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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Planète des vaches

Le 31 décembre 2020, on put considérer que le Réseau mondial d'Énergie Ines était mis en place sur toute la planète. Les endroits les plus isolés avaient “reçu leur connexion” — comme on disait. Et, en Occident, un certain nombre de villes de moyenne importance, qui étaient restées jusqu'en 2020 reliées exclusivement aux anciens réseaux régionaux pour des raisons de politique locale, avaient été rattachées au régime commun avec un effort publicitaire exceptionnel. Le régime mondial de télécommunications Incon était en outre couplé à Ines.

L'Eurena (Agence européenne de l'Énergie) assurait pour l'ex-Marché commun la gestion du système commandé par les satellites Aristote, Edison et Popov. Maure appartenait au groupe des villes reliées jusqu'en 2020 à l'ancien réseau de l'Eurena. C'était aussi une ville-test du système Soap (Sondage d'Opinion Automatique Permanent). Parmi les sondés, un citoyen type de quarante et un ans, Rémi Langlais, contrôleur technique des systèmes de contrôle automatiques, fit le 21 octobre 2020 une déclaration archivée au sondeur Soap : « Ce qui me frappe, ce n'est pas tellement d'être relié. C'est de penser que n'importe qui, n'importe où, est relié aussi. Avant, on était comme une grande famille. Maintenant, on est comme un seul corps. On se sent en sécurité… ».

L'ère de la Sécurité totale atteignait son apogée. Elle était proche de sa fin, mais personne ne le savait.

La Sécurité totale, c'était le nom de la toute-puissante administration qui régnait sur l'Homme et sur son territoire, coiffant même les États et les Agences d'énergie.

Mais des centaines de millions d'humains avaient vu un film de Science-Fiction appelé la Planète des vaches. Et il y avait des rêves secrets de vaches dans des centaines de millions de têtes. Et puis une “rumeur” se mit à courir comme une traînée de feu à travers les continents : le courant électrique distribué par Ines était empoisonné ! Des monstres effroyables pouvaient surgir de n'importe quelle prise ou du plus inoffensif des appareils ménagers. Rêves de monstres, rêves de vaches… Sous le règne de la Sécurité totale, l'humanité rêvait beaucoup mais ne le savait pas.

5 janvier 2021 : Romain Marat, psychologue-consultant à la Direction régionale de la Sécurité totale, s'éveilla en pensant que ses congés de la nouvelle année étaient achevés. Il pensa que tout avait une fin mais que c'était regrettable. Heureusement, il aimait beaucoup son travail de psychologue-consultant à la Sécurité totale.

Il arrêta de penser pour économiser de l'énergie — bien que ce fût une intention incivique — et frotta longuement ses yeux embrumés. Quarante secondes plus tard, il se remit à penser. Il était un intellectuel invétéré. Il pensa que la Sécurité totale allait désormais imposer son idéologie et son pouvoir à l'Humanité pour mille ans au moins… Qui aurait cru que dans moins d'une semaine tout serait fini !

Romain Marat avait une tâche difficile. Chaque fois qu'il devait reprendre son activité après une interruption de quelques jours, il éprouvait un sentiment d'insécurité profonde. L'insécurité était le lot de ceux qui garantissaient la sécurité des autres !

Il s'examina devant le miroir programmé de sa salle de bain. Les cernes de ses yeux et les poils gris de sa barbe apparurent soulignés d'un gros trait bleu. Il mit le vibromasque sur son visage, aspergea sa barbe et ses cheveux d'un jet noircissant. Un appel au Tit (Téléphone Intégré au Téléviseur) l'arracha à ses soins moroses. La Direction régionale de la Sécurité totale le priait de se rendre à Maure pour y commencer une enquête sur les rumeurs de Meoi (Monstres Électriques d'Origine Inconnue).

Rumeurs : la Terre, les villes, les campagnes, les grands chemins et les arrière-cours en étaient pleins, depuis des dizaines d'années, depuis des siècles, des millénaires. Cent millions de rumeurs couraient le monde.

Il s'offrit le luxe d'une douche à cinquante pour cent d'eau et y ajouta quelques réflexions philosophiques. Il essaya d'imaginer ce qu'aurait pensé sa grand-mère d'une rumeur de monstres électriques. Sa grand-mère et les innombrables dictons qu'elle avait déversés dans ses oreilles d'enfant guidaient son action et constituaient le fond de sa doctrine. Il se décida pour “petites causes, grands effets”. C'était prophétique.

En avant ! Sus aux monstres ! Son ordre de mission télématique lui permettait d'utiliser un pistolet électrique… Électrique, eh eh ? Il sortit l'engin d'une boîte à chaussures et l'examina avec méfiance, comme s'il s'attendait à en voir jaillir un blourtz ou un pukkuth. Mais la petite arme désuète n'aurait pas fait de mal à une mouche. Pour plus de sécurité, non, sûreté, pour n'avoir pas à s'en servir, il appliqua une recette de sa grand-mère qui utilisait du rouge à lèvres emprunté à une fille “folle de son corps” — expression traditionnelle — pour conjurer la violence dans le ménage et au village. À l'aide d'un petit bâton orangé, subtilisé à une plage-girl, Romain Marat fit une croix de Saint-André sur la crosse du pistolet électrique Vizir-Pocket, modèle Nix 2016. Il n'est pas interdit de penser que ce geste aurait une certaine importance dans la suite des événements.

Maure était une agglomération d'environ douze mille habitants, ville-test du système Soap, située dans le sud du Massif Central et reliée à Ines-Incon depuis septembre 2020. Elle se trouvait, malgré sa connexion récente au Réseau mondial d'Énergie, un peu à l'écart des grands axes de la circulation, de la civilisation et de la culture. Le régime de la Sécurité totale y avait été désiré par des générations de petits boutiquiers, d'employés besogneux et d'ouvriers mal payés. Il était aujourd'hui bien accueilli par une population qui aspirait avant tout à de calmes certitudes. Les règles, souvent sévères, de la S.T. y étaient en général bien acceptées. On y contestait peu l'idéologie dominante ; l'Administration de la S.T. n'y rencontrait aucune difficulté particulière…

Mais cela n'était plus tout à fait exact. Maure avait été enfin reliée à Ines et les Mauriens avaient vu la Planète des vaches. Et des événements étranges avaient commencé à se produire dans la paisible cité. Une rumeur se répandait : les Meoi étaient arrivés ! Les vaches du film se dressaient, gigantesques, en relief, sur les murs et par-dessus les toits de la ville. Des monstres de Science-Fiction se cachaient dans l'intimité des foyers, au cœur des gaines électriques, dans les entrailles des fidèles appareils ménagers… à moins que ce ne soit dans la tête des braves gens de Maure !

Meoi ! Meoi !

Romain examina un photocube du témoin qu'il devait interroger. Somme toute charmante. Belle et douce, l'air un peu mou, avec une coiffure de coiffeuse à la mode. Un front bombé, des yeux rêveurs, de longs cheveux blonds. Trente-cinq ans ; elle se nommait Colette Desportes. Les media s'étaient déjà occupés d'elle et il y avait eu un reportage de Mercurama à Maure. Colette avait pleuré sous l'œil froid des caméras. C'était beau.

Colette n'avait peut-être pas été la première dans la ville à voir les monstres ; mais elle avait été la première à oser en parler. Ce n'était pas un mince mérite. Elle s'était plainte des agressions qu'elle avait subies. Elle avait appelé au secours et alerté la Sécurité totale. La Sécurité totale était là pour aider les citoyens en toutes circonstances. La Sécurité totale était là pour apporter à la population entière très exactement une totale sécurité.

On avait publié un communiqué de ce genre : « Madame Desportes a eu l'occasion de subir de la part de ses appareils électriques des phénomènes désagréables et inexplicables. ». Cela correspondait d'une façon générale à la “rumeur de monstres”. L'Agence régionale de la S.T. avait vivement attaqué le terme "inexplicable" qu'elle avait laissé passer par inadvertance.

Les monstres s'étaient donc mis à surgir des aspirateurs, des chaînes, des Tit, des mixeurs, des réfrigérateurs, des radiateurs et même des plus inoffensives lampes de chevet ! Le phénomène semblait frapper de préférence les villes qui avaient été connectées au Réseau en fin d'opération, à une date très récente. La projection du célèbre film de la North American Scenic Company dans ces mêmes villes au même moment ne pouvait guère être qu'une coïncidence. Et maintenant, les apparitions de Meoi se poursuivaient de façon régulière, à Maure et ailleurs. Romain appela le salon de coiffure Paloma, rue du Général-Joseph-Herbert. Il se présenta comme envoyé de la Sécurité totale.

« Jésus ! » dit Colette. « Venez tout de suite. Je n'en peux plus ! »

Vêtements, sourire, gestes vaporeux, la blonde coiffeuse officiait lentement entre deux employés, un garçon et une fille, et une dizaine de clients : sept ou huit femmes, deux ou trois hommes.

Quand il s'annonça, pas une extrasystole ne troubla l'harmonie de ce microcosme. Il avait insisté pour voir Colette à son travail. Il voulait observer la clientèle et le personnel. Il bavarda un moment avec les uns et les autres. Il eut vite la certitude que le sentiment de sécurité totale des habitants de Maure n'était pas gravement atteint. Pas encore…

Colette l'invita chez elle. Recevoir à son foyer un représentant de la S.T. était pour n'importe qui un grand réconfort. Romain fit la connaissance du mécanicien de motos, ancien coureur de compétition, Julien Desportes. Julien n'avait pas perdu son sentiment de sécurité totale, mais il était en colère. À compter du 10 janvier 2021, les circuits à haut risque, que la S.T. ne garantissait plus qu'à 97,80 %, seraient supprimés. Fanatique du haut risque, Julien ne cacha pas à Romain la frustration qu'il éprouvait devant une mesure tout à fait injustifiée à son sens.

« Vous avez le droit d'être en colère. » dit Romain. « Cela fait partie de votre sécurité intérieure. Je ne peux m'empêcher de penser que si les gens hésitaient moins à extérioriser leur mécontentement, il n'y aurait pas de monstres dans les appareils électriques. »

Quoi qu'il en soit, il y aurait toujours des gens incapables d'apprécier le pain béni de la sécurité. La grand-mère de Romain disait : « Il y aura toujours des idiots qui préféreront le pain gris au pain blanc ! ».

Romain comprit que Julien Desportes était surtout furieux de perdre un excellent prétexte pour déserter cinq ou six fois par semaine le luxueux appartement de la rue du Sénateur-Aimé-Renaud. Il avait dix ans de moins que Colette. Heureusement, il y aurait bientôt de nouveaux circuits, tout aussi excitants, mais garantis par la S.T. à 99,50 %.

Romain Marat eut une conversation avec le couple dans un salon Regency, devant une grande variété d'alcools, qui allaient de la vodka indienne à l'eau-de-vie de prune de Californie produite par les distilleries de Maure. Colette était moins affectée qu'il ne l'avait craint. Elle semblait assez satisfaite d'avoir attiré l'attention de la Sécurité totale. Elle n'en demandait pas plus. Elle se conduisait comme si la seule présence du psychologue-consultant devait éloigner à jamais les monstres. Julien Desportes avait l'air partagé entre le scepticisme et l'irritation. Mais ni l'un ni l'autre n'avaient perdu leur sentiment de sécurité totale, ce qui était l'essentiel.

Plus tard, Romain Marat se promena longuement dans les rues de Maure. Il avait été choisi pour cette mission à cause des deux premières lettres de son nom qui étaient les mêmes que les deux premières lettres du nom de la ville. C'était assez sécurisant.

Les vastes affiches de la Planète des vaches jaillissaient des murs et bondissaient vers le ciel gris d'un hiver sans soleil. On voyait un énorme bovidé blanc sur fond de prairie vert cru : une vache débonnaire et un peu moqueuse, symbole de la Sécurité totale… ou peut-être tout le contraire. Le film venait d'être projeté pour la troisième fois sur les holécrans de la ville ; il passait en permanence sur les T.V.-câbles Incon. C'était sans aucun doute un des plus grands succès cinématographiques depuis le début du siècle. Succès assez mystérieux, que les consultants de la Sécurité totale n'étaient pas parvenus à expliquer de façon convaincante et sur la nature duquel ils restaient hésitants et partagés.

Est-il bon ? Est-il méchant ? On le voyait sur toute la Terre. Des centaines de millions de spectateurs l'avaient applaudi. Certains consultants allaient jusqu'à lui attribuer une certaine responsabilité dans les rumeurs de monstres…

Quoi qu'il en soit, les vaches blanches de l'avenir se promenaient sur tous les murs du monde, changés en prairies d'un vert insoutenable. À Maure comme ailleurs. À la terrasse d'un café, Romain rencontra trois jeunes sociologues. Ils avouèrent être des disciples de Herman Trolle, spécialiste des rumeurs. Ils s'intéressaient aussi aux théories de Simon Anvers, chercheur indépendant aux idées plus qu'audacieuses. Ils étaient naturellement à Maure pour enquêter sur les Meoi, comme mille ou cent mille enquêteurs dans le monde se penchaient sur mille ou cent mille rumeurs de Meoi

« Je suis venu écouter la rumeur aussi. » dit Romain. « Mais je ne m'intéresse pas aux théories de Simon Anvers. »

Ce qui était un mensonge. La conversation prit un tour assez vif. Romain Marat se présenta comme un agent de la Sécurité totale. Sa barrette arc-en-ciel impressionna les jeunes sociologues qui ne se firent pas trop prier pour répondre à ses questions. Mais ils ne savaient rien, ou presque rien. Ils ne croyaient guère au témoignage de Colette Desportes. « Ma grand-mère disait… » commença Romain. Il n'acheva pas sa phrase. Les rires saluèrent cette fine plaisanterie. La discussion se poursuivit devant une excellente bière marocaine. Les jeunes sociologues gardaient, malgré Simon Anvers et les Meoi, leur sentiment de sécurité totale.

Il faisait tiède dans les rues. La ville était climatisée depuis sa connexion à Ines. En suivant à petits pas l'avenue Contre-Amiral-Romain-Lazare, Romain Marat se disait : Si les Meoi n'ont pas d'existence réelle, les rumeurs, elles, sont un fait… Rue Émile-Donatien, il s'arrêta pour contempler, fasciné, la vache blanche qui paissait au-dessus de la cathédrale.

Il quitta le centre-ville pour se rendre à la périphérie, où se trouvait l'hôtel Mélanie du secteur. Les immeubles de la Sécurité totale, qui abritaient l'administration et les services divers : assistance, police, hébergement, etc., portaient tous le nom générique d'“hôtel Mélanie” — ou l'équivalent dans diverses langues. Un prénom féminin un peu désuet et infiniment rassurant : Mélanie.

Comme consultant en service, Romain Marat avait retenu un petit appartement avec salle de communication. Il se sentit en sécurité. Il appela aussitôt la Direction régionale sud-européenne. Et il participa peu après à un débat télématique. Parmi les problèmes qui tourmentaient les hauts dirigeants de la S.T., il y avait l'attitude des Églises devant la Sécurité totale. Les grandes Églises collaboraient en général assez loyalement avec la Sécurité totale. L'Ancienne et Mystique Église Cathpro, l'Amec, donnait le bon exemple. Il n'en allait pas toujours de même des sectes. Un grand nombre de gourous et de prophètes étaient favorables à la Sécurité totale ; et ils entraient parfois en concurrence idéologique ou pratique avec la S.T. l'Administration n'appréciait guère ces mouches du coche. C'était une affaire négligeable. Mais il y avait aussi des groupes religieux qui faisaient de l'insécurité fondamentale un véritable credo et affirmaient que l'Homme « devait se sentir désarmé et nu dans la main de Dieu ». Tels les cinquante ou cent mille adeptes du mage Tokatadi. Ceux-là étaient naturellement les ennemis de la S.T. Dans quelle mesure étaient-ils dangereux pour l'ordre établi ? Eh bien, on en débattait. Les hauts dirigeants avaient sollicité l'avis des sociologues et psychologues consultants. Un des participants parla des sanctions. La sanction la plus grave que l'on pouvait prendre contre un individu était son exclusion de la Sécurité totale. L'être ainsi exclu n'était plus véritablement une personne humaine : il n'avait plus aucun droit à aucune forme de sécurité. Et, naturellement, pas même à la sécurité corporelle. Mais on laissait ignorer au public l'existence de cette sanction et de ses suites afin de ne pas le priver par avance de son sentiment de sécurité totale, élément de base du système. Ambiguïté, contradiction : comment s'en sortir ?

L'effet dissuasif de l'exclusion n'existait pas, puisque la plus grande partie de la population ne croyait pas qu'elle fut possible. Et que devenaient donc les individus ainsi exclus ? On préférait ne pas trop y penser… Un des participants au débat, le docteur Karl Vandeß, demanda que l'existence de la sanction suprême fût révélée au public, pour qu'elle ait son plein effet. La majorité s'y opposait. Romain Marat eut à donner son avis.

Romain s'était fait une solide position dans l'Administration de la Sécurité totale en citant à la moindre occasion les dictons, adages et proverbes que sa grand-mère lui avait appris dans son enfance : cela sécurisait les dirigeants. Ainsi, il devait plus sa réussite à la sagesse populaire ou à ce qu'il en restait qu'à ses diplômes universitaires.

« Eh bien, » commença-t-il, en évitant cette fois d'ajouter : “Ma grand-mère disait toujours…”, « le mieux est l'ennemi du bien ! »

Des applaudissements fusèrent. Un très haut dirigeant fit une explication de texte pour ceux qui n'auraient pas compris : « Les choses ne marchent pas si mal actuellement. Ne risque-t-on pas, en voulant améliorer une situation déjà presque parfaite, de gripper un mécanisme somme toute délicat ? ».

Ces hommes et ces femmes qui avaient pour tâche de garantir aux citoyens la sécurité totale savaient que celle-ci était un leurre. Et ils cherchaient désespérément leur propre sécurité intérieure. La grand-mère de Romain Marat, avec ses merveilleux dictons, représentait pour eux une force tutélaire sur laquelle ils aimaient s'appuyer de temps en temps. Conclusion du débat : on recommandait à l'Administration centrale de préserver le statu quo.

Une majorité de participants souhaitait par contre une intervention vigoureuse contre ceux qu'on appelait les “gourous de l'insécurité”. Aucune voix ne s'éleva pour défendre le mage Tokatadi. Les partisans du laisser-faire étaient peu nombreux. Romain Marat se joignit à eux en citant naturellement un adage. Il choisit un peu au hasard : « Il ne faut pas réveiller le chat qui dort… ». Par cette méthode, Romain l'emportait généralement sur le jargon scientifique des autres consultants.

Les hauts dirigeants hochèrent avec ensemble leur tête pensante en se demandant quel était au juste le chat qui dormait.

Puis Romain présenta son rapport sur la rumeur de Maure. Parlons donc des monstres électriques d'origine inconnue et d'une pulpeuse et blonde coiffeuse.

« À votre avis, » demanda un haut dirigeant, « le film la Planète des vaches pourrait-il être à l'origine de ces fameuses rumeurs.

— Avez-vous vu ce film ? À un certain moment, les cow-boys terriens croient que la planète est envahie par des monstres, des extraterrestres ennemis des occupants porges. Il semble que les Porges eux-mêmes s'inquiètent car une autre de leurs colonies aurait été envahie ainsi par le canal du réseau d'énergie… Oui, les rumeurs de Meoi ont souvent coïncidé à la fois avec l'achèvement de la connexion à Ines et avec la projection de la Planète des vaches. Il faudrait affiner la corrélation statistique…

— Ce travail est en cours.

— D'autre part, Simon Anvers semble avoir prévu le phénomène Meoi bien avant que la Planète des vaches ne soit tourné… »

Le nom de Simon Anvers déclenchait une certaine réticence chez les hauts dirigeants de la Sécurité totale. C'était un vieil ennemi. Peut-être avait-on eu tort de le négliger… Dans son livre célèbre, le Principe d'incertitude de la destinée, il s'attaquait avec violence non seulement à l'administration de la S.T. mais à la doctrine-même de la sécurité totale. En fait, les participants au débat ne connaissaient pas très bien ses théories. Romain Marat s'était rafraîchi la mémoire sur ce brûlant sujet quelques jours auparavant sur un coup d'intuition. Mais il préféra ne pas insister. Il suggéra cependant qu'en dehors des corrélations statistiques affinées, on entreprenne une étude informatique sérieuse des hypothèses de Simon Anvers.

Les Meoi existaient : il restait à établir leur niveau de réalité. Et la Sécurité totale commençait à trembler sur ses bases…

Roman Marat fut prié de reprendre son enquête à Maure et de poursuivre les fructueuses relations qu'il avait pu nouer avec le témoin A1, Colette Desportes. On lui proposa de nouveaux moyens techniques. Il déclara qu'il préférait travailler avec les méthodes de sa grand-mère. Les dirigeants s'inclinèrent. Il s'arma cependant de son pistolet Vizir-Pocket, modèle Nix 2016, à la pointe barbouillée de rouge à lèvres.

Ses activités ordinaires le retinrent néanmoins plusieurs jours à l'hôtel Mélanie de son secteur où il recevait des réclamants adressés par les services de base de la Sécurité totale. Il vit une femme qui se croyait atteinte d'une maladie incurable et il lui répondit avec conviction — puisque c'était la règle — qu'il n'y avait pas de maladies incurables. « Soignez-vous et gardez votre sentiment de sécurité totale. » Il savait qu'il mentait. Son rôle était de mentir. La femme partit rassurée, mais le sentiment de sécurité intérieure de Romain Marat en prit un sacré coup.

Puis il reçut un jeune homme qui souffrait d'angoisse métaphysique. Il lui expliqua que l'angoisse métaphysique ne pouvait plus exister dans un monde où l'on disposait du réseau international d'énergie Ines. Sans parler du réseau international de communication Incon ! Le jeune homme serra vigoureusement la main du consultant. Il avait récupéré son précieux sentiment de sécurité totale.

Un jeune mancadre vint se plaindre que la réussite se faisait décidément trop attendre pour lui. De ce fait, son sentiment de sécurité totale était menacé. Romain se montra d'abord sévère avec cet homme.

« Vous vivez, Monsieur, dans un monde de sécurité totale. Ce qui signifie que la réussite, élément de la sécurité totale, est forcément pour vous au bout du chemin, en toute certitude. La lenteur est peut-être le prix à payer pour la certitude. L'impatience est presque un crime ! Maintenant, voyons votre cas. La Sécurité totale, c'est la garantie que l'on peut toujours, à tout instant, faire quelque chose pour vous aider. »

Romain recevait entre dix et vingt personnes par jour. Ses consultations le déprimaient beaucoup et il prenait des softcools pour lutter contre l'envie de se flinguer avec son Vizir-Pocket, modèle Nix 2016.

Le 9 janvier, il retourna à Maure. Colette Desportes s'était mise en frais pour accueillir l'envoyé de la Sécurité totale. Sa longue robe rouge découvrait agréablement une hanche, un genou, une épaule et un triangle de chair entre le sein gauche et le nombril. Grâce à la climatisation de la ville — grâce à Ines —, elle pouvait se promener dans cette tenue sans même avoir la chair de poule.

Et les monstres continuaient de la tourmenter ! Non seulement chez elle mais chez des amis, lors d'une soirée ou quelque chose de ce genre. Pas de doute : elle était visée par les Meoi ! Ils s'en prenaient à elle jusque dans les lieux publics. Elle ne mettait plus les pieds à son salon. Elle commençait à perdre son sentiment de sécurité totale… Romain l'interrogea sur l'aspect des monstres. Quelques-uns semblaient tout à fait innommables. D'autres avaient une ressemblance précise avec les extraterrestres visqueux ou écailleux de la très vieille Science-Fiction. Oui, beaucoup de monstres électriques avaient l'air de sortir des œuvres graphiques d'avant la Sécurité totale : une époque où auteurs, dessinateurs, réalisateurs ne craignaient pas d'insécuriser le public… Romain écoutait la coiffeuse avec attention. Il prenait au sérieux son témoignage. Elle retrouva bientôt un sentiment de sécurité totale renforcé. « Vous me croyez, n'est-ce pas, monsieur le consultant ? » Puis ce fut : « Vous me croyez, Romain ? ». Et bientôt ce cri : « Romain chéri, jure que tu me crois ! ». Et Romain jura.

Il n'avait pas encore vu personnellement les monstres. Il quitta Colette pour continuer son enquête en ville. Elle s'accrocha un peu à sa manche, versa une larme brillante et tiède. Il lui promit de revenir bien vite veiller sur son sentiment de sécurité totale. Il voulait prendre le pouls de l'opinion ou, comme disait sa grand-mère, “laisser traîner une oreille dans la rue”.

Il engagea sans peine la conversation avec les passants. Grâce à la Sécurité totale, la méfiance avait disparu. Et puis Maure se trouvait au bord du Midi. À la terrasse des cafés, on buvait des bières glacées pour savourer la climatisation de la ville : vingt à vingt-trois degrés. On parlait de la pluie et du beau temps. Romain sirota une marocaine pression, un rosé japonais, un coca libyen. Il parla de la pluie, du beau temps, des rumeurs et de cette douce chaleur que la Sécurité totale offrait au peuple. Tout le monde ou presque avait vu la Planète des vaches. Beaucoup de gens connaissaient la coiffeuse Colette Desportes. Peu avaient retenu le sens du sigle Meoi. Un sentiment de sécurité totale régnait encore sur la ville.

« Savez-vous qu'il y a une rumeur de monstres ici-même, à Maure ?

— Oh, il y a des gens qui voient des insectes sortir des aps !

— Pas des insectes, des lézards. Ou des serpents…

— Colette Desportes, cette folle qui a…

— C'est du cinéma ? Vous représentez une chaîne, peut-être ? »

Romain retourna rue du Sénateur-Aimé-Renaud. Colette n'eut aucun mal à le convaincre de passer une nuit à l'appartement. Julien était absent. Il avait une course à 97,8 % : la dernière avant la fermeture des circuits.

« Bonne nuit ! » dit-il à Colette et Romain au Tit. Il semblait en pleine possession de son sentiment de sécurité totale.

À titre d'expérience, la coiffeuse et le consultant décidèrent de brancher le maximum d'appareils. À vingt-trois heures vingt, aucun monstre électrique ne s'était encore manifesté. Colette souriait.

« C'est l'heure ou ça doit commencer ! »

Vingt-trois heures trente. Vingt-trois heures quarante… Rien.

— « Nous sommes prêts. » dit Romain.

— « Oui, oui, oui ! »

Le premier Meoi sortit de l'aquarium à jeux où de minuscules submersibles livraient à des animaux marins de la taille du doigt un éternel et douteux combat. Romain prit son mémo, nota l'heure de l'apparition : vingt-trois heures quarante-trois. On était dans les temps.

Un gros lézard jaune vola vers la lampe principale en agitant ses antennes. Il fit le tour de la lumière avec un bruissement d'ailes évoquant le papier froissé. Puis il se laissa tomber sur Colette ; mais la jeune femme s'écarta d'un bond en criant : « Sale bête ! Sale bête ! ». Le lézard s'écrasa sur le tapis, en se répandant en une large flaque glaireuse, qui se résorba lentement avec un son musical. Puis il y eut un claquement violent du côté du bloc bains-soins et Colette s'enfonça dans son fauteuil en fermant les yeux. « C'est lancé ! » Romain se dirigea vers l'endroit d'où provenait le bruit. Un insecte gros comme un chien, avec des ailes rouges, ornées de croix gammées noires, bondit à sa rencontre. Il ne recula pas assez vite : il eut les cheveux et le haut du visage brûlés. Des étincelles coururent sur ses vêtements. Un rond de fumée s'épanouit au milieu de la pièce. Colette se leva en criant. Romain sortit de sa ceinture son Vizir-Pocket et le pointa dans le vide. L'insecte géant s'était abattu sur la moquette en pluie de cendres. Un poisson à tête humaine, muni de larges nageoires pareilles à des ailes de chauve-souris, prit sa place et se mit à tourner en rond à une vitesse folle au-dessus de Romain…

Si les monstres étaient de nature électrique, quel serait l'effet sur eux d'une décharge de même type ? Le Vizir darda un arc bleu, une fois, deux fois… à jet continu. Romain vit la charge de l'arme baisser rapidement ; le poisson gonfla, perdit son visage humain, qui fut remplacé par une tête d'oiseau. Et il continua de tourner. Puis il s'enfonça brusquement à la verticale, dans le plafond, et disparut. Romain reprit son souffle et essuya la sueur qui lui coulait sur le front et dans le cou.

Il n'eut pas le temps de s'asseoir. Une pieuvre violette, hérissée de piquants jaunâtres, surgit du Tit, dont le clavier cliquetait bruyamment. Le monstre lança un tentacule extensible vers Colette qui reçut une estafilade à la main. La jeune femme ne cria pas. Ses grands yeux bleus regardaient Romain avec émerveillement et horreur. Le consultant de la Sécurité totale eut l'impression de comprendre quelque chose. L'illumination ne dura pas. Les Meoi revenaient en force. Il dut fait face à l'invasion, persuadé pourtant que toute résistance armée était inefficace et puérile. Mais il espérait en se démenant avec assurance soutenir le sentiment de sécurité de Colette.

La première vague passée, il se retrouva tout roussi et à demi aveuglé. Colette rit. Grâce à, euh, Ines, son sentiment de sécurité totale tenait bon. Il lui prit la main, chercha les battements de son cœur sur sa poitrine nue… Nue ? Ah, les monstres lui avaient arraché aux trois-quarts ses vêtements, comme cela arrivait dans les vieilles histoires de Science-Fiction.

Il dut l'abandonner pour se battre à coups de poing contre une amibe bleue. Puis contre un crapaud volant. Son pistolet était vide. Il avait des taches rouges de brûlures sur les mains et sur les bras. Son visage lui semblait en feu. Venant du bloc cryo, un fauve surgit, la gueule ouverte sur des canines de dix centimètres. Son corps était un énorme sac, flasque et translucide, dans lequel on voyait grouiller les viscères. Il agitait ses pattes de devant griffues. Il n'avait pas de membres postérieurs. Il rugissait sourdement. Roman enregistra le bruit sur son mémo. Intéressant. Une puanteur insupportable s'éleva du gros abdomen répandu sur le sol.

Romain lut dans les yeux de Colette que la jeune femme était en train de perdre son sentiment de sécurité totale. Elle gémit et essaya de s'évanouir mais n'y parvint pas, ce qui était plutôt mauvais signe — le bon fonctionnement du réflexe d'évanescence indiquant l'intégrité du sentiment de sécurité totale. Romain perça le sac de viscères avec un couteau de cuisine. Succès réconfortant. Le Meoi se mit à gémir sur le même ton que la coiffeuse. Colette, surprise, se tut. Romain enfonça le bras dans la gueule du fauve, lui arrache la langue qu'il jeta sur la moquette avec un cri de victoire. Une tache rouge s'élargit à ses pieds. Il se sentit un héros. Colette se jeta contre lui en disant : « Mon héros ! » ou quelque chose comme ça. Il connut une seconde sécurité totale. Le monstre se débattait sur le plancher, souillant l'appartement avec un liquide glaireux et sanguinolent.

Les paumes gluantes de Romain collaient à la peau tiède de Colette et à quelques lambeaux de sous-vêtements. Pourtant, le Meoi vivait toujours ; Romain était joyeux mais épuisé.

Depuis la connexion au réseau Ines, il n'était plus possible de couper un compteur individuel de distribution électrique. Provoquer volontairement la disjonction était interdit. Romain avait le droit de le faire, comme représentant de la Sécurité totale ; mais il hésitait. Cela semblait un geste contre nature. Il possédait un coupe-circuit modèle Sitting Bull 9020, fourni par la S.T., qui pouvait interrompre localement la circulation du courant. Il le brancha sur la ligne du bloc cryo.

Le compteur disjoncta et l'obscurité se fit. Romain jura. Il n'avait pas prévu l'incident. Colette hurla. Romain eut envie de se boucher les oreilles. Beaucoup d'enfants ou d'adolescents n'avaient jamais connu l'obscurité, qui les terrifiait. Mais Colette Desportes était née bien avant le régime de la Sécurité totale… Avait-elle oublié la nuit ? Romain déconnecta le Sitting Bull. La lumière s'alluma. Tout allait bien. L'appartement était vide. Quelques traces de souillures subsistaient encore. Il nota qu'elles se résorbaient progressivement. Il porta la main à son visage qu'il trouva sec.

« Ce soir, » fit Colette, « c'était affreux ! C'était pire que les monstres !

— Pire. » convint Romain.

— « Je crois qu'ils ne viendront plus, maintenant. Je suis trop fatiguée…

— Ah bon, quand tu es très fatiguée…

— Ils s'en vont, en général. C'est curieux, hein ? On va au lit ? »

Romain ne pouvait pas l'abandonner. Il se coucha avec elle. Il fit de son mieux pour lui rendre son sentiment de sécurité totale. Mais à l'instant où il pensa avoir réussi, Colette gémissant de plaisir dans ses bras, un rat rouge à antenne, gros comme un veau, surgit du plancher en couinant.

Le matin, ils ramassèrent d'étranges débris que Romain plaça dans un sachet en plastique. Cela ressemblait à des fils de la Vierge. C'était certainement une des toutes premières fois que l'on pouvait recueillir des résidus de Meoi. Romain se sentit de nouveau un héros, d'autant que la nuit s'était assez bien terminée. Il reprit son enquête.

Il se plaça à la sortie d'un scenic-way pour interviewer les spectateurs de la Planète des vaches. Tous avaient aimé le film. Tous ? L'approche n'était guère scientifique — mais tous ! Ou ils mentaient parce qu'ils avaient flairé en lui un employé de la Sécurité totale. Ou bien il existait dans le cœur de l'Homme moderne un désir fou, incoercible et dangereux, de vaches blanches et de prés verts ! Quant à savoir si un passage en particulier avait frappé les gens, Romain n'obtint aucune réponse précise. Les spectateurs s'arrachaient de leur fauteuil dans un état de béatitude sirupeuse et ils avaient l'air de sortir d'un long, long rêve. La grand-mère de Romain aurait sans doute été aussi perplexe que son petit-fils.

Un fait majeur : l'attrait que les vaches exerçaient sur les enfants de la Sécurité totale. Les cow-boys du film, à cheval ou en Jeep, n'étaient plus les héros qu'ils avaient été dans la “Conquête de l'Ouest”. Le héros de maintenant, ce n'était pas non plus le puissant extraterrestre qui occupait la Terre : c'était la vache. Il y avait là, si l'on y songeait, une formidable évolution de la sensibilité.

Cette nuit, Julien avait encore une course à 97,80 %. Réflexion faite, la précédente était seulement l'avant-dernière… Colette arborait un sentiment de sécurité solide comme le roc. Pour accueillir les monstres, elle avait mis un ensemble vert et noir, orné de dessins transparents, du plus voluptueux effet. Quel plaisir ce serait pour un Meoi normalement constitué de déchirer ces tendres étoffes !

« Romain chéri, si on faisait l'amour tout de suite pour les arrêter ?

— Pour les arrêter ? Oui. Pourquoi pas ! »

Le sentiment de sécurité totale du consultant se mit au beau fixe. Jusqu'aux environs de minuit, ils opposèrent à l'invasion un farouche barrage de plaisir. À zéro heure et trois minutes, le premier monstre apparut. Épuisés, ils l'observèrent d'un œil humide. Une vache repue ne regarde pas autrement son cow-boy préféré. Il y eut bientôt cinq ou six Meoi. Ils ressemblaient plus que jamais à des créatures de Science-Fiction d'avant la Sécurité totale, repoussantes et menaçantes à souhait.

— « Surtout, n'éteins pas la lumière ! » dit Colette en se rhabillant. « J'en mourrais ! »

Romain trébucha à la recherche de ses vêtements et de son Vizir-Pocket. Il trouva son pistolet et renonça à s'habiller. Il était trop fatigué. Une chose oblongue, dentée, griffue, blanchâtre, lui fonçait dessus en visant ses yeux. Il se protégea avec ses mains qui furent labourées à coups d'ongles. Pouvait-on être réellement blessé par un Meoi ? Il abaissa ses mains dégoulinantes de sang frais. L'expérience était concluante !

Il se défendit avec son pistolet. Les monstres concentraient leurs attaques sur lui. Colette, frileusement blottie dans un fauteuil, observait d'un air mi-horrifié, mi-excité le grand combat galactique de son amant chevalier. Les décharges du Vizir-Pocket ne tuaient pas les Meoi. Elles avaient un effet curieux. L'arc électrique gonflait les monstres qui se mettaient à flotter en perdant toute agressivité. Tous les Meoi furent bientôt pleins, saouls comme des astronautes en virée. Certains vomirent sur la moquette. Deux ou trois éclatèrent en répandant humeurs et viscères étrangers dans le douillet appartement de la rue Sénateur-Aimé-Renaud.

La bataille durait à peine depuis un quart d'heure, la puanteur était déjà insupportable. Romain rechargea son arme.

Meoi ! Meoi !

« Je sens que je vais me mettre à dégueuler aussi. » dit Colette. « Foutons le camp d'ici ! »

Romain se lava, s'habilla et ils partirent. Dans la rue, tout de suite, Colette vérifia la tenue de son maquillage dans un miroir automatique. Romain eut un soupir de soulagement. Le sentiment de sécurité totale de la jeune femme tenait bon, contre toute attente.

L'animation était inhabituelle à Maure. Les promeneurs nocturnes profitaient d'une température tropicale. Ines en mettait un coup ! C'était son chant du cygne, mais personne ne le savait encore — sauf, peut-être, Simon Anvers. Quelques badauds levaient la tête. Il y avait des monstres sur les toits et dans le ciel de la ville ! Quelques-uns traînaient sur le sol, à proximité des sources lumineuses ou des enseignes. Ils semblaient tous beaucoup moins agressifs que ceux des appartements. Romain nota le fait dans son mémo. Les gens avaient l'air de considérer les Meoi comme une attraction originale, rien de plus… Romain et Colette entendirent même de jeunes garçons raconter avec assurance qu'il s'agissait de la publicité d'un nouveau scénic.

Le sentiment de sécurité totale de la population ne semblait toujours pas atteint. Il chercha en vain un dicton de sa grand-mère qui pût s'adapter à la situation. Personne n'était très inquiet. Tout allait bien… Ou peut-être tout était perdu !

Le jour suivant, on commença à observer des monstres en plein soleil. Les brigades de chasse de la Sécurité totale firent aussi leur apparition dans la ville de Maure. Les Desportes avaient demandé à Romain Marat de s'installer chez eux pour les protéger.

Pour la première fois depuis la création de la Sécurité totale, la société technologique était tenue en échec. La plupart des services étaient en difficulté, ce matin-là, dans toute l'Europe. D'heure en heure, le malaise s'épanouissait à travers le monde. On parlait même de coupures de courant !

Romain prit contact avec la Direction générale de la Sécurité totale. Son enquête lui semblait dépassée, en raison des derniers événements. Colette ne le quittait plus. Elle lui avoua qu'elle perdait son sentiment de sécurité totale dès qu'elle s'éloignait de lui à plus de dix pas. Julien Desportes avait à faire à son atelier de motos.

La Sécurité totale prévoyait tout, même le plus improbable. Elle avait prévu une invasion de la planète par des extraterrestres visqueux, gazeux, glaireux, électriques, etc. Les fameuses brigades de chasse avaient été créées pour s'opposer aux envahisseurs venus d'ailleurs — puisque l'Homme n'avait plus d'ennemi sur la Terre, ainsi que le voulait la doctrine de la S.T. Cela signifiait-il que les Meoi étaient d'origine extraterrestre ?

Romain s'entendit exposer la thèse officielle : les monstres n'étaient en fait que des hologrammes échappés d'un institut de recherches électroniques à 97,75 % quelque part en Angleterre. Comment pouvait-on tolérer un risque de 2,25 % ? C'était la faute des Anglais qui n'avaient jamais vraiment compris le principe de la Sécurité totale !

Peut-être disait-on en Italie : « C'est la faute des Allemands. », et en Angleterre : « C'est la faute des Français. »… Ailleurs, c'était peut-être la faute des Cubains, la faute des Arabes, la faute des Japonais, la faute des Noirs, la faute des Jaunes, la faute des Rouges… qui n'avaient jamais vraiment compris le principe de la Sécurité totale !

Colette refusait de toucher le moindre appareil électrique. Elle avait pris une telle phobie du Tit que Romain dut téléphoner pour elle afin d'annuler tous les rendez-vous des clients et de mettre le personnel en congé illimité aux frais de la Sécurité totale. Romain lui proposa d'aller au scenic-way voir la Planète des vaches. Elle hésita. Le cinéma, c'était aussi une machine électrique. En outre, on s'y trouvait dans une demi-pénombre. Elle se laissa quand même convaincre : des précautions devaient être prises dans les lieux publics contre les invasions des monstres et les coupures de courant.

Ils purent suivre la Planète des vaches de bout en bout sans que les Meoi ne se manifestent. Le récit se situait longtemps après l'occupation de la Terre par une puissante race galactique, les Porges. Les Porges vouaient à une étroite spécialisation économique les divers mondes qu'ils occupaient. Ainsi, la Terre se consacrait exclusivement à l'élevage des vaches. Les Terriens étaient tous, ou presque gauchos et cow-boys ! Les Porges contrôlaient naturellement toutes les activités. Tout le monde vivait par et pour les vaches blanches dans les prés verts. L'intrigue démarrait au sujet d'une querelle entre des cow-boys, loyaux collaborateurs de l'occupant, et d'autres, affiliés à des mouvements de résistance, d'ailleurs tout à fait inefficaces. De toute façon, la planète appartenait aux vaches. Quoique bienveillants, les Porges proscrivaient l'industrie et la recherche. Ils fournissaient aux Terriens tout ce que ces derniers ne pouvaient produire. C'était une solution honteuse pour la Terre, laquelle ne s'en portait pas plus mal.

Un certain moment, des monstres inconnus apparaissaient dans un atelier de réparation de tracteurs et se répandaient dans un village. Les gens du village croyaient même qu'il s'agissait d'une attaque d'extraterrestres ennemis des Porges. La variété d'apparence de ces envahisseurs était frappante. On eût dit une parade de la vieille Science-Fiction. L'explication venait très vite. Il s'agissait de simples hologrammes échappés d'un centre de recherches clandestin, où des techniciens résistants tentaient de recréer l'orgueilleuse technologie de la Terre. Les Porges maîtrisaient rapidement la situation et tout rentrait dans l'ordre. La Sécurité totale, pour être plus convaincante, avait repris l'explication du film !

La main dans la main, Colette et Romain se rendirent à l'hôtel Mélanie. Romain ne put s'empêcher de penser aux théories de Simon Anvers. Les prévisions du jeune encéphalogue américain étaient-elles en train de se réaliser ?

Selon lui, au moment où l'Humanité accéderait à la sécurité totale en actes et en foi, une faculté du cerveau, inhibée depuis des temps immémoriaux, reprendrait son libre cours. L'Homme redeviendrait “créateur”. Mais il ne changerait pas pour autant de façon fondamentale. Il ne saurait projeter, matérialiser, que les fantasmes de la peur et de l'horreur, longuement accumulés en lui. Il les projetterait sans doute sous une forme simplifiée, schématique, stéréotypée, en s'inspirant inconsciemment des modèles culturels à sa disposition… Le modèle le plus général des Meoi semblait fourni par la Planète des vaches, avec ses “hologrammes échappés d'un centre de recherches clandestin” — à moins qu'ils ne fussent de vrais extraterrestres ennemis des Porges…

Simon Anvers affirmait que ce pouvoir créateur était inhérent à la fonction encéphalogique supérieure. Il donnait quelques exemples de sa manifestation, refoulée et réduite. Des exemples pris pour la plupart dans la littérature fantastique ou de Science-Fiction. Fantômes, monstres, démons… Ovni étaient d'après lui les créations les plus communes du cerveau humain. Ces créations apparaissaient surtout dans des périodes de “sécurité” : sécurité relative que donnaient l'après-guerre, les longues périodes de paix, de stabilité matérielle ou spirituelle… Les sabbats du Moyen-Âge figuraient au premier rang des phénomènes analysés dans le Principe d'incertitude de la destinée. Le Moyen-Âge possédait grâce à la foi chrétienne une sorte de sécurité totale. L'Église catholique était un équivalent non négligeable de la S.T…

Pourquoi le “pouvoir créateur” humain était-il normalement inhibé ? Cela semblait une condition de survie. Survie individuelle, survie de l'espèce. L'existence était déjà assez difficile dans un monde matériel impitoyable, sans que l'on eût à s'encombrer de créatures mentales envahissantes et dangereuses… La sécurité qu'on offrait maintenant aux populations avait les limitations temporelles et spatiales de la vie humaine ; mais l'élément modérateur de l'enfer chrétien n'existait plus. La levée de l'inhibition devenait de nouveau possible si un modèle général se présentait. La Planète des vaches avait apporté le modèle.

Ce jour-là, qui était le 11 janvier 2021, la situation s'aggrava brusquement dans le monde entier. L'invasion des Meoi prit des proportions extraordinaires. Les coupures de courant se multipliaient. Romain et Colette se réfugièrent à l'hôtel Mélanie. Romain commanda un repas express. Mais le service restauration était en panne. Il prit une boîte de survie dans sa valise. La Sécurité totale prévoyait tout, même l'impossible. Il ouvrit la boîte, y trouva un semblant de nourriture qu'il partagea avec Colette, et un grand couteau dont il s'arma pour affronter les monstres.

L'invasion commença. Il perça des abdomens flasques et vitreux, en soupirant de fatigue et en s'essuyant le front toutes les dix secondes. Des débris sanguinolents se mêlaient à sa sueur amère. Il trancha des ailes membraneuses. Il creva des yeux pédonculés. Il déchira des peaux écailleuses… Il n'était pas trop inquiet. Les gens allaient perdre progressivement leur sentiment de sécurité totale. Le mécanisme inhibiteur allait de nouveau étouffer leur pouvoir créateur. Du moins, si l'encéphalogue Simon Anvers ne se trompait pas…

Mais les citoyens du xxie siècle avaient confiance en la Sécurité totale. Combien de temps leur faudrait-il pour perdre tout à fait leur sentiment de sécurité totale ? Romain pensa que la Sécurité ne se remettrait pas de ce coup. C'était un moindre mal. Il baissa les bras. Colette prit le pistolet électrique et tira sur la horde des envahisseurs. Les Meoi touchés par l'arc électrique gonflaient et dérivaient lentement aussitôt remplacés par d'autres. Quand l'arme fut vide, elle n'essaya pas de la recharger. À quoi bon ? Quand ils eurent cessé de se défendre, les monstres cessèrent de les attaquer. Ils s'installèrent dans l'appartement. La lumière s'éteignit.

Puis elle se ralluma. Les monstres avaient disparu. Ils revinrent bientôt. Il y eut une nouvelle panne. Les Meoi disparurent encore. Ils suivirent le retour du courant. Dix fois, cent fois. Maintenant, Romain et Colette ne faisaient plus attention à eux. La jeune femme s'habituait à l'obscurité. La température baissait mais restait supportable.

Ils s'organisèrent pour survivre à l'hôtel Mélanie. Les monstres s'édulcoraient et ne marquaient plus aucune agressivité. Deux jours plus tard, ils étaient devenus très rares et tout à fait inoffensifs. Colette avait retrouvé son sentiment de sécurité totale.

Elle le perdit quand ils sortirent. La température était hivernale, glacée. La climatisation générale des cités avait vécu. La Sécurité totale aussi. Romain et Colette se serrèrent l'un contre l'autre en frissonnant.

« Maintenant il va falloir économiser l'énergie ! » dit Romain.

Quarante-huit heures plus tôt, cette réflexion eût été un blasphème. Le sentiment de sécurité totale de Colette Desportes mourut pour de bon.

— « Ho ! » fit simplement la jeune femme.

Note historique

Dans la genèse de ce qu'il est convenu d'appeler les “événements de janvier 2021”, un rôle de catalyseur est souvent attribué au scénic la Planète des vaches. Certaines séquences du film ont sans doute inspiré les grandes hallucinations collectives qui annoncèrent la chute de la Sécurité totale. La société imposée par les Porges dans le récit servit peut-être de modèle initial à celle que les Terriens se donnèrent librement dans la période dite de Suncow.

Les théories de Simon Anvers eurent aussi leur heure de gloire. L'encaphalogue n'assista pas aux “événements”. Il était mort d'une crise cardiaque le 26 décembre 2020, sans avoir pu achever son dernier ouvrage, la Création du monde. En revanche, ses disciples participèrent largement à la création d'un nouveau monde.

Première publication

"la Planète des vaches"
››› Univers 18, septembre 1979 (France › Paris : J'ai lu 977, troisième trimestre 1979 (3 août 1979))