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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury le Sauvetage…

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

le Sauvetage magnifique

Avec Pierre Marlson

« Avez-vous bien dîné ? »

Il en a de bonnes, le grand mec… heu, un toubib ? Que veut-il expérimenter ? Berg hoche la tête, approbativement. L'autre lui adresse un sourire polaire et l'invite à prendre un siège.

« Vous aviez faim ? »

Vous balancer, comme ça, l'évidence en pleine gueule… Salaud !

— « Ouais, j'avais faim. Et vous ?

— Calmez-vous, jeune ami. Je ne vous veux point de mal.

— Je sais. Alors allez-y, prenez-moi du sang, du liquide rachidien, ou n'importe quoi que vous me payez… »

L'autre prend place derrière son bureau et fixe Berg avec attention. Il consulte une fiche, agite deux règles et trois crayons, sur la surface tailladée de sa table, et se gratte la gorge à plusieurs reprises. La nuit tombe. Berg voit les lampadaires s'éclairer, par la fenêtre, derrière le savant, le chercheur, le gars qui promet du fric pour “expérience médicale sans danger”. Les lampes font des boules plus claires, dans la brume.

— « Vous habitez les bas-fonds de la ville…

— Vous aussi. » note Berg avec un regard éloquent sur le misérable mobilier de la pièce.

— « Encore du ressort, décidément. » dit l'autre avec un rire un peu plus gai que tout à l'heure. « Voyons, euh, vous êtes triplement diplômé. Thèse d'État sur la Stabilisation démographique dans les réservoirs de mains-d'œuvre

— Je suis venu faire le cobaye. » coupe Berg, brutalement. « Pas pour discuter de mes études. L'annonce indiquait : Cinquante écus pour une journée de jeunes gens en bonne santé. Où et pourquoi vous êtes-vous si bien renseigné sur mon compte ?

— Répondre à une telle annonce indique de l'imagination, du courage, et le goût de l'aventure. Ce n'est pas un contrat de deux ans…

— L'allocation de survie ne permet pas d'améliorer son ordinaire.

— Et vous vous méfiez des contrats de deux ans ?

— Exactement. Et vous ne répondez pas à ma question.

— Vous et vos concurrents avez été sondés durant le repas.

— Parce qu'on était en compétition… Et j'ai été choisi ?

— Pas encore tout à fait, mais c'est là une chose possible.

— Et ces renseignements sur moi, alors ? Pourquoi ?

— Nous les possédons depuis longtemps. Vous êtes suivi par nous. L'annonce tend seulement à motiver des gens comme vous, tout en dissimulant notre action véritable…

— Vous feriez parti d'un groupe révaïsho ? C'est pas possible. Les révaïshos ont tous été liquidés. Physiquement liquidés. N'essayez pas de me provoquer. Je connais les méthodes des flipos. »

Berg se lève, soudain très inquiet.

« Écoutez. » dit-il. « Laissez-moi m'en aller d'ici. Je ne cherche nullement à organiser une révolte chez les prolétaires. D'ailleurs c'est impossible. Salut, Docteur. »

Il fait froid, dans la pièce. La lampe éclaire peu. La lourde porte de guingois s'ouvre avant que Berg ne la touche. Deux grands types franchissent le seuil. Le premier repousse Martin Berg, du plat de la main. Un costaud. Une fille entre à son tour.

Myrla !

« T'étais avec eux. Salope ! » Berg s'écroule sur le vieux sofa vers lequel le poussait le premier type. Une longue figure blême, des yeux sans expression, un grand front avec un toupet de cheveux blonds emmêlés. Berg se prend la tête dans les mains. Myrla ! J'étais suivi depuis longtemps. Évidemment : Myrla ! Elle connaît tout de moi.

— « Mon petit Martin. »

La voix adorée. La voix honnie. La fille glisse une main sur le poignet de Berg. Il relève la tête, la fixe en plein regard et lui balance une énorme gifle. Sa joue devient écarlate. Elle ferme les yeux dont sourdent les larmes. Un des mecs, derrière Berg, lui assène un coup-de-poing sur l'épaule. C'est son tour de sentir les larmes jaillir.

Il voit des galaxies et entend des trompes funéraires.

— « J'aurais préféré que vous m'écoutiez avant votre départ en mission. » dit le docteur en venant se planter devant Berg. « La machine vous fournira l'explication durant votre transfert.

— Ces hommes ne sont pas des policiers, Martin. Crois-moi, je t'en supplie. Tu es vraiment l'homme qu'il nous faut. » gémit la voix de Myrla.

Martin sent quelqu'un lui remonter la jambe de pantalon. Une sensation de froid puis l'infime morsure d'une aiguille.

Le brouillard grandit en s'éclairant, mêlant les lueurs des lampadaires du dehors. Il passe par la fenêtre et engloutit tout.

Un petit homme mince échappa avec souplesse à un profond divan garni de fourrures fauve. Ses pieds et ses mains étaient nus et bruns, comme son visage intelligent avec des yeux noirs et une moustache à pointes remontantes et brillantinées. Son crâne rasé brillait comme les plis très droits de sa dalmatique en soie synthétique.

Berg clignait des yeux, sous le soleil brutal entrant à flots par les larges baies vitrées. On n'était plus chez les miteux savants de banlieue. Par les verrières, il apercevait des cimes très vertes agitées par un vent léger. Des chants d'oiseaux, des odeurs agrestes imprégnaient l'air de la pièce. Ils venaient visiblement des fenêtres entrouvertes. Martin Berg eut un frisson. Dans les réserves à main-d'œuvre, on n'aurait pas impunément garder ainsi les parties ouvrantes des façades : quand le conditionneur tombait en panne, il fallait émigrer bien vite chez les voisins.

« Où sommes-nous ? » demanda-t-il. « Qui êtes-vous ?

— Je suis l'Iman Andraoud. » dit l'homme en souriant avec franchise. Il ajouta : « Quant au lieu, et même à l'époque, tout ceci est votre création. ».

Il montrait d'un geste large les tapis beige et brun, les divans, les plantes vertes, le bar immense et l'énorme bibliothèque qui couvrait tout un pan de mur. Elle contenait, par centaines, de vrais livres sur papier, richement reliés de maroquin aux vives couleurs. Le décor dont j'ai toujours rêvé, pour écrire mes livres.

— « Je ne comprends pas. » dit Berg.

L'autre le fixa d'un œil soudain légèrement hagard.

— « Vous savez tout de même bien que vous êtes en mission dans l'Indéterminé ?

— Je ne comprends pas. » reprit Berg. Il n'avait jamais vu ce lieu. Pourtant il en savait tous les détails. Il marcha vers le centre de la pièce, la longue table au dessus de glacex. Il s'installa dans le siège anatomique moulé aux formes même de son dos et de ses fesses, et prit en main, machinalement, le papier que tendait l'Iman. Heu, comment avait-il dit ?

— « Voici le message que le réseau m'a chargé de vous délivrer. Salam. » dit le petit homme en disparaissant.

— « Hé, une minute ! » s'exclama Berg.

L'Iman s'en allait par morceaux. Il lui manqua une épaule et un bras, puis le torse. Enfin la tête seule eut un dernier sourire avant de s'effacer comme une ébauche au crayon sous la gomme énervée d'un créateur peu inspiré. Berg soupira, haussa les épaules et lut :

Plus la société s'est techniquement développée, plus elle imposa à ses membres un ensemble rigide de comportements. Dans le même temps, la règle s'anéantissait au niveau de l'explicite.

Il habitait une maison, en bordure d'une petite ville. Une construction solide, datant de cinquante ans au moins, parpaings en ciment, contre-cloisons en briques, pas de ces espèces de panneaux composites qu'on faisait maintenant. Léguée par trois générations d'ancêtres, la maison. La construction actuelle en avait remplacé une autre, qui elle-même…

Myrla avait battu des mains, avec un regard plein d'admiration, le jour où, pour la première fois, il l'avait conduite ici. Elle faisait du strip dans un bar à flipos. Berg avait pensé l'avoir pour un ticket de bœuf synthétique. Elle lui plaisait, avec sa gracilité, sa blondeur et le regard — qu'il pensait faussement naïf — de ses grands yeux bleus. Mais Myrla était une jeune fille sage. Qui aidait simplement sa famille à subsister sans être forcée de s'exiler par contrat.

Elle avait stabilisé sa vie. Il avait achevé peu avant un double contrat qui l'avait fait circuler quatre années durant dans les rouages administratifs. Il en avait ramené suffisamment de crédit pour vivre tranquillement chez lui. Il aimait cette maison, il aimait le peuple de son enfance et n'avait pas écouté les sirènes administratives qui le pressaient de s'engager dans la carrière supérieure.

« Je suis un homme du peuple et le resterai. » disait-il aux longues poupées qu'attirait son titre de Docteur en Droit ministériel.

Myrla était d'une autre trempe. Elle aussi aimait les gens. Son père et sa mère, ses frères et ses sœurs — on achevait une période d'encouragement à la natalité. Pourtant, elle avait refusé de s'installer chez lui, préférant le recevoir de temps à autre dans sa petite chambre d'un troisième étage. Plusieurs mois de bonheur sans mélange.

Et puis son fric s'était évaporé complètement. Évaporation accélérée par le vol. La maison avait été cambriolée. Il avait eu peur de perdre l'amour de Myrla. Pourtant elle était restée à ses côtés, avec vaillance. C'est afin de pouvoir lui offrir de nouveau les douceurs des premiers temps qu'il s'était inscrit sur la liste et présenté, suite à l'annonce…

Dieux ! Elle connaissait ses idées sur l'aliénation des prolétaires des “réservoirs à main-d'œuvre”…

Il lui avait expliqué les raisons cachées derrière son étude sur Production de masse et économie des ressources, ainsi que Ségrégation et réservation de la Culture.

Qu'est-ce que je raconte là ? se demanda le Prince directorial Martin Berg en ouvrant les yeux sur sa chambre, au Palais de la Résidence. Couvre-pieds de satin et candélabres d'or. Au mur, une toile de Mondriaan.

Toujours la même silhouette souple, mince, aux longues jambes nerveuses et la pâle blondeur lisse des cheveux abondants, le regard clair…

Bon, elle a un petit nez droit, une bouche gourmande ; et un cul ! Et cesse de te faire un roman. Cette fille est une garce. Elle te mènerait là où il ne faut pas aller. Trop flatteuse, trop docile, trop intelligente pour n'être pas fausse.

Tous deux la regardaient marcher — mmm… — dans la coursive.

« Comment trouves-tu Myrla ? » demanda-t-il comme s'il parlait d'un cheval de course qu'il avait acheté.

— « Terriblement douée. » fit Bazil avec un sourire admiratif.

Il ne savait pas encore, le malheureux, à quel point il avait raison. Fallait-il croire à cette assurance qu'elle lui assénait depuis des jours ? Plonger au cœur même des Magnifique, utiliser leur propre système pour le dynamiter ?

— « Impossible. C'est impossible !

— Que dis-tu ? »

Encore en train de parler tout haut. Tu es fatigué, brillant jeune homme !

— « Rien. » fit-il en agitant la main comme s'il chassait des mouches. D'ailleurs il y en avait, qui bourdonnaient en cognant partout leur corps mou et poilu. Les araignées mangeaient les mouches. C'était aussi plein d'araignées. Qui donc mangeait les araignées ? Il en avait trouvé une, énorme et velue, sur son avant-bras droit. La main gauche lancée en un réflexe l'avait projetée au sol. Oh, ce contact. Il savait pourtant que, sous ces latitudes, les araignées ne sont pas venimeuses… Il n'avait jamais ressenti la moindre marque de phobie, pas le plus petit hérissement, au cours de sa vie… en songeant aux araignées. Ni aux serpents d'ailleurs. Mais ce contact… Un fer rouge sur la peau. Un glaçon dans le dos. L'horreur.

Tu crois avoir trouvé un pur-sang. N'es-tu pas en train de te laisser piéger par l'araignée ? Il l'avait écrasée sur le ciment. Furieusement.

Il s'arracha à ces pensées débilitantes — Halte, Prince du Directoire… Cesse avec tes insectes. — et regarda Bazil avec ironie. Celui-ci essayait de prendre un air blasé, étalait devant lui ses longues jambes en culottes mastic et fines bottes brunes. Il remontait sa lourde mèche de deux doigts nonchalants. Berg connaissait trop son regard, cependant. Ses yeux ne cessaient d'aller et venir, avec surprise, émerveillement, des meubles au tableau et, par-delà les baies du grand salon arrière, vers la surface miroitante de la lagune. Myrla participait certainement, pour lui, de ce même étonnement. Trouver son copain d'études avec de pareilles possessions le choquait.

Bazil finit par se mettre debout et marcher, tourner en rond, sur le tapis jaune paille aux longs poils de laine véritable. Les bouches distributrices d'air conditionné luttaient presqu'à armes inégales contre la chaleur moite de la journée d'été. Bazil transpirait.

— « Que désires-tu de moi, Mart ? » dit-il enfin.

Berg revint à lui avec un sursaut. Tout en regardant son ami s'agiter, il mêlait à leur destin celui de Myrla et de ses petits seins aux pointes légères. Et voilà que Bazil lui-même en venait au fait.

— « Une opinion un peu plus précise sur cette fille. J'ai peut-être des projets pour vous deux… »

L'autre interrompit net ses déambulations. Comme ses bottes brillent… Brunes comme un corselet d'insecte et vernies comme lui. Ah, encore ces mouches. Je croyais qu'on en avait débarrassé la cité. Bazil fronçait un peu ses sourcils noirs et lisses, fixait Berg sous le nez en allumant une shumway.

— « Je, hem, tu sais, vieux, » dit-il, « je ne pense pas être doué pour la politique. »

Il rit doucement, avec amertume.

— « Et tu te rappelles trop bien que je partageais naguère cette opinion, preuve que je n'ai pas ta constance, ou ton obstination. » lâcha Berg en souriant à son tour.

Pouvait-on, vraiment, se fier à lui… Et accepterait-il un poste de directeur dans un exotique Magnifique ?

Enfin, quoi, il s'agissait de Bazil !

« Alors, Myrla ? » interrogea-t-il pour la troisième fois.

— « M'a l'air de savoir ce qu'elle veut. La classe. Et puis elle est très belle… Si elle t'aime… Quant à moi : pas de politique. Mille excuses… »

On aurait presque dit que Bazil la trouvait trop belle, lui reprochait trop de classe. Et la voilà qui revenait. Berg n'avait encore rien décidé…

Elle venait de prendre une douche, sentait le raisin mûr. Encore un de ses sacrés parfums. Elle envoya promener son peignoir blanc, en jaillit nue et bronzée, et ouvrit la verrière qui donnait sur le solarium. Des émanations de tubéreuses firent irruption, avec la chaleur, dans la pièce.

— « Mais il s'agit d'Hôtellerie, Ser Bazil. » prononça-t-elle d'une voix chaude comme l'extérieur. « Allez, les hommes. Venez prendre le soleil ! »

Berg fit un pas, hésita une seconde, puis ôta son slip. Bazil sourit.

— « Une douche auparavant, moi aussi. »

Ils avaient été des copains de première, partageant tout : nourriture, logement, filles et boissons. Identiques en tout, le brun et le blond, tous deux également grands, athlétiques, heureux de vivre et confiants dans leur avenir. Ils aimaient l’hôtellerie et détestaient la politique.

Bazil Nivzenty parce qu’il ne comprenait pas de quoi il pouvait s’agir.

Martin Berg, au contraire, le savait trop bien.

Alors, il avait refusé la spécialisation Magnifique. Un cadre d’hôtel Magnifique se devait de pouvoir participer à l’impromptu à une discussion avec ses hôtes. Il se verrait parfois choisi pour intermédiaire chargé de transmettre une proposition avant le début d’une conversation officielle.

Les années d’études à l’école hôtelière de Cham étaient devenues un enchantement, dans les souvenirs de Berg. Montagnes blanches et cieux clairs des hivers, ruisseaux, torrents, vallées verdissantes des débuts d’été, les étudiants partaient en procession pour voir faucher le foin sur les pentes soigneusement entretenues, dans ce coin jalousement protégé de nature presque intacte. C’était, déjà à l’époque, un privilège insigne que de passer des années entières dans de telles opzones dont l’entretien coûtait si cher mais s’avérait indispensable à la survie de l’Humanité. Chaque jour, ils buvaient du vrai lait des vaches dont ils entendaient sonner les clarines, par les fenêtres des amphis. La musique de Mozart planait sur les travaux pratiques et les flâneries du soir, dans le parc de l'École.

Les jours passaient avec lenteur. Au début du printemps, arrivaient des groupes de stagiaires féminines. Le grand plaisir était de les initier aux soins d'un potager. On poursuivait les papillons entre les haricots à rames, ce qui finissait souvent par des mordillements d'oreille. Tout s'alanguissait avec la chute diablement lente et complice du soleil. Élargi en son centre par des brumes violettes, il devenait une énorme planète Mars, rouge sombre, en cognant lourdement les parois aiguës des montagnes. Mart et Bazil se séparaient rarement. Ils mettaient les amoureuses en commun.

Ce soir aussi, l'astre fonçait sa couleur rouge et gonflait, tel un ballon d'enfant, en s'étalant sur son reflet, dans la lagune que traversait le bateau du Prince directorial. Berg avait distribué quelques saccades de son sexe à la gaine bien huilée de celui de Myrla. Elle avait dressé le buste, appuyée sur les coudes pour cambrer les reins en ouvrant les jambes. Et lui était entré sans effort, puis avait ralenti son action pour l'interrompre complètement. Ils aimaient prolonger ainsi leurs étreintes. Myrla entretenait l'érection de son amant par de subtiles contractions périnéales. Bazil aurait le culot de le rejoindre ?

— « Il faut le décider, tu sais. » dit Myrla sans tourner la tête. « Il va venir. Nous l'accueillerons. Alors il dira oui. »

La contrée avait un goût de fer. Elle vous mettait de l'acier en bouche. Envie de grincer des dents et sensation de soif dévorante. C'est ça, de l'air sec.

Faut pas exagérer. La voiture était admirablement climatisée. Et il venait tout juste d'achever son verre. Gin Fizz ? En tout cas c'était gazeux, frais et alcoolisé. Alors ? Changement trop rapide de climat, de lieu aussi, avec les inévitables références culturelles, et inquiétude, manque de confiance en soi. Trouille verte, oui !

J'ai pourtant aussitôt saisi la chance qui passait, non ? Ouais. Peut-être même trop vite…

« Nous sommes à quatre minutes de l'arrivée. » articula soudain la radio ; des voyants multicolores clignotaient sur le tableau de bord, devant Berg. « Vous pouvez voir à votre gauche les installations énergétiques du Magnifique de Solhoolie. L'établissement lui-même est encore dissimulé par la barrière riante. »

Berg ramena son attention au paysage qui, effectivement, se diversifiait un tantinet. La chaussée bleue de vingt-cinq mètres s'étirait, toujours aussi droite, devant le module de transport individuel. Mais des constructions avaient jailli de la plate terre nue. Géométriques, sous le soleil vertical et hurlant sa couleur aiguë, d'immenses miroirs paraboliques se dressaient à des hauteurs impressionnantes. Le module automatique fonçait dans une longue muraille verte — des plantes ou des radiations ? — dite barrière riante. Les holographes ne rendaient en rien l'extraordinaire accablement de la terre morte, sous l'astre meurtrier. L'image ne peut pas tuer la sensation.

Six cent quarante employés à prendre en charge. Jamais plus de six clients à la fois — mais avec leur suite —, tous logés dans des enceintes de sécurité de niveau B4 (« Vous savez ce qu'est le B4 ? » Oui, il le savait. « Celui du Magnifique de Solhoolie est le plus complet des systèmes de type B4. Il vous faudra assister vous-même, chaque jour, au passage des consignes des équipes de sécurité. — Est-ce tout ? »)

Ce n'était pas tout. La voix et la silhouette faisaient un peu trop humain, sur l'écran holo. Berg avait eu l'impression de parler non à un recruteur en chair et en os mais à une unité iotatronique. Cela, c'était hier. Berg dirigeait l'équipe de douze chasseurs mâles de l'hyperborée femelle. Il avait accepté dans l'instant la proposition des Médianites.

D'abord, c'était une promotion inespérée. Presque trop…

Surtout, il en avait sa claque de Myrla, la directrice de l'Hyperbo. Imaginer sa tête en apprenant la défection de son chasseur en chef…

Martin en avait le souffle coupé. Certes, il en avait lu et entendu — tellement qu'on finissait par ne plus y croire — sur les extraordinaires qualités des hôtels Magnifique, mais la réalité !

Tout le personnel en réserve avait quitté les lits et les salles à manger, boire ou se distraire pour que lui, Mart Berg, en passe la revue. Tout ça était organisé, tout ce monde réuni, sourire aux lèvres, jarrets nerveusement tendus, sur trois côtés d'une cour d'honneur au sable ratissé à mort, entre une clôture de crépi blond et des parterres à la française plantés de dessins géométriques — non, c'était des fleurs. Le dernier côté lui était réservé, à lui, nouveau Directeur général — aux appointements somptueux — et à ses Adjoints qui l'avaient suivi — en le précédant parfois de la main — au long du cloître roman. Ce cloître avait quatre marches, entre chacune de ses paires de colonnes. Il fallait deviner quel était l'intervalle central, mais enfin les Adjoints le lui avaient indiqué à temps et il avait paru.

Cuisiniers et marmitons en blanc et toque haute, maîtres d'hôtel en habit clair, serveurs aux bas de soie, culottes de satin multicolores et livrées grises à passementeries argentées, fixaient leur directeur d'un seul œil empli de décision. Mais il y avait surtout des hôtesses, deux côtés étaient occupés par les hôtesses, sur au moins huit rangs, toutes équipées de leur uniforme de base.

Un mouchoir de tête blanc, qui dissimulait le nez, la bouche et les joues, les cheveux — tous les blonds, roux et châtains de la création, avec une majorité de noirs profonds — librement dénoués sur les épaules, des jarretières minces et fleuries de minuscules broderies rose et bleu et des souliers vernis, de couleur systématiquement beige, à haut talon. C'était tout et, sous le soleil du désert ici librement admis, la cour sentait la femme. Et le mélange d'un bon millier de parfums. Berg en avait la tête chavirée. Et le cœur pas très solide. Elles aussi fixaient leur nouveau chef, mais ces yeux-là exprimaient sous la douceur de l'invite une flamme affamée.

Bigre. On était loin, ici, de l'ambiance F.H.H… Assez phallos, les Médianites ! Ah, mais pas complètement. La marée des hôtesses avait empêché tout d'abord Berg de remarquer le groupe d'une quinzaine d'hôtes masculins au visage également voilé mais dotés, eux, de bottes et d'étui pénien en cuir assorti à celui des chaussures féminines.

Le gras méditerranéen qui assurait l'intérim (Ser Rinetti) présentait au personnel son nouveau chef, « Martin Berg, diplômé de l'École Hôtelière Internationale de Chamonix, qui, devant l'urgence extrême, avait abandonné un poste important au Female & Hyperboreal Hotel. » Il passa le micro à Berg.

Berg se disait souvent : Toi, mon garçon, tu ne sauras jamais te mettre au diapason du monde dans lequel tu vis. Tu es désespérément trop sérieux… C'est qu'on ne l'avait pas habitué à prendre le travail comme une plaisanterie, à l'Écolhôt de Cham. Tout au long de ses années d'études, il avait bûché sans se laisser distraire, plus appliqué que tous ses condisciples. Ce sérieux lui avait permis de décrocher son dip en milieu de tableau. Le monde est tellement compliqué. Connaître l'univers proche et se laisser guider par ses structures incompréhensibles, telle avait été sa préoccupation de toujours.

Et puis il y avait eu Myrla… Et l'Hyperbo, six mois comme débutant de haut rang et la première — et forte — promotion.

Grâce à Myrla… Sûr ? Pas sûr. Mais évidemment si, voyons !

Par Myrla, grâce à Myrla, ou simplement avec Myrla, à l'Hyperbo le personnel n'avait aucune crainte de la franche rigolade. Les plaisanteries s'y faisaient souvent énormes et du pire mauvais goût. Berg devait se fouailler pour participer. Sans pouvoir empêcher les autres — et Myrla la toute première d'entre eux — de le considérer comme un pisse-froid.

Eh bien, ici, avec les Médianites, ce trait de son caractère semblait bien devoir payer. Les hôtesses n'étaient manifestement pas là pour se distraire mais pour plaire à la clientèle… Sans risque sérieux, au reste, pour leur vertu. Des sécurités de niveau B4 ! Brrr…

Le B4 n'a rien de drôle en soi, c'est connu. B4 ? Les notions théoriques revenaient en foule à l'ex-brillant-sujet-qui-plaît-aux-enseignants : différence de potentiel dans les charges électrostatiques artificiellement implantées. Interrompre aussitôt le rapprochement dès le début du picotement. Couloirs d'ionisation à emprunter obligatoirement pour le personnel de service à l'entrée de tous les lieux communs. Veiller comme du lait sur un feu de bois — pire que cela encore — sur la bonne distance entre eux des divers clients prétraités. Un clash était capable de vous désintégrer dix hommes dans un rayon de huit mètres.

Tu n'as songé, sur le moment, qu'au but du système B4, et pas du tout à ses comments. Directeur d'un hôtel de la classe d'un Magnifique pouvant accueillir jusqu'à six délégations à la fois, avec une sécurité B4 ? Il fallait être fou ou diablement expérimenté, pour accepter une telle gageure. Berg, mon p'tit Mart, tu n'as aucune expérience de direction, voyons… Alors, es-tu fou ?

En attendant, le whisky étant distillé, il allait bien falloir le mettre en bouteilles. En quelques mots bien sentis, sans même avoir eu à s'éclaircir la gorge, il dit son plaisir à prendre une si passionnante fonction.

À cette annonce le personnel hocha poliment la tête. Il sourit avec une gratitude émue en apprenant quel honneur c'était, pour un DipHôt, de se voir confier la conduite d'une cohorte aussi qualifiée et disciplinée.

Berg termina en exprimant — ce que c'était original — l'espoir de se montrer à la hauteur de son prédécesseur et sa certitude que toute l'équipe l'aiderait à progresser vers la perfection hôtelière exigée par un Magnifique comme celui de Solhoolie.

Les employés applaudirent ce speech avec conviction — ça faisait joliment bouger la poitrine des hôtesses —, et Berg eut une nouvelle révélation des extraordinaires possibilités mécaniques d'un Magnifique : le sol sablé se sépara en plusieurs éléments de descendeurs à accélération continue et toutes les brigades d'hôtesses, de cuisiniers et de serveurs disparurent gravement sans cesser de battre des mains avec politesse.

Il avait la sensation de porter cent kilos sur les épaules. La peur, liquéfiante, de s'être fourré dans un pétrin plein de pâte molle autant que meurtrière. Ployer l'échine l'aurait soulagé. Il releva la tête avec l'envie de hurler. D'autant qu'il n'avait eu affaire, jusqu'ici, qu'à des subordonnés. Pas pensable, le petit Berg, sans quelqu'un pour lui dire où aller et quoi faire… Il en regrettait tout à coup Myrla et ses exigences.

Il voulut prendre le bras du gros, de l'imposant, du rassurant Rinetti. Tendit la main : celui-ci avait disparu, comme la cour d'honneur, comme le cloître, comme les Adjoints astiqués si bien présentés par le Ser Intérimaire. Berg était lui aussi dans un descendeur — pardon : un ascenseur — plein de brouillard gris. La tête lui tournait. Une nausée le prit. En même temps, une atroce impression de faim dévorante, juste sous le sternum.

Il déboucha dans un immense — heu… bureau, studio, appartement ? C'était plein de divans, de bars, de plantes vertes, couvert de tapis aux coloris beiges et bruns, tout cela convergeant sur une immense table au plateau de verre ou de glacex épais de six centimètres au moins, divinement éclairé par trois verrières. Au-delà ondulaient des cimes d'arbre, à moins que ce ne fussent les projections de la barrière riante ?

Un petit homme mince se leva du creux d'un divan couvert de fourrures à longs poils violets. Un voile de lin sans un faux pli se tendit de ses épaules à ses pieds nus et bruns. Il avait l'œil charbonneux et la moustache à crocs noirs et cirés ; à part ça, le crâne et le menton rasés. De près.

« Bienvenue, Directeur. » dit-il avec un sourire inquiétant. « Je suis l'Iman Andraoud. » Et il tendit la main droite, paume en avant.

Client, membre influent d'une ambassade étrangère — d'un pays arabe ? Ou bien délégué de l'employeur, autorité enfin là pour passer les ordres au lieu de susurrer d'aussi inexactes qu'inefficaces flatteries ? L'estomac de Berg poussa un hurlement strident. Tu vas te coller un ulcère. Carrière fichue. Voilà ce que c'est de vouloir brûler les étapes !

La question était primordiale : fallait-il lever la main sans approcher, comme le faisait l'Iman ? Ou, au contraire, aller toucher cette dextre offerte ? S'agissait-il — déjà — d'un test destiné à le confirmer dans son rôle nouveau de directeur et, s'il échouait — refusait le contact —, à le rejeter au néant (comme trouver un autre poste après avoir déchiré le contrat qui le liait à l'Hyperbo) ? À moins, autre hypothèse, qu'on ait poussé, quelque part dans les hautes sphères de l'organisation Magnifique, le sadisme jusqu'à risquer d'emblée la vie d'un client important pour savoir ce qui l'emporterait chez lui, de la prudence, du calcul ou au contraire du courage ? Tu es fou mon cop. Nul ne risquerait un contact physique avec quelqu'un sous protection B4 ! Pas encore accompli un acte directorial vrai et déjà en train de paniquer… Beau directeur, vraiment !

Il fut prudent ; en grimaçant sous la douleur, Berg leva la main.

Dingues, les Magnifique. Dingues, les Magnifique… L'Iman Andraoud… Iman Andraoud ? Tu dois savoir qui est l'Iman Andraoud.

Qui est l'Iman Andraoud ?

« J'espère que vous vous plairez dans notre organisation et que vous œuvrerez longtemps en son sein. » disait l'Iman.

— « Heu… Merci, heu… Monsieur, heu… Ser Iman. »

C'était un gars de la direction. Sûr. Et sans intentions cachées, ni mauvaises. Pourquoi, alors, ce sourire inquiétant, cet ambigu rictus ?

— « Appelez-moi donc Selim. » disait l'Iman. « Et prenez quelque chose. Vous êtes ici dans votre bureau, savez-vous. Vous avez l'air souffrant ? »

Berg essaya de sourire, s'empara avidement de la bulle givrée tendue par l'autre et en aspira le contenu en une demi-seconde. Délicieux. Nourrissant, désaltérant, euphorisant.

Il tombait en même temps dans le sein caressant d'un sofa fourré comme une nympho d'Hyperbo de retour de course en banquise.

— « Je croyais qu'il n'y avait plus d'Arabes, je veux dire plus d'Imans, dans les pays, heu…

— Arabes ? Il en reste, croyez-moi. »

Oh, ce sourire !

— « Je ne cherchais nullement… » Berg sentait ses oreilles crépiter en le brûlant comme un ionisateur mal réglé. « Je veux dire, hmm, » reprit-il après deux ou trois déglutitions difficiles, « loin de moi l'idée de mettre en question la, heu, la… légitime utilité de votre, hmm, fonction. J'apprécie infiniment la proposition d'emploi qui m'a été faite… »

Le sourire de Selim se transformait insensiblement en un rire de plus en plus sincère d'apparence. À nouveau il éleva une main aux longs doigts bruns et agiles qui semblaient pianoter dans le vide une mélodie syncopée.

— « Cher Directeur, » finit-il par articuler en parvenant mal à retrouver son sérieux, « auriez-vous laissé ici, couverture supplémentaire, des espions iotas spécialement reliés à… au fait, à quel central d'écoute et d'observation ?

— Vous savez parfaitement que je ne fais qu'arriver. » explosa soudain le Directeur. « Je vous serais reconnaissant d'éviter les allusions incompréhensibles. »

Il osa à cet instant planter son regard dans l'œil de l'inconnu. Et se sentit immédiatement repris par la confusion. Terrible, la hiérarchie… Intolérable, cette nécessité de se soumettre ne serait-ce qu'en apparence : l'Attitude conditionne l'état d'esprit.

— « J'apprécie le superbe retournement que vous infligez à la situation. Je préfère, moi aussi, parler net : vos six invités seront tous installés avant la fin du jour.

— Mes, mes… Invités ? »

Il eut un blanc, dans le flot vital de Berg. Un éblouissement l'engloutit en une myriade d'étincelles fantastiques. Les Magnifique… de véritables mondes !

« Je viens vous trouver en secret.

— Vous prenez des risques insensés, Président. » dit Berg en souriant.

Le grand Don rit en montrant ses dents éclatantes et rejetant à l'arrière à la fois sa cape sombre et son immense chapeau. Il s'empara du siège que lui tendait Berg.

— « Je préfère une simulation à un essai. J'ai entendu des bruits. » dit-il.

— « Quel genre de bruits ? » demanda le nouveau Directeur avec la marque d'intérêt poli que Cham lui avait enseigné devoir mettre dans une remarque de ce type. Fausse réponse à une question suggérée, type KTL 25.

— « Je vous sais responsable d'un Magnifique, » reprenait le grand homme sur le ton de la confidence d'alcôve, « mais aussi amoureux d'une très belle jeune femme.

— En effet. » dit Berg en songeant à Myrla avec un pincement au cœur. Si tu savais, Président, comme cette fille peut être à la fois belle, aimante et intolérable ! « Mais je ne vois pas en quoi… » reprenait-il sur le ton précédent. KTL 25…

— « Ne prenez pas cela en mauvaise part, mon cher Directeur. » dit le grand homme. « Mais, vous le savez, nous sommes superstitieux, dans mon pays ? Aussi aimons-nous prendre des précautions visant à assurer notre, heu, sécurité par des moyens apparemment, hum, archaïques. Voulez-vous m'y autoriser et même m'y aider ?

— Mais certainement, Président.

— Alors, lisez ceci, ce soir même. C'est convenu, vous n'y faillirez pas ?

— Mais bien entendu, votre confiance m'honore, monsieur le Président. » dit Berg en saisissant le parchemin que lui tendait Don César Díaz.

La simulation — simulation ? — prit fin brutalement et Berg se retrouva tout secoué par la réalité de son rêve, dans son lit de fourrure.

Il tenait toujours en main le manuscrit, le déroula et lut :

Après avoir harmonisé la manière de prolonger la vie, puis celle de la vivre, vint le temps d'uniformiser celle de la pensée. Traumatisés par les guerres entre groupes d'égale puissance — avec leurs systèmes d'alliance toujours à la recherche vaine d'un impossible “équilibre des forces” —, les théoriciens politiques — qui n'expriment jamais rien d'autre que la volonté même inconsciente des masses qu'ils cherchent à se rallier — ont cru devoir préconiser un “État mondial”. Fatale pensée. L'État unique est, par définition, un tueur de liberté. Bien que ne le garantissant pas, les États rivaux, de par cette rivalité, permettent presque toujours un certain espace de décision personnelle. Voilà l'idée-force des fondateurs des Magnifique. Ces hôtels sont destinés à, furent créés pour assurer la perpétuation des nationalismes, particularismes, gages de liberté et de créativité.

Fait saisissant par la relativité qu'il démontre et la modestie qu'il enseigne à qui étudie l'Histoire, il faut noter que ce projet (les Magnifique) fut à son origine taxé d'“autoritarisme”. Mieux encore : les fondateurs eux-mêmes se croyaient d'authentiques défenseurs de l'ordre à tout prix, ce qu'à l'époque on nommait des fascistes.

Ser Ija Bawili, président de l'Union Ouest-Africaine, était l'élégance et la courtoisie incarnées dans un grand homme noir, mince et musclé, vêtu d'une longue dima de tissu gris. Premier arrivé à Solhoolie et chef de la puissance invitante de la conférence, il avait convoqué le directeur à son bureau personnel. La première chose qu'il voulut vérifier fut le dispositif de sécurité.

« Mon chez Directeur, » dit-il en levant bien haut son verre de vodka de palme, « tous les participants à cette conférence — et moi le premier en qualité d'hôte pour mes homologues — se présentent ici dans le but de trouver un terrain d'entente, et donc de raffermir entre nous les dispositifs de paix. »

Berg opina gravement du chef, à ces mots.

« Néanmoins, » poursuivit le président de l'U.O.-A. en souriant avec finesse, « nous savons tous combien la disparition de l'un ou l'autre de nous serait capable de satisfaire certains de ceux qui survivraient. »

Berg but une gorgée, se leva en vérifiant à son indicateur de poignet la différence de potentiel.

— « Tout cela est évident, Ser Président. » dit-il en levant une main apaisante. « La caractéristique principale des Magnifique est justement le degré absolu de sécurité qu'ils assurent. Je vais vous en faire une démonstration. »

Il parla dans son com de larynx et un cadre technique en combinaison blanche jaillit bientôt du sphincter ionisateur. Il tenait à la main le licol d'un chevreau blanc aux yeux pleins de feu et aux pattes nerveuses.

« On va lâcher ce chevreau électrostatiquement chargé sur une autre potentialité. C'est ce qui se passera si une personne, heu, mal intentionnée de la délégation grand-guinéenne se présentait à vous sans y être invitée. » expliqua-t-il. « Allons-y, si vous le voulez bien, Ser Président. Appelez ce jeune animal en lui tendant la carotte que voici. » Il remit à Bawili le légume offert par le technicien de l'hôtel. « Quel est son nom ?

— Magni ! » dit l'homme en souriant.

Le chevreau se jeta sur sa jambe et se mit à la lécher.

— « Très affectueux. » apprécia le président et, à son tour, il cria : « Magni ! ».

Le chevreau blanc dressa l'oreille, regarda Ija Bawili et s'élança vers lui.

Il y eut un éclair éblouissant et…

…chevreau et président disparurent, volatilisés.

Berg demeura stupide, haletant, muet, bras pendants. Il contemplait le technicien qui lui rendait un regard doté de la même vacuité.

« J'ai l'honneur et le regret de vous offrir ma démission, Ser Iman. »

Berg eut l'impression de devenir fou. Il avait fallu le porter pour le ramener jusqu'à son bureau. Il aurait voulu s'enfouir sous terre, en creusant avec les doigts, sentir le terrain s'écrouler, derrière lui, et commencer, très vite, à étouffer.

L'iman l'avait laissé perdre son tremblement. Puis lui avait administré deux potions. Berg avait bu, sans réagir, les cocktails Magnifique. C'était à base de vodka, avec des piments, de la théine synthétique, de la poudre de cola, semblait-il. Ça vous descendait dans le gosier comme une lame d'épée en vous redressant à mesure la colonne vertébrale.

Berg avait pu, enfin, lécher d'un regard désespéré les yeux noirs du petit homme au crâne rasé. Et lui avait offert sa démission.

— « Simple incident ! »

Il restait suffisamment de pensée au jeune directeur du Magnifique de Solhoolie pour fixer son interlocuteur d'un œil abasourdi. La barrière verte s'était escamotée dans les voiles sombres d'une nuit sans lune. On entendait le vent sec et chaud du désert crépiter contre les verrières. Berg avait des fourmis dans les jambes, la langue pâteuse, les mains glacées. Son crâne battait par saccades douloureuses entre les pinces chromées d'une migraine carabinée. Il était foutu. Ne songeait qu'à fuir, se terrer, peut-être se tuer. Et on lui disait : « Simple incident ! »…

— « Quoi ? » hurla-t-il.

L'Iman sourit d'un air apaisant, leva les deux mains et les croisa un instant, paumes en dedans, sur sa poitrine. Il vint s'asseoir au côté de Berg, sur son sofa garni de fourrure. Il regarda un instant les trois ou quatre employés de l'hôtel, avant de leur parler (« Laissez-nous seuls, voulez-vous, votre Ser Directeur et moi. Et atténuez la lumière en partant. ») et de ramener sur Berg lui-même un regard plein de compréhension et d'encouragement. Le plafond lumineux s'assombrit, les pas feutrés par la moquette se turent, une porte eut un chuintement léger en battant dans son cadre et on n'entendit plus que le friselis du vent et la respiration sifflante du malheureux Berg.

« Il n'existe aucune possibilité de communiquer entre délégations si nous n'en donnons pas l'ordre. » expliqua Ser Andraoud. « Le personnel de Solhoolie est sûr à quatre cents pour cent. Quant à Bawili, qui donc le regretterait ? Je vous en conjure, ne prenez pas cet accident au tragique. J'aurais dû vous prévenir de la non-mise en phase des animaux témoins. Tout est de ma faute et j'en prends l'entière responsabilité. »

Il avait l'air sincère… Berg n'en croyait pas ses oreilles. Et puis le soupçon le prit. Et la peur. Et un début de colère que la peur — hélas — empêchait de grandir comme elle l'aurait dû. Il se remit à trembler comme la fumée d'un feu qu'éteint la tempête.

— « Que… Que voulez-vous dire ? »

L'autre continuait à sourire et demeura un moment sans parler, se contentant de fixer Berg, longuement, d'un air légèrement interrogateur dans son amusement.

— « Vous ne comprenez pas, absolument pas, ce qui a pu motiver l'“accident” de ce soir ? » demanda-t-il enfin avec douceur. Et, délicatement, avec amitié, il lui posa une main sur l'épaule.

Une vraie décharge électrique. Martin jaillit de son fauteuil, incapable de contenir son agitation.

— « Mais enfin qui êtes-vous ? Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de déblatérer ? » Il se mit à tourner en rond, les mains serrées dans le dos, les ongles écorchant ses paumes ; il avait atrocement mal au dos, son cœur lui heurtait les côtes. La faim l'avait repris sous le feu de son rayon laser, déchargé en plein centre du corps. Les parois de son crâne lui semblaient exploser. « Qu'y a-t-il à comprendre dans cet inqualifiable accident, dites-moi ? » Il prit son verre — rempli —, le vida à nouveau… Peur ! Il tomba soudain à genoux, accablé par ce cri échappé qui lui rendait encore plus amère la conscience réelle de sa situation.

La lueur amicale laissait enfin place à une légère anxiété, dans le sombre regard de l'Iman.

— « Se pourrait-il… » (Il murmurait presque ses mots, tout en les articulant avec le soin extrême de quelqu'un parlant dans une langue qui n'est pas la sienne.) « …que vous conserviez encore intact, après cela, votre contre-conditionnement ? Vous devez rencontrer, maintenant, la Seria Myrla Xynlap. »

Berg comprit. Ce type était un détraqué. Un dangereux mégalo introduit au sein d'un Magnifique sans défense contre une aussi impensable attaque. Comment Don avait-il pu réussir ? Et tout d'abord à saboter un système B4 de sécurité ? Parler de Myrla… Et de contre-conditionnement !

Berg jeta autour de lui des regards épouvantés. Que faire pour neutraliser l'Iman Andraoud. L'Iman Andraoud ou n'importe qui ? Qui pouvait-il être en vérité ? En ce lieu clos, ouaté, isolé au sommet du Magnifique, abandonné par tous les serveurs…

Et tout à coup il sut : la console centrale était bien là, derrière ce sofa…

Il pressa doucement le bouton du milieu. Eut un soupir d'aise. Le fou dangereux n'avait rien dit, apparemment rien compris non plus. Est-ce que je fais bien ? Ne suis-je pas en train de me mettre pieds et poings liés à un… central mal intentionné ?

Le décor avait vacillé un instant mais reprenait aussitôt sa cohérence. Le dessus de la table en bois blanc, farci d'entailles de couteaux énervés, la fenêtre fermée sur la nuit sulfureuse, avec la lueur des lampadaires globulaires, diffusant leur énergie pour peu de chose, dans le brouillard permanent.

« Qu'est-ce que vous foutez là ? » hurle le professeur en se dressant, tout rouge sous la lampe nue qui pend du plafond. On dirait un homard aux pinces expertes, note Berg en le regardant avec amusement redescendre sur ses cuisses la jupe de la secrétaire qu'il tenait sur ses genoux à l'arrivée des deux minables.

— « Je vous ramène cet agent. Son attitude ni son action ne cadrent avec l'idée que je me fais de la situation. » Berg montre, ce disant, le petit Iman dont le regard s'est apeuré.

— « Comment m'avez-vous collé cette larve ici ? » tonne à nouveau le professeur. Mais il va repérer nos installations. Êtes-vous devenu fou, Berg ? Je vous croyais d'une autre trempe ! »

L'iman a l'air de se remettre, malgré cette diatribe, ou peut-être à cause d'elle. Il fait deux pas jusqu'au bureau misérable et y pose les deux mains, bien à plat. La secrétaire a traversé la pièce en courant et retapant les mèches rouges de ses cheveux. Elle claque la porte avec violence. L'Iman Andraoud — Selim ? — ouvre la bouche lentement.

— « Rassurez-vous, Directeur de Zone. » dit-il pesamment. « Il me sera impossible de rien divulguer à personne, pour la bonne raison que ni vous ni moi ne sommes ici. Il s'agit tout bellement d'une simulation de Berg.

— Que Berg simule autour de vous, c'est possible. » proteste l'autre en louchant de ses petits yeux, contre son long nez pointu. Mais comment pourrait-il m'introduire moi dans une simple simulation ? »

L'expression de son visage hésite entre la satisfaction d'avoir eu raison et l'horreur d'avoir ainsi prouvé l'intolérable.

Mais ce raisonnement n'entame nullement la lourde ironie — une ironie désespérée — de l'Iman : « Simplement parce qu'il est en train de réussir, Directeur. » assène-t-il.

— « Et alors ?

— Alors ? Quand on modifie le passé, Directeur, on n'altère pas simplement le présent. On le supprime, comprenez-vous ?

— Excusez-moi un instant, s'il vous plaît. » demande Berg. « J'ai réussi à quoi ?

— À supprimer le présent… Enfin, le futur. » ricane l'Iman.

— « Ces racontars sont ineptes. » rétorque le Directeur. « Voilà des années que nous envoyons des agents en mission dans l'Histoire.

— Ouais, mais pas pour la changer. » réplique le petit brun.

— « Mais si ! » ergote l'autre.

— « Pas fondamentalement. Vous restiez dans une optique d'après les Magnifique. Or les Magnifique sont en train de perdurer. Cet idiot vous a trop bien compris. Il est en train de les sauver ! »

Il montre du doigt, avec une soudaine fureur, Berg qui se laisse tomber sur la chaise bancale, devant le bureau miteux et se prend les tempes.

Qui gémit plus qu'il ne parle : « Écoutez, je sais bien que je suis encore en train de rêver. Mais de grâce, éveillez-moi, ou alors laissez-moi parler. Je suis un directeur d'hôtel. Je me nomme Martin Berg. J'ai étudié à Cham et on m'a offert la direction de Solhoolie. J'ai accepté, me séparant de ma maîtresse… Et maintenant, maintenant, vous tentez de me pousser à faire sauter les hôtes de cet établissement ! »

Il se lève en tremblant et dirige un doigt accusateur sur l'Iman Andraoud.

— « Parfaitement, Ser Iman. » dit l'autre avec ironie. « Vous oubliez qu'un attentat a tué vos frères et votre père et que le Principat vous a échu par héritage…

— C'est alors que vous êtes intervenu auprès de moi, par l'intermédiaire de Myrla, pour me proposer un plan de destruction des Magnifique !

— Vous, un agent que l'on croyait échappé dans l'Indéterminé ! » reproche le Directeur qui cesse un instant d'aller des yeux de l'un à l'autre de ses visiteurs.

L'Iman se redresse dans ses voiles immaculés.

— « Je ne suis pas comme vous et ne tiens pas à annuler ma propre existence. » dit-il furibond.

Berg était déjà intervenu à ce stade, faisant oublier au Prince sa volonté d'hégémonie. Il ne pensait plus qu'à partager sa poule avec un copain !

Il n'y pouvait rien : il lui fallait dormir. Demain, tout pourrait s'écrouler, pour l'heure le sommeil le tenait. Berg passa en trébuchant dans la salle de bain. Il sentait la barbe lui râper les mains qu'il promenait de ça, de là, sur son visage. Il envoya voltiger autour de lui, sur la moquette vert sombre, sa tunique, son pantalon collant, son pull blanc, léger, crémeux. Enfin l'eau se mit à ruisseler sur la soif de son épiderme embrasé. Le feu. Feu du ciel, feu roulant des mousqueteries d'antan, feu de l'astre foyer d'énergie sans fin, tout sourdait de sa peau. Et toujours sous l'onde chaude, feu liquide qui emportait l'autre, le long balancement du sommeil menaçant de le coucher là, en tas, le faisait osciller sur lui-même, tournoyant dans le désordre des pensées éparses. « Tu décroches, camarade, tu décroches. » bredouilla-t-il à son intention…

Nu, trempé, la chevelure ruisselante, il traversa l'énorme chambre et plongea au creux du sac à rêve, le nuage d'oubli, la nuée calmante.

« Détruire les Magnifique. Détruire les Magnifique. Détruire les…

— Hein ? Quoi ? »

Myrla sourit, relève sa mèche claire et croise les jambes dans l'autre sens. Colonnes lisses de ses jambes. Mâts d'amour où il fait si bon grimper au long des soirées blêmissantes. Les cuisses s'évasent, sous le doux friselis d'un énorme volant rebrodé. Cuisses d'amazone qui contiennent avec orgueil l'humble moiteur soumise.

Soumise ? Tu n'as jamais conquis cette fille. Elle est ta maîtresse. Au sens le plus littéral. Voilà la vérité, mon petit Berg ! Éternel soumis, ballotté, heureux d'obéir. T'offrir une place de chef — de petit chef —, et sous sa propre autorité à elle : Directrice générale…

Mais, mais… La voilà qui demande. Presque suppliante dans son arrogance : « Allons, mon cher Seigneur. Puisque je te dis : un plan sans faille. Une technique sans aucun défaut ! Tu dois en finir avec les Magnifique. Eux seuls peuvent encore te brider. Vole, mon cher coursier ! »

Elle se blottit à ses côtés, bouche tendue, gorge offerte.

Amoureuse, ou courtisane ? Dévouée, ou ambitieuse ? Berg ressent le pincement au cœur qui lui est familier dans de telles occasions.

— « Que veux-tu dire ?

— L'amour. Ta puissance. Annuler les systèmes de sécurité.

— Dans les Magnifique ? Impossible ! »

À nouveau elle rit. En renversant la tête en arrière. Seins de Myrla ! Elle était formidable… Et peut-être encore plus dangereuse… Transmission de cerveau à cerveau. En intégrale. Camouflage impossible à détecter. Un des principaux rivaux en position imparable ? Impossible !

Et puis, toute belle fille qu'elle soit, de toute petite invention. Manque de classe. Bien trop basse extraction. Comment donc, déjà, l'avait qualifiée le Secrétaire général du Directoire ? « Fille de maquerelle tout juste frottée aux moins regardants des protégés de sa mère… »

L'envie d'un enfant, comme ça. Il l'avait ressentie, tout à coup, la soif de faire un enfant. Avec Myrla. Et elle, alors : la Mère. Pas Princesse. Elle l'avait admis. Mais mère du futur prince ? C'était peut-être encore mieux…

Berg avait suivi le fil des pensées, des désirs, de l'appétit de puissance, sous ce front lisse et doré. Pour qui se prenait-elle ? Alors il avait jugé amusant, dans ces nouvelles conditions, de lancer Myrla en pâture à Bazil. Prostituer la mère de son enfant reconnu. Encore fallait-il qu'il soit reconnu. Ah, ah ! Le ricanement intérieur prenait des proportions impossibles.

Enfin Bazil avait paru, gauche, rougissant mais avalant sa salive avec courage, dans le soleil. Et Myrla s'était prêtée. C'était le plan, non ? La colère jalouse n'en gronda pas moins, rouge incendie dans l'être du Prince directorial… Et alors…

« Non !

— Ça se précise un peu, non ? »

La directrice est bel et bien là. Au sein du Magnifique. Pareille à un blond rayon de lune, dans la nuit d'un bleu pailleté.

— « Comment es-tu entrée ici ? Ne te fâche pas. Je vais t'expliquer… »

Il a quitté le nuage d'oubli. À nouveau ce palais en fer. Berg tournoie sur lui-même, hébété, yeux écarquillés, avant de se fixer à nouveau sur la désirable silhouette. Myrla allonge les jambes, sourit en relevant sa mèche claire. Bouche large et sombre, boutons des pointes de sein et ombre rêveuse, au creux des cuisses, tellement souples, douces et galbées que cette vue l'émeut, lui, le Directeur par intérim…

— « Je n'ai pas cherché, réellement, à te fuir. Je t'aime. Simplement, un court moment de séparation m'a paru utile à notre entente. Il arrive, tu sais, parfois… »

Myrla laisse échapper quatre perles de rire.

« Amour, » dit-elle, « reviens à toi. Pense à Fran.

— Je te promets solennellement qu'on le fera, cet enfant. » répond-il, tout heureux de la satisfaire.

La jeune femme jaillit de son sofa, le sourcil méchamment froncé.

— « Que dis-tu là ? On va le faire ? Tu n'as pas oublié ton conditionnement, j'espère ? »

Il recule, ébahi : « Quel conditionnement ? Je parlais de l'Hyperboréal

— Quoi ! Tu as oublié Bazil ?

— Mais non, ma Chérie. » dit-il en souriant. « Bazil est ici. Il est venu me seconder.

— Triple imbécile. » hurle la fille, en se jetant sur lui toutes griffes dehors. « Si tu ne fais pas sauter ce Magnifique immédiatement, je retourne au Principat. Et je réactive Bazil. Vous avez été croisés. Ne l'oublie pas. »

Elle pique alors une vraie crise de nerfs. Berg, perplexe, sonne pour avoir du personnel. On immobilise la jeune furie et on lui fait prendre un calmant. Elle finit par s'endormir d'un sommeil agité malgré les drogues.

Berg regarde Bazil.

— « Myrla est revenue. » dit-il.

Bazil a son sourire des grands jours.

— « Ne te fatigue pas trop, hein ? Demain on doit accueillir le président de l'U.O.-A.

— Ser Ija Bawili ?

— Tout juste. » opine Bazil.

Ce nom, comme il l'entendait pour la première fois de sa vie, il en était certain, a fait sur Berg une curieuse impression.

— « Viens donc coucher avec nous. » dit-il à son copain. « Myrla est sous calmants. Elle sera à peine consciente. »

Bazil a encore rougi. Cette Myrla, tout de même, quel pouvoir…

— « OK. » dit-il. « Mais pas avant une heure. Je dirige la préparation de l'aile J, pour la délégation du Nord-Amérique.

— D'accord. Prends ton temps. Il n'est pas tard. » sourit Berg en fermant le combiné.

— « Vous vous trompez de séquence. » dit, dans son dos, la voix de l'Iman.

Berg, effaré, contemple le canon chromé du long pistolet.

— « Ces engins ne marchent plus. » dit-il en essayant de rire.

— « Fermez-la et écoutez. Je prends les choses en main, cette fois. » dit Selim en ricanant. « Je commence à saisir votre jeu : je ne vais pas vous laisser réintroduire ainsi votre copain dans la partie. Pour qui me prenez-vous ? »

La peur, tout à coup, saisit Berg au ventre. Peur atroce. Bien dans son caractère. Pusillanime ! Minable petit comparse d'Administration hôtelière. « Pas de politique. » disais-tu…

— « Je vous estime énormément. » bredouilla-t-il en reculant, les jambes tremblantes. « Que… que Diable pouvez-vous reprocher à Bazil ? Vous ne l'avez jamais vu !

— Ne discutez pas et reculez. Éloignez-vous de cette console. Allons, reculez. » intime l'Iman en agitant son arme.

Il est fou. Voilà, il est fou. Dieu, il va me descendre… Berg recule. La console ? Les commandes électriques du bureau. Dans le glacex. Comment connaîtrait-il leur emplacement ?

— « Ne… ne faites pas de bêtise. » dit Berg, tout en obéissant et en s'écartant sur la gauche.

Comment a-t-il su que je cherchais à revenir au bureau ? Pas de doute : il connaît la console centrale. Tout le Magnifique de Solhoolie en dépend. Ce type a l'air de savoir exactement ce qu'il veut et ce qu'il doit faire pour l'obtenir. Mais de quoi s'agit-il ?

« C'est ridicule, vous savez. » hasarde-t-il. « Vous ne pouvez rien détraquer sans ma participation, dans cet hôtel.

— Vous croyez ? » demande Selim en relevant la lèvre supérieure. « Cette collaboration peut aussi être involontaire… Qu'en pensez-vous ?

— Ah. » dit Berg en pâlissant. « Expliquez-vous, s'il vous plaît. »

S'il vous plaît ! Un ton pleurnicheur. De pauvres types, les Chamoniards, vraiment !

L'Iman fait coucher Berg sur un divan couvert de fourrures aux longs poils sombres. Lui-même contourne alors le large plateau du bureau et s'installe dans le siège anatomique spécial-Berg. Ce siège est trop grand pour lui. Il a une grimace puis un franc sourire.

— « Simple. » dit Selim. « Nous n'allons pas bouger d'ici. Je vous tiens sous surveillance. Et demain, vous et moi faisons sauter les politiques. »

Coup au cœur. Ma carrière fichue. Il aimait bien l'hôtellerie, Berg. Prendre la direction d'un superbe établissement comme celui-ci le comblerait d'aise. Il en pleurerait.

— « Pourquoi ? » soupire-t-il.

Selim a un soupir excédé, avec peut-être une pointe de compassion.

— « Dès demain vous me remercierez. Je ne voulais même pas vous en parler, mais après tout, la nuit risque d'être longue. Voilà : vous n'êtes pas un directeur d'hôtel, Magnifique ou pas. On vous a implanté pour une courte durée les souvenirs de votre copain, heu…Bazil. Pour que vous puissiez détruire les Magnifique. Vous êtes le Prince directorial Martin Berg, marié morganatiquement à la para-Princesse Myrla, père du Directorial Héritier Fran Berg. En cette qualité, les sécurités vous auraient neutralisé.

— Je ne vous crois pas ! »

L'Iman Andraoud soupire à nouveau.

— « J'en étais certain. Pour une raison ou pour une autre, votre contre-conditionnement ne cède pas. Nous devons détruire les Magnifique. Vous devez détruire les Magnifique. Alors vous dirigerez le monde. »

Malgré le pistolet, Berg s'assied. Il frappe son genou de la paume droite.

À cet instant, une porte glisse souplement. Myrla pénètre dans la pièce et se fige en voyant le pistolet braqué sur elle. Bazil est debout à ses côtés. Berg ne calcule rien : il bondit vers le bureau au large plateau de glacex. Selim a vu son mouvement. Il pivote vers l'assaillant. Une énorme déflagration éclate. Berg ressent une brûlure au cou. Mais il glisse vers la surface bien-aimée. Sa main heurte le menton de Selim qui part en arrière. Berg culbute à son tour et roule au sol, emmêlé dans les plis de la tunique imanienne. Il entend des cascades et plonge dans du blanc.

— « C'est fini. La voilà. »

Myrla sourit. Elle tient en mains une espèce de masse spongieuse qu'elle vient de retirer du front de son amant. C'est la Myrla qu'il aime. Celle de la petite maison… Petite, heu… C'est la mère de Fran, voyons !

— « Ça va mieux ? » demande la voix bourrue de l'ami, du frère. Bazil lui fait aussi un grand sourire. « Tu me rends la direction de mon hôtel Magnifique ? » demande-t-il dans le large éclat de ses dents blanches. Lui aussi achève de décoller de son front un bloc de mousse blanchâtre sur lequel courent de minuscules éclairs.

— « Où, où donc est le… l'Iman ? » interroge Berg. Il est toujours étendu sur le même divan souplement fourré de brun fauve. Le soleil entre à large coulées brillantes.

— « Quel Iman ? » dit Bazil, interloqué.

Myrla sourit d'un air entendu.

— « Et, heu, et ma blessure ? » demande encore Berg, se tâtant la gorge avec précaution.

— « Ton acte a annulé complètement la simulation, mon Chéri. » explique Myrla.

C'est bien la fille de la zone à main-d'œuvre.

Et c'est aussi la mère de Fran.

— « Nous ne détruirons plus les Magnifique. » dit-elle avec force.

— « C'est, heu, c'est magnifique. » répond Berg.

Il rit à grands éclats pendant au moins deux minutes.

Bazil ne pige manifestement rien à cette hilarité.

— « Votre appartement est prêt, vous savez ? Votre voyage a-t-il été confortable ?

— Si l'on veut. » disent ensemble Berg et Myrla Xynlap. Et ils rient encore.

— « J'espère que tu n'as pas apporté trop de dossiers économico-politiques ? » reprend Bazil. « Je compte vous faire connaître et apprécier tous les agréments de la région et de cet hôtel Magnifique, vous savez…

— Martin a des notes à classer. » explique Myrla.

— « Le Prince directorial classe des notes ? Dans quel but ?

— Un ou deux ouvrages en train. » dit la jeune femme.

Un immense espoir lève dans le cœur de Berg, à ces mots.

— « Quels ouvrages ? » demande-t-il avec fébrilité. « Quel genre d'ouvrages ? Je ne veux plus entendre parler de rapports financiers ! Jamais.

— Tu devrais nommer le premier : Production de masse et économie des ressources. » dit Myrla.

— « Oh oui. Et le second ?

— Peut-être : Ségrégation et réservation de la Culture ?

— Absolument ! »

Bazil les regarde, tour à tour…

— « De quoi Diable parlez-vous, on peut savoir ?

— Nul se saura jamais. » disent les rires de Berg et de Myrla.

Première publication

"le Sauvetage magnifique"
››› Archipel, nº 3, novembre 1982.
Avec Pierre Marlson. Deuxième version de : "les Maîtres d'hôtel"