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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Présentation de : les Colmateurs

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

les Colmateurs

présentation signée par Michel Jeury mais rédigée par Jacques Goimard

La base de ce récit m'a été principalement donnée par le livre de Benoît Mandelbrot les Objets fractals : forme, hasard et dimension publié en 1975 aux éditions Flammarion dans la collection "Nouvelle bibliothèque scientifique".

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Alors l’archange Michel leva son glaive. La lumière devint éblouissante. Et l'on entendit une voix qui disait : « Logarithme de vingt sur logarithme de trois cela fait deux virgule sept. Pas trois. Voilà ce que vous n'avez jamais su comprendre. Heureusement pour vous. »

Livres apocryphes XXX, 7

Depuis 1917, l'Union douanière allemande n'avait cessé de croître en étendue et en puissance. Mais elle était presque encerclée par les terres impériales : colonie de Hollande, de France, de Hanovre, empire d'Autriche-Hongie, associé à la Couronne… L'Autriche et la Russie avaient de nombreux conflits de frontière sur la Vistule et le Dniestr, ainsi que dans les Karpathes. La Russie était l'alliée du Deutscher Zollverein… En 1940, eut lieu le premier soulèvement de la colonie de Hanovre, qui échoua. Les troubles persistèrent dans toute la province, en particulier dans les régions proches de la Westphalie et du Mecklembourg, jusqu'en 1942. Fin 1941, la Russie déclara la guerre à l'Autriche et donc, indirectement, à l'Empire britannique. Il y eut une percée russe en Bessarabie et une percée autrichienne en Galicie. Puis la situation s'était stabilisée pendant l'hiver 1941-1942, tandis que les Anglais attaquaient assez mollement la flotte russe, numériquement forte mais vétuste, dans la Baltique et en Extrême-Orient.

En 1942, un catholique rhénan, Joseph Göbbels, devint chancelier du Reich allemand. Violemment anti-Anglais, Joseph Göbbels cherchait un prétexte pour rompre les derniers liens qui rattachaient encore l'Allemagne et l'Empire. Il encourageait et aidait les indépendantistes du Hanovre, jusqu'au deuxième soulèvement de la colonie. La grande guerre européenne éclatait en juin 1942.

Avec son allier Boukharine, président de l'Union des Républiques russes, Göbbels défiait l'Empire et se faisait fort de l'abattre. Après avoir conquis la Hollande et la France, une partie de l'Autriche et des Balkans, il se retrouva en avril 1948 dans son bunker d'Altenburg, défendu par quelques milliers d'hommes de sa garde personnelle, mais assiégé par deux armées britanniques, trahi par les Russes et abandonné par ses propres généraux. Il devait se suicider au moment de l'assaut final, avec sa femme et leurs cinq enfants.

L'Allemagne allait redevenir pour quarante ans de plus un sage dominion. Après la prise de Moscou par Montgomery, la Russie capitulait sans conditions le 17 octobre 1948.

Naturellement, sur d'autres Terres, il y avait une autre Histoire, d'autres histoires, d'autres problèmes. Certaines affaires étaient inter-terrestres. Là, intervenaient la Maintenance et les colmateurs.

L'Archum régnait sur la Terre de Joe et assurait la maintenance des univers du milieu. Ceux du bas (dont le nombre de dimensions était inférieur à log 20 / log 3) et ceux du haut (dont le nombre de dimensions était supérieur à log 20 / log 3) se débrouillaient autant qu'on sache par leurs propres moyens.

Les habitants de la Terre de Joe appartenaient tous au service de la Maintenance. Ils se qualifiaient généralement d'Exterranés : ceux d'aucune Terre. Dieu avait créé aussi les Browniens pour semer la pagaille dans un univers qui Lui semblait somme toute trop organisé. En particulier, après avoir mis en place autour de chaque monde une barrière dimensionnelle infranchissable, Il avait envoyé les Browniens pour y percer des trous.

Bien entendu, les Browniens n'existaient pas. Ce n'était qu'un conte à dormir debout. Un colmateur sérieux ne faisait appel à eux pour expliquer ses échecs que dans les cas extrêmement rares où il ne parvenait pas à trouver une autre excuse.

La Terre de Joe devait son nom à Joe Moose, le naufragé du cosmos, le robinson exterrané… Il était recommandé de croire à cette légende, sans rigidité ni dogmatismes, mais de façon intelligente et souriante. La mettre en doute, c'était se conduire comme un plouc de haute Terre. Il y avait même quelque grossièreté à suggérer que Joe Moose n'avait pas réellement institué l'Archum, ni colmaté la première brèche interdimensionnelle, c'est-à-dire fondé la Maintenance. Et rien ne contrariait davantage l'évolution d'une carrière dans la hiérarchie exterranée.

Il ne fallait pas laisser le souvenir de quelqu'un qui avait débarqué un jour de sa montagne.

Voici ce qu'on racontait : Joe Moose vivait au début du xixe siècle sur une Terre paradoxale où la révolution industrielle avait commencé en 1820 dans les îles du Pacifique. Dessinateur de cartes à Touri, importante cité îlienne, il s'était embarqué avec ses instruments et ses collections à bord du trois-mâts Hi-Tsami. Destination : Europe… Une Europe en proie aux guerres de religion depuis trois siècles et qui retournait rapidement à la barbarie. Le Hi-Tsami devait découvrir une île proche du continent pour y installer un observatoire scientifique et une base commerciale. Joe Moose avait des idées… et des cartes. Il comptait jouer un rôle important dans l'expédition.

Attaque des pirates, tempête, naufrage… Joe Moose se retrouva dans une île déserte avec un de ses compagnons. Il découvrit que le continent tout proche, l'Afrique, était aussi désert. Après bien des aventures, les deux naufragés comprirent qu'ils avaient été déposés par la tempête sur une autre Terre. Pendant que Joe cherchait des portes pour rentrer chez lui et traçait des cartes à toutes fins utiles, son compagnon construisait avec du matériel rejeté par la mer le premier laboratoire exterrané. Tous deux ayant acquis la certitude qu'il n'existait aucun peuplement humain sur le monde qu'ils avaient découvert, ils décidèrent d'y créer un refuge, un sanctuaire pour les savants, les techniciens et les philosophes de toutes les Terres, en particulier celles des Europes livrées à la guerre et aux persécutions obscurantistes. Ils trouvèrent de nombreux passages, revinrent sur leur Terre, en visitèrent d'autres… Et, lorsque le sanctuaire fut mis en place, il fallut songer à le protéger. Joe et son compagnon entreprirent alors de boucher le maximum de passages, grâce à une technique ingénieuse et d'une grande simplicité, perdue depuis par inadvertance et remplacée par la technique lourde : fixez ! balayez ! projetez ! colmatez !

Focus ! discard ! project ! fill in !

Le colmatage était né. Mais la légende n'était qu'une provocation à chercher la vérité loin au-delà. Mais où ? Et comment ? La rumeur soutenait que certains agents de la Maintenance avaient trouvé une piste, l'avaient suivie et s'y étaient perdus. On citait même un nom : l'éclaireur Wakana.

Sur la Terre de l'Empire britannique, Wakana s'appelait Chavalange et il conduisait une locomotive Britannic 231. Il avait déserté pour partager la vie du pays où l'Archum l'avait envoyé en mission. Déserté ? Et pourtant, si l'éclaireur Wakana n'était pas un déserteur ? S'il n'avait fait semblant de déserter que pour accomplir une plus haute mission ? Une mission secrète aux yeux mêmes des ingénieurs et des colmateurs de la Maintenance ordinaire ? S'il était en réalité un agent spécial des maîtres de l'Archum ?

Et s'il attendait son fils spirituel au fond de l'espace ou du temps pour lui remettre le véritable héritage ?

Alors, il devait exister, derrière les agents de la Maintenance et leurs ennemis les Browniens, un groupe d'Hommes qui s'étaient arrogé un pouvoir de demi-dieu. Et de ceux-là, les cosmorecteurs n'étaient que les humbles serviteurs. La rumeur leur avait même donné un nom : les Seigneurs des Cartes.

Les univers de Sierpinsky diffèrent entre eux par une variation infinitésimale du nombre de leurs dimensions. Notre famille d'univers se situe autour de log 20 / log 3 = 2,726… Plus on “descend”, plus il y a de trous dans l'“éponge” de Sierpinsky. Au contraire, plus on “monte”, en se rapprochant du nombre 3, plus la réalité devient dense. Le voyageur qui s'éloigne de sa Terre vers le “haut” se trouve bientôt en déficit d'énergie. Au-delà d'une certaine limite, sa survie n'est plus possible. Celui qui s'éloigne vers le “bas” dispose au contraire d'un excès d'énergie qu'il peut dépenser dans le champ psi. Mais au fur et à mesure de sa “descente”, il devient de plus en plus lourd dans un monde de plus en plus vide qui n'est pour lui qu'une maison de papier…

Deux écrivains connus sur diverses Terres symbolisent ces deux types d'univers. Prenons le cas de la Terre dominée par l'Empire britannique. Là, ces deux hommes appartiennent à des peuples colonisés. Ce sont le Français Julian Verne et le Californien d'origine hanovrienne Philip Klaus Dickson. Julian Verne vivait au xixe siècle. Il avait accepté la domination britannique et il était devenu plus anglais que les Anglais. Philip K. Dickson vit à notre époque. Il est lié aux mouvements de résistance du dominion de Californie.

Donc, il y a Verne en haut et Dickson en bas. Dans les mondes verniens, les conceptions scientifiques et idéologiques qui ont été celles de la classe dirigeante britannique presque jusqu'au milieu du xxe siècle correspondent à la vérité. Il n'y a rien au-delà. Les apparences et la réalité concordent.

À l'autre bout, dans les mondes dicksoniens, la réalité est plus riche et plus floue. À cause des trous de l'éponge, l'univers ne paraît pas obéir totalement à nos lois. La réalité subit des infiltrations : l'illusion l'envahit et tend à se confondre avec elle. Les phénomènes mentaux ont, d'une façon générale, des effets physiques et le voyage temporel devient, dans une certaine mesure, possible.

Sur les Terres proches de la dimension 2,726, le caractère dicksonien ou vernien n'est pas très marqué. De plus, il est relatif au voyageur. Quand celui-ci “descend”, il rencontre des phénomènes dicksoniens. Quand il monte, il se trouve en face de situations verniennes…

L'aventure des colmateurs se poursuit à travers le discontinuum de Sierpinsky : sur la Terre de l'Empire britannique et sur celle du Bouddha vivant, Siddharta XXXIX ; sur la Terre des Électriciens et sur celle de l'Inquisition ; sur celle où la première bombe atomique est tombée à Shangaï en 1947 et sur celle où les Croisés ont découvert l'Australie au xiie siècle.

Sur celle où la guerre atomique a éclaté par erreur en 1959 et peut-être sur celle où les extraterrestres ont débarqué en mai 1968…

Mais tout a sans doute commencé sur la Terre des Assaraws : les éléphants de guerre avaient rencontré les mammouths dans la plaine du Pô un jour d'été caniculaire, vers l'an 1500 de la chronologie chrétienne centrale. Il faisait trop chaud pour les mammouths, et les éléphants avaient eu le dessus. La face de plus d'un monde en avait été changée.

Première publication

Présentation de : les Colmateurs
››› l'Année de la Science-Fiction et du Fantastique 1981-1982 (annuaire sous la responsablité de : Jacques Goimard ; France › Paris : Julliard, mai 1982 (12 avril 1982))