des citoyens répondait : Conformité ! Conformité !

Imbéciles ! pensa Hloris. Un certain nombre de ceux qui avaient vérifié cinquante fois leur conformité durant le matin se préparaient à vivre leur nuit comme des fous et ne reviendraient peut-être pas de leur voyage harmonique… Elle-même… Eh bien, elle avait gardé l'habitude de surveiller son reflet sur les miroirs placés de chaque côté de sa console de travail et sur quelques-uns de ceux qu'elle rencontrait pendant son temps de loisir ou de repos. Un regard distrait. L'image était là, fidèle, rassurante, indispensable. Mais elle superposait vraiment deux ou trois fois par matinée, pas plus. Et c'était suffisant. Un corps normal ne risque pas de se détraquer toutes les cinq minutes. Et il ne sert à rien de vérifier toutes les cinq minutes l'état d'un corps malade. Quant aux âmes, la nuit était là pour les soigner !

Hloris se leva. L'heure du changement était arrivée. L'éclairage du labo s'était mis en clair de lune. À l'extérieur, les deux lunes artificielles qui remplaçaient la lune naturelle, trop irrégulière, devaient commencer à s'allumer dans le velours gris-bleu du crépuscule.

La jeune femme cessa d'être Hloris et devint Sonia-Maria. Ce fut le moment que choisit Izel Orgerus, ce porc, pour l'appeler. Mais ce porc était chef de division à la tour techno Samara 2, et comme tel, il régnait sur cinq cents techniciens monocentraliens. Et il était en outre un bistructurateur, ce qui lui donnait un pouvoir considérable sur tous les monos…

À quoi servent tous ces miroirs ? se demanda Juo Jeral. Car les avenues étaient désertes, les forêts de bananiers vides de toute présence humaine, et personne ne foulait l'herbe grise des pelouses, bien que des traces de piétinement fussent parfois visibles… Ce monde avait-il été abandonné par ses habitants ? Non. Les citoyens d'Avalana se tenaient enfermés durant le jour dans ces vastes immeubles de verre, éblouissants et vertigineux, qui se dressaient entre les avenues rectilignes. Il le savait. D'ailleurs, il distinguait à travers les parois, quand la lumière était favorable, de nombreuses silhouettes humaines, figées ou plus rarement mobiles.

En outre, l'Avalana était un monde propre : incroyablement net, récuré, aseptisé, désinfecté, épouillé de ses rongeurs, de ses insectes, de ses reptiles, débarrassé de tous ses débris végétaux. Peut-être ne restait-il plus un seul microbe à la surface du sol. Juo n'avait pas trouvé sous le couvert des bananiers, totalement dépourvus de fruits, une seule branche cassée ni une seule feuille pourrie. De rares oiseaux au plumage immaculé croisaient entre les tours, rasaient les cimes des arbres, filaient au-dessus des avenues. Ils ne se posaient jamais. Des robots assuraient un service d'entretien vigilant. C'était de petites machines rutilantes qui glissaient en silence sur leur coussin d'air, aspirant avec leurs trompes, cueillant avec leurs pinces, aspergeant avec leurs lances, fauchant avec leurs lames… Elles étaient peu nombreuses et s'activaient d'un air affairé à d'infimes et de rares tâches. La présence du fugitif avait paru les intriguer. Elles avaient braqué sur lui leur détecteur parabolique et déployé leurs antennes comme un chien qui dresse l'oreille. La rencontre d'un Humain en plein jour leur semblait étrange, mais, réflexion faite, ne les concernait pas… Juo avait vu une fois un homme, une silhouette humaine, vaguement masculine, enveloppée comme lui de vêtements gris et informes. Peut-être n'était-ce qu'un reflet tremblant sur une paroi miroitante. Il avait crié ; appelé. Aucune réponse ne lui était parvenue. Il s'était étonné de son réflexe : un homme traqué n'interpelle pas la première ombre aperçue… Mais il n'était pas un homme traqué, simplement un rat dans un labyrinthe de miroirs. Et ce semblant de présence humaine se manifestait après des heures et des heures d'errance solitaire. Juo venait d'un monde surpeuplé. Ce vide l'effrayait plus que n'importe quoi. Et il avait soif. Il mourait de soif. Oooh ! Eauauau ! Par l'Image, donnez-moi à boire !

Puis il avait pensé que l'inconnu entr'aperçu était peut-être aussi un cobaye assoiffé et terrorisé…

Il ne se cachait plus. Il était maintenant certain que les expérimentateurs l'observaient de l'intérieur, à l'aide d'implants cérébraux ou quelque chose de ce genre. Il ne fuyait même plus. À quoi bon ? Les quartiers d'Avalana se ressemblaient tous. Les hautes tours de verre plantées par nid de dix ou vingt, ou trente, en un savant désordre, sur une banquise vitrifiée tellement lisse que les robots nettoyeurs détectaient un grain de poussière à cent mètres… Les avenues au revêtement un peu plus sombre, un peu moins réfléchissant, toutes rectilignes, toutes larges d'une dizaine de mètres, bordées de miroirs et séparées les unes des autres par d'étroites plantations de bananiers… Combien de fois Juo s'était-il jeté sous les arbres, dans l'espoir de trouver enfin une vraie forêt, avec des bêtes et des sources ! À peine avait-il parcouru soixante ou quatre-vingts mètres qu'il débouchait sur une avenue exactement semblable à la précédente, avec un nid de tours devant lui. Il s'était habitué au flamboiement des miroirs, à l'éclat tremblant du ciel ; il avait appris à distinguer les immeubles géants, loin au-dessus des bananiers, jusqu'à l'horizon enrubanné de brouillard mauve et scintillant. Dans le sens de la longueur, les bandes boisées étaient interminables, mais sans le moindre accident de terrain ou de végétation, sans un ruisseau ni une source, sans une trace de vie animale. Et partout, des sentiers creux, adaptés à la carène oblongue des robots-nettoyeurs, quadrillaient le terrain boisé…

Tout le jour, Juo avait cherché de l'eau. De temps en temps, il s'arrêtait pour lécher les gouttes déposées sur les feuilles, qui n'apaisaient pas sa soif mais l'empêchaient peut-être de devenir intolérable. Au fur et à mesure que la matinée s'avançait, le vent tiède séchait l'humidité ; et bientôt, il n'y eut plus une seule goutte au creux des feuilles. Juo, frustré, fiévreux, tremblant, quitta le couvert des bananiers pour tenter sa chance du côté des immeubles.

Tous étaient rigoureusement clos. Fermés aussi, de façon hermétique, les dômes qui recouvraient sans doute, de-ci de-là, les bouches des souterrains. Parfois, des dizaines de robots immobiles étaient rangés en cercles parfaits autour des dômes… Les machines se reposaient comme si elles avaient chassé du monde le dernier grain de poussière. Et si d'aventure une improbable goutte de pluie était tombée d'un nuage perdu, dix engins brusquement réveillés auraient bondi en même temps pour l'éponger ! Mais il n'y avait pas un nuage et Juo serrait les dents pour ne pas rêver à la pluie.

Il s'écartait des nettoyeurs avec prudence, puis avec dégoût, puis avec haine. Il avait l'impression que des pensées hostiles rôdaient dans leur tête d'oiseau et que des regards inquisiteurs filaient de leurs yeux électroniques. Ils étaient les charognards d'un monde où ne pouvait exister la plus minuscule charogne. Gardiens vigilants d'une propreté abjecte, ils semblaient aspirer à devenir les seuls habitants d'Avalana. Juo tendait le poing vers les machines brillantes qui restaient sur la terre immaculée et vide. Des sentiments farouches battaient dans son corps comme des artères blessées.

Il courait. Le long des avenues sans commencement ni fin. Entre les tours. Sous le couvert glauque des bananiers. Vers un autre bloc d'immeubles. Loin d'un nid de machines… Il s'arrêtait, épuisé, la bouche pâteuse, les tempes serrées dans un étau, les yeux brûlants et les jambes tremblantes. Il se laissait tomber sur le sol trop lisse ou l'herbe trop douce. Il léchait ses lèvres craquelées. Il écoutait dans sa tête le signal infime d'un lointain guetteur.

Le soleil pâle montait interminablement dans le ciel du long matin.

Il se levait, hagard, maudissait les expérimentateurs invisibles et repartait. Vers les bananiers. Vers les tours. Vers une section d'avenue pareille aux autres. Et ceux qui le guettaient au fond de leur laboratoire se repaissaient de sa peur, de sa colère, de sa soif, en attendant de lui infliger des souffrances plus précises et plus méthodiques.

Juo Jeral, tu n'es qu'un rat sorti de son trou, tombé de son temps, errant sur le plancher aseptisé d'un immense laboratoire. Tu n'es qu'un rat, un sale rat ! Il se haïssait maintenant, plus qu'il ne haïssait les expérimentateurs. C'est peut-être cela qu'ils veulent. Ils essaient de me rendre fou pour voir à quoi ressemble la folie ! Ils n'ont qu'à se regarder ! Ils sont tous fous ! Ils ont construit un monde totalement dingue ! Comme eux ! Des malades timorés et cruels qui n'osent pas sortir de leur tanière transparente, voilà ce qu'ils sont ! De monstrueux psychopathes qui ont détruit la nature parce qu'elle leur faisait peur !

Il marchait.

Il s'arrêtait. Il avait soif. Il avait mal aux pieds… La fine semelle de ses sandales était percée en plusieurs endroits et sa peau déchirée commençait à saigner. Il devint attentif à cette sensation. C'était la première douleur localisée et bien identifiée qu'il éprouvait depuis son arrivée en Avalana… Ou depuis son réveil dans le futur. Elle s'accompagnait d'un curieux bien-être… Non. Il refusa le bien-être. Il ne voulait pas collaborer avec les expérimentateurs. Pas encore. Pas sans avoir résisté jusqu'à la limite de ses forces. Il se leva et repartit.

Vers les tours. Du côté des bananiers. Sur quelque avenue rigoureusement semblable à toutes celles qu'il avait parcourues depuis le commencement du matin. S'il devait mourir de soif, la douleur de son pied blessé n'avait aucune importance !

Il marcha, les dents serrées, le sang battant à ses tempes. Plus rien n'avait d'importance. Les expérimentateurs et leurs machines pourraient bientôt se nourrir de son désespoir, mais ça n'avait pas d'importance. Il marchait. Il ne savait pas que le matin allait finir dans quelques minutes.

Hloris Tman détourna les yeux de l'écran D2 sur lequel Izel Orgerus exhibait ses lèvres rouges, sa barbe grisâtre, ses paupières suintantes et tout son visage bouffi et malsain. En tant que bistructurateur, il travaillait pour les deux Centrales, opérant surtout pendant la transition de l'aube et du crépuscule, et assurant la liaison dans son secteur entre l'Image et l'Harmonie. C'était une tâche très lourde. Izel Orgerus (ce porc !) payait son pouvoir d'une existence que Hloris n'était pas loin de juger infernale. Pauvre type !

La jeune femme posa son regard sur l'écran O.

…superposez une dernière fois avant qu'il ne soit trop tard. Demain sera un autre matin !

Machinalement, elle fit surgir son image mentale, la dédoubla et la projeta en même temps sur les deux miroirs qui l'entouraient. C'était un exercice d'une virtuosité extraordinaire et d'une gratuité absolue. Elle faisait cela pour narguer Orgerus. Elle savait très bien que des tas de choses clochaient dans son organisme. Le rein droit, la gorge, le pancréas, les cartilages de ses genoux… Mais elle vivait très bien avec ces menues tares. Demain serait un autre matin : elle serait réjuvénée pour un moment…

Superposez ! Superposez !

cracha une dernière fois la Centrale-Jour.

Conformité ! Conformité ! répondit Hloris en regardant de nouveau le bistructurateur. Elle se retint de pouffer. Conformité, ah ah ! Trop drôle ! Mais si un jour elle subissait un contrôle-surprise, elle risquait d'attraper dix jours d'inhibition. Ou vingt, ou cinquante. Dix jours sans image, en chambre stérile… et sans voyage !

Furieuse, elle fit face à Orgerus. Lorsqu'il l'avait appelée, il était midi ou presque. Elle avait déjà changé, avec quelques secondes d'avance peut-être. Elle s'était sentie coupable et l'apparition de son chef sur K1 l'avait fait régresser brusquement. Maintenant, sa personnalité de jour et sa personnalité de nuit se mêlaient en elle et s'affrontaient. C'était troublant. Cela aurait peut-être été douloureux… si Sonia-Maria-Hloris n'avait été une Indo d'Avalana, incapable d'éprouver la plus minime souffrance !

— « Il faut que je vous voie. » dit Orgerus en idéo.

— « Vous me voyez. » répondit-elle en brouillant un peu les signes. « Mais je vous signale qu'il est plus de midi et que je suis monocentralienne. Mon service est fini et je vais voyager !

— C'est à ce sujet que je veux vous rencontrer.

— Trop tard ! » fit-elle avec un sourire triomphal. « Le téatron de Samara 2 est déconnecté. Je m'appelle Sonia-Maria et je vais partir ! »

Izel Orgerus se fit suave.

— « Naturellement. Je crois que je vais voyager avec vous. Je vous rejoins dans cinq minutes !

— Oh ! »

Le bistructurateur coupa la communication. Salaud ! Salaud ! Sonia-Maria n'avait aucune envie de voyager avec ce porc. Elle était libre. Sa nuit lui appartenait. Elle en avait besoin pour retrouver son équilibre perturbé par un long matin de travail, pour soigner son âme et s'épanouir. Ma nuit ! Ma nuit ! Et à cause de ce salopard, Hloris s'accrochait. Impossible de changer de peau. Partout, les lumières se mettaient en veilleuse clair de lune. Les écrans du panorama s'étaient éteints les uns après les autres. Le système général de sécurité s'enclencha avec un bruit sec. La rumeur de la nuit commençait à s'éveiller.

C'était l'instant pour lequel la vie valait d'être vécue. Mais aujourd'hui, rien n'était comme d'habitude, à cause de ce porc. Des lambeaux de Hloris traînaient dans l'âme juvénile de Sonia-Maria. Et la pensée de voir sa nuit et son voyage gâchés par la présence d'Izel Orgerus déprimait complètement la jeune femme. Elle se sentit très près de la souffrance. Elle suffoqua — sans douleur. Sa bouche s'emplit de salive. Elle pensa : J'ai soif. Puis elle se souvint des dix sujets de l'opération Hamlet qui n'avaient pas bu de la matinée. Leur sort laissait Hloris indifférente. Sonia-Maria versa une larme salée qu'elle rattrapa d'un coup de langue et aspira avec délice.

Elle secoua vivement la tête pour chasser les derniers lambeaux de l'autre, qui traînaient encore dans son sang et ses nerfs. Puis elle courut à la cabine de change de la section. Hlaïn Mri en sortait. Ah. Ce n'était plus Hlaïn mais Dozzetta. Hyacim Hrone n'avait pas pris la peine de refermer la porte du box dans lequel il était en train de se déshabiller. Il vit Sonia-Maria et se retourna en exhibant, avec un éclat de rire, une belle érection.

« Salut, sorcière ! » cria-t-il.

Les tympans de Sonia-Maria claquèrent. Il y avait des siècles qu'elle n'avait pas entendu une voix humaine. Elle se demanda si elle serait encore capable de parler, de crier. Elle avait oublié le nom de nuit de Hyacim. Elle ouvrit la bouche, respira fortement et prononça en articulant avec soin : « J'espère que tu crèveras cette nuit, pourriture ! »

Ils échangèrent ensuite deux ou trois répliques conventionnelles.

— « Ma nuit est à moi. » dit Hyacim.

— « Bien te fasse. La mienne m'appartient !

— Grand bien… »

Dans les boxes, les panneaux d'éclairage ne diffusaient plus qu'une lumière crépusculaire. Les miroirs étaient obscurs. Sonia-Maria arracha ses vêtements de jour thermo-sensibles avec une extraordinaire impression de délivrance. Demain serait un autre matin, lointain, lointain. En attendant, elle allait vivre sa nuit. Puis elle se rappela qu'Izel Orgerus devait la rejoindre dans quelques minutes pour voyager avec elle et son enthousiasme s'envola. Elle resta nue un moment, jouant avec sa robe de nuit longue et bleue, à fentes multiples. Une robe gaie et provocante : la nuit était faite pour le jeu et pour l'amour.

La porte du box s'ouvrit. Sonia-Maria sursauta. Izel Orgerus se tenait derrière elle. Il la regardait et ses yeux brillaient dans la pénombre.

« Enfilez ça ! » dit-il en soupesant la robe qu'elle tenait sur son bras. « Enfilez ça et allons voyager ! »

Elle lui fit face et passa lentement, très lentement, sa robe. Toi, tu me le paieras, espèce de porc !

Juo s'arrêta. Le ciel s'était brusquement obscurci. On aurait dit qu'une trappe géante avait basculé, projetant le soleil au-dessous de l'horizon et éjectant du même coup deux lunes jumelles presque au zénith. Une clarté douce, huileuse, avait remplacé le flamboiement blessant du soleil ou de ce qui en tenait lieu. Le monde tout entier s'alanguissait sous cette lumière tendre. Une petite brise tiède se levait. Puis l'Harmonie éclata, jaillissant de mille bouches invisibles, comme si l'atmosphère était devenue caisse de résonance. Piétinant sur place, Juo regarda l'avenue, devant lui, les tours, à sa gauche, les bananiers, à sa droite. Une grosse goutte de pluie s'écrasa sur sa main. Instinctivement, il la porta à ses lèvres et la suça.

Une voix proche lança un appel qu'il ne comprit pas ; d'autres voix humaines répondirent. Juo continua de tourner sur lui-même. Il aperçut des silhouettes qui surgissaient des immeubles et s'éloignaient en courant. Les habitants d'Avalana sortaient enfin de leur tanière !

La pluie se mit à tomber. Juo renversa la tête en arrière, le visage tendu vers le ciel, les paupières baissées, la bouche entrouverte. L'eau ruisselait sur son front, ses joues, et s'engouffrait entre ses lèvres. Il l'aurait préférée un peu plus fraîche… Mais déjà sa salive devenait plus fluide et sa gorge plus souple. Il redressa le cou. Ses vêtements trempés collaient à son corps. Mais la température tropicale rendait le bain supportable… Juo vit au pied des immeubles et le long de l'avenue des hommes et des femmes qui se déshabillaient, jetaient leurs vêtements et se mettaient à danser sous la pluie. Il les imita.

Les vibrations de l'Harmonie se propulsaient dans ses nerfs, éclataient dans ses muscles. Ses poumons se gonflaient. Il mit ses mains en coupe sous le déluge tiède et il but encore plusieurs fois, de nombreuses fois, longuement. Mais il était obligé de s'interrompre pour sauter et danser, car il ne pouvait résister plus de quelques secondes aux stimulations de l'Harmonie. Une impression de plénitude et de puissance l'envahit. Un cri d'allégresse lui échappa. Demain serait un autre matin, lointain, lointain. En attendant, chacun devait vivre sa nuit. Demain, il serait de nouveau, sans doute, un jouet entre les mains fantomatiques des expérimentateurs. Mais il avait aussi le temps de mourir. Et maintenant, il était libre, il le sentait, il le savait.

Il déposa ses vêtements humides en tas au bord de l'avenue et il courut au hasard, entre les miroirs obscurs, sur les pelouses submergées, le long des sentiers qui traversaient les plantations et que la pluie avait changés en minuscules torrents.

Il rejoignit un groupe d'une dizaine de personnes, hommes et femmes qui sautaient et dansaient et riaient et criaient, sous l'impulsion de l'Harmonie. Presque tous étaient nus. Certains, surtout les femmes, tenaient leurs vêtements à la main ; d'autres les avaient abandonnés, comme Juo. Dans le pâle clair des lunes, à travers un épais rideau de pluie, on ne distinguait aucun détail des corps immobiles. Mais dans le mouvement de la danse, les formes féminines plus rondes et plus souples, se révélaient soudain.

Un homme se souleva sur la pointe des pieds, tendit les bras vers le ciel, paumes ouvertes. Puis il se mit à crier comme un chien hurlant à la lune ou à la mort, sur un ton rauque et soutenu. Une jeune femme aux longs cheveux noirs fit un drapeau de sa robe et le balança au-dessus de sa tête en chantant une complainte rythmée, tour à tour ardente et nostalgique. De jeunes enfants pataugeaient dans un ruisseau en s'éclaboussant… De l'eau ! De l'eau ! Juo se laissa tomber à genoux sur le sol détrempé, il plongea les deux mains dans le courant, et but, et but encore. Les autres applaudirent cette initiative et beaucoup s'agenouillèrent au bord du ruisseau et burent de longues gorgées d'eau tiède, en jouant et en riant. Puis, ne pouvant plus tenir en place, ils se relevèrent brusquement et recommencèrent à sauter, à danser, à courir au clair des lunes.

La pluie ralentit enfin et cessa. Un vent brûlant souffla presque aussitôt, tandis que l'Harmonie devenait plus sourde. Une troisième lune (l'ancienne et mystique Lune de la Terre) apparut au-dessus des tours, dans un halo mauve orangé. Sa lueur incendia les cimes tremblantes des bananiers. Des pâles reflets s'allumèrent au sommet des immeubles. Une foule grouillante envahit les pelouses et les avenues. Un brouillard de vapeur s'éleva du sol, des feuillages, des corps humains et des tas de vêtements abandonnés.

Le groupe auquel Juo s'était mêlé se dispersa dans la foule qui déferlait bruyamment. Les cris et les chants couvraient le doux grondement de l'Harmonie. Les impulsions saccadées de la première phase avaient été remplacées par une vibration régulière, puissante et douce à la fois, qui était comme un signal de liberté, une invitation à la joie et au voyage.

Et le voyage commença. Le flot humain qui s'était rassemblé entre les tours et les bananiers s'orienta dans le sens du vent et se mit en marche sur toute la largeur de l'avenue. Quelques groupes indépendants s'étaient formés et se dirigeaient à contresens ou bien s'éloignaient du côté des bananiers en coupant le vent… Juo se trouva d'abord pris dans la masse principale, poussé par le vent, tiré et entraîné par des compagnons de voyage inconnus. Pendant quelques minutes, il se sentit porté par l'Harmonie et marcha au rythme des autres, en oubliant la fatigue. Puis les blessures de ses pieds l'élancèrent de nouveau. Ses muscles se raidirent. La douleur fut plus forte que l'appel de la musique. Il se laissa glisser sur le côté de l'avenue et, finalement, se trouva à l'extérieur de la colonne en marche. Il se coucha sur l'herbe humide. Le sol était tiède. Le vent brassait un énorme nuage de vapeur au parfum de citronnelle. Juo étouffait un peu dans cette atmosphère de sauna mais il se détendit après quelques minutes de repos et éprouva un bien-être indicible. Il était complètement sec et il se sentait lavé en profondeur. Ses poumons avides d'air se remplissaient sans effort à chaque inspiration. Le vent caressait sa peau comme une main de femme. Il avait un peu sommeil, mais l'Harmonie l'empêchait de s'endormir et lui insufflait le désir de vivre avec intensité le moment présent qui était celui du voyage. Il anticipait le plaisir qu'il ressentirait bientôt, quand il se lèverait pour partir, pour rejoindre les autres, toute souffrance disparue. L'attente de cet instant était déjà un plaisir. La fatigue de ses muscles, la brûlure de ses pieds qui le retenaient encore, ajoutaient au plaisir le piment de l'impatience.

Une sensation nouvelle naquit dans son corps, se localisa au creux de son estomac. Il lui fallut un certain temps pour comprendre qu'il avait faim. Il n'avait rien mangé depuis… impossible de se souvenir… en tout cas depuis son réveil en Avalana… Mais durant le jour, la faim avait été masquée par d'autres sensations pénibles : la soif, la peur, la fureur… Manger. La pensée de la nourriture tourna dans sa tête. La faim n'entamait qu'à peine son bien-être.

Il avait la tête aussi vide que l'estomac. Aucune réflexion ne s'ébauchait plus dans son cerveau. C'était mieux ainsi. Demain serait un autre matin. On verrait. Le présent était doux, le présent était tout… Des voix proches le dérangèrent dans sa rêverie. Il se dressa à demi. Les nouveaux arrivants ne s'occupaient pas de lui. C'étaient un homme et une femme, nus ; ils avaient visiblement un seul projet dans la tête ou dans la peau : faire l'amour. Ils se jetèrent sur l'herbe duveteuse et s'enlacèrent en riant.

La pluie crépitait sur la combinaison imperméable du bistructurateur Izel Orgerus. Sonia-Maria marchait derrière son chef — mais c'était la nuit et elle n'avait plus de chef ! Sa robe trempée se plaquait à ses bras, à sa poitrine, à son ventre, à ses cuisses. Mais elle ne voulait pas l'enlever, à cause de son compagnon. Elle résistait à l'appel de l'Harmonie. Elle piétinait derrière Izel Orgerus, sautillant un peu quand l'excitation était trop forte. Mais elle contenait de son mieux la haine que lui inspirait le bistructurateur.

Izel Orgerus s'arrêta pour observer le cadran du détecteur qu'il tenait à la main. Sonia-Maria se cogna contre son dos. Il se retourna et lui caressa le bras d'un geste d'excuse.

« Comme tu sais, » dit-il d'une voix calme, « les sujets de l'opération Hamlet sont munis d'implants cérébraux qui permettent à nos observateurs de suivre de diverses façons leurs réactions aux stimuli, notamment à la peur, à la soif, à la douleur.

— Je m'en fous ! » marmonna Sonia-Maria.

Izel Orgerus eut un rire indulgent. Il poursuivit son explication : « Les implants me permettent aussi de les repérer. Le numéro 8 et le numéro 2 se trouvent maintenant très près de nous. Le 2 est une femme : elle ne m'intéresse pas pour mon projet actuel. Le 8 est un homme… un clone d'un intéressant personnage qui a vécu au début du xxie siècle, Juo Jeral. Il se trouve à cinq cents mètres environ de nous, à peu près dans le sens du voyage… tel qu'il est programmé cette nuit. Tout va bien !

— Non ! » s'écria Sonia-Maria.

Il rit encore et continua sa marche en obliquant légèrement vers le nord. Ils quittèrent l'avenue qu'ils avaient suivie depuis un long moment, ils traversèrent une pelouse ruisselante et longèrent un nid de tours. Sonia-Maria suivait docilement Izel Orgerus. Mais sa nuit était à elle et son heure viendrait.

Elle se laissa un moment distancer. Sa robe mouillée la gênait de plus en plus. C'était très désagréable. Joint au vif sentiment de frustration qu'elle éprouvait maintenant, c'était presque une souffrance. Du moins, elle le croyait. Mais comment pouvait-elle reconnaître la souffrance ? Izel l'attendit et lui prit le bras. Elle ne résista pas. Elle devait attendre ses confidences et ses explications : elle serait ainsi mieux armée pour se venger.

L'eau du ciel cessa enfin de se déverser sur les voyageurs de la nuit. Presque aussitôt, un vent brûlant se mit à souffler dans leur dos. Izel s'arrêta.

— « Enlève ta robe ! »

Elle obéit. Tout de suite, elle se sentit mieux et reprit espoir. Son compagnon la scrutait avec une attention bienveillante. Peut-être le désir commençait-il à naître dans le corps froid de cet homme. Entre les deux phases du voyage, l'aller et le retour, il y avait la pause d'amour. Parfois, des hommes et des femmes, oublieux des règles, faisaient la pause avant le voyage… Sonia-Maria se demanda si le bistructurateur ne voulait pas tout simplement la baiser. Ce porc ! Mais Izel Orgerus n'était pas fou. Pourquoi aurait-il joué ce scénario absurde qui n'améliorait certes pas ses chances ? Ils repartirent.

Le vent sécha très vite leur peau et leurs vêtements. Ils se joignirent à une colonne de marcheurs qui progressait sur une avenue nord-sud au rythme de l'Harmonie. Il y avait maintenant trois lunes dans le ciel de soie bleue. La lune mystique — c'est-à-dire naturelle — poursuivait les deux lunes artificielles, plus petites, brillant d'un éclat bleuté et qui étaient en fait des satellites solaires.

Un grondement sourd, d'abord lointain, puis de plus en plus proche, troubla l'Harmonie et bientôt la couvrit. De gros poissons argentés, arrondis, massifs, apparurent dans le ciel, volant en ligne vers le nord. Des taches blanches semblèrent éclore sous leur ventre. Des chapelets d'œufs se répandirent derrière eux, et les corolles des parachutes s'épanouirent. Une escadre d'avions-cargos passa devant la lune mystique, tandis qu'un gros nuage noir masquait en même temps les deux petites lunes. Durant quelques secondes, le ciel fut tout à fait obscur. Les rayons du temps parurent se figer. Dans le cœur de Sonia-Maria, les avions-cargos se changèrent en bombardiers. Les inoffensives fleurs blanches qui remplissaient maintenant l'espace devinrent des lueurs mortelles dans une image du passé qui envahit brusquement la mémoire de la jeune femme. Puis les formes sombres des appareils retrouvèrent leur éclat en s'éloignant. Les parachutes se déployaient au-dessus des voyageurs. Les conteneurs de nourriture se balançaient au bout des câbles.

— « Je veux m'arrêter pour manger ! » dit Sonia-Maria.

— « Il vaut mieux que nous rejoignions d'abord Juo Jeral. » rétorqua Izel.

— « Qui est Juo Jeral ?

— Le sujet numéro 8. Tu feras bientôt sa connaissance.

— Je veux manger ! »

Sonia-Maria leva la tête avec crainte. Si c'était la guerre ! Mais il n'y aurait plus jamais de guerre sur la planète. La civilisation des Indos avait éliminé la guerre et la peur en même temps que la douleur. Avalana et les autres états-unis de la Terre étaient des paradis. Des utopies dont les humains du xxe siècle n'auraient jamais osé rêver. Les paradis de la nuit et du voyage. Les utopies de l'Harmonie et de l'Image. Les mondes de la vie parfaite et du bonheur total…

Pourtant, une voix susurra dans le cœur de la jeune femme, au creux profond d'un ventricule, ou dans une circonvolution obscure de son cerveau : À quel prix ? Alors, elle sut qu'elle était malheureuse. Et ce n'était pas seulement la faute d'Izel Orgerus. Elle guettait avidement la chute des conteneurs. La nourriture lui ferait du bien. Elle regardait son compagnon avec haine, mais elle était assez lucide pour comprendre qu'elle faisait de lui à cet instant le bouc émissaire chargé de tous les péchés d'Avalana.

La foule s'écartait pour éviter un conteneur qui rebondit au milieu de la chaussée, renversant une vieille femme avant d'éclater en mille morceaux. Chaque morceau était une ration de frulep ou un cube de boisson… Les voyageurs se ruèrent sur les parts qu'ils commencèrent à se disputer avec sauvagerie. L'Harmonie changea de ton instantanément, devint lénifiante et un peu grondeuse. La bataille s'arrêta aussitôt.

— « Très bien. » dit Izel. « On va s'asseoir et manger. Même si on ne rejoint pas le numéro 8 cette nuit, ça n'a pas d'importance. On reviendra. Je vais te raconter mon projet.

— Quel projet ? »

Izel ramassa un sac sphérique qui avait roulé à ses pieds et le tendit à sa compagne.

— « Il n'a pas encore de nom. On pourrait l'appeler projet Rédemption ! Ah, ah, ça fait un peu prétentieux. Ou projet Izel Orgerus. Mais c'est pire ! Pourquoi pas projet Sonia-Maria ?

— Tu te moques de moi ?

— Sûrement pas. J'ai trop besoin de ta coopération ! Quoi qu'il en soit, mon projet se cache derrière l'opération Hamlet, qui est l'étude du phénomène douleur par l'observation de sujets exdos. Il pourrait en être l'aboutissement, si tout va bien… »

Sonia-Maria défit le sac, partagea un carré de pâte de krill pour en offrir la moitié au bistructurateur qui refusa d'un signe de tête. Elle se mit à manger avec rage. Non seulement ce porc d'Orgerus était en train de lui voler sa nuit, mais il se préparait à lui confisquer son avenir !

Izel s'assit sur ses talons, posa la main gauche sur sa cuisse, se caressa la barbe de la main droite et commença sur un ton à la fois solennel et un peu moqueur : « L'Homme est peut-être une réussite de l'évolution. Mais si Dieu jette de temps en temps un coup d'œil sur l'Histoire, il doit être plutôt déçu. Cette race sophistiquée a gaspillé une bonne partie de ses dons et s'est fait un sort assez atroce… Oui, oui, c'est vrai si l'on considère quelques siècles d'Histoire. Notre époque si paisible n'est qu'une île infime dans l'éternité. Et puis… Et puis je pense, et je ne suis pas le seul, que notre victoire sur la souffrance a été elle aussi gaspillée. Ne te récrie pas, Sonia-Maria. Je ne t'ai pas choisie par hasard pour la mission que je veux te confier. Je connais tes sentiments secrets et tes élans de révolte. Je sais à quoi m'en tenir sur ta conformité… Conformité ! Conformité ! Je suis d'accord avec toi et je partage ton refus. La superposition n'a plus aucune utilité, elle n'a plus aucun sens. Ce n'est plus qu'un rite sclérosé et sclérosant. Nous sommes dans une impasse ! ».

À l'appel de l'Harmonie, la mêlée se dénoua, les combattants se séparèrent, honteusement, sans oser se regarder. Beaucoup étaient nus et, sous la lumière fuligineuse des lunes empanachées de nuages, ils ressemblaient à d'obscènes démons échappés d'un passé de feu, de fureur et de mort.

Juo fit quelques pas en se tenant le bas-ventre. La douleur l'aveuglait. Il heurta quelqu'un qui le repoussa avec force… Les expérimentateurs s'étaient enfin offert un flash ! Il n'avait pas eu le temps de voir celui ou celle qui lui avait ajusté ce coup de pied terriblement précis dans les testicules. Il tomba à genoux et vomit. Il se laissa rouler sur le sol glacé de l'avenue et se mit à geindre.

Il se coucha et guetta la douleur qui le broyait. Deux déchirures jumelles partaient de ses aines, passaient derrière ses reins, se rejoignaient entre ses épaules et explosaient ensemble dans son cerveau. En même temps, deux fils brûlants descendaient le long de ses jambes et paralysaient ses muscles ; d'autres creusaient un chemin carnassier sous la peau de son ventre, lui perçaient les côtes, se croisaient dans son cœur, montaient jusqu'à ses mâchoires et s'enfonçaient dans les os de son crâne. Sa gorge était un geyser de souffrance et cent piqûres d'aiguille visaient les points les plus sensibles de son corps. Il sentait une sueur acide et rongeante ruisseler dans son dos, sur sa poitrine, sur ses bras et ses cuisses. Il râlait comme un animal aux poumons crevés. Il avait la tête pleine de pierre ou de plomb. Pourtant, son instinct lui suggérait que l'excès de sa douleur était anormal, qu'il tenait à quelque chose d'anormal dans sa nature ou sa situation. Sous les morsures de la souffrance, sa mémoire se réveilla. Mais il ne put prendre conscience tout de suite des souvenirs qui remontaient ainsi à la surface.

Alors, l'Harmonie changea de ton. Sans doute, le changement aurait-il dû se produire quelques minutes plus tôt, avant que les conteneurs n'éclatent sur le sol. La lutte sauvage pour quelques sacs de nourriture aurait été évitée. Peut-être ce décalage était-il voulu, pour d'obscures raisons, par les maîtres d'Avalana ?

Dans un premier temps, l'agressivité des voyageurs tomba comme un vieux vêtement dont les attaches ont été tranchées. Dans un deuxième temps, la douleur de Juo s'égrena, s'effilocha et s'éteignit. D'une certaine façon, elle était encore là, sous forme d'une énorme pulsation d'artères battantes. Et Juo avait l'impression d'être tout entier un viscère écorché mais anesthésié.

Les autres se dispersèrent pour manger, après s'être partagé les conteneurs de nourriture. Une femme d'un certain âge, vêtue d'une sorte de sari qui laissait nus un sein et une jambe, apporta à Juo une bouteille de plastique, emplie d'un liquide mordoré. Elle lui fit signe de boire et s'assit près de lui, en cherchant une pause pudique. Elle se mit à mâcher une tranche de pâte. Il la regarda un moment. Quelques minutes plus tôt, elle avait sûrement été une furie parmi les fauves prêts à se déchirer pour une part de manne céleste. Maintenant, elle mangeait avec calme, délicatesse, en se laissant bercer par l'Harmonie. Pourtant, il restait dans ses gestes, ses mimiques, sa façon d'ingurgiter la nourriture, une simplicité animale. Juo hocha la tête. Elle leva les yeux, lui sourit, et revint à son repas. Il déboucha la bouteille et but quelques gorgées d'un liquide laiteux, frais, parfumé au citron — mais existait-il encore des citrons dans ce monde ? Il n'avait plus très soif. Et il n'avait plus faim du tout… Ses paupières devenaient pesantes. Son cerveau s'engourdissait. Il dut lutter contre le sommeil.

Quand sa voisine eut fini de manger, elle avança vers lui en rampant sur les mains et les genoux.

« Veux-tu voyager avec moi ? » proposa-t-elle.

Il lui demanda de répéter. Il comprenait mal le langage du xxive siècle. Finalement, il acquiesça. Il n'avait aucune pensée dans la tête. Demain serait un autre matin.

« Un peu d'Histoire, tu permets ? » dit Izel Orgerus à Sonia-Maria. « Notre race, qui est aujourd'hui maîtresse absolue de la planète, a été créée par le génie génétique du xxie siècle. On s'efforce de l'oublier. Nous appartenons à une race artificielle — si le mot a un sens. Et nous ne pouvons survivre que dans un environnement artificiel, ou du moins c'est ce que nos ancêtres ont cru et nous continuons sur la lancée ! Nous avons aseptisé la planète de la façon la plus systématique qui soit, en ne gardant que quelques milliers de kilomètres carrés de réserves-arches pour la nature et les spécimens d'animaux et de végétaux. Pourquoi ?

» Nous oublions de nous poser la question. Nos ancêtres, privés du signal d'alarme de la douleur, se sont sentis nus. La souffrance était, depuis des millénaires, le vêtement spirituel de l'Humanité. Ils se sont sentis en état d'infériorité, fragiles et menacés. Ils avaient l'impression de ne pas appartenir à la nature qui leur semblait terriblement hostile. Ils l'ont détruite parce qu'ils la redoutaient. À tort ou à raison…

» Il fallait naturellement un moyen de remplacer le signal d'alarme douleur. Les Indos ont développé un don qui existait à l'état latent chez les Humains normaux : la représentation mentale du corps. Si le besoin ne crée par l'organe, il le fait évoluer. Nos ancêtres sont devenus capables de projeter une “image” mentale très précise de leur corps. Et sur cette image, apparaissent les dysfonctionnements, les tares, les maladies. Chaque humain pouvait ainsi scruter son organisme ; mais il était seul à pouvoir le faire. Les individus étaient plus ou moins attentifs à leur “image”, ils l'interprétaient plus ou moins bien.

» On a multiplié les miroirs dont la fonction, au début, était seulement de rappeler aux Indos qu'ils devaient évoquer le plus souvent possible l'image de leur corps pour vérifier son bon fonctionnement. On s'est aperçu que les miroirs aidaient en outre à stabiliser les projections. Devant un miroir, l'évocation de l'image était à la fois plus facile et plus efficace. Suivant l'expansion de notre race, les miroirs ont commencé à couvrir la planète. C'était sans doute excessif ; mais on a voulu aller plus loin. On a essayé de perfectionner le système pour réaliser l'“extraversion” de l'image et contrôler les projections.

» Tu le sais ou tu t'en doutes : c'était un leurre. Nos merveilleux miroirs thermo-sensibles n'ont aucune utilité réelle. La fameuse superposition n'existe pas. Simplement, la croyance dans ce phénomène induit en chacun de nous une forte concentration et la création de deux images que l’on parvient à superposer dans un effort mental intense. Cela permet en effet un autocontrôle, plus ou moins efficace, de la projection. L'habileté de l'administration a été de faire croire aux citoyens qu'un observateur extérieur, un “spécialiste”, pouvait vérifier leur “conformité”… On a abouti à cette terrifiante obsession de l'Image que tu connais bien — et dont tu souffres, je ne l'ignore pas ! La fonction d'avertissement de la douleur est ainsi suppléée Mais à quel prix ! Au prix d'une fantastique dépense d'énergie. Et les conséquences de toutes natures sont lourdes.

» 1) La durée du travail — ou du moins la présence sur les lieux de travail — est très longue ; elle atteint ou dépasse en moyenne la moitié de la journée, six heures sur douze.

» 2) Notre attention était presque uniquement tournée vers nous-mêmes ; nous sommes devenus incapables d'inventer ou de créer. Nous stagnons.

» 3) Toute la population de la Terre est régie par les mêmes règles strictes. Nous formons un immense troupeau indifférencié.

» 4) L'angoisse nous poursuit. Pour la conjurer, nous avons fini par supprimer le soir, et le milieu dans lequel nous vivons est devenu encore plus artificiel… Et, conséquence des conséquences, la machinerie est devenue trop lourde. Le coup énergétique de notre survie ne cesse de grandir. Le système est à bout de souffle.

» Je mets à part la nuit et le voyage. C'est là une de nos réussites. Après les terribles “matinées” que nous vivons, nous avons besoin de quelques heures de détente totale. Même les bistructurateurs ! Nous voyageons aussi, nous… Tous les Humains crient : “Ma nuit est à moi !”. Mais ils n'ont qu'une illusion de liberté. Ils sont sous contrôle de l'Harmonie. On a calculé que sans l'Harmonie, le nombre des tués et des blessés graves atteindrait un pour mille de la population ! Et malgré l'Harmonie, il y a sur la Terre, chaque nuit, des dizaines de milliers de morts accidentelles ! Pourtant, quels que soient les changements qui interviendront dans l'avenir, je pense que nous garderons la nuit et le voyage. Et aussi l“Image”. C'est un pas en avant de l'évolution. Nous en avons peut-être fait un mauvais usage. Nous devrons sans doute apprendre à nous en servir autrement. Pour la communication, par exemple, comme nous avons commencé à le faire avec le téatron. Ou pour n'importe quoi de nouveau et de différent.

» Mais notre civilisation est dans une impasse. Autrement dit, nous sommes coincés ! Pour en sortir, nous n'avons pas le choix. Nous devons retrouver la nature de l'Homme. Nous devons réintroduire dans les gènes de notre race l'aptitude à la souffrance, même si ça nous semble effrayant. C'est le projet qui se cache derrière l'opération Hamlet, que je supervise.

» Je suppose que tu as compris maintenant ce que j'attends de toi, Sonia-Maria ?

— Non. » répondit Sonia-Maria à voix basse. « Je n'ai rien compris. Rien du tout ! »

Izel sourit d'un air de doute.

— « Les clones sont en général stériles. Mais nos sujets ne le sont pas !

— Je vois. Vous les avez lâchés comme des taureaux dans votre troupeau humain !

— As-tu déjà vu un taureau ? Non ? Il en a encore dans les arches-réserves. Si nous réussissons, tu en verras peut-être bientôt, crois-moi ; nous avons de bonnes raisons de procéder de cette façon.

— Mais ça ne me concerne pas !

— Je regrette, Sonia-Maria. Tu sais très bien que ça te concerne plus que n'importe qui ! Tu n'es pas la première qui reçoit cette mission et tu ne seras pas la dernière. Mais j'attache une grande importance à ta participation. Je ne sais pas quelle sera ta réaction devant cet homme, Juo Jeral. Je crois seulement que tu seras une mère parfaite pour un enfant qui souffre ! »

Alors, Sonia-Maria se mit à hurler. Izel Orgerus dut la gifler cinq fois avant qu'elle se calme.

« J'ai mal. » dit Juo.

— « Mal ? » fit Sonia Maria. « Où ? »

L'Harmonie avait de nouveau changé de ton. Juo eut un geste vague. Son corps tout entier lui semblait maintenant une immense caverne de douleur. Il avait l'impression qu'une lame ébréchée lui grattait le dos, qu'un poignard rougi s'enfonçait dans son dos, qu'un bloc de pierre lui écrasait la poitrine, qu'une corde à nœuds lui liait bras et jambes, qu'une brosse métallique lui déchirait la peau, qu'un bistouri mal aiguisé lui tailladait le ventre, qu'un maillet rebondissait sur son crâne, qu'une pince lui serrait les yeux comme pour les écraser… Comme exacerbée par le rythme trépidant de l'Harmonie, la souffrance atteignit durant quelques secondes un paroxysme à peine supportable. Puis elle s'apaisa graduellement, sans tout à fait disparaître.

Il resta longtemps engourdi, haletant, balbutiant. La jolie jeune femme brune qui s'était agenouillée près de lui n'était plus qu'une silhouette floue dans un brouillard de fièvre, de sueur… Mais Juo était conscient de ce qui se passait autour de lui : ce rut sauvage télécommandé par l'Harmonie qui jetait voyageurs et voyageuses de la nuit les uns contre les autres, avec un mélange bien dosé de tendresse et de folie, de désir et de fureur. Mais il n'avait aucune envie d'y prendre part. Il était trop las, trop près encore de la douleur qui hantait son corps mal réveillé… Soala, sa compagne d'un moment, avait cédé elle aussi à l'invitation de la musique. Elle avait disparu dans la masse ardente et bruyante qui pratiquait la pause d'amour. Presque aussitôt, la jeune femme brune et son compagnon aux cheveux blancs étaient arrivés. La jeune femme s'était approchée de Juo, puis s'était agenouillée lentement avec une extrême raideur, comme si elle résistait de toutes ses forces à l'impulsion que lui communiquait l'Harmonie. L'homme s'était éloigné discrètement.

Juo s'aperçut qu'il avait crispé la main sur la robe de l'inconnue au moment où il souffrait beaucoup. Et il tenait ses doigts fermés sur l'étoffe soyeuse. Il les desserra avec effort, et il voulut retirer son bras. Mais la jeune femme le retint d'un geste instinctif. Elle lui prit la main et l'attira sur sa cuisse nue. Elle eut un sourire grave.

« Tu as toujours mal ?

— Non. » dit Juo. « Je suis bien maintenant. Je suis bien avec toi ! »

Izel Orgerus s'éloigna en s'efforçant de ne pas voir autour de lui les citoyens d'Avalana qui participaient allégrement à la pause d'amour et qu'il était souvent obligé de contourner. Il se sentait un peu misérable et un peu fou… Il parvint enfin à concentrer sa pensée sur le projet Rédemption. C'était la seule chose importante de sa vie.

Sois patient ! se dit-il. Je le serai, je… Peut-être faudrait-il quinze nuits, quinze voyages et quinze pauses d'amour pour que l'enfant programmé par les structurateurs soit conçu. Quinze ou vingt, ou cent. Mais il y aurait d'autres sujets. Des dizaines, des centaines. Sois confiant, sois patient !

Des dizaines ou des centaines de clones étaient en cours de développement ou sur le point d'être éveillés. Il y aurait des centaines, des milliers d'expériences. Certains enfants seraient des Indos, comme la race dominante de la planète, du moins aujourd'hui. Quelques-uns seraient des Exdos, plus ou moins sensibles à la douleur. C'étaient ceux-là que l'on souhaitait, que l'on attendait. D'autres, enfin…

Izel avait mis ses obturateurs d'oreille. Il échappait ainsi à l'influence de l'Harmonie. Il n'avait pas le temps de participer à la pause d'amour. Pas cette nuit. Pas encore… Il avait des responsabilités dans les deux Centrales ; mais sa tâche était infiniment plus dure la nuit. Et il dormait surtout le matin. Demain n'était jamais tout à fait, pour lui, un autre matin ! Et quand il voyageait, c'était surtout pour se rendre à l'arche-réserve N3 Ellontea. Il admirait cent variétés d'arbres ou d'arbustes, humait cent fleurs multicolores, se jetait cent fois sur l'herbe humide et grasse comme sur le corps d'une femme blonde et tendre. Il observait les bêtes, cent ou mille espèces préservées pour un autre avenir, et parfois il les caressait avec un étrange sentiment de culpabilité. À son prochain séjour, il se sentirait moins coupable, car l'avenir était en marche.

Il y avait aussi à N3 Ellontea — et c'était le plus important — les chalets du projet Rédemption, pour les mères qui accepteraient de vivre là, loin de la société indo, avec ces immondes sacs de douleur que seraient peut-être leurs enfants. Les enfants du projet…

Et puis…

Izel Orgerus marchait. La fête de la pause continuait sans lui. Cris et chants d'amour se mêlaient à l'Harmonie et celle-ci devenait de plus en plus ténue, parfois presque inaudible. On n'avait plus besoin d'elle. Et elle n'était plus que la ligne invisible sur laquelle les Humains jouaient leur musique.

C'était l'heure de la libération totale, le bref moment où la nuit et le voyage prenaient tout leur sens. Le moment pour lequel le long matin valait d'être vécu. Demain…

L'air tremblait légèrement. On avait l'impression que les deux lunes-machines esquissaient une danse de séduction autour de la vieille lune mystique. Izel leva la tête.

Une pause de conjonction ! Il n'avait pas prémédité cela ! Une ou deux fois par an, la pause d'amour coïncidait avec la rencontre des trois lunes. On disait que l'ardeur sexuelle des voyageurs de la nuit en était merveilleusement ravivée. Superstition ? Izel sourit. Sonia-Maria et Juo Jeral seraient-ils sensibles au phénomène ? Il le souhaita. Mais il avait le temps. Il forma un vœu, comme le voulait la tradition : Qu'un enfant du troisième type soit conçu cette nuit !

Le projet Rédemption (le projet Izel Orgerus…) donnerait sûrement beaucoup d'Indos. Et aussi un certain nombre d'Exdos : il le fallait puisque c'était le but officiel de l'expérience.

Et puis… La probabilité pour qu'il y eût parmi les clones des sujets possédant un don nouveau avait été avancée par l'ordinateur de recherches biologiques de la tour techno Samara 2.

Des calculs très secrets montraient que cette probabilité était relativement forte sur une longue durée. Demain… Et les dons seraient sans doute transmis tôt ou tard à un ou plusieurs enfants. Ce serait — peut-être — l'amorce d'une surhumanité.

La civilisation se trouvait dans une impasse qu'il fallait contourner par l'arrière. Le projet rédemption devait permettre à la race de rebrousser chemin. Mais il restait une chance de contourner l'impasse par l'avant, ou peut-être de sauter par-dessus !

En théorie, cette chance existait. Seulement, il faudrait peut-être un siècle pour qu'apparaisse un clone supérieur. Et mille ans pour que naisse un enfant du troisième type… L'Humanité aurait besoin d'une longue, très longue patience.

Izel Orgerus se trouvait maintenant sur une esplanade déserte, à proximité d'un nid de tours. Il activa le polycom placé sur son épaule gauche et appela un véhicule-robot.

Puis il leva les yeux, par hasard, et il vit les deux lunes-machines qui chevauchaient presque totalement la lune mystique. Une main énorme lui écrasa le cœur, tandis qu'une autre, précise et cruelle, lui poignardait le ventre. Il resta une demi-seconde la bouche ouverte, à la poursuite de son souffle. L'Harmonie, si ténue pourtant, lui perça la tête et le cœur, et le ventre. Ou bien était-ce un instinct profond, ancien, mystique ? Il oublia le robot qu'il avait appelé, pour répondre lui-même à un appel plus fort. Il oublia la rédemption de l'Humanité et le rêve du troisième type. Il s'élança fougueusement vers la plantation de bananiers la plus proche. Il n'avait plus qu'une idée en tête, la pause d'amour. Et plus qu'un élan au cœur, et au ventre.

Juo Jeral était paisiblement couché sur le duvet tiède d'une pelouse. Seul… La pause d'amour avait pris fin il y avait une minute, ou une heure.

Mais elle reviendrait. Quinze fois au moins… Comment le savait-il ? Il le savait. Il savait aussi que leur enfant naîtrait dans l'arche-réserve N3 Ellontea et qu'il se nommerait Angel. Tout un programme… Comme le savait-il ? Il le savait. Angel lui ressemblerait-il un peu ? Un peu, pas tout à fait… Mais il ne serait pas un sac de douleur. Pas tout à fait…

Et après Sonia-Maria, d'autres femmes viendraient, pendant la nuit et le voyage. Il y aurait d'autres pauses d'amour. Beaucoup. Combien ? Cent ? Oui, cent ! Et plus… Juo découvrait sans trop de surprise qu'il pouvait voyager dans sa destinée comme on voyageait dans la nuit. Il l'avait pressenti.

Combien de pauses ? Mille ? Oui, mille et plus ! Avec prudence, il lança son esprit en avant. Combien de pauses d'amour ? Dix mille ? Oui, dix mille et plus. Il explora sa destinée encore plus loin. Cent mille jours ? Cent mille nuits ? Des siècles ? Le monde changeait mais lui était toujours là.

Il plongea et vit un monde incroyablement différent. Mais sa destinée continuait.

Alors, il sut qu'il avait le temps et il se prépara à un très long voyage.

Première publication

"Nuit et voyage"
››› Nuit et voyage (France › Vandœuvre : Expression-création • Snake • 4, 1980