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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Ouragan…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Ouragan sur le secrétaire d'État

« Allô, François ? Ici Jean.

— Comment allez-vous, mon cher ministre ?

— Assez bien, mon cher préfet. Je n'ai pas encore trop l'impression d'être assiégé.

— Mais vous ne l'êtes pas. Et nous veillons sur vous.

— Je vous fais confiance, mais il ne faudrait pas que ça devienne trop voyant.

— D'accord, d'accord… Pour le moment, il n'y a rien à signaler sur la rive droite. Sur la rive gauche et en amont… eh bien, je n'en mettrais pas ma main au feu. Sérieusement, Jean, je crois avoir un tuyau sur les intentions des Japonais.

— C'est-à-dire la bande Mauvar ?

— Votre ennemi déclaré. J'ai… Enfin, nous avons infiltré quelqu'un dans son groupe. Bref, ils semblent décidés à tenter un mauvais coup contre vous au prochain orage. Mais pas à partir de la Corrèze. Ce n'est pas pour me vanter…

— D'accord, vous êtes un petit Fouché, mon cher François !

— Je fais ce que je peux. Particulièrement, quand vous êtes en cause, Jean. Je serais navré que des énergumènes viennent troubler la tranquillité de madame Veyrac… Bref, je ne sais pas jusqu'où Mauvar serait prêt à aller. Il faudrait avertir Verdier et Barrez… De notre côté, nous sommes presque sûrs de les coincer dès qu'ils bougeront. Mais nous ne pouvons pas intervenir avant… Autre chose : ces orages secs, comme disent les gens du pays, eh bien, c'est un sérieux problème pour nous. Je crois vous l'avoir déjà dit.

— Je crois vous avoir répondu que je comprenais très bien vos difficultés.

— Oui. Et vous m'aviez promis de vous en occuper.

— Je m'en suis occupé. Vous voudriez peut-être que je fasse dire des prières par votre curé rouge… comme s'appelle-t-il, déjà ?

— L'abbé Sarreméjeanes… Il me cause pas mal de soucis, ce… cet… Alors, vous ne pensez pas que ça ait un rapport quelconque avec les… euh… les expériences de Gramat ?

— Quelles expériences de Gramat ? Vous soupçonnez ce pauvre Verdier de pratiques occultes ?

— Non, mais l'ar…

— Non, ça n'a aucun rapport avec aucune expérience. Je suis formel. J'ai eu une conversation à ce sujet avec le Président. Avec le Président, vous entendez, mon cher François ? J'espère que vous ne mettez pas sa parole en doute ?

— Certainement pas. La vôtre non plus.

— Merci. Eh bien, je puis vous garantir qu'il n'y a pas d'expériences dangereuses en cours, ni à Gramat ni ailleurs.

— Vous me rassurez, mon cher ministre. »

« Jean Veyrac, monsieur le préfet.

— Excusez-moi de vous avoir fait attendre, monsieur le ministre.

— Aucune importance. Je voulais seulement vous informer que je compte passer quatre ou cinq jours à la Roche-Toujas. D'ailleurs, mes amis les Japonais le savent déjà.

— Je le savais aussi. Le Bo… Enfin, j'ai été averti. Vous êtes sur place ?

— Je suis à la Roche-Toujas depuis hier, avec ma femme et quelques collaborateurs. Je ne peux pas m'offrir de vraies vacances pour le moment. J'espère travailler sérieusement. Du moins si je ne suis pas trop dérangé…

— Je souhaite que vous ne soyez pas dérangé du tout. Bien qu'au fond, un peu de détente…

— Vous n'ignorez pas que mon ami Mauvar a l'intention de venir chez moi faire une petite démonstration, à l'occasion du prochain orage ?

— Du prochain orage ?

— Oui. Ce sont des gens qui suivent la météo de très près, n'est-ce pas, monsieur le préfet ?

— Oh ! on dit que l'abbé Sarreméjeanes prévoit ces fameux orages.

— Vous le connaissez ?

— L'abbé ? Pas spécialement. Mais il était dans mon département ces jours-ci. Savez-vous comment l'appellent les paysans dans le Cantal ? Le sorcier rouge !

— J'espère que vous vous êtes informé de ses dernières prédictions ?

— Vous parlez sérieusement, monsieur le ministre ?

— Très sérieusement.

— Eh bien, je ne sais pas si je dois…

— Vous devez.

— L'abbé Sarreméjeanes prévoit un orage pour ce soir.

— Mais c'est une très bonne nouvelle.

— Ah ! une bonne nouvelle ?

— Oui. Ma femme n'a encore jamais vu d'orage à la Roche-Toujas. C'est un spectacle qui vaut largement l'Opéra.

— Ah ! oui, ah ! ah ! Veuillez présenter mes hommages à madame Veyrac et lui dire que je lui souhaite un bon séjour à la Roche-Toujas.

— Je vous remercie, monsieur le préfet. »

« Verdier ? Ici Veyrac.

— Bonjour, monsieur le ministre. »

Jean Veyrac eut un soupir d'agacement. Il avait connu Verdier à l'Éna. Les deux hommes n'avaient jamais été amis, mais l'ancienneté de leurs relations autorisait une formule moins protocolaire. Veyrac avait de grandes espérances et il rêvait même de succéder un jour à l'Imperator. Cependant, il n'était encore — du moins officiellement — qu'un petit secrétaire d'État à l'agriculture. Sans doute le préfet du Lot savait-il que son ancien condisciple avait la faveur du Président et qu'il recevrait selon toute probabilité un portefeuille à part entière avant la fin de l'année… étape nécessaire pour un jeune loup qui gardait les yeux fixés sur la ligne bleue de l'Élysée. C'est pourquoi il forçait un peu sur le respect.

Oui. Seulement, entre Veyrac et la présidence, il y avait ce salaud de Just Mauvar et quelques dizaines de milliers d'autres que Mauvar symbolisait commodément s'il ne parvenait guère à les rassembler. Italicus Imperator répétait : « Je ne veux pas d'histoires avec les paysans ! ». C'était sa formule, au Sachem sans plume : pas d'histoires… Surtout avec ces sacrés paysans qui restaient dans leur majorité un ferme soutien du pouvoir et des marchands de pesticides. Mauvar et ses Japs ne représentaient qu'une petite minorité — braillarde plus qu'agissante. Leur succès relatif tenait au fait que le Centre et le Sud-Ouest avaient été particulièrement touchés par la sécheresse, les orages de vent (appelés “orages secs” par les paysans) et les invasions de criquets. (Le Président vouait une exécration toute spéciale à une vague sauterelle dite calliptamus italicus, d'où le surnom que lui avaient donné les initiés…) Le grand public nommait “paysans maoïstes” les Jeunes Agriculteurs Pour le Socialisme (Japs) dont Mauvar était le leader local. Les professionnels de l'information et de la politique disaient : les Japonais. De quoi rire jaune.

Jean Veyrac se doutait que ses conversations avec les préfets des trois départements étaient écoutées par la police politique ou les services secrets, qui travaillaient tous pour leur propre compte et n'obéissaient plus guère à personne : le Bodiac — civil mais très lié aux militaires activistes — toujours sur la brèche, et le Cres qui dépendait en théorie de l'état-major général. Sans parler de l'Intérieur ! Les préfets étaient bien capables d'avoir mis leur propre ligne sur table pour faire plaisir à la sardine… De toute façon, il était obligé de nier l'existence du Creg de Gramat, tant pour le Président que pour les militaires — à ménager car le régime et sa propre carrière étaient à leur merci. Seulement, le Creg (Centre de Recherches sur la Gravitation) existait bien, quelque part dans les avens du Causse qui avaient servi autrefois d'entrepôt atomique. Et les “savants” qui y travaillaient, sous le contrôle des militaires, ne se privaient pas d'expérimenter leur dernier gadget ultra-secret (le Pox, en code). Il fallait être aussi naïf qu'un préfet pour l'ignorer.

— « Cher ami, je suis à la Roche-Toujas avec ma femme et quelques collaborateurs. J'espère travailler sérieusement. Mais vous savez sans doute que Mauvar a l'intention de faire du tapage chez moi ?

— L'intention, peut-être, mais pas les moyens.

— Je compte sur vous pour une surveillance discrète, n'est-ce pas ? Il paraît que les Japs sont réunis dans le Lot en ce moment.

— Oui. Ils tiennent un meeting à Saint-Bonnet-sur-Serre. »

« Laparouquial, monsieur le ministre.

— Oui, c'est moi.

— Je suis le maire de Combalibœuf.

— Oui, je vous avais reconnu. Comment allez-vous, cher ami ?

— Hé bé moi ça va, mais c'est les… Est-ce que quelqu'un nous écoute ?

— Certainement pas. Vous pouvez parler en toute confiance.

— Je veux vous dire qu'il y a des types de chez moi qui sont dans le groupe Mauvar, mais moi j'y suis pour rien et même ça m'embête. Le Mauvar, moi, je peux pas le sentir. Alors, il faudrait pas m'en vouloir, monsieur le ministre, je sais pas quoi y faire. C'est les orages qui nous embêtent tous. Même les gens disent que c'est la faute du gouvernement, avec ses putains d'expériences !

— Là, je vous arrête, cher ami. Vous êtes un homme raisonnable et intelligent. Vous savez bien que ce n'est pas la faute du gouvernement. Ni la faute des expériences… Parce qu'il n'y a pas d'expériences ! Je m'en suis assuré auprès de monsieur le Président de la République. De ce côté-là, vous pouvez être tout à fait tranquille.

— Je vous remercie bien, monsieur le ministre. Vous savez, moi, ce que j'en dis, les gens causent, on peut pas les empêcher, hein ? C'est la sécheresse qui les énerve. Faut dire qu'il a pas tombé une goutte d'eau à Combalibœuf depuis soixante-dix-sept jours, on en tient le compte à la mairie. Nous on peut rien faire d'autre, hein ? Alors quand y voient ces putains d'orages, le vent et tout, et qu'y tombe pas une goutte, y sont comme fous. Autrement c'est pas des mauvais, monsieur le ministre. Excusez si je vous parle comme ça, mais vous avez dit que personne pouvait nous écouter, alors je me permets… Je voulais vous demander : y a rien à faire pour tout ça ? Vous y pouvez vraiment rien à ces ex… à ces orages — enfin je veux dire le gouvernement et monsieur le Président de la République ? »

Bâtie sur l'emplacement du vieux château des Eylu de Toujas, la maison du secrétaire d'État occupait une position exceptionnelle à plusieurs points de vue. La Roche-Toujas, c'était un tronc de cône planté dans la vallée de la Serre, au confluent du Bazac, à la limite du Lot, du Cantal et de la Corrèze. Pour un ministre aussi chahuté que Jean Veyrac, la proximité des trois départements, dont les trois préfets étaient ses amis ou ses obligés, avait l'avantage de fournir trois sources de flics et de gendarmes, sans qu'il fût nécessaire de déranger des C.R.S., au risque de déplaire à l'Imperator… Le site de la Roche (Aigle vent) était déjà admirable. Il le serait encore bien plus après la construction du barrage de Serre-Bazac, lorsque la colline tout entière deviendrait une île au milieu du lac artificiel recouvrant la vallée. Jean Veyrac n'avait pas prémédité l'opération et, en tant que petit-fils de paysans, il regrettait les cent soixante-quinze hectares de prés et de bois qu'on allait noyer. Bien sûr, il aurait une plage privée splendide… C'est une chose qui compte quand on vient d'épouser une jeune et belle comédienne. (Le tout, c'est de la garder, maintenant, parce qu'au moindre scandale… L'Imperator : « Épousez-la, Veyrac, mais je ne veux pas de scandale ! ». Au moindre scandale, adieu le château présidentiel !) Bref, Mariella appréciait beaucoup et commençait même à s'impatienter. Oui, ça c'était bon, mais il avait mieux encore : la sécurité de la Roche-Toujas serait terriblement renforcée, ça serait presque l'Angleterre en 40, enfin avec une toute petite Manche, mais Just Mauvar n'avait pas les moyens d'Hitler !

Bien entendu, la presse d'opposition ouvrirait sa gueule. Celle de droite, surtout, parce que la gauche, grâce à Dieu, était au-dessus de ça. Ce n'était pas tellement grave. Le Président avait l'habitude. Lui-même se faisait souvent attaquer et il avait sur les bras quelques affaires pas très claires. Le pire, ça serait peut-être les ricanements de Quattret, le ministre de la Défense, un fasciste puritain, un vrai salaud. Ses généraux ne cessaient pas de l'aiguillonner. Il était marié à une vieille tordue qui puait de la gueule et la seule vue de Mariella le mettait en transes. Et, bien sûr, il tenait au Creg de Gramat comme un chien d'appartement à son os en caoutchouc !

« Jean Veyrac, mon général.

— Bonjour, monsieur le ministre.

— Dites-moi, j'ai appris par la rue Saint-Dominique que vous aviez à Gramat un petit service d'observation météorologique…

— Un service d'observation météorologique ?

— Oui.

— Je ne vois pas à quoi vous faites allusion. Nous avons…

— Laissez-moi vous expliquer. C'est un service personnel que je voulais vous demander. Je suis à la Roche-Toujas pour travailler. Comme vous le savez sans doute, les gens sont assez nerveux dans ce secteur. Surtout à cause de la sécheresse. Il y a un certain Mauvar, un dirigeant régional des Jeunes Agriculteurs Pour le Socialisme…

— J'en ai entendu parler. Un maoïste attardé. Je ne pense pas qu'il soit dangereux.

— Dangereux, peut-être pas. Gênant, certainement. Je sais que Mauvar et ses hommes veulent profiter d'un orage pour venir manifester chez moi. Quelque chose d'assez bruyant, je le crains. Or, certains indices donnent à croire que les paysans attendent un orage pour ce soir même, entre le Lot et la Corrèze. Et la météo n'a pas l'air au courant. Comme nous sommes voisins, mon général — et en me basant sur ce tuyau de la rue Saint-Dominique —, j'avais pensé que vous pourriez peut-être me renseigner de façon plus précise.

— Mais… que voulez-vous savoir exactement, monsieur le ministre ?

— Vos spécialistes ont-ils des raisons — confidentielles — de penser qu'un orage sec pourrait effectivement avoir lieu ce soir ou cette nuit ?

— Ne quittez pas. Je vais poser la question. »

L'auberge Peyré était une ancienne ferme, sur la route de Paris, à la sortie du Pont-de-Dieu. Les propriétaires, nés malins, avaient essayé d'en conserver l'agencement rustique. Ainsi, la vaste cuisine paysanne, avec ses batteries de casseroles et de chaudrons de cuivre accrochés aux murs sombres, sa large cheminée, ses barreaux aux fenêtres, servait de salle à manger et de salon à la famille Peyré. En même temps, les habitués de la maison y entraient comme chez eux. La patronne faisait régner dans son fief une atmosphère matriarcale et bon enfant qui plaisait follement aux touristes huppés, aux snobs et aux autres.

Entre les barreaux, Jean Veyrac voyait briller un beau soleil orangé, encore haut sur l'horizon. Il avait eu l'impression que la nuit allait tomber. Stupide. À sept heures de l'après-midi, au milieu de l'été et dans un pays encore à peine touché par la pollution — au moins la pollution visible ! —, c'est le plein jour… La patronne s'escrimait un peu rudement avec ses casseroles et des plats à four et lançait deux ou trois fois par minute un « Ah nè ! » retentissant, familier et mystérieux. Tout à coup, son visage apparut à Jean Veyrac dans la pleine clarté de la grosse lampe suspendue au milieu de la cuisine sombre. Et ce fut comme un puzzle qui s'assemble instantanément dans un dessin animé : les souvenirs montaient à sa mémoire en horde forcenée. Les images venues de l'enfance s'ajustaient avec une extrême précision à celles du présent… La patronne avait toujours eu cet âge-là (un peu plus de soixante ans), toujours eu des cheveux gris, toujours porté des vêtements gris, tachés de sauce… Jean Veyrac était encore un petit garçon qui rêvait de devenir pirate ou chamelier et qui avait déjà, dans les poches trouées de son jean, un portefeuille de ministre… Tout était vrai à la fois : le passé, le présent — et autre chose qui n'appartenait pas au temps, qui était hors de l'espace. Impression déprimante et éblouissante. Le cœur du secrétaire d'État battait comme une horloge folle. Toujours des problèmes avec le temps, petit garçon ! Es-tu bien sûr d'être un homme, maintenant ?

Attention, Veyrac ! Entre l'Élysée et toi, il y a ce sacré cholestérol et cette fâcheuse tendance à la sclérose des vaisseaux périphériques. Te faire soigner, mon vieux… Tu as encore de la chance que l'Imperator n'ait pas une table d'écoute branchée sur ta pauvre cervelle !

Une douleur aiguë lui traversa la tête d'une tempe à l'autre. Vous faire soigner, monsieur le… oh ! ça va, foutez-moi… Il ressentit un léger choc au milieu du front, un peu au-dessus du nez. Ses genoux plièrent, il fit une sorte de saut — du moins, ses muscles se tendirent comme pour sauter. À moins que l'espace n'eût bougé autour de lui… Une sorte de balancement. Puis tout revint à sa place — ou presque. Une angoisse bien connue l'assaillit. Il murmura pour lui-même la formule rituelle de conjuration : « J'ai réussi, j'ai réussi… ». Tu as réussi, Jean Veyrac, cesse de trembler. Tu es arrivé et il ne peut plus rien t'arriver Du passé, montait une douce nostalgie qui se mêlait agréablement à la certitude actuelle de la réussite et à l'espoir d'une destinée hors du commun. Mais le présent était comme un piège de sable mouvant et l'avenir renvoyait en écho l'incertitude et la peur… Plusieurs minutes semblaient s'être écoulées… ou bien étaient-ce trente années ?

Une jeune femme venait d'entrer. La mère Peyré avait repris son aspect ordinaire : la bonne grosse hôtesse, tellement rassurante, avec son langage pittoresque et son sourire maternel.

« Ah nè ! » dit-elle en tordant un coin de son tablier. « Ça fait plaisir de vous voir tous les deux, comme ça. Quelle coïncidence ! Monsieur Jean, c'est mademoiselle Mariella qu'est déjà venue dans le pays pour faire du cinéma, comme on dit. Maintenant, elle est en vacances pas loin d'ici, nè. C'est-y vrai, mademoiselle Mariella ?

— Je suis seulement de passage. » dit Mariella. « Je repars demain.

— Comme ça, » continua la mère Peyré, « j'espère que ça va bientôt passer à la télé, votre film, mademoiselle Mariella. On serait bien contents de vous voir sur notre poste, ah nè !

— Quel film ? » demanda Jean Veyrac.

— « Oh ! un feuilleton vaguement policier. » répondit la jeune fille.

Elle donna le titre et quelques détails, mais il ne l'entendait plus. Un homme se tenait à la porte du couloir, tourné vers la cuisine, et c'était lui-même. Enfin, une caricature de lui-même. Un Jean Veyrac minable et déchu qu'il voyait quelquefois en rêve. Il reconnaissait ce visage amaigri, un peu blême, un peu bouffi, sous les stries grises d'une barbe de deux jours, qui était le sien avec peut-être quelques années de plus — des années de malheur. Son sosie portait comme lui un pull-chemise orange, mais le sien était naturellement propre, neuf, impeccable, et celui de l'autre sale, froissé et déchiré. Jean Veyrac ne put rencontrer le regard vide et froid de son double. Il insista, fit un pas vers la porte, tenta cet exercice de fascination qui réussissait presque toujours avec les journalistes et assez souvent avec les manifestants ruraux. Mais la vision lui échappa et s'évanouit graduellement.

Tout se passe dans ta tête, imbécile ! Il trouva sur-le-champ une explication rationnelle. C'est à cause de cette fille. Dès que tu l'as vue, tu as eu d'elle une envie folle et alors le doute et l'angoisse que tu traînes depuis toujours te sont revenus d'un coup. Le sale môme qui n'a jamais voulu croire à la réussite du presque ministre Jean Veyrac a repris un instant les commandes de ton cerveau et il s'est mis à cauchemarder !

Il se raidit et adressa un sourire dur à Mariella. La jeune fille se troubla et laissa une phrase en suspens.

— « Vous êtes Mariella Fabrici ?

— Oui. »

Mariella n'avait sûrement pas plus de vingt-cinq ans. Peut-être un peu moins. Brune aux yeux sombres, les cheveux relevés en un chignon massif, les pommettes hautes, les lèvres rouges, un nez droit et fin, aux narines palpitantes : elle avait ce type romain qui représentait pour Jean Veyrac le nec plus ultra de la beauté féminine. À la fois hautaine et sensuelle, gauche et follement désireuse de plaire, partagée entre une certaine sauvagerie et une touchante bonne volonté, avec quelque chose d'encore fruste, inachevé, qui sollicitait chez l'homme la fibre de l'initiateur et du maître — telle fut l'image qu'il se fit de Mariella en quelques secondes, avant de décider qu'il voulait cette fille plus que n'importe quoi au monde, fût-ce même le fauteuil de l'Imperator !

Quelques secondes de plus et le choc provoqué par son malaise et l'hallucination qui l'avait suivi était complètement amorti. Jean Veyrac redevenait l'homme d'action sûr de lui, de ses nerfs et de son jugement, qui — simple fils d'instituteur — s'était hissé avant quarante ans à l'échelon politique le plus élevé ou presque.

— « Ah nè ! » demanda la patronne. « C'est-y que je vous place à côté pour causer un peu, comme on dit ? »

Ce n'était même pas une question. Pour la mère Peyré, Jean Veyrac était toujours le petit Jeannot de douze ans qui venait lui vendre des truites braconnées dans un affluent de la Serre. Mariella parut hésiter, cherchant peut-être une échappatoire qu'elle ne trouva pas. Elle n'était pas emballée. Enfin, elle sourit, s'inclina.

— « Pourquoi pas… monsieur Jean ? »

Les hôtes de marque mangeaient à la cuisine. C'était une tradition déjà bien établie et qui avait facilité des rencontres mémorables. Au début du repas, la conversation roula sur de prudentes généralités. Le temps était devenu d'ailleurs un sujet excitant depuis l'apparition des orages de vent et des pluies colorées. Aux dernières nouvelles, il y avait eu la pluie jaune de Zurich, la pluie violette de Dijon, la pluie orange de Saint-Flour. Enfin, ça valait mieux que pas de pluie du tout, comme dans certaines régions du Causse où il n'était pas tombé une goutte d'eau depuis trois mois !

Après le fromage de chèvre maison, Mariella osa poser enfin une question personnelle à “monsieur Jean”.

« Vous êtes à Paris toute l'année, monsieur ? »

Jean Veyrac joua un instant à se demander s'il allait révéler ou non son identité. Il était à la fois enchanté et un peu vexé de n'avoir pas été reconnu.

— « Je possède une propriété près d'ici à la Roche-Toujas, et j'y viens assez souvent. Moins que je ne le voudrais, tout de même. En fait, je voyage beaucoup. Mon métier…

— Vous êtes dans les affaires ? »

Jean Veyrac prit le temps d'évoquer un petit garçon solitaire et bûcheur, puis un adolescent tourmenté, malheureux, malade d'ambition et toujours au bord du désespoir. Oui, la vie valait d'être vécue… Il regarda la jeune femme avec une insistance qui dut l'agacer, mais il n'en avait pas conscience. Il était bien loin de là, quelque part dans le passé, l'avenir… Dieu sait où. Quelque part entre l'orgueil et la peur… Mariella était belle et grave. Il la voulait. Il se taisait encore, savourait en attendant un mélange bien dosé d'inquiétude et de bonheur.

— « Je suis le secrétaire d'État à l'agriculture. » dit-il.

C'est pas vrai ! C'est pas vrai ! glapit le petit garçon qui n'y croyait pas. Il chassa avec haine ce sale môme.

— « Je vous demande pardon. » dit Mariella en rougissant. « Je ne savais pas. »

« Monsieur Peyré ? Vous avez quelque chose de neuf pour moi ?

— Je ne sais pas trop, monsieur Jean. Laparouquial vous a téléphoné ?

— Oui… Il parle beaucoup pour ne rien dire.

— C'est pas un mauvais type.

— Qu'est-ce que c'est que ce meeting de Mauvar ? Un prétexte ?

— Peut-être bien. À propos de l'orage…

— Oui ?

— Les histoires de l'abbé, ça tient pas debout. Il y a des indices qui permettent de prévoir les orages un ou deux jours à l'avance. J'ai un gars ici qui en connaît un rayon. Un nommé Buzignargues. Vous voudriez pas le voir, des fois ?

— Pourquoi pas ?

— Seulement, pas question de l'amener chez vous. Il a une trouille bleue. Il faudrait que vous veniez. »

Le secrétaire d'État regarda sa montre. Seize heures quarante. Treize kilomètres pour aller au Pont-de-dieu et une route dégueulasse…

— « J'arrive. » dit-il. « Ne lâchez pas votre homme. »

Le chemin de la Roche-Toujas quittait la route départementale par le sud et débouchait au sommet par l'ouest, après avoir fait un tour trois-quarts autour de la colline. Mariella frôla nerveusement la haie de thuyas, contourna la façade centrale et le jardin. Elle longea la façade nord que les mimosas albizzias ensanglantaient de leurs petites fleurs rouge vif. Le gravier gicla sous les pneus : c'était une grande joie pour Mariella. Après tout, je suis chez moi !

Au fond d'une courte impasse, s'ouvrait l'entrée d'honneur. Madame Veyrac, épouse — depuis six mois — du secrétaire d'État, était chez elle… Elle arrêta sa voiture devant le perron et sauta à terre avec le célèbre envol de jupe qui avait popularisé ses cuisses rondes et bronzées dans toutes les chaumières de France.

Les pins piquaient la tête dans un nuage blanc, plutôt suspect. Les hirondelles se livraient à des joutes compliquées autour des toits. Signe d'orage.

Il ne restait aucune trace du bâtiment principal, détruit mystérieusement à l'époque du vicomte Élie-Marie Eylu de Toujas, vers 1875. Appuyée sur la pente, à cheval sur le sommet de la colline, s'élevait une maison moderne, en forme de T. Flanquée de terrasses, criblée de loggias, elle s'ouvrait de tous côtés au vent et au soleil. Le granit bleu était apparent jusqu'au premier étage et sur les murs de soutènement des terrasses, au sud. Des escaliers couraient le long de la pente. De longs sapins glauques, des pinsapos bleutés, de pâles sapinettes alba composaient au nord un paysage presque montagnard, coupaient le vent sans boucher la vue qui s'étendait sur la vallée de la Serre, le confluent du Bazac, de Saint-Bonnet jusqu'au Pont-de-Dieu. À l'ouest et au sud-ouest, on découvrait Fontarrac, la côte des Gazets, Loutre, Anterrieux, Tauriac-les-Tours et les pins laricios de la forêt d'Algère…

C'était une maison digne d'un ministre de l'agriculture à part entière, ce que Jean Veyrac serait bientôt, Mariella n'en doutait pas. Digne aussi d'elle-même, Mariella Fabrici — en attendant le château de l'Imperator ! Mais naturellement, dans un pays ravagé par la sécheresse et les ouragans, c'était une provocation à la haine… Fourmagnac, l'adjoint de Mauvar, avait couru les trois départements en jurant à tous les meetings qu'il ne tarderait pas à chier devant la porte de ce salopard de Veyrac. Il précisait même à l'occasion : sur le perron de l'entrée principale et un jour que le ministre y sera. Et l'abbé Sarreméjeanes, le sorcier rouge, haranguait les foules sur un thème voisin : moi, la pin-up des feuilletons télé, je lui chierai sur la gueule ! La conscience politique des groupuscules paysans et anar-éco n'était peut-être pas aussi avancée qu'on l'imaginait dans les états-majors parisiens… Mais Just Mauvar ne parlait pas de chier à tort et à travers. À Rabelais, il préférait — à tort ou à raison — les Essais philosophiques des ouvriers et des paysans, c'est-à-dire le petit livre vert de Pékin. C'était pour le gouvernement et l'administration un adversaire avec lequel il fallait compter.

Le flipo de service était accoudé au comptoir. Une cigarette éteinte pointait au bout de son bec comme un dard venimeux. Jean Veyrac ne chercha pas à cacher le désagrément que lui causait cette rencontre. L'autre fit semblant de ne pas le voir. Impossible de savoir si ce type-là appartenait au Bureau d'Organisation de la Défense Intérieure ou au Centre de Recherches Économiques et Sociales de l'armée — autrement dit, s'il dépendait de la Sardine ou de Quattret. D'ailleurs, ça n'avait pas vraiment d'importance : les flipos ne dépendaient plus que d'eux-mêmes et de quelques chefs activistes… Par bonheur, ces énergumènes avaient tous des tronches tellement infectes qu'on les repérait de très loin. Sans parler de leur comportement copié sur leurs ancêtres de la Gestapo. Jean Veyrac serra les dents. Quand je serai au château, il faudra que ça change ! Oui ? Pourtant, la montée des polices parallèles — ou adjacentes — apparaissait maintenant comme une fatalité du régime. L'Imperator aussi était contre les flipos : il l'avait juré à Jean Veyrac qui n'avait aucune raison de mettre sa sincérité en doute… Et le résultat était là, indiscutable. La puissance du Bodiac et du Cres et l'arrogance de leurs agents ne cessaient de grandir.

Jean Veyrac entra brusquement dans la cuisine de l'auberge. Le père Peyré l'attendait. Seul. C'était un grand type maigre, avec des cheveux en touffe sur une tête carrée. Sa moustache tombante lui donnait un air agressif, corrigé par la douceur de son regard. Il tendit au secrétaire d'État une grande main calleuse et plissée. Une main de paysan et non d'aubergiste.

« Alors ?

— Hé, vous pensez bien que Buzignargues s'est taillé quand il a vu votre zèbre !

— Ce n'est pas mon zèbre.

— Je ne dis pas non, mais pour les gens d'ici c'est tout comme. »

Jean Veyrac pouvait-il avouer à son fidèle agent électoral que la police politique était plus puissante qu'un secrétaire d'État à l'agriculture ? Et qu'elle se foutait même des ministres ? Un seul remède : aller au château ! Il mâchonna sa lèvre inférieure. C'est pas vrai ! C'est pas vrai ! chantonna l'éternel gamin caché dans sa tête. C'est pas vrai, t'iras pas au château… Il le fit taire d'un geste. Fous le camp, petit singe ! Dans dix ans peut-être, si tout va bien… mais où serons-nous dans dix ans, avec ces salopards ?

Il était très pâle. Paul Peyré détourna les yeux.

« Ces types, ils sont une bonne demi-douzaine qui traînent dans le pays, depuis une couple de mois. On les connaît tous, maintenant. Ils ont des, euh… des têtes, hein, on les voit venir de loin. Je peux vous poser une question, monsieur Jean ?

— Mais bien sûr, cher monsieur Peyré.

— C'est pour l'affaire de Gramat qu'ils sont là ?

— L'affaire de Gramat ?

— Non, alors c'est pour Mauvar ?

— Peut-être. Je me renseignerai. En tout cas, ce n'est pas pour moi !

— À propos de l'orage, Buzignargues est sûr de lui. Il dit qu'il y a des signes qui ne trompent pas. C'est pour ce soir. »

Jean Veyrac haussa les épaules… La porte du couloir s'ouvrit lentement, un homme se présenta de profil sur le seuil. Pas très grand, bien planté, mais les épaules un peu courbées. Les yeux enfoncés, le nez un peu court dans un visage long, les traits marqués, la bouche large, sensuelle mais durcie par une grimace douloureuse. Un homme sale, mal rasé, aux mains écorchées et aux vêtements déchirés qui ressemblait comme un frère au Veyrac des mauvais rêves.

Le secrétaire d'État perdit de nouveau ses couleurs de quadragénaire bien nourri.

« Entrez. » dit sèchement le père Peyré.

Le flipo jeta sa cigarette par terre d'un geste négligent, passa à travers la silhouette confuse du double et s'avança dans la cuisine.

« Pierre, mon ami, » dit Mariella, « vous avez l'air d'un figurant dans un film d'amateur !

— J'ai toujours l'air d'un figurant. » dit Pierre Boris. Son imperturbable gravité le faisait ressembler à un Japonais. Un vrai. « La vérité, » ajouta-t-il, « c'est que je suis un figurant. J'ai beau m'agiter, m'agiter tant que je peux, je n'arrive pas à jouer un rôle important dans l'intrigue de la vie. Votre mari…

— Mon mari, c'est tout le contraire, je sais. Mais vous êtes son meilleur collaborateur. Sans vous… »

Elle n'acheva pas. Pierre Boris eut un soupir sceptique. Il se remit à patauger dans l'eau fraîche du Bazac. Pour plaire à la femme de son patron, il imitait la danse de l'ours avec un tel réalisme que Beppo, le cocker de Mariella, se fâcha et lança quelques furieux aboiements. Pierre et Beppo avaient des rapports difficiles. Le chien avait surpris l'homme à photocopier des documents du ministre et se livrait depuis à un odieux chantage au susucre. Tout ça finirait mal, à coup sûr…

— « Tu sais comment les Gitans dressaient les ours à danser, Carolina ? »

Carolina-et-Amadeo, c'était un jeu d'enfant que Mariella avait réinventé pour distraire les attachés de son mari. Un jeu un peu trop innocent pour combler les désirs de Pierre Boris. Mais il faut un commencement à tout.

— « Non, je ne sais pas, Amadeo.

— C'est très simple. Un Gitan fait marcher un petit ourson sur de la tôle chauffée. L'ourson se brûle les pattes. Pendant ce temps, un compère joue de la musique. Et le petit ourson qui se brûle les pattes saute en l'air tant qu'il peut. On dirait qu'il suit la musique. C'est cruel, je sais, mais il faut vivre.

— Toi, tu as dressé des ours quand tu étais enfant, Amadeo ?

— Oui, Carolina. Enfin, j'ai aidé mes parents.

— N'aie pas honte. Il faut vivre…

— Oui, Carolina.

— Car tu es un Gitan, n'est-ce pas ?

— Oui, Carolina. »

Les conneries qu'il faut faire pour essayer d'avoir un peu d'avancement ! pensa Pierre Boris.

Assise sur une pierre plate, lisse et usée, Mariella avait laissé sa courte jupe de velours rose remonter sur ses cuisses aimées du peuple. Entre les branches des frênes et des saules, le soleil lui jetait au visage une petite flaque de lumière. Les yeux plissés, elle observait d'un air critique le piètre manège de son Amadeo. Elle fouillait avec ses mignons orteils le sable gris où s'enlisait la pierre et tordait dans sa main gauche une boucle brune lancée par-dessus son épaule. Belle à réveiller un moine zen en plein satori !

— « Oh ! Amadeo, viens t'asseoir ici. Je me languis de toi, mon chéri. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas aimés ! »

Sale putain… Pierre Boris sortit du ruisseau en pataugeant. Pour elle, bien sûr, ce n'était qu'un jeu. Du cinéma, voilà ce que c'était. Ses feuilletons télé lui manquaient, à cette petite garce, depuis qu'elle était la femme du ministre et avait cessé de tourner. Et si je la baisais froidement, ici même, le cul sur la pierre, hein, ça serait du chouette cinéma ? Si j'étais sûr qu'il n'y ait pas au moins un flipo ou deux, en train de nous espionner dans les roseaux, je jure que je le ferais !

Fidèle à son rôle d'Amadeo, il s'assit sur le banc avec dignité, laissant le maximum d'espace entre Carolina et lui, desserra le nœud de sa cravate, rentra le ventre pour dissimuler la bosse de sa braguette et répondit d'une voix suave : « Oui, Carolina. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes pas aimés ! »

Il serra les dents pour ne pas crier, ferma les yeux et s'inventa un autre destin… Si c'était moi le ministre et l'autre l'attaché ? Je coucherais avec Mariella et lui jouerait au con à ma place ! Il se voyait très bien secrétaire d'État à l'agriculture — pas sorcier comme boulot ! — et mari de la belle (en train d'ôter sa petite culotte). Mais il avait beau se concentrer comme un yogi en dharana, avec des efforts qui faisaient saillir sa pomme d'Adam, il n'arrivait pas à se représenter clairement la suite…

Il ouvrit les yeux. Mariella écrasa deux gouttes de sueur qui avaient coulé sur sa gorge et se préparaient à disparaître entre ses seins. Elle sourit et frissonna.

— « Amadeo, est-ce l'orage ? »

Un vent presque froid venait de se lever. Pierre se demanda si sa promenade au centre distributeur des rêves n'avait pas duré plus qu'il ne pensait. Il regarda le ciel. Un énorme nuage en forme de salamandre renversée arrivait au-dessus de la vallée. Était-ce un nuage de pluie ? Pourvu qu'il pleuve. Dieu de Clotilde, faites qu'il pleuve et que ces salauds de paysans nous foutent la paix !

Rectification, mon Dieu. Faites qu'il ne pleuve pas et que les paysans emmerdent le secrétaire d'État jusqu'à ce qu'il démissionne. Avec toutes mes excuses…

Derrière la colline de la Roche-Toujas, au sud-ouest, le tonnerre commençait à gronder sourdement, comme un chien qui retient sa colère. Puis une sorte de froissement métallique se faufila dans la vallée.

« Amadeo !

— Carolina ?

— J'espère qu'il ne va pas pleuvoir. »

Jean Veyrac arrêta sa voiture dans la cour de l'Urbiel. Les barrières de rondins qui traçaient autrefois, tout autour du hameau, une ceinture irrégulière et pittoresque, s'écroulaient, déchiquetées et pourries, au milieu des herbes folles desséchées. Une flaque boueuse s'arrondissait près d'une source tarie. Devant la porte, un puits à chaîne, une niche recouverte de tôle pour un chien gros comme un veau, une girouette à hélice sur un piquet de guingois. À moins de cent mètres, commençait le bois : chênes et châtaigniers… Des trois ou quatre maisons du hameau, une seule était encore habitée : une résidence secondaire. Ailleurs, le torchis s'effritait en poussière grise.

Jean Veyrac traversa la cour en évitant le puits. Au milieu du coteau, la pierre faisait place à une terre sablonneuse et rougeâtre. Le secrétaire d'État se pencha et se mit à fouiller le sol de la pointe de sa chaussure, comme pour en apprécier la qualité. Pas la moindre trace d'humidité, bien sûr. Il n'avait pas plu depuis le début du mois de mai : presque deux mois et demi de sécheresse. Les records n'avaient pas été battus, mais depuis deux ans les précipitations étaient anormalement faibles dans la région. Les sources n'avaient pas été alimentées pendant l'hiver. La situation risquait de devenir dramatique.

Le ciel commençait à se couvrir d'un bourgeonnement blanchâtre et un curieux halo bleu et jaune entourait le soleil. Altocumulus, diagnostiqua Jean Veyrac. Il regarda sa montre : six heures vingt… Bon Dieu, mais je suis resté une heure chez Peyré ! Évidemment, il avait été obligé de discuter avec Bardon, le flipo du Bodiac venu soi-disant pour l'informer des projets de Mauvar. Comme si je ne les connaissais pas, les projets de Mauvar ! Mettons un quart d'heure, vingt minutes au maximum. Je suis parti de la Roche à cinq heures moins le quart environ. Je dois donc être arrivé au Pont-de-Dieu vers cinq heures. Et il ne pouvait pas être plus de cinq heures et demie quand je suis reparti. Combien pour monter à l'Urbiel ? Un quart d'heure au grand maximum. J'ai perdu une demi-heure quelque part. C'est quand même extraordinaire. Bon, tant pis, je ne suis pas pressé. Pas question de travailler ce soir, avec l'orage qui monte et l'expédition des Japs qui se prépare. Et puis le travail…

Les mains dans les poches, il se dirigea vers la dernière maison du hameau, qui avait été celle de son grand-père et lui appartenait maintenant. Une ancienne ferme aux murs délabrés et au toit en dos de chameau. Il trouva la clef dans un trou sous la dalle. Il monta deux marches ébréchées et poussa la porte fendillée et rongée, qui permettait d'accéder directement à la cuisine-salle commune.

Il fut frappé de façon assez désagréable par l'odeur de la peinture et du bois neuf. Les réparations les plus urgentes avaient été faites au début de l'été. La maison était de nouveau habitable, à condition de ne pas se montrer trop difficile. Là, Jean Veyrac se sentait chez lui bien plus qu'à la Roche-Toujas. Et pourtant, il serait sans doute obligé de vendre l'Urbiel pour finir de payer la Roche… Il traversa la cuisine, ouvrit la fenêtre qui se trouvait au-dessus de l'évier monumental. Les volets grincèrent. Une guêpe entra en même temps que les rayons obliques du soleil. Le ciel se pommelait de plus en plus au-dessus des collines, en direction du Lot. À l'extérieur, la chaleur était lourde, âpre, caustique. Jean Veyrac s'essuya le front, les joues, le cou avec un mouchoir offert par Mariella. Il avait l'impression que des cristaux de soude se mêlaient à sa transpiration. Mais les murs épais, le sol carrelé et les grands chênes qui entouraient la maison entretenaient une agréable fraîcheur dans la cuisine haute et sombre.

Le secrétaire d'État prit une chaise boiteuse et à moitié dépaillée. Il s'assit devant la table, sur laquelle il posa les coudes. Instinctivement, il avait pris l'attitude de son grand-père, la tête dans ses mains ouvertes, les oreilles sous les paumes. Il ferma les yeux, imagina une autre vie. Je suis trappeur dans la Grand Nord. J'habite seul dans une cabane de rondins que j'ai bâtie moi-même. Je suis seul avec mes chiens : de superbes samoyèdes — rien de commun avec l'infect Beppo. Seul et pourtant — c'est étrange — presque heureux. Je partage avec mes chiens la chair des animaux sauvages que je tue à l'arc ou au fusil ou que je prends dans mes pièges. Seul et heureux au fond d'une forêt presque minérale. La neige tombe, le blizzard souffle. Une obscure présence gronde sourdement dans l'immensité du désert blanc… Merde, il fait trop chaud ! Impossible d'imaginer le froid. Impossible de croire au blizzard alors qu'il n'y a pas un souffle de vent…

« Qu'est-ce que tu penses de tout ça, grand-père ? » interrogea-t-il à haute voix. Personne ne pouvait l'entendre ni lui répondre hormis le vieux paysan, mort depuis bientôt un quart de siècle.

— « Tu as toujours su ce que tu voulais, mon petit. Maintenant, tu l'as…

— Est-ce que je l'ai vraiment ? Non, grand-père, ce n'est pas si simple. Je voulais réussir parce que je pensais que je n'avais pas le choix. Être quelqu'un ou rien… Maintenant non plus, je n'ai pas le choix.

— Que veux-tu que je te dise ? C'est trop compliqué pour moi. Tu es heureux, au moins ?

— C'est une vie qui vaut d'être vécue. J'ai Mariella…

— Alors ça va ?

— Oui… Je crois… À ton avis, grand père, est-ce que je suis un salaud ? »

Un violent coup de tonnerre ponctua la question. La maison tout entière trembla sur ses bases. La charpente se mit à vibrer sur une note plaintive. Un carreau fêlé grinça longuement. Des volets claquèrent. La porte d'entrée se referma avec un bruit mou. De petits nuages de poussière naquirent sous les fentes du plafond, entre les poutres noircies… Mon Dieu, si vous existez — ce dont, pardonnez-moi, je doute fort —, faites qu'il pleuve !

Jean Veyrac se leva et marcha en titubant jusqu'à la fenêtre. Il tira le volet battant et l'obscurité envahit la cuisine. À tâtons, il ajusta la croisée et réussit à la bloquer.

« Je reconnais que j'ai fait certaines choses dont je ne suis pas fier. J'ai beaucoup plus travaillé pour les grandes sociétés de produits chimiques que pour les paysans… mais j'avais terriblement besoin d'argent. La Roche-Toujas était à vendre… Si tu voyais cette maison ! Elle méritait bien que je prenne quelques risques. Je suis sûr que tu l'aimeras quand tu viendras… Enfin, si tu acceptes de venir chez moi… Et tu verras quand il y aura le lac ! Et puis c'est un peu grâce à la maison que j'ai eu Mariella. J'espère qu'elle te plaira aussi, Mariella. Elle est vraiment belle…

— Oui, oui ; tu as toujours su ce que tu voulais. » répéta le grand-père.

— « C'est vrai. Maintenant, j'ai la Roche-Toujas et Mariella… Et je suis secrétaire d'État ! Crois-tu que je sois un salaud ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— D'abord, je connais tes idées de gauche. Et des gens (des paysans, par exemple) disent que je suis un salaud.

— Hé, fils, tu en es peut-être un. Mais tu n'es pas le seul. Ni le plus gros. Il faut pas que ça t'empêche de dormir ! »

Jean Veyrac se leva et sortit. Machinalement, il mit la clef dans sa poche. L'ouragan commençait.

« Oui, patron ?

— Franchement, Bardon, vous croyez que les ploucs sont capables de prévoir ces fameux orages, alors que les spécialistes n'y arrivent pas avec tout leur bataclan ?

— Il y a des signes…

— Ouais. Vous les connaissez, vous ?

— Euh, pas très bien.

— C'est dommage… De toute façon, ce sont les ploucs qui avaient raison. Il y a une de ces saloperies de tornade qui se prépare. Je la vois d'ici, bon Dieu !

— Vous êtes à Ca…

— Peu importe où je suis. Dites-moi, le camarade Hiro-Hito et ses petits copains se préparent vraiment à faire une virée au Mont Rose, cette nuit ?

— C'est presque sûr, patron. Du moins, si on les empêche pas.

— Pour nous, la consigne est : wait and see !

— O.k., patron. Je cause pas bien l'anglais, mais j'ai compris.

— Et Donald, vous l'avez dans le collimateur ?

— Je viens de le voir au Pont de la rivière Kwaï. Maintenant, il doit être rentré chez lui… J'ai aussi un rapport comme quoi Justine et Pierrot sont allés se balader dans la nature. Il y a aussi une photo et un enregistrement, mais rien de terrible. Ce salaud l'a même pas touchée ! Et l'enregistrement, ça a pas grand intérêt. Il l'aide à répéter une pièce ou un truc comme ça. Faut croire qu'elle va se remettre à faire du cinéma.

— Affaire à suivre. Vous restez sur place, Bardon ?

— Oui, bien sûr. Mais j'ai presque envie de piquer un somme jusqu'à minuit. À mon avis, ils feront rien avant.

— J'en suis moins sûr que vous. Aussitôt l'orage commencé, ils vont essayer d'en profiter. Et le temps a l'air de se gâter salement.

— Ici aussi, patron. Ne quittez pas, je jette un coup d'œil… Bon Dieu, oui ! Allô ?

— Oui. Comment ça se présente ?

— C'est noir comme… »

« Le ministre n'est pas là !

— Non, monsieur. Pas pour le moment.

— Je voudrais parler à monsieur Boris.

— Monsieur Boris est sorti, monsieur.

— Qui est à l'appareil ?

— Paul Salviac, le secrétaire. Monsieur…

— Verdier. Préfet du Lot.

— Excusez-moi, monsieur. Le ministre est parti pour le Pont-de-Dieu, dans le Cantal, il y a maintenant à peu près… deux heures. Il devait voir quelqu'un… euh, au sujet des événements. Je viens de téléphoner à cette personne. Il est reparti à dix-sept heures trente. Normalement, il devrait être rentré depuis une heure au moins. Mais je n'ai pas quitté la Roche. En cas de pé… de problème, il m'aurait sûrement appelé… Monsieur Boris et madame Veyrac sont partis se promener il y a un moment aussi. Ils ont dû être obligés de se mettre à l'abri quelque part.

— Quel temps fait-il chez vous ?

— Il y a un sacré orage du côté du Lot. Il n'est pas encore sur nous, mais il se rapproche.

— Il pleut ?

— Hum, non, je ne pense pas. Voulez-vous que j'aille vérifier ?

— Non, inutile.

— Par contre, il y a un pu… un sa… un sale vent ! D'où je suis, je vois des branches en train de cavaler.

— Voudriez-vous me rappeler à la préfecture dès que le ministre sera rentré ? »

Les éclairs se succédaient si vite que le ciel ne s'éteignait plus. Le tonnerre explosait comme un chapelet de bombes mises à feu par un fil unique, tout autour de l'horizon. Un sacré baroud d'honneur ! Jean Veyrac avait la tête pleine de cendres, les oreilles bourdonnantes et un goût de brûlé dans la bouche. Il s'acharnait en vain à forcer sa portière gauche bloquée. Imbécile ! Avec la voiture inclinée comme ça, tu n'y arriveras jamais… Il se hissa sur le siège droit, se sentit malheureux et ridicule. Bon Dieu, je me suis écrabouillé contre un arbre abattu ! Me souviens plus de rien ! Le pare-brise fêlé émiettait les lueurs bleu et blanc de l'orage, les changeait en une multitude d'étincelles pareilles à un million d'insectes lumineux, prisonniers d'un million de cristaux juxtaposés… Jean Veyrac poussa la portière droite, retenue par une branche. Mon vieux, ça s'appelle jouer au con, mais tu t'en tires bien. Le château, c'est pas encore foutu ! Une écorchure au front le brûlait légèrement et une douleur lancinante lui traversait la tête, de la nuque aux tempes. Il finit par s'extraire de sa machine, en déchirant sa veste. Il se fit gifler par un rameau feuillu — mais sec — et sauta sur la route. Une rafale violente et tiède le plaqua contre le tronc du chêne abattu. C'était presque grisant. L'Élysée, après tout, j'en ai rien à branler !

Naturellement, pas une goutte d'eau… Il traversa la route pour chercher un abri contre le vent. Il se trouvait au milieu des bois… ou de ce qu'il en restait, après un demi-siècle de défrichage intensif. Peut-être la forêt d'Algère… La forêt d'Algère, à dix ou quinze kilomètres de la Roche-Toujas ? J'ai dû me gourrer entre l'Urbiel et Fontarrac. Mais je deviens dingue, ma parole ! Il regarda sa montre. Les aiguilles avaient une luminescence extraordinaire. Le cadran brillait comme une petite lampe. Vingt heures cinquante. Oui, bon, je me suis évanoui au moment de l'accident et je suis resté sans connaissance au moins une heure… Il s'adossa au talus, prit son crâne dans ses mains. Au loin, l'ouragan battait de mille tambours. Dans le bois, les branches s'emmêlaient avec un bruit râpeux et griffu… Une heure, une heure et demie. Mais alors, bon dieu, on doit me chercher !

Il tourna le dos au vent, fit quelques pas en s'éloignant de sa voiture. Il essaya de repérer les lumières de Saint-Paul-les-Tours, de Tauriac, de Merlin, de Cernac. En vain. La tornade avait peut-être arraché les lignes électriques et coupé le courant. Si j'étais dans l'opposition, je…

Le secrétaire d'État se souvenait des histoires qu'il avait entendues au sujet des fameux “orages secs”. Les gens du pays (surtout les Japs et les anar-éco) citaient des cas d'amnésie ou de chocs nerveux qui avaient coïncidé avec le phénomène. Ils parlaient d'un berger surpris par la tempête : son troupeau avait été dispersé et lui-même était devenu comme fou — mais il l'était peut-être déjà avant… une sorte de hippie ! Jean Veyrac n'avait jamais accordé beaucoup de foi à ces racontars propagés par les ennemis du régime. Maintenant, il était tout de même impressionné. Son propre comportement lui semblait inexplicable… Quant à la nature exacte du phénomène, il n'osait pas se poser la question. Tabou-tabou ! Expériences militaires : la priorité des priorités… Pour une fois que la France ne prépare pas la guerre d'avant-hier mais celle d'après-demain ! Ma parole… Oui, en touchant à la gravitation, on perturbait peut-être le magnétisme animal ou un truc comme ça — et par voie de conséquence, le cerveau humain… Pourvu que l'Imperator ne m'entende pas penser !

Il retourna à son abri pour respirer. Le ciel était toujours couvert, mais les éclairs l'illuminaient aussi fortement que la pleine lune, avec les couleurs en plus. C'était un extraordinaire mélange de jour et de nuit. Jean Veyrac aperçut un chemin creux qui débouchait sur la route à quelques pas et s'y réfugia. Il put reprendre son souffle et réfléchir calmement. Il était toujours incapable de s'orienter avec précision. Cette route menait-elle à Fontarrac, à Saint-Paul, à Cernac ? Le plus simple était de continuer. Il finirait bien par trouver un panneau, une flèche, une borne… Mais était-ce prudent d'abandonner la voiture ? Il hésita un moment. De toute façon, il faut que je place mon triangle — si je peux le récupérer. Important pour les électeurs, ce genre de détail ! Dans le chemin, il ne sentait presque plus le vent. La tempête semblait se calmer ou s'éloigner. Il avança jusqu'au bord de la route. Une rafale l'étouffa à moitié. Bon Dieu, ça continue ! Il recula d'un pas. Presque aussitôt, il crut apercevoir une lumière qui se déplaçait en balayant les troncs clairs des châtaigniers, à quelques centaines de mètres dans les lacets. Une voiture qui montait de Fontarrac, très lentement. D'un coup, il situa l'endroit. La veille route de Fontarrac à Merlin, qui traversait la forêt d'Algère. Mais ça n'explique pas ce que je suis venu foutre ici !

La voiture qui approchait était un fourgon de la police ou de la gendarmerie, avec le phare bleu sur le toit. Il pensa : Les flics me cherchent ! Il n'en éprouva aucun plaisir.

« Le capitaine Moissaguel ?

— Lui-même, monsieur le préfet.

— Alors, où en êtes-vous ?

— Toujours rien.

— Et naturellement, le téléphone coupé avec la Roche-Toujas ?

— Oui, mais de ce côté, ça va. J'ai envoyé des hommes à la Roche et ils viennent de m'appeler par radio. Les communications radio sont dé… sont très mauvaises. Enfin, on arrive à s'entendre. Madame Veyrac et monsieur Boris ont été surpris par la tempête alors qu'ils se promenaient au bord de la Serre, mais ils ont pu rentrer sans mal. Il semble que monsieur Boris ait été choqué. L'adjudant Laval ne pense pas que ça soit grave.

— Et le ministre n'est toujours pas rentré ?

— Non, monsieur.

— Pas de nouvelles de Mauvar ?

— Aucune.

— C'est quand même un peu fort !

— Nous sommes ici en plein cataclysme, monsieur le préfet. Rien ne prouve que Mauvar soit encore dans le Lot… Oui ? Quoi ? Excusez-moi, on me…

— Capitaine ?

— Ne quittez pas, s'il vous plaît, monsieur le préfet. Il y a du nouveau !

— Parlez.

— Monsieur le secrétaire d'État a eu un accident. Sa voiture s'est écrasée contre un arbre abattu par l'ouragan, du côté de Fontarrac. En Corrèze.

— Oui. Je sais où ça se trouve. Il est blessé ?

— Ne quittez pas. Je vais essayer de me renseigner… Oui, les gendarmes mobiles ont retrouvé la voiture du ministre. Il a dû être légèrement blessé. Ils ont vu des traces de sang sur le tableau de bord et les sièges. Seulement, il n'était plus là. On craint qu'il n'ait été choqué et qu'il ne soit en train d'errer dans la forêt ! »

Jean Veyrac se sentit soudain en faute. Faute légère de son point de vue, mais aux yeux de l'Imperator ça pouvait être grave. Il n'aurait jamais dû circuler seul dans de telles circonstances. Paul Salviac, chauffeur-garde du corps — qu'on appelait “secrétaire” pour ménager sa susceptibilité —, aurait dû être avec lui. C'est du moins ce que penserait Italicus. J'aurais dû me faire conduire ou accompagner. Pas d'excuse ! Il faudra que je m'habitue, si un jour je vais au château. En attendant, se balader avec un gorille, ça fait plutôt mauvais effet sur les électeurs. Ces pensées tissaient leur fil d'angoisse dans l'esprit du secrétaire d'État, pendant que la voiture des gendarmes montait vers lui. Il apercevait par intermittence le faisceau des phares et la lumière bleue du toit. Le véhicule roulait très lentement. Les arbres le protégeaient un peu du vent, mais des branches cassées jonchaient la route.

Jean Veyrac s'était avancé à l'extrémité du chemin. Il était encore presque à l'abri, entre les laricios serrés. Il guettait l'arrivée des gendarmes au premier virage… Il décida de se mettre au milieu de la route dès que la voiture surgirait. Il lèverait le bras et attendrait. Les gendarmes le reconnaîtraient sûrement, d'autant qu'ils devaient être plus ou moins à sa recherche. Et dans une demi-heure, au plus tard, il serait à la Roche-Toujas. Avec Mariella… Happy end ! Le fourgon apparut au bout de la ligne droite. Jean Veyrac recula d'un pas ou deux dans le chemin, puis tourna la tête vers sa voiture, une Citroën noire. Les gendarmes l'avaient aperçue. Ils ralentissaient, puis manœuvraient pour éviter une branche de chêne qui barrait à moitié la route.

Jean Veyrac oublia un instant qu'il était le secrétaire d'État Veyrac et il prit peur. Peut-être n'avait-il jamais cessé d'avoir peur… (Il avait travaillé comme un fou, lutté comme un fauve pour atteindre une position inexpugnable — mais aucune position n'est inexpugnable…) Son sentiment de culpabilité grandit, s'exaspéra. Jean Veyrac ne se souvenait plus de la faute qu'il avait commise. Peut-être ne voulait-il plus s'en souvenir. Mais il savait qu'il était coupable… Grand-père, est-ce que je suis un salaud ?

« Monsieur Boris ?

— Bonsoir, monsieur le préfet.

— Bonsoir, monsieur… Je suis heureux que le téléphone soit rétabli à la Roche-Toujas.

— Ben non, mon vieux, il l'est pas !

— Pardon ?

— Je vous appelle avec le radio-téléphone des f… de la gendarmerie, cher ami.

— Ah ! oui, euh, très bien… Mon collègue du Lot m'a fait savoir que vous aviez été légèrement commotionné par l'orage. Vous vous sentez tout à fait remis, maintenant ?

— En pleine forme ! Dites donc, vous savez pas à quelle heure il s'est ca… il a eu son accident, le patron ?

— Le ministre ? Un peu avant ou un peu après vingt heures.

— Alors, il se balade depuis trois heures !

— Oui… Monsieur Boris, vous qui êtes le plus proche collaborateur du ministre, pensez-vous qu'il aurait pu avoir un rendez-vous du côté de la forêt d'Algère ?

— Un rendez-vous ? Avec une pépée ?

— Allô ? Je vous entends très mal… Nous savons tous que monsieur Veyrac est un homme énergique, déterminé. Il aurait pu décider de rencontrer secrètement l'un de ses adversaires. Par exemple, Just Mauvar. Pour discuter avec lui et essayer d'aboutir à… à une trêve. Est-ce possible, à votre avis ?

— Hein ? Un rendez-vous avec Mauvar ? Pourquoi pas ? Moi, je trouverais ça plutôt marrant. Vous pensez pas plutôt que Mauvar et ses cops auraient pu arriver sur les lieux de l'accident avant les pan… avant la gendarmerie et embarquer le petit canard ?

— Je vous entends très mal… Embarquer qui ?

— Le ministre, of course ! Vous n'avez pas l'air…

— Allô ? Oui, il y aurait là une coïncidence tout à fait extraordinaire… Mais pas impossible, cependant. C'est pourquoi j'ai donné l'ordre aux gendarmes de prendre contact avec Just Mauvar.

— Et alors ?

— Mauvar n'est pas chez lui. Il reste introuvable pour le moment. »

Il n'allait pas se laisser prendre comme ça, bêtement, au milieu des bois ! Il pouvait encore échapper aux flics. Jamais ces salauds ne le rattraperaient dans la forêt d'Algère qu'il connaissait comme la peau de Mariella ! Il tourna le dos à la route et se mit à courir.

À travers les arbres, il apercevait le ciel brillant comme une plaque de métal chauffée à blanc. Très vite, il perdit le chemin. Des taillis, des fourrés, des hautes herbes se dressaient devant lui. Il se glissait adroitement au milieu des obstacles, filait en un slalom de rêve.

« Ne crains rien. » dit une voix enfantine près de lui. « Nous arriverons bientôt à un autre chemin.

— Mais je suis arrivé ! » dit Jean.

— « Pas encore. Il y a un autre chemin !

— Un autre chemin ?

— Oui.

— Un autre chemin ? » interrogea l'écho. « …autre chemin… autre chemin…

— Et les sangliers ? » demanda Jean.

— « Oh ! nous les verrons peut-être. »

Des bêtes partaient de tous côtés : rats, lapins, chats sauvages ou renards en maraude. Parfois, un hibou dérangé fuyait en cassant des branches mortes. Qui donc avait dit que la forêt d'Algère était complètement dévastée et qu'il n'y restait plus ni rongeurs ni oiseaux — pas même des serpents ? C'était le paradis retrouvé !

— « Combien ça pèse, un sanglier ? » demanda Jean à son compagnon.

— « Un gros, ça pèse plus de cent kilos.

— C'est vrai qu'ils peuvent se saouler avec des glands et des châtaignes ?

— Sûr, oui.

— Alors, ils sont comme des gens saouls ?

— Pareil. Mais tais-toi ! »

Jean et mystérieux ami couraient maintenant sur un sentier bordé de bruyères. La terre dure claquait sous leurs pas. Ils butaient parfois contre un caillou qui roulait sur le sol rocheux avec un bruit inquiétant, générateur d'échos sauvages. Puis le sentier commença à se rétrécir. Des ajoncs épineux remplacèrent les douces tiges de bruyère.

— « Est-ce qu'il y a un autre chemin ? » demanda Jean.

— « Oui, oui. Il y en a un.

— Où est-il ?

— Devant nous. Courons ! »

« L'année prochaine, nous aurons l'air conditionné. » dit Mariella. « Si tout va bien… ce qui m'étonnerait ! »

Il était près de minuit et la chaleur restait étouffante… Pierre Boris remarqua que Mariella avait quitté son soutien-gorge. Ses seins un peu lourds tressautaient sous l'étroit pull beige qui moulait son buste en laissant apercevoir un liseré de peau nue, au-dessus de la jupe.

« Pierre, je commence à trouver ça un peu fort ! Au moins trois heures depuis l'accident…

— Votre mari doit être à l'abri quelque part, chez un croquant quelconque. Il connaît le pays comme sa poche. Et il doit bien se marrer !

— Se marrer ? Non, ça m'étonnerait. Il n'a jamais été du genre rigolo !

— De toute façon, la tempête a l'air de se calmer. »

Mariella s'assit sur le divan large et bas qui occupait un angle de la pièce. Pour échapper à la vision énervante de ses cuisses nues et au parfum volatil dont elle venait de s'arroser, Pierre lui tourna le dos et s'approcha d'une fenêtre.

« Nous aurons des nouvelles bientôt.

— Comment ? Les flics sont partis…

— Ils ne sont pas bien loin. Ils font la navette entre la route départementale et ici. Ils ont l'air bien emmerdés !

— Je m'en fous.

— Et moi, alors… »

Des barreaux protégeaient la fenêtre qui n'avait pas de volets. Le vent jetait des feuilles, des brindilles et des insectes morts contre la vitre. Un léger courant d'air agitait le rideau que Pierre Boris avait écarté pour observer le ciel.

« L'orage s'éloigne vers le nord. » dit-il. « Nous sommes sauvés pour cette fois. Mais il n'a pas plu et ces cons de paysans vont encore nous emmerder !

— Moi, j'ai un sale pressentiment. » dit Mariella.

Il revint au milieu de la pièce, regarda la jeune femme avec un mélange de désir, de colère et de haine.

— « Je ne crois pas aux pressentiments. » Il ajouta pour la blesser : « C'est du cinéma !

— Vous n'êtes qu'un pauvre type !

— Et vous une petite salope ! » dit calmement l'attaché.

« Mon capitaine, je vous passe monsieur le Préfet.

— Allô ?

— Bonsoir, capitaine. Ou plutôt, bonjour…

— Bonjour, monsieur le préfet.

— Où en sommes-nous ?

— Mes hommes sont claqués, monsieur le préfet.

— Permettez-moi de vous dire qu'ils ne sont pas très aguerris !

— Il est une heure et demie, monsieur le préfet : nous cavalons sous la tempête depuis bientôt six heures. D'abord, Mauvar et sa bande. Maintenant, le ministre !

— Les autres en sont au même point, capitaine.

— Je le sais bien !

— Prévenez-moi dès que vous aurez du nouveau.

« Vous m'entendez, Bardon, à travers cette friture ?

— C'est pas trop mauvais, patron. Et vous ?

— Moi, ça va. Dites-moi, Bardon ? Il se passe des trucs !

— Des trucs ? Où ça ? Quels trucs ?

— Je n'ai pas le droit de vous donner des détails. Pas encore.

— Alors, pourquoi vous m'en causez ?

— Pour prévenir de faire gaffe, Bardon !

— Faut que je fasse gaffe à quoi ?

— Ne vous éloignez pas à plus de cinq mètres d'un téléphone. Si possible en bon état de marche. Et tâchez de ne pas dormir. Je vais être obligé de m'absenter. Tenez-vous prêt…

— Prêt à quoi, patron ?

— Vous verrez bien ! Rien n'est sûr encore. Et surtout, pas un mot à âme qui vive !

— Hamkivi ? Connais pas. Qui c'est encore, çui-là ? »

« Bon Dieu ! Où donc ?

— Sur la route, entre Tauriac et Anterrieux. Couvert de boue. Il avait dû tomber dans une mare. Il marchait comme ça, complètement paumé. Il ne se rappelait même plus son nom…

— Il n'a fait aucune difficulté pour vous suivre ?

— Aucune. Le docteur Itzac l'a vu tout de suite…

— Qu'est-ce qu'il a dit ?

— Le docteur ? Qu'est-ce que vous voulez qu'il dise ? Amnésie consécutive à une commotion. C'est pas le premier cas.

— Oh ! enfin… Vous savez, capitaine : il y a quelques années, les gens voyaient des soucoupes volantes. Maintenant, ils sont choqués par des orages gravitationnels !

— Oui, monsieur.

— Où en est-il, maintenant ?

— Nous l'avons dirigé sur l'hôpital de Tulle.

— Sans en avoir rien tiré ?

— Je vous dis qu'il ne se rappelait pas de son nom.

— Hum, oui. À moins qu'il ne vous ait joué la comédie.

— Mais pourquoi ?

— Si quelque chose est arrivé au ministre et qu'il soit responsable…

— De toute façon, la police po… le Bodiac s'occupe de lui.

— Vous passez la main, capitaine…

— N'oubliez pas que Mauvar est domicilié en Corrèze et qu'il a été retrouvé en Corrèze. Alors, qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? D'ailleurs, il y a longtemps que les bou… que les services spéciaux s'intéressent à lui.

— Alors, selon vous, il aurait pu arriver le même accident au ministre ?

— Certainement.

— C'est incroyable !

— Le jour se lève, monsieur le préfet. Nous cherchons monsieur Veyrac depuis plus de huit heures. Il faut bien qu'il lui soit arrivé quelque chose de sérieux. D'ailleurs, un certain nombre de personnes ont été également commotionnées. Dans toute la région…

— Merci, capitaine. Je vais appeler Tulle. »

« Monsieur le préfet, c'est le ministère de l'Intérieur. »

« L'Intérieur, monsieur. »

« L'Intérieur… »

« Bardon ?

— Oui patron. S'cusez-moi.

— Vous avez couru !

— J'avais juste été de l'autre côté de la rue me jeter une tasse de café.

— Et alors, ils ont retrouvé Veyrac ?

— Non, je crois pas. À sept heures et demi, y avait rien de nouveau.

— Vous pourriez peut-être aller vous pieuter une heure ou deux.

— Ben c'est pas de refus… Mais si on trouve le ministre pendant que je serai en train de…

— Vos hommes vous réveilleront, que diable !

— Je vous remercie bien, patron. Vous appelez d'où, si c'est pas indiscret ?

— De Paris, naturellement ! »

La colline des Chardons se trouvait à moins d'un kilomètre du Pont-de-Dieu, au-dessus de l'auberge Peyré. Jean Veyrac s'était assis au pied d'un grand chêne, qui posait son ombre, douce comme un tapis de soie, sur la terre fendillée, l'herbe rase, les plantes épineuses et les buissons nains. La cloche du village avait sonné midi depuis un long moment. La brume tamisait le soleil, mais une chaleur poisseuse engluait les pentes dénudées par la sécheresse.

Jean avait marché pendant des heures à travers les coteaux, vogué entre les îles rouges des hameaux, les archipels verts des sapins, dans un labyrinthe de rocs et de broussailles où s'enchevêtraient les ruisseaux asséchés et les sentiers oubliés… Il avait erré toute la nuit, et toute la matinée. De la forêt d'Algère au Pont-de-Dieu, il avait parcouru près de vingt kilomètres. C'était un long chemin.

Un très long chemin.

Et plus rien ne serait comme avant, il le savait.

Il avait les jambes lourdes et les pieds couverts d'ampoules, mais il baignait tout entier dans une sérénité d'un autre âge. Il rentrait chez lui après une fabuleuse randonnée dans son propre destin. L'aventure de cette nuit lui semblait le dernier maillon d'une longue chaîne nécessaire.

Il fermait les yeux pour essayer d'imaginer une autre vie. Il fermait les yeux pour chasser l'été — l'été trompeur de la réussite. Une douce tristesse, pleine de volupté et de ferveur l'envahissait. Le froid de l'hiver coulait maintenant dans ses veines. Il était enfermé dans un monde sale, visqueux, à moitié décomposé, et qui fondrait en pourriture liquide aux premiers jours du printemps. Mais lui n'appartenait plus tout à fait à ce monde. Il se sentait libéré. C'était comme si l'espèce de gangue qui emprisonnait sa véritable personnalité eût éclaté à la faveur de l'orage. Et il n'avait plus peur… il se leva. Sa montre était arrêtée. Le soleil au zénith écrasait les ombres. Depuis combien de temps la cloche avait-elle sonné midi ? Jean haussa les épaules. Le temps n'avait plus d'importance. Devant lui, la ville se drapait dans ses falaises comme dans les plis d'une toge empesée. Elle avait l'air d'une vieille dame qu'on serre à la gorge et qui tend le cou le plus haut possible pour aspirer quelques goulées d'air. Une sacrée jolie petite ville.

Jean pensa : Je suis chez moi. Je suis arrivé.

« Oui, je crois que tu es arrivé. » dit le petit garçon qui le suivait partout depuis trente ans.

Je suis arrivé. Il ne peut plus rien m'arriver.

Il commença à descendre le raccourci rocailleux qui menait à l'auberge Peyré. Le ciel se couvrait de nouveau. De minuscules nuages éclataient sans cesse en buée grise. L'air semblait bouillir. Mon Dieu, pourvu qu'il pleuve !

Il ouvrit le col de son polo et releva ses manches déchirées. Il tira sa pipe de sa poche, la considéra un instant puis la glissa entre ses lèvres. Il s'était remis à fumer depuis quelques semaines, après cinq ans d'interruption complète. Qu'est-ce que ça signifie au juste ? Il se posa la question en tétant le tuyau usé et amer. Eh bien, ça ne signifie peut-être rien du tout… Il avait simplement retrouvé sa pipe par hasard, dans un coffret, à l'occasion d'un grand déblayage entrepris par Mariella. Maintenant, il n'avait ni briquet ni allumettes. Il n'avait pas encore tout à fait repris ses habitudes de fumeur. D'ailleurs, sa pipe était vide et il n'avait pas non plus de tabac. Aucune importance. Il la garda quand même dans la bouche pour tromper sa faim… Heureusement, il avait pu boire plusieurs fois à des sources aux trois quarts taries et il n'avait pas trop soif. Tout va bien.

Le chien-loup des Peyré le reconnut et lui adressa un grognement amical. « Salut, camarade ! » dit Jean. Il entra à l'auberge par la porte de derrière. Sa veste déchirée sous le bras, couvert de sueur et de poussière, hagard et souriant. Il allait retrouver ses amis. Il se figea au bord du couloir. Un homme semblait l'attendre et le regardait fixement. Il ne le reconnut pas tout de suite. Ce visage bronzé, ce regard dur, cet air à la fois souriant et dominateur lui étaient familiers. Mais ce fut d'abord le pull orange qui le frappa. Un pull-chemise comme celui qu'il portait le jour où il avait rencontré Mariella…

Monsieur le secrétaire d'État Veyrac ! Il faillit éclater de rire. Alors, je suis ce type-là ? Il fit un pas en avant et l'image vacilla. L'autre perdit un peu de son assurance. Un deuxième pas. Le regard du personnage devint vitreux d'angoisse. Ses traits se brouillèrent.

Le secrétaire d'État esquissa un geste de défense ou de refus, puis disparut. Jean entra dans la cuisine.

Il y eut des cris, des exclamations. « Monsieur Jean ! » Un brouhaha de soupirs et de mots sans suite. Puis un brusque silence. Arrivé… Quelqu'un avança une chaise sur laquelle il se laissa tomber. Il fut un moment tout à fait inconscient de ce qui se passait et se disait autour de lui. Des visages se penchaient sur le sien. Il sourit, se détendit. Puis une odeur de sauce aromatique atteignit son odorat et la faim le réveilla brusquement.

« …appeler le docteur ! »

Il secoua la tête. « Pas pour moi : ça va très bien. »

Il voulut se lever. Un léger vertige l'en empêcha. De nouveau, il perdit conscience à demi.

— « Buvez. »

Il avala un quart de verre d'une mixture sucrée, fade, écœurante et il eut une nausée.

— « …s'est passé, monsieur Jean ?

— …connaissez pas les dernières…

— …ministre à la télévision… »

Télévision ? Jean pensa à Mariella et tourna la tête vers le poste. Des paysages de montagne défilaient lentement sur l'écran, accompagnés de musique classique et de marches militaires en sourdine.

— « …coup d'État de cette nuit ?

— Fous-lui la paix ! Tu vois bien qu'il… »

Peu à peu, le sens des derniers mots qu'il venait d'entendre pénétra dans l'esprit de Jean Veyrac. Coup d'État ? Coup d'État !

— « Mais alors, je ne suis plus au gouvernement ? »

Il éprouva aussitôt un étrange sentiment de délivrance. Eh bien, c'est arrivé… Il avait envie de rire et de pleurer. Sa vie commençait.

Sur l'écran, les montagnes disparurent et la musique s'arrêta. Une speakerine inconnue avala sa salive et annonça d'une voix tendue : « Monsieur Raymond Quattret, premier ministre du gouvernement provisoire, vous parle. »

Puis la Marseillaise.

Ce tordu !

Jean se leva, éprouva la solidité de ses jambes, tourna le dos au poste : « Monsieur Peyré, pourriez-vous me ramener à la Roche ?

— Tout de suite, monsieur Jean. »

Pendant le trajet, ils ne parlèrent pas du coup d'État, mais de la sécheresse. Deux mois et demi sans une averse ! Et les sources n'avaient pratiquement pas été alimentées depuis l'automne dernier. Jean avait pu se rendre compte à quel point le pays manquait d'eau. Certains paysages en étaient complètement défigurés.

« Alors, monsieur Jean, je peux bien vous poser la question, maintenant : les orages secs, c'est la faute aux expériences de Gramat ?

— Je le crains. » avoua Jean.

— « Et on n'y peut rien ?

— Avec Quattret ? Encore moins qu'avant ! »

Il se mit à rire. Il n'irait jamais au château ! De toute façon, c'était un rêve absurde. Franchement, mon vieux, si tu t'étais assis un jour sur le fauteuil de l'Imperator, tu crois que tu aurais arrêté les expériences et démantelé le Creg ? Il connaissait d'avance la réponse. Évidemment, non. La logique du système voulait qu'on prenne de plus en plus de risques. La fuite en avant continuerait sans doute jusqu'à la catastrophe finale.

— « Qu'est-ce qui vous fait rigoler ? »

Quoi ? C'est trop difficile à expliquer… Je ne suis plus secrétaire d'État. Pour combien de temps suis-je encore le propriétaire de la Roche-Toujas et le mari de Mariella ? Les Japs ont perdu leur tête de Turc et Mauvar va être bien attrapé. Ce n'est pas drôle ?

Les hommes du Bodiac occupaient déjà la Roche. Je savais bien que ce salaud de Quattret ne pouvait pas me blairer ! Jean reconnut Bardon, le flipo qu'il avait rencontré à l'auberge. Merde, je suis de l'autre côté de la barricade ! Bardon s'avança d'un air nonchalant, sortit de sa poche une feuille de papier froissé, fit mine de la lire, jeta sa cigarette et l'écrasa violemment sur la pierre du perron, comme il eût fait d'un serpent venimeux.

« Monsieur le… Veyrac ! Vous êtes assigné à résidence à votre maison de Lurbel — ou un nom comme ça. Ce sont les ordres. Faudra que vous soyez parti d'ici avant vingt-quatre heures. Un jour, quoi. Votre femme peut rester si ça lui chante. Enfin, pour le moment. C'est marqué ici.

— J'avais justement besoin de repos. » dit Jean. « Merci messieurs. Et bonne chance à vous ! »

La baraque du grand-père ! Il s'y rendit le jour même, après avoir mangé et dormi deux heures — mais sans avoir rencontré Mariella qui s'était enfermée dans sa chambre. Il voulait nettoyer les abords, sortir les débris abandonnés par les ouvriers et préparer une installation qui serait peut-être définitive. Il était un peu las, mais en pleine forme physique et mentale. Il avait eu plus de chance que Just Mauvar.

La maison de l'Urbiel était une ancienne ferme dont les terres s'étaient en grande partie démembrées et la grange aux trois quarts écroulée. Jean Veyrac aimait la mélancolie de ce coteau grisâtre et nu… En arrivant, il cogna trois coups à la porte, recula et écouta. Personne ne l'attendait, il le savait bien. Et la clé était restée dans sa poche. Mais il avait retrouvé une habitude un peu superstitieuse de son enfance. Ce ne serait pas la dernière. Il aurait tout le temps de retrouver toute son enfance…

Un lézard traversa son ombre et il frissonna comme si la bête lui avait passé sur le corps. Une secrète sensibilité, qu'il croyait définitivement perdue, se réveillait soudain en lui.

L'air immobile vibrait de chaleur. Les insectes se taisaient. Le silence était oppressant. Un nouvel orage montait. Pourvu qu'il pleuve !

Jean prit enfin sa clé, ouvrit doucement la porte et entra.

« Me voilà de retour !

— Je suis content de te voir, fils. » répondit le grand-père.

Première publication

"Ouragan sur le secrétaire d'État"
››› Fiction 246, juin 1974