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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Recrutement spécial

Date : 26 juillet 1979
Section : M.E.E.
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Nom du délégué de la société Asper : M. Cad Ey Gobelis
Nom du candidat : Francis Duquesne
Date et lieu de naissance : 3 mars 1938 aux Sables-d'Olonne
État civil : Célibataire
Diplômes : Licence de lettres

Le cabinet de promotion-conseil auquel il avait versé ses dernières économies lui avait dit qu'il valait mieux passer sous silence les études littéraires et avouer un simple bac. Mais il ne pouvait s'y résoudre : c'eût été une lâcheté, une trahison…

Langues (écrites et parlées) : Anglais

Comme tout le monde : out of training, now… Mais quelle importance ? Il avait rempli des questionnaires bien plus difficiles que celui de la société Asper. Il se foutait de la société Asper. Pas plus dégueulasse qu'une autre. Gagner sa vie avec une licence de lettres… Dix questionnaires, cent questionnaires, mille questionnaires, certains complètement dingues. Un cauchemar. Le cabinet de promotion-conseil lui avait appris à déjouer les pièges les plus grossiers de la graphologie et de la psychologie. Mais, au pied du mur, il était en général incapable de suivre les directives qu'on lui avait données…

Connaissances scientifiques : Notions de biologie et de biochimie
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Connaissances administratives : Notions de droit
Connaissances commerciales : Pratique de la vente

… Des encyclopédies au porte à porte ! Henry Miller l'a bien fait avant d'être Henry Miller. Pourquoi pas moi ? Si seulement j'étais fonctionnaire… Il avait bien passé des concours mais les visites médicales étaient trop sévères : les normes d'aptitude physique toujours en vigueur avaient été établies sous Napoléon pour le recrutement des soldats de la Grande Armée. Avant de s'asseoir pour quarante ans derrière un guichet, il fallait prouver — si on ne pouvait bénéficier d'une dérogation — qu'on était capable d'aller à Moscou sac au dos et de passer la Bérézina en revenant !

Connaissances techniques :
Connaissances pratiques :
Connaissances générales : Étendues

Il y en avait toute une page. Mais Francis avait vu pire. Il trouvait même à cette société Asper un côté réaliste de bon augure. Attends de voir ! pensa-t-il. L'imprimé a encore deux ou trois pages. Tu n'es peut-être pas au bout de tes surprises !

Êtes-vous actif ?
Êtes-vous patient ?
Êtes-vous adroit ?
Êtes-vous courageux ?
Êtes-vous agressif ?
Êtes-vous sentimental ?
Êtes-vous coopératif ?
Êtes-vous rancunier ?
Êtes-vous moqueur ?
Êtes-vous généreux ?
Êtes-vous auda
Êtes-vous d
Êtes-vous
Êtes

Avez-vous de l'imagination ?
Avez-vous une bonne mémoire ?
Verbale…
Visuelle…
Auditive…
Craignez-vous la solitude ?
Savez-vous jouer aux échecs ?
Aux dames ?
Quels jeux de société préférez-vous ?
Connaissez-vous le

Santé :

Ces salauds m'attendent au tournant. J'ai quarante et un ans et je ne suis pas encore crevé : c'est déjà un résultat, non ? Bien sûr, je ne pourrais pas vendre des timbres ou un truc comme ça, tenir un registre d'état civil ou tamponner des cartes. Mais je suis capable de charger des sacs de patates sous la pluie, de débarder du bois huit heures par jour, de… Et puis si je claque, vous n'aurez pas à donner une pension à ma veuve !

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Avez-vous quelquefois peur de devenir fou ?

Mon petit vieux, ça, c'est la question vache ! Est-ce qu'ils t'en ont parlé au cabinet-conseil ? Naturellement, tu es incapable de t'en souvenir. Ta mémoire fout le camp, jeune homme. Tu ne seras jamais semi-cadre. Si je dis non… Il y a sans doute un piège… Si je dis oui, je vais avoir l'air d'un obsédé. Les gens normaux, les types bien qui ont une situation, une femme, une responsabilité ou deux ou trois, est-ce qu'ils ont peur de devenir fous ? Et est-ce qu'ils le disent à leur patron ?

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Croyez-vous à l'existence de Dieu ?
Appartenez-vous à une confession religieuse ?
Si oui, laquelle ?
Êtes-vous pratiquant ?
Militant ?
Croyez-vous à une vie après la mort ?
Comment l'imaginez-vous ?

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Ce formulaire, rempli ou non, doit être obligatoirement remis au service.

Francis Duquesne leva la tête. Il était assis dans un bureau insonorisé, respirait l'air conditionné, posait les pieds sur une moquette élastique et admirait les jambes d'une secrétaire particulièrement efficace, jeune et jolie. Cette société Asper ne manquait pas d'une certaine classe. Ces gens-là étaient sans doute une bande de salopards — comme les autres. Mais des salopards sans mesquinerie. Le dessus du panier des salopards.

Trois hommes de vingt-cinq à trente-cinq achevaient de remplir le questionnaire à côté de lui. Il était à peu près sûr d'être le plus vieux. Pas rassurant… Une question lui trottait dans le cerveau : comment imaginez-vous la vie après la mort ? Qu'est-ce que ça vient foutre dans une demande d'emploi ? Il regarda la secrétaire avec espoir. Elle portait des bas à couture, du dernier chic. Il dut reconnaître que cet artifice mettait fort bien en valeur ses mollets et le creux de ses genoux. D'autant qu'elle n'arrêtait pas d'aller et venir autour des candidats. Elle s'agitait avec une précision de mannequin programmé. Francis pensa vaguement : Si c'est un robot, c'est un chouette robot !

Un des trois types essayait d'attirer son attention. Leurs regards se croisèrent. L'homme lui montra d'un signe de tête l'écriteau qui scintillait sur le mur : silence. Ses lèvres articulaient une question. Francis crut deviner : « Déjà vu ça quelque part ? ». Il répondit par un geste de dénégation. À vrai dire, il n'était pas très sûr. Il avait fait tellement de demandes à tellement de boîtes que tous les souvenirs se rapportant aux tests, entretiens et interrogatoires subis pendant ces deux ou trois dernières années, se mêlaient dans sa tête comme le rêve et la réalité dans un roman de Dick. Silence… Pourquoi silence ? Qu'est-ce que c'est encore que cette farce, cette brimade, cette mise en condition ? Ils veulent nous…

La porte s'ouvrit doucement. Un jeune homme brun, à la peau cuivrée, entra sur la pointe des pieds. Les quatre candidats se tournèrent vers lui avec un bel ensemble. Ils ne l'avaient jamais vu.

« Docteur Perage. » (ou “Peraj” ou quelque chose comme ça) dit l'homme avec un curieux accent chantant et lisse. « Je suis chargé de… »

Francis ne comprit pas la fin de la phrase. Drôle de type. La société Asper était évidemment étrangère — ce qui n'avait rien d'extraordinaire : depuis longtemps, les mulcos (firmes multinationales) tenaient le haut du pavé…

« Si vous avez terminé, veuillez me remettre vos feuilles. » dit le docteur Perage. « Ensuite, vous serez libres. Nous vous convoquerons individuellement, s'il y a lieu. Messieurs… »

Il les regarda l'un après l'autre en souriant d'un air un peu méprisant. Si l'on faisait abstraction de l'accent — à peine perceptible —, il parlait un français impeccable et même, en vérité, un peu trop parfait.

Francis remarqua que l'écriteau silence était éteint. Bizarre, ce truc-là…

— « Mais enfin, » dit un des hommes, s'enhardissant tout à coup, « nous aimerions bien savoir ce que fait votre société et à quelle tâche vous avez l'intention de nous occuper ! »

Le soi-disant docteur eut un sourire à la japonaise.

— « Notre Société a d'innombrables activités. Nous vous confierons éventuellement un poste qui sera en fonction de vos goûts et de vos aptitudes. »

Il s'inclina.

« Nous sommes très heureux de trouver les hommes qu'il nous faut. Ceux qui ont eu des frais de déplacement pourront les faire rembourser immédiatement… »

Il répéta « Messieurs… » et sortit presque à reculons. Il se fout de nos gueules, ce zèbre, ou quoi ?

C'était à peu près la quarantième fois que Francis répondait à une annonce demandant des semi-cadres. Et il ne répondait pas qu'à celles-là. Il en était à plusieurs centaines de formulaires et d'entrevues. Il venait enfin de franchir une étape décisive : sa candidature avait été retenue… enfin presque. Il était admissible à l'examen psychologique et médical. Il avait même touché une avance de huit cents francs. C'était inespéré.

Huit cents francs, avec l'inflation galopante, ce n'était pas le Pérou ni la Suisse… Il s'assit sur le premier banc qu'il rencontra, sortit un crayon à bille et un carnet, et commença la liste des objets qu'il voulait acheter — jusqu'à concurrence de quatre cents francs… Il avait décidé de conserver la moitié de la somme. Un rasoir électrique, une chemise, deux paires de chaussettes, un porte-documents, une… hum, ça doit faire le compte largement, non ? Et, bon Dieu, s'ils me prennent pas, alors il faudra que je rembourse les huit cents balles ? Il avait signé une sorte de reçu qu'il avait oublié de lire. Obnubilé par le fric ! Bah, on verra bien.

Quatre jours plus tard, il reçut une lettre de la société Asper. Son adresse (hôtel du Sud) était tapée avec une superbe machine électrique. Ils sont pas radins dans cette boîte. Le texte, de même typographie, semblait imprimé sur une feuille épaisse, d'un blanc presque mauve. Du papier à combien la tonne ?

Cher Monsieur,

À la suite des premières épreuves de sélection, j'ai le plaisir de vous confirmer que vous avez été retenu pour effectuer le stage préliminaire, à condition toutefois que l'examen psychologique et la visite médicale que vous devez passer vous soient favorables.

Nous vous prions de bien vouloir vous présenter à nos bureaux (17, rue de Longchamp) le 4 août 1979 à 9 h 30. Vous devrez être à jeun pour la prise de sang et muni d'un flacon d'urine.

Quels que soient les résultats de l'examen, vous recevrez une somme de deux cents francs à titre de dédommagement…

Excellent, pensa Francis. Quatre ou cinq jours de survie supplémentaire… Il n'avait jamais pu se mettre en règle avec la Sécurité sociale et les services de la main-d'œuvre, de sorte qu'il ne percevait aucune indemnité de chômage ni rien de ce genre. Depuis plusieurs années, il n'avait pas eu d'emploi régulier. Le nombre de chômeurs approchait maintenant deux millions et ce n'était pas le moment de faire la fine bouche.

Comptant sur votre prochaine collaboration, nous vous prions de croire, cher Monsieur…

Pour être polis, ils sont polis ! Francis préférait ne pas trop penser à ce qu'ils allaient lui demander… Dans le Paris quasi désert du mois d'août, il s'offrit, en attendant la suite, ce luxe inouï : manger à sa faim et rêver à l'avenir dans des rues paisibles et presque impolluées.

Le matin de l'abolition des privilèges (une des rares dates dont il se souvint !), il se rendit au siège de la société Asper, vêtu de son seul complet à peu près en bon état. Un col chevalière, ce n'était pas l'idéal pour un candidat à un poste de semi-cadre — et, en plus, c'était démodé — mais il avait mis à toutes fins utiles une cravate pas trop graisseuse et, ma foi, ça valait mieux qu'un trou aux fesses.

Madame Rodan, la psychologue, l'accueillit vers 9 h 35 dans son vaste bureau moderne et sophistiqué. C'était une grande jeune femme blonde au sourire rêveur. Elle lui offrit une cigarette qu'il refusa. Depuis un mois, il avait arrêté de fumer. Question budget. Il allait essayer de tenir. Le sourire de la belle devint approbateur et en même temps un peu ironique. Cette fille avait un air de sœur aînée avertie et compréhensive à vous faire fondre et chialer comme un gosse.

« C'est dur de travailler en plein mois d'août, hein ? »

Francis hocha la tête. Il ne travaillait pas, lui, mais il voulait bien plaindre ceux qui en étaient réduits à pareille extrémité.

« Asseyez-vous et détendez-vous. » dit madame Rodan. « Je suis seulement chargée de bavarder avec vous quelques minutes.

— J'en suis flatté. » dit Francis.

Elle s'inventa une nouvelle sorte de sourire (aguicheur et pudique à la fois) et croisa les jambes. Alors, en compensation aux tracasseries de la psychologie, on a droit à voir vos genoux et quelques petits centimètres de cuisse au-dessus ? La maison est d'une générosité rare.

Madame Rodan l'observait et il eut quelque peine à soutenir son regard professionnel. Le pouvoir dont elle était investie par la Science, la Culture, la Société, le Capital — toutes les majuscules qui tiennent le manche — la rendait en même temps haïssable et troublante. Et son visage long et mince, aux traits réguliers, au teint rose, était également agréable à regarder. Une légère rougeur colorait maintenant ses joues comme si elle avait été plus émue que le candidat même.

— « Ainsi, vous êtes célibataire, monsieur Duquesne. »

Francis inclina la tête. Je te vois venir, ma belle. La question fut encore plus directe qu'il ne s'y attendait.

« Parlez-moi de votre sexualité.

— Hum ! » dit Francis en se mordant les lèvres. Il pensa : Je devrais te sauter dessus, te trousser jusqu'au cou et te baiser sans phrases sur ta moquette ! Mais il n'était pas homme à oser, et il le savait. De plus, il n'aurait conservé toutes ses chances pour l'emploi qu'à condition de faire jouir très fort la Dame. Il doutait d'en être capable.

— « Vous n'êtes pas homosexuel, n'est-ce pas ? »

Francis soupira. Madame Rodan décroisa ses longues jambes gainées de mauve — le mauve lui allait bien — et les recroisa un peu plus haut. La dentelle d'un fond de robe s'étira sous ses cuisses.

« Ma question vous gêne ?

— Je me demande à quoi ma réponse pourrait vous servir. »

Elle prit son bloc sur le coin de son bureau.

— « Dois-je considérer que vous refusez de répondre ? »

Francis nia précipitamment cette intention sacrilège. Il avait trop besoin de fric.

« Alors, répondez.

— Non, je ne le suis pas.

— Pourquoi n'êtes-vous pas marié ? »

Francis eut un regard traqué en direction de la porte. L'envie de s'échapper — s'il était encore temps — mobilisa une seconde ses nerfs et ses muscles. Il se souleva légèrement sur sa chaise. Tu peux encore foutre le camp, mon vieux ! Mais non, c'est idiot. Tu as fait le plus difficile, tu as franchi un cap. Beaucoup de candidats seraient trop heureux de prendre ta place. Tu auras un boulot. Enfin…

Il se laissa retomber sur son siège, se détendit, s'abandonna.

Merde, ça recommence !

Sauf que la doctoresse Tellier était brune et un peu plus âgée que madame Rodan, la psychologue. Elle avait les hanches larges et la poitrine forte. Sa blouse blanche moulait avec précision ses hanches et ses cuisses. Son visage était grave et doux, mais son regard restait fuyant.

Madame Rodan venait de rejoindre la doctoresse ; Francis était étendu sur la table d'auscultation, en slip. Des attouchements experts suivaient ses muscles et ses organes un à un. Il y prenait un certain plaisir.

« Très bien. » dit Madame Tellier. Vous êtes en pleine forme, cher Monsieur. Aucun problème. »

Francis haussa un sourcil. La position ne lui permettait pas de faire plus. En pleine forme ? C'était inespéré — et un peu inquiétant. Il savait qu'il avait de sérieux ennuis du côté de l'estomac, la vésicule douloureuse, l'appendice enflammé, de l'arthrite, un peu d'asthme, le cœur poussif et les artères pas mal sclérosées. On le lui avait dit souvent : il n'était pas malade, mais sa condition physique médiocre ne lui permettait pas d'accéder aux écrasantes fonctions de semi-cadre. En pleine forme, moi ! Elle est bonne !

Assise près de la table, la psychologue fumait d'un air énigmatique, les jambes croisées haut. Qu'est-ce qu'elle fout ici, cette salope ? Elle est venue pour me voir à poil, maintenant qu'elle sait tout sur mes mœurs ?

« Pas d'ennuis de ce côté ? »

La doctoresse avait baissé le slip de Francis d'un geste expérimenté. Elle effleura son sexe une seconde de l'intérieur du poignet, prit ses testicules à pleine main, l'un après l'autre, les fit rouler sous ses paumes sèches tandis que la psychologue levait les yeux au ciel en tirant un peu plus fort sur sa cigarette.

— « Pas d'ennuis. » dit Francis.

La doctoresse s'éloigna, revint avec une seringue, lui prit le bras. Il tourna la tête, eut un léger sursaut.

« Vous allez me faire une piqûre ? »

Il ne pouvait cacher tout à fait son anxiété. Pourquoi une piqûre ? C'était très inhabituel, lors d'une visite d'embauche. Mais de quoi as-tu peur, imbécile ?

— « D'abord une petite injection intraveineuse, » expliqua la doctoresse, « puis une prise de sang. Vous n'aurez pas mal. C'est une simple formalité, d'ailleurs. J'ai déjà tout lieu de penser que vous êtes bon pour le service…

— Le service ?

— Oui.

— Je ne… »

Deux millions de chômeurs ou presque, Francis Duquesne : ce n'est pas le moment de poser trop de questions. Pour une fois qu'on te trouve apte… Déjà l'aiguille plantée dans la veine instillait en lui un liquide âcre qui portait jusque dans sa bouche un goût de limaille. Un anneau de lumière monta du plancher, tourna autour de la table, vint coiffer la psychologue, se multiplia par deux, par trois, par dix. Francis avait sommeil. Il crispa les muscles de son front pour essayer de retenir ses paupières qui se fermaient malgré lui. De nouveau, il sentit les mains de la doctoresse sur son corps. Il comprit qu'elle remontait son slip. Il voulut l'aider, mais ses mains ne bougèrent pas. Ses muscles n'obéissaient plus à son système nerveux déconnecté. Il tenta de sourire. Il eut l'impression que madame Tellier le caressait en passant — mais c'était évidemment une idée ridicule. Son sourire s'accentua, puis se figea en un rictus immobile. Le coup de gong retentit dans son cerveau. Un bruit caverneux, lointain, qui s'achevait par un sifflement musical. Francis émit un râle de détresse. Le sang battait dans sa tête, dans sa gorge. Une forme vague se dessina sur l'écran de ses paupières fermées. Une tache, un nuage. Un… une… Quelque chose d'impossible à définir. Et en même temps, cela prenait un aspect familier. Comme une sorte de Rorschach. Il y avait maintenant plusieurs taches qui se mouvaient avec une extrême lenteur devant les yeux fermés de Francis. Des formes, des silhouettes. Des hommes, des femmes, des animaux…

— « Décrivez-moi ce que vous voyez. » commanda la doctoresse.

Francis obéit. Il n'avait plus de volonté propre. D'une voix hachée, malhabile mais quand même intelligible, il parla des fantasmes qui s'animaient dans son esprit, réveillés par la drogue. Discrètement, la doctoresse mit en marche le magnétophone placé sous la table d'auscultation. Mais Francis ne pouvait s'en apercevoir : il n'était plus conscient de ce qui se passait autour de lui.

— « Je vois des hommes et des femmes qui se penchent sur un enfant. » dit-il. « L'enfant est blessé. Il y a aussi son chien, je crois… Je crois que c'est moi quand j'avais dix ans. L'enfant est…

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Je vois une femme. Elle est attachée contre un poteau ou un arbre. Des hommes se tiennent à côté d'elle. Je… je crois qu'ils sont en train de la torturer !

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— Je lui fais la deuxième piqûre ? » demanda la doctoresse.

La psychologue hocha la tête.

— « Oui, c'est le moment. C'est bon !

— Une femme attachée. » dit Francis. « Une jeune fille, peut-être. Oui, une très jeune fille… Il y a plusieurs hommes à côté d'elle. Je suis là aussi. La fille est nue. Je m'approche.

— Tout va bien. » dit madame Rodan à sa collègue. « Ces techniques sont maintenant très au point. Je crois que vous pouvez lui donner le P200.

— D'accord. »

La doctoresse prépara la troisième piqûre.

— « Reconnaissez-vous cette jeune fille ? »

Francis se souleva sur son coude, ouvrit lentement les yeux, tourna la tête vers la psychologue. Ses mouvements étaient raides, saccadés. Il posa sur la photographie que lui présentait madame Rodan un regard fixe et fiévreux.

« C'est elle ?

— Oui, c'est bien elle. » dit Francis d'une voix atone.

— « Vous avouez avoir drogué cette jeune fille, avec l'aide de vos amis, et l'avoir violée ensuite ? »

Il y eut un moment de silence. La psychologue tenait la photo. La doctoresse, appuyée à la table, triturait furieusement la ceinture de sa blouse. Et une veine battait un peu vite et un peu fort à la base de son cou… La psychologue, au contraire, était très calme. Du moins en apparence. Mais elle avait fumé une bonne demi-douzaine de gauloises filtre depuis le début de la séance.

Et les deux femmes évitaient maintenant de se regarder en face.

— « Oui, c'est vrai. » dit Francis. « Je suis coupable. »

Il se laissa retomber sur la table et frissonna.

« J'ai froid. »

Il y avait trois lits superposés dans la chambre 71 mais, à l'arrivée de Francis, un seul était occupé. De l'autre côté, trois armoires métalliques. Une table et une chaise au milieu. Presqu'une cellule. Cependant, le camp de Mérieux n'était pas une prison. Pas tout à fait…

Francis s'était assis sur le lit d'en bas et il regardait sa valise sans bouger. Il était sale. Une barbe de deux jours striait son visage bouffi. Il flottait un peu dans son costume fripé et luisant de crasse. Il avait maigri d'une dizaine de kilos depuis son internement. La nourriture de l'hôpital était convenable mais il avait perdu le goût de vivre. On lui avait fait une nouvelle série de piqûres et maintenant ça allait un peu mieux. Il était prêt à se racheter.

En rentrant, son unique compagnon de chambrée s'était hissé sur le lit le plus élevé et avait ouvert un livre. Mais il ne lisait pas et Francis avait conscience que son regard inquiet était fixé sur lui. Le silence devint très vite insupportable.

« Qu'est-ce qu'on fait ici ? » demanda-t-il.

— « On bosse. » répondit le petit homme. « Tu savais pas ? T'as pas envie de bosser, des fois ? »

Il parlait d'une voix aiguë sur un ton volubile et exaspéré.

« Ils appellent ça des ateliers spéciaux pour psychopathes. C'est un camp de travail, quoi. Nous, on est les psychopathes. Tu sais ce que c'est, un psychopathe ? C'est un type comme toi et moi ! Mais on bosse.

— Quel genre de boulot ?

— Ben, ça dépend. Ici, en principe, t'es affecté au montage électronique. On te donne un boulot de femme parce que t'as fait le con avec une femme. C'est ça, hein ? Qu'est-ce que t'as fait ?

— Je me suis envoyé une pépée un peu trop jeune.

— T'en es sûr, au moins ?

— Comment, j'en suis sûr ?

— Ben, y'en a qui disent que c'est du bidon, qu'on n'a rien fait, que c'est un coup monté pour avoir de la main-d'œuvre à bon marché… Tu sais pas combien on gagne ?

— Moi, c'est pas un coup monté. » dit Francis. « Je me souviens très bien. Malheureusement…

— Ouais, c'est les rouges qui racontent ça. T'es pas un rouge ?

— Non.

— Moi non plus. Je veux dire : c'est pas un coup monté. J'ai l'air de rien, comme ça, mais je suis un vrai caïd. Un mac, voilà ce que j'étais. C'est pour ça qu'ils m'ont donné un boulot de gonzesse… Bof ! On n'est pas mal, ici, tu verras. Y'a que le salaire qui est plutôt moche. Pour ainsi dire, il existe pas ! Même pas le quart de ce qu'on gagne à faire le même boulot dans une usine ordinaire. Et pendant les six premiers mois, tu touches rien du tout. Tu savais pas ? C'est normal : faut que tu apprennes le métier. Ils t'aident avec des piqûres. Ici, les piqûres… Ils t'ont pas dit pour combien t'en avais ?

— Je dois rester jusqu'à ce que je sois guéri.

— Mais tu peux demander à rester quand tu seras guéri. Au fait, je m'appelle Carlos. Et toi ?

— Francis.

— Y'a combien de chômeurs en France, maintenant ? »

Francis chercha à se souvenir. Il n'avait pas lu un journal ni regardé les informations à la télé depuis plusieurs semaines. Le monde extérieur ne l'intéressait plus.

— « Autour de deux millions, je crois. »

Carlos se trémoussa sur son lit et battit des mains.

— « Alors, on va avoir de la visite. C'est chouette ! On est bien peinards, ici, c'est une bonne vie. »

Il se moucha bruyamment, cracha par-dessus la tête de Francis un mélange infect de glaires et de sang.

« Tu t'y feras, mon vieux Francis. »

Première publication

"Recrutement spécial"
››› Chroniques terriennes 1, deuxième trimestre 1975