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Vous êtes ici : Quarante-Deux Récits de l'espace Michel Jeury Slombo

Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Slombo

Cinquième étage. Je décidai de tester ma forme dans l'escalier. Le jeu était d'arriver à la porte de Vinca sans souffler comme un vieux bœuf las du joug. Fille de paysans, mademoiselle Véronique Chabreville s'y connaissait en bétail et préférait naturellement les jeunes taureaux aux vieux bœufs.

À presque quarante ans, j'oscillais au bord de la deuxième catégorie, mais je me tenais bien dans l'escalier et je gardais des ressources sur le palier.

Mais pour la première fois, je suffoquai devant la porte et une douleur bête me perçait le côté. Je dus reprendre longuement ma respiration avant de sonner.

Vinca avait bâillé longuement dans le téléphone une demi-heure plus tôt. Je m'attendais à la trouver mal réveillée, les cheveux dans les yeux, la bouche étrange. Ce fut exactement ainsi que je la vis sur le pas de la porte, quoi qu'elle fût aux trois quarts habillée, minijupe écossaise, collant à losanges, soutien-gorge genre coup de cœur… Mon coup de cœur, je l'avais eu pour une écolière aux cheveux plus sauvages, aux yeux plus brillants, quinze ans plus tôt.

Elle en avait trente et un : les saisons avaient glissé sur sa jeune vie comme un courant d'air sur un reflet. Elle avait à peine changé d'apparence ; elle cachait un peu moins ses yeux, elle avait gardé presque intact son naturel frais et hardi, joueur et enjoué. Je l'aimais en diable dès que je la voyais. Après, je l'oubliais un peu, nous échangions, de loin, quelques coups de téléphone en camarades. Le ton entre nous devenait celui d'une affection quasi fraternelle. Elle pressait ses confidences à mon oreille comme une tranche de citron sur une huître. Je lui servais de psy, à douze secondes l'unité, trois fois sur quatre c'était elle qui appelait. Tous les deux mois environ, je débarquais à Paris, acide, et mouillé, pour me faire gober.

Mais ce n'était pas si simple.

« Attends que j'enfile un pull. Ça fait convivial. »

Elle avait toujours eu des dons pour la convivialité.

Nous passions une heure ou deux ensemble, sur rendez-vous, avant que je reprenne le train pour le Sud-Ouest, et le jour du retour, jusqu'au vague à l'âme du matin suivant. Après, je retrouvais Brigitte, ma secrétaire, mon décor, mon job et mon chien… Une heure devait suffire à mon bonheur. Vinca était une jeune femme très occupée.

Elle travaillait dans la figuration, cinéma, télé, publicité et des choses de ce genre en attendant un rôle. Chaque année lui volait un rien de jeunesse, mais un fond de gaîté inaltérable réchauffait ses espérances. Sa carrière connaissait des hauts et des bas ; elle enlevait quelques fois le haut, jamais le bas.

Elle était partie du pays douze ans plus tôt en claironnant qu'elle serait bientôt Deneuve ou peut-être Adjani, voire un mélange bonifié des deux. Ses amies d'enfance étaient mariées et parentes d'élèves, jouaient au Loto pour le rêve et faisaient tous les deux ans un voyage organisé par l'agence locale du Crédit agricole. Elle ne mettait plus jamais les pieds dans la Grand-Rue ; mais nous étions deux ou trois à lui porter régulièrement les nouvelles du village et une boîte de conserve enveloppée dans une page de Sud-Ouest.

Elle habitait un deux-pièces avec d'immenses fenêtres d'où l'on voyait le ciel offert, rose le soir, le jour tout éclaboussé de toits et de tours. La moquette couleur d'herbe donnait envie de se mettre à genoux pour chercher les trèfles à quatre feuilles sous les meubles bas, les poufs et les vêtements abandonnés.

Elle me servit une vodka orange, en disant, sur ce ton à la fois distrait et joyeux qui lui appartenait en propre : « Tu boiras bien quelque chose, mon petit Gilbert, tu as toujours soif quand tu viens, c'est l'escalier. Tu n'es même pas essoufflé, dis donc, pour un type de trente-cinq ans ! ».

Elle m'ôtait quatre ans par pure camaraderie. Je portai le verre à mes lèvres et regardai son pull noir, barré d'une lourde inscription blanche, en baudrier : Slombo. C'était la première fois que j'enregistrais consciemment le mot, mais j'avais dû le voir sans faire attention au moins une fois, sans doute deux. Et je ne sais pourquoi, ces deux syllabes arrogantes et agressives me causaient une sorte de malaise. Ou plutôt si, je le savais : tous les mots nouveaux sans cesse inventés par les publicitaires m'agaçaient et me dégoûtaient. Slombo était un des derniers en date, de toute évidence. Je ne pus m'empêcher de le prononcer, de le tâter de la langue pour me rendre compte s'il était aussi écœurant qu'il en avait l'air.

— « Slombo. » dis-je.

Vinca promena ses mains sur le pull, puis elle leva les yeux et me regarda en souriant.

— « Je travaille pour Lui. »

J'aurais juré qu'elle avait mis une majuscule au prénom, comme on fait pour Dieu. Slombo était sûrement quelqu'un ou quelque chose d'important et de très connu dans le monde où vivait Vinca. Je ne pouvais afficher mon ignorance à ce sujet sous peine de passer pour le roi des ploucs.

— « Très bien. » dis-je. « Félicitations. »

Elle haussa les épaules, esquissa de sa jolie main manucurée un geste négligent et mutin.

— « Quelle importance, maintenant ?

— Pourquoi maintenant ?

— Tu n'en avais pas assez, toi ? »

Je restai sans voix. À la réflexion, il me semblait bien que j'en avais assez, moi aussi. De quoi, je ne savais trop.

Vinca se fit un cocktail en mélangeant avec dextérité tous les échantillons d'alcool, jus de fruit et sirops qu'elle possédait. Elle se mit à laper sa mixture en relevant ses mèches de la main pour exhiber un jeu de paupières mimant l'extase. Composé au hasard, son cocktail n'avait jamais le même goût, mais il était en général à peu près imbuvable. Pour elle, il avait le parfum mêlé de la farce et de la revanche, et c'était bon.

Elle fit semblant de se délecter trente secondes puis, lassée, vida son verre d'une lampée.

« Raconte la dernière. » dit-elle sans conviction.

— « Tu sais que j'ai vendu une maison à Julie Lambert…

— Cette conne !

— …il y a cinq ou six ans.

— Tu ne m'as parlé que de ça pendant dix-huit mois. Je préfère avoir échoué aux yeux des gens qu'être une Julie Lambert !

— Là n'est pas la question, ma douce. Tu me demandes toujours ce que les bonnes femmes ont encore inventé pour me créer des ennuis. Je te raconte. »

À travers son collant chair, je devinais les deux mêmes colombes bec à bec qui ornaient aussi les bonnets de son soutien-gorge. Elle me fit face pour le dégrafer. Les oiseaux du haut enserraient les pointes des seins dans leurs pattes jointes sans les cacher tout à fait ; ceux du bas ouvraient les ailes sur une ombre que leur blancheur faisait paraître plus noire. Vinca trottina d'un bout à l'autre de la pièce en tenant sa poitrine dans ses paumes. Pour une fille qui préservait sa minceur au café-citron et à la king-size, elle avait encore de belles rondeurs et — Oui… — elle avait grossi. Étonnant ! Elle prit enfin la pause sur le divan, avec un énorme soupir. Je m'agenouillai à ses pieds, laissai courir mes doigts en un rapide frôlement sur le collant à losanges qu'il ne convenait pas encore d'ôter. Puis je soulevai ses boucles blondes pour lui caresser la nuque. Je l'avais connue avec une crinière aile de corbeau, lustrée et odorante ; mais je l'aimais bien en blonde aérienne, avec ses mèches fluides et ses frisettes décolorées.

Elle me posa gentiment la main sur le front, comme pour s'assurer que je n'avais pas la fièvre.

— « Allez, raconte.

— Julie Lambert est une drôle de fille…

— Une gamine perverse, je te l'ai toujours dit.

— Mais non. C'est une chic gosse par certains côtés.

— Qu'est-ce que ça peut faire, maintenant ?

— Elle m'a joué un sale tour, mais…

— Mais elle n'est pas responsable. Ces filles-là peuvent faire n'importe quoi, elles ne sont jamais tout à fait responsables.

— Tu es jalouse ?

— Allez, raconte. »

J'entamai mon récit en précipitant mon approche.

— « Je me suis occupé de la restauration du manoir que je lui avais vendu… »

Je vendais depuis longtemps des maisons de campagne aux gens des villes et d'ailleurs. Est-ce que ça existe, des maisons ? En réalité, je vendais ici un banc moussu au fond d'un frais jardin ; là une porte en fer forgé, coincée depuis le dernier emprunt russe ; ici un escalier discret derrière une sorte d'arrière-cuisine ; là un rayon de soleil sur la vitre fêlée d'une imposte… Et mille choses de ce genre qui ne figurent jamais dans l'indicateur Bertrand.

« Je fais ça pour pas mal de clients, surtout ceux qui sont loin, parisiens et étrangers. Surveillance et gestion des travaux, je vais jusqu'à la maîtrise d'œuvre quand on me le demande. Après la restauration de la maison de Malicorne, Julie Lambert a voulu la transformer. Mais elle ne savait pas trop ce qu'elle voulait : folie xviiie, temple grec ou autre chose. Elle avait des périodes un peu nymphiques et d'autres quasi mystiques. Bref, j'ai fait de mon mieux. J'ai mobilisé les artisans du pays et fait assaut d'imagination avec eux. J'ai dépensé tout l'argent qu'elle m'avait laissé en dépôt et un peu plus. Et maintenant, Julie Lambert a disparu, elle ne répond ni au courrier ni au téléphone. Et je me retrouve orphelin avec une dette de pas loin de vingt millions de vieux francs. Voilà l'histoire ! »

Je sentis la houle du rire tendre les muscles de Vinca, creuser ses reins, forcer son ventre. Elle éclata enfin, bafouilla de joie.

— « C'est bien trop fait, trop bien… Quelle bonne leçon ! Mais enfin, ça n'a pas beaucoup d'importance.

— Pourquoi donc ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Tu le sais bien. » fit-elle d'un ton sec.

Non, je ne savais pas. Mais avec Vinca, je ne cherchais jamais à comprendre. Un long moment, j'eus la tête et le reste tout à fait ailleurs.

Plus tard, après avoir repris son souffle, achevé un brin de toilette et repris le cours de ses réflexions, elle dit tout à trac : « Tu vas pouvoir épouser ta secrétaire, maintenant. ».

Maintenant ? Parce que plus rien n'avait d'importance ? Je me demandais quel événement avait pu changer le monde à ce point pendant mon passage à Paris. Certes, j'étais resté presque une semaine sans regarder la télévision ni jeter plus qu'un regard aux titres des journaux. Mais le grand soir n'était plus à l'ordre du jour et si Jéhovah avait pris le pouvoir, je l'aurais tout de même remarqué.

Vinca ne put s'empêcher de pouffer, la main devant la bouche.

« Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Je n'ai rien dit d'extraordinaire. Je sais que Brigitte est en tête de liste, mais tu voudrais pas mêler le travail et le plaisir, hein ? Tu auras forcément moins de soucis pour tes affaires et il faudra bien te décider. Je parie que tu l'aimes.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ?

— Maintenant ? Oh, rien du tout. »

Je me posais sincèrement la question. Brigitte ? Mais oui, je l'aimais. Pourquoi ne m'en étais-je pas avisé plut tôt ? La faute à Julie Lambert, peut-être. Obsédé par l'actrice et ses folies, je ne voyais pas le bonheur à portée de mon cœur, sans parler de mes mains souvent occupées ailleurs.

Ma douce et forte, ma tendre et fidèle, ma petite Brigitte. Je décidai alors de rentrer tout de suite pour lui dire que j'étais fou d'elle et que je voulais l'épouser.

Merci, Vinca de m'avoir aidé à voir clair en moi !

Ces huit jours à Paris, c'était un vol de pigeon passé dans le ciel du printemps. Ma valise pesait lourd à mon poignet. Le poids des livres d'occasion glanés sur les quais, plus le linge sale, chargé de sueur et de poussière.

Mon cent ou cent unième voyage d'Aquitaine en Seine. Les ai-je bien comptés ? Seulement à partir de mon service militaire. Pour ceux de mon adolescence, je m'en tiens à une évaluation forfaitaire.

Chaque fois, je me dis le cœur pincé : Et si c'était la dernière ? Je laisse toujours un peu de café au fond de ma tasse, de peur de boire l'ultime gorgée. Et s'il n'y en avait pas d'autre, jamais ?

On était au mois d'avril. Un printemps triomphal, trop beau pour durer. Mais je rapportais assez d'images pour tenir jusqu'à Pentecôte, entre Brigitte et mes souvenirs. L'été, on verrait.

Je pris le train à Austerlitz, comme d'habitude. Austerlitz, le signe du soleil. Les Anglais honorent Waterloo, signe d'eau. Grand bien leur fasse. Je voyageais le jour et je me saoulais les yeux et la mémoire d'un paysage trop connu, mais cousu d'un fil d'or blanc à la trame de ma vie. Je ruminais de fades pensées sur le temps perdu.

Mon regard s'était usé. Je ne voyais plus, par la vitre, le bocage plantureux, ni les ponts d'estampe sur les rivières d'aquarelle. Je distinguais à peine les toits brillants des maisons et le ventre battant des villes. Je me laissais plutôt fasciner par les décombres grumeleux jonchant les terrains vagues et les entrepôts abandonnés. La France industrielle commençait sa retraite de Russie, ou de Hong-Kong.

Le hasard m'avait placé au milieu d'une salle non-fumeur du T.G.V. Une banquette me faisait face, dans le sens opposé à la marche du train. J'appuyais mon front brûlant à la vitre. Une jeune femme, vêtue d'une robe de velours vert, à la jupe haut fendue, vint s'asseoir côté couloir. Je tournai la tête et lui souris. Elle hésita une seconde puis se glissa vers la fenêtre.

Je retins mon souffle. Cette fille ressemblait à Julie Lambert. On aurait pu les confondre… Mais je n'avais pas vu Julie Lambert depuis deux ans et j'avais parlé d'elle avec Vinca. Simple illusion sans doute. Je suis toujours ému par les ressemblances des visages : plus qu'ému, touché au fond de moi en quelque secrète résonance, et je cède à la tentation de les grossir.

Je me forçai à admirer ma nouvelle voisine sans évoquer Julie Lambert. Brune aux yeux bleus, les cheveux relevés en un chignon massif, les pommettes hautes, les lèvres rouges, un nez droit et fin aux narines palpitantes… Elle avait ce type romain qui représente pour moi la beauté féminine à son plus que parfait. Impossible de chasser le souvenir de l'actrice.

À l'époque où je m'occupais de ses affaires et de son chantier, Julie Lambert me témoignait parfois sa gratitude en m'embrassant trois fois sur la joue, la dernière tout au coin de la bouche, et aussi en me laissant, par distraction ou non, admirer ses longues jambes bronzées et aimées du peuple. Elle était devenue une amie intermittente, mais d'autant plus chère. Parce qu'elle était la célèbre Julie Lambert, je n'avais jamais osé tenter ma chance près d'elle. D'intermittence en intermittence, elle s'était faite si rare que je l'avais perdue de vue et que j'avais dû renoncer pour toujours à mes espoirs informulés.

Comme tout le monde, je l'admirais sur l'écran, petit ou grand, dans ses bons et ses moins bons rôles. Et surtout dans les mauvais, les tous premiers et les tous derniers, quand elle faisait la pute ou la sucrée, ou les deux : bonbons roses en dessous noirs. Je l'aimais plus pour elle-même que pour les héroïnes qu'elle incarnait. Je l'avais vue à la télévision, pour une nuit des Césars, les cheveux courts et l'air égaré. Sa dernière nomination et, déjà, ce n'était plus tout à fait elle.

Elle avait cessé de tourner et ne se montrait plus à sa maison de campagne. Le lierre enroulait des guirlandes jusqu'au toit moussu de Malicorne. Les herbes folles avaient envahi les sentiers que des pieds glorieux foulaient encore deux ans plus tôt. On ne voyait plus la photo de Julie Lambert dans les magazines ; seulement, de temps en temps, dans les journaux à scandales. Ceux-là racontaient que la comédienne s'était liée à une secte millénariste : des gens qui se préparaient à l'holocauste atomique, chimique ou biologique, à l'effet de serre ou à l'invasion des extraterrestres, par le naturisme, la méditation et la fornication. Ici Paris avait révélé en termes prudents que sa carrière cinématographique et sa vie privée souffraient un peu de cette crise mystique.

Mystique, ha ha !

Un autre hebdomadaire avait publié un reportage photo sur les “Amis du Soleil”. Un des clichés couleur montrait deux jeunes femmes nues, à genoux sur le sable, en train de rendre leurs dévotions à la mer… ou au soleil dont le reflet dans l'eau éclatait en mille feux. Aucune des deux n'était Julie, autant qu'on puisse en juger de dos, mais la légende laissait supposer que Julie — pauvre Julie — rendait grâce de la même façon et dans le même appareil.

Et cette réflexion de Vinca : « Je préfère avoir échoué aux yeux des gens qu'être devenue une Julie Lambert. ». Mais qu'était-il donc arrivé à cette fille belle, douée, intelligente ?

Quant à ma voisine du train, elle ne pouvait pas être Julie Lambert, de toute évidence ! C'était une inconnue qui ressemblait à Julie Lambert et qui cultivait par jeu cette ressemblance avec une actrice en vogue. Et pourtant…

Une vieille dame accepta l'échange des places entre le côté fenêtre et le côté couloir qu'elle lui proposait.

J'offris une seconde permutation : « Madame, si ça vous ennuie d'aller à reculons ? ».

Elle arrondit les sourcils puis me fixa de ses larges prunelles pervenche, comme si elle croyait se souvenir de mon visage, sans être tout à fait sûre de sa mémoire, et se demandait où elle avait bien pu me voir. Ses yeux étaient ceux de Julie. Je sentis une peur vague m'effleurer, peut-être à cause de ces fleurs qui semblent porter le deuil des âmes mortes à l'entrée des cimetières… Elle me regardait, un sourire interrogateur rivé à la bouche. Un sourire mystérieux, presque tendre et un peu enfantin : le sourire de Julie Lambert dans la Fête des oiseaux ou l'Adieu à la verte prairie.

Elle posa enfin la question que je devinais sur ses lèvres depuis un million d'instants : « Nous nous sommes déjà rencontrés, Monsieur ? ». Puis : « Aller à reculons ? Oh, pas du tout. Je ne m'en serais même pas aperçu si vous ne me l'aviez pas fait remarquer ! »

Le ton était familier, gentil, un peu moqueur, un peu suppliant. Tout cela ensemble, grâce au talent de Julie Lambert ? Mais dans son regard, une flammèche d'impertinence brillait sournoisement. Belle inconnue et pauvre voyageur ! Pourquoi se moquait-elle de moi ? Parce qu'elle savait bien que nous ne nous étions jamais rencontrés ou parce qu'elle était pour de bon Julie Lambert ?

Je jugeai loyal de lui poser la question.

— « Êtes-vous Julie Lambert ? »

Elle se troubla ou fit semblant avec un certain art. Ses lèvres frémirent le temps de prononcer deux ou trois mots ; mais aucun son ne sortit de sa gorge. Son regard s'enfuit et revint, presque humblement.

Elle répondit à mi-voix : « Vous trouvez que je lui ressemble beaucoup ?

— Oui, mais je ne l'ai pas vue depuis un certain temps. »

Était-elle une inconnue jouant à être Julie Lambert aux yeux d'un inconnu, ne fût-ce qu'une seconde ou deux ? Ou bien une Julie Lambert en crise, en fugue, jouant à mystifier un ami sans importance ? Je cherchai un détail précis qui m'eût aidé à me faire une certitude.

Voyons, me dis-je. Que ferait Julie Lambert dans le train… même en première classe, alors qu'elle possède une Porsche ou une Toyota turbo ? Ce n'est pas elle et c'est dommage.

Mais rien ne prouvait que Julie Lambert ait encore ses bagnoles.

J'étudiai son nez un peu large et un peu court qui imprimait sur son visage plutôt long un air à la fois sincère, sensuel et généreux. Julie Lambert m'avait toujours parue sensuelle et généreuse, mais je doutais de sa sincérité. Je la revis dans la Dame des bruyères où elle était une châtelaine en Écosse, joueuse, menteuse, perverse. Non. Ma rencontre n'était pas Julie.

Puis une scène de l'Adieu à la verte prairie raviva aussitôt mon doute. Une scène où la poésie de son visage fait presque oublier l'érotisme provoquant de son corps. On se souvient : Fausta, l'héroïne, se prend ou feint de se prendre — on ne sait pas au juste — pour une adolescente à ses premiers émois alors qu'elle est une jeune femme de plus de vingt ans (Julie en avait vingt-six dans ce rôle). Geoff, le séduisant chevalier venu d'ailleurs et qu'elle a peut-être rêvé, l'entraîne au sommet d'une colline escarpée.

Elle escalade derrière lui une sorte de goulet entre deux rochers. Appuyée sur le rebord d'un plateau, elle hisse le haut de son corps, tête et buste, lève la tête et s'émerveille du paysage qu'elle découvre et qu'on ne voit pas encore (c'est vraiment un paysage d'une beauté sublime). Elle est alors, complètement, cette adolescente romantique, un peu folle, qu'elle a choisi de paraître. Puis elle baisse les yeux vers le monde d'en bas et redevient un moment la femme adulte qu'elle est en réalité. Elle répète le jeu deux ou trois fois et on se demande quelle voie, quel destin elle va choisir. Les expressions défilent sur son visage de plus en plus vite : surprise, admiration, impatience, indécision, trouble, effroi, courroux… Elle résiste à ces impulsions avant de céder, la musique de ses émotions court entre sa bouche et ses cils, éclate sur ses lèvres et dans ses yeux. C'est du grand art, même en sachant que la maquilleuse est pour beaucoup dans cet exploit.

« C'est vrai, vous lui ressemblez beaucoup. » dis-je.

Elle hocha la tête avec la grâce de Fausta, les yeux à demi fermés, les joues à demi gonflées, l'air de sucer un bonbon à la menthe… Il me sembla alors qu'elle jouait Julie jouant Fausta. Je me sentis au bord de la panique. Pourquoi ne pas lui poser une question piège, par exemple sur la maison de Malicorne ? Tu fais semblant de te tromper : Et votre maison de… mettons… Rose-l'Étang ? Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas la piéger, c'était au-delà de mon courage. Je l'étudiai de nouveau. J'espérais, sans y croire, accrocher mon œil d'aigle à un signe sûr.

Elle croisa les jambes et les décroisa aussitôt. Genoux ? Ils m'émeuvent tant sous une jupe que je ne peux les regarder sans avoir l'âme embuée. J'essayai de me rappeler ceux de Julie Lambert. Au lieu des souvenirs réels que j'attendais, il me vint des images de films, diverses et contradictoires. Les rondeurs de la Fête et les fossettes de l'AdieuSi c'était elle ? Je me mordis la lèvre pour chasser le désir né d'un fantôme et non d'une femme de chair.

La promiscuité du wagon décourageait toute tentative d'approche. Je tournai la tête vers la campagne qui défilait et je vis le reflet de l'inconnue bouger dans la vitre. Une pulsion se lova au milieu de moi comme un serpent en hiver. Je sus que je m'étais menti autrefois en singeant une affectueuse camaraderie pour Julie Lambert. Mon désir d'elle restait enkysté dans le muscle creux tapi au milieu de moi : mon cœur, bien sûr. Et la tumeur saignait au premier sourire d'une inconnue qui ressemblait à Julie Lambert. Un gros plan s'éclaira dans ma boîte à fantasme : un mâle de cinéma chevauchant dans la nuit américaine une cavale brune au grand galop.

La voix de la jeune femme me parvint de l'envers du décor : « Vous rentrez de Paris ?

— Pourquoi pas ?

— Ce qui veut dire oui… Voyage d'affaires ?

— Si on veut. »

Un sourire m'échappa. Les affaires justifiaient mes escapades parisiennes ; elles m'aidaient à fuir le présent et l'avenir dans la littérature de mes dix-sept ans. J'eus tout de suite envie de fournir une explication à cette curieuse aux yeux bleus.

« Je suis agent immobilier. Il y a quatre ans, j'ai vendu une maison à une comédienne nommée Julie Lambert.

— Si j'étais Julie Lambert, je devrais donc me souvenir de vous ?

— Julie Lambert ne prend jamais le train.

— Qu'en savez-vous ?

— Elle me l'a dit.

— Et si je me souvenais de vous ? Comment va votre jolie secrétaire ?

— Antoinette ?

— J'ai oublié son nom, mais ce n'était pas Antoinette.

— Brigitte ?

— Oui, peut-être.

— Vous avez répondu au hasard.

— Je me souviens de Brigitte, maintenant.

— Et votre maison ?

— Je vais la vendre. Voulez-vous vous en charger ? »

Elle me scrutait d'un air de défi. La vraie Julie Lambert avait-elle les yeux si fiévreux ? C'est peut-être l'éclat de la folie qui les rend brillants, pensai-je. Et si cette fille se prenait pour Julie Lambert ?

— « Bonjour, Julie. Vous n'avez pas changé.

— Je me souviens de vous. » dit-elle en taquinant sa lèvre avec une incisive, mais j'ai oublié votre nom. Attendez… »

Je sus tout à coup qu'elle n'était pas Julie Lambert. Je continuai de jouer le jeu du doute pour aviver mon plaisir.

— « Gilbert Mérac.

— Mais oui.

— En tout cas, vous avez ses yeux. »

Elle gonflait les lèvres d'un air de se rengorger. Et je me demandais comment j'avais pu la prendre un seul instant pour Julie Lambert. Elles avaient la même bouche gourmande et le même retroussis de jupe. Le reste n'existait que dans ma tête.

— « Votre séjour s'est bien passé ? » demanda l'inconnue aux yeux bleus sur un ton grave, qui n'excluait pas le persiflage.

— « Comme le précédent et environ quatre-vingt-quinze autres. »

Le train s'était arrêté. Elle se leva brusquement, tendit les bras vers ses bagages qu'elle ne pouvait atteindre facilement de sa place. Je me levai aussi et proposai de l'aider.

« Vous descendez ?

— Non, je voudrais seulement prendre un livre dans mon sac de voyage. Le bleu… »

Je cueillis le sac et le lui tendis en me rasseyant. Elle le posa sur ses genoux et l'ouvrit. C'était un sac au nom d'une compagnie aérienne, comme il y en a tant. Hawaiian Airlines et à côté…

Non !

Si. L'inconnue étira le sac en le refermant et je pus lire : Slombo.

Agacé ou peut-être effaré, je pris la fuite dans le couloir en bousculant mes voisins et partis au hasard dans le train. L'inconnue a-t-elle pensé que j'étais malade ou bien fou ? Il me fallut plusieurs minutes pour me calmer. Le train roulait à pleine vitesse dans une plaine herbue, voilée d'une brume légère. Je me dis : Encore heureux qu'il ait fait beau ! C'était une bribe de chansonnette ; ça n'avait pas grand sens. Je me moquais bien du temps. Je regardai un instant la campagne défiler, ce qui me donna le vertige et je dus m'appuyer sur un compartiment à bagages.

J'essuyai la sueur froide qui coulait sur mon front. Slombo, Slombo ! Qu'était Slombo ? Ou qui était-ce, si c'était une personne ? Je me souvins d'avoir lu quelque chose à propos d'une campagne publicitaire vieille d'une quarantaine d'années, avant l'époque de la télévision universelle. La radio et la presse avaient lancé le nom de Garap. La publicité était encore un phénomène neuf pour les gens, qui mouraient de curiosité. Garap, Garap, Garap, qui est Garap ? Vous le saurez bientôt, la semaine prochaine, dans deux jours, demain, demain !

Demain était arrivé et on avait su. Garap n'était rien. Seulement un mot inventé par les hommes de la publicité, pour faire connaître leur pouvoir à la population, qui ne savait pas encore qu'elle venait d'entrer dans un nouveau monde.

Très bien, pensai-je, c'est le coup de Garap qui recommence, en beaucoup plus sophistiqué. La seconde étape, en somme, ou peut-être la troisième, car il se peut bien que la seconde nous ait échappé. Et quel est le but de cette campagne ? Personne ne doute plus du pouvoir de la publicité. Ses chefs d'orchestre ne sont-ils pas déjà, aux yeux de certains, les meneurs et les maîtres secrets de la société ? Alors, qu'est-ce qu'ils veulent ? Qu'est-ce qu'ils sont en train de faire ? Tout simplement de mettre la main sur le pays, via la cervelle du populo. Avec la complicité du gouvernement ou à son insu…

À son insu plutôt car le gouvernement, ce ruminant myope et somnambule, ne voit arriver les calamités que lorsqu'elles ont fait leur œuvre et qu'elles remplissent les pages et les écrans. Et quand je dis le pays, c'est tous les pays, car Slombo nous vient sans aucun doute d'Amérique. On a eu tort de les croire finis, les Américains… Tous les pays, la Terre entière ! Les grandes agences d'outre-Atlantique sont en train de s'emparer du monde !

Et voilà. Tu es complètement fou, Gilbert Mérac. La boucle est bouclée. Tout se passe dans ta tête malade !

J'allai me rafraîchir au lavabo et me mordis la lèvre pour m'assurer que je ne dormais pas debout. Ce truc ne vaut rien, d'ailleurs. Je me mords ou me pince dans mes rêves et je me convaincs aisément d'être éveillé.

Ne nous emballons pas, me dis-je, pour un mystère aussi mince. Tout s'expliquerait avant longtemps, la semaine prochaine, ou bien demain. Demain… J'avais presque oublié l'autre mystère, celui de l'inconnue qui ressemblait à Julie Lambert.

L'inconnue qui jouait de sa ressemblance avec la comédienne… Elle aimait qu'on la prenne pour Julie Lambert, elle encourageait la confusion par tous les moyens. Mais j'aurais pu parier qu'elle en avait été pour ses frais, car le public commençait à oublier Julie Lambert et le nombre de gens qui les reconnaissaient l'une ou l'autre dans la rue et dans le train diminuait à coup sûr de mois en mois.

Je fis une petite méditation yogique pour être prêt à subir sans trop rêver regards prometteurs et effets de jupe, et je revins tranquillement à ma place, sûr de ma force et de mon destin.

Déception. L'inconnue qui ressemblait à Julie Lambert comme un papillon à un papillon de même couleur, ni plus ni moins, s'était évaporée, abandonnant entre les deux banquettes en vis-à-vis une bouffée moqueuse qui aurait pu être Air du temps de Nina Ricci. Oh non, imbécile, tu divagues. Si cette fille n'est qu'une petite trotteuse, en quête d'aventure, comme tu l'as si bien déduit, elle ne se parfume pas aux flacons de grande marque… D'ailleurs, je n'avais rien senti un moment plus tôt. Nina Ricci, Cacharel, Chanel et Saint Laurent, c'était la vraie Julie Lambert. Mais je n'étais pas très sûr qu'elle fût encore capable de s'offrir ces petites merveilles.

Je me dis : Bon Dieu, cette fille n'a pas pu aller très loin… Bon Dieu ou Diable — je me trompe quelquefois. Je parcourus la voiture, puis les voitures voisines. Je la cherchai en vain jusqu'à Poitiers et, de guerre lasse, revins m'asseoir à ma place.

La faute à Charles Martel. Sans cet imbécile, les brunes n'auraient pas les yeux bleus à moins de dix ans de l'an deux mil !

Correspondance. Je descendis du train en m'ébrouant comme une marmotte au sortir de l'hiver. Ma valise, de plus en plus lourde, tirait mon bras vers le béton. J'avais jeté ma brosse à dents pour faire de la place aux livres : j'étais bien puni car j'avais la bouche pâteuse et un pépin de figue dans une molaire creuse.

Je trouvai à quai un autorail grinçant et graisseux et je m'assis parmi les lecteurs de l'Équipe et du Midi olympique. Des gens simples et heureux pour qui Slombo aurait pu être une marque de ballons ou de vélos. La machine s'enfonça au cœur de la province en chuintant avec allégresse.

Après un quart d'heure environ, j'aperçus par une fenêtre la première affiche Slombo, sur un mur d'entrepôt, ou quelque chose comme ça, à la sortie d'un village. Je soutins le choc. Je commençais à m'habituer, moi aussi. L'autorail allait assez lentement pour que j'aie le temps de lire le nom, en grosses lettres blanches sur fond bleu pâle. Pas d'autre inscription, à moins qu'elle ne fût minuscule. Quant à l'image, photo ou peinture, elle représentait trois hommes en combinaison bleue, occupés à coller une affiche Slombo… qui représentait aussi, j'en étais sûr, trois hommes en train de coller une affiche qui représentait sans nul doute… etc. !

Je retins un éclat de rire. Je soufflais de soulagement. Ce n'était qu'un nouveau coup publicitaire, où l'humour avait sa place. Le but ? Oh, reprendre en main un public saturé, un public haut de gamme devenu rétif au matraquage ordinaire. C'était habile et… pas de quoi fouetter un chien.

Je me pris à rêver. Je rentrais chez moi. Les saisons avaient déposé vingt couches de feuilles mortes sur ma terre natale et autant de mauvaise graisse sur les cuisses fuselées des jeunes filles. Mais je sentais encore la bête carnassière de ma jeunesse me mordiller le cœur et le ventre, en se débattant dans la prison de l'âge mûr, comme un écureuil prisonnier dans un sac d'écolier. Je le savais par expérience : si je plongeais la main au fond du sac, j'aurais la peau déchirée à coups de dents et de griffes. Et alors, pourquoi pas ? Je mourais d'envie de sentir encore une fois couler mon sang.

Un panorama familier se déployait sous mes yeux. Terres grasses, maisons cossues, bosquets épais. Des véhicules de toute espèce quadrillaient la campagne comme partout. La fourgonnette des postes virait sur les chapeaux de roue dans les chemins creux. Les citernes des laiteries, grosses guêpes butineuses au ventre glacé, s'en allaient pomper en hâte les tanks à lait des fermiers, tous quotas comptés… Tracteurs russes au milieu des champs, voitures allemandes sur les routes sinueuses des coteaux. Un élégant fonctionnaire de l'insémination apportait sa graine en Golf ou en Civic : l'avenir de l'élevage était dans son attaché-case. Partout, des millions d'attachés-cases enfermaient l'avenir du monde, griffes rentrées, pattes de velours.

Et tout le monde s'ennuyait, de dix-huit mois à quatre-vingt-dix ans. Il n'arrivait jamais rien, sauf des événements politiques ou militaires lointains, de gigantesques faits divers, des catastrophes naturelles qui remplissaient les pages des journaux et faisaient caqueter et vitupérer les présentateurs de télé, mais qui n'étaient au fond guère distrayants, en tout cas pas plus d'un jour ou deux. Une moitié de la Terre mourait d'ennui en regardant l'autre moitié mourir de faim, de maladies ou se faire tuer dans vingt ou cent guerres injustes ou démentes ou les deux.

C'était peut-être contre l'ennui universel que voulaient lutter les publicitaires qui avaient lancé Slombo. Et ils avaient raté leur coup : l'ennui et la tristesse continuaient de régner sur la Terre.

Encore quelques kilomètres en voiture et je serais de retour à la maison, où personne ne m'attendait.

Le ruisselet des passagers du petit train de l'après-midi s'écoula sans hâte vers la sortie. Les gens n'avaient jamais été très pressés dans cette calme petite ville du Sud-Ouest. Les vagues de la publicité venaient par terre et par ondes mourir sur les rives de son fleuve sans jamais envahir tout à fait la tête et le cœur des gens. Et ce qu'on appelait le “rythme de la vie moderne” était toujours resté un cran ou deux au-dessous des normes. Pourtant, il me sembla que les gens étaient encore plus placides et alanguis que d'habitude. J'observai les sacs de voyage, puis les titres des journaux à la devanture du kiosque, mais ne remarquai rien de particulier. Les conversations me parurent molles, écourtées, sans entrain ; ce n'était pas étonnant dans une gare de petite ville, assoupie sous le soleil du printemps.

Je récupérai au parking mon break Renault et roulai vers Saint-Laurent à travers le paysage touffu, aussi lentement que possible. Pourquoi me presser ? Je rentrais chez moi et les jeux étaient faits. Plus rien n'avait d'importance, maintenant, surtout pas les maisons à vendre, les clients, les notaires, les affaires…

Je les vis en traversant un village tapi entre une rivière et un coteau. Ils étaient quatre, en combinaisons bleues identiques, marquées Slombo, coiffés de petites casquettes bleues à visière large. Quatre hommes d'allure sportive, plutôt grands ; les casquettes assez enfoncées cachaient leurs cheveux et il pouvait fort bien y avoir parmi eux de longues jeunes femmes, style cover girl. Une seconde plus tard, je vis les voitures, deux utilitaires plutôt carrées qui me semblèrent des Renault, bleues aussi et marquées Slombo sur les portières, d'un trait montant. Elles étaient rangées devant le mur d'un stade, derrière lequel on voyait dépasser les hauts piquets des buts. Les quatre hommes en bleu, munis de pinceaux et de seaux de colle, se préparaient à poser une affiche contre le mur, pareille sans doute à celle que j'avais observée depuis l'autorail.

Je ralentis, une voiture me doubla ; une autre, qui venait en face, gênée pour croiser, klaxonna mollement. Un gamin en vélo, qui devait sécher le collège, passa en même temps, fit un crochet souple pour éviter les fourgonnettes bleues, sans leur accorder le moindre regard, non plus qu'aux hommes de Slombo. Deux piétons traversèrent la rue, sans même tourner la tête. Si loin des grands centres et des grands axes, le phénomène Slombo était déjà assez banal pour ne pas valoir un coup d'œil.

Mon pied s'alourdit sur le frein et je m'arrêtai presque malgré moi, après avoir dépassé de quelques mètres les hommes en bleu. Je me retournai pour les regarder. Un des quatre colleurs d'affiche me vit, posa l'espèce de balai qu'il tenait d'une main et s'avança vers moi à grands pas. Je m'accoudai à la fenêtre, vitre baissée.

L'homme se pencha et, avant que j'aie pu ouvrir la bouche, demanda d'une voix neutre et froide : « Qu'est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ? ».

Un frisson me courut dans le dos. J'avais vu des colleurs d'affiches nerveux, mais c'était lors d'une campagne électorale très disputée, où l'on échangeait parfois des coups de couteau ou de barre de fer et même, à l'occasion, quelques rafales. Une telle réaction de la part d'un ouvrier d'agence publicitaire me parut absurde et folle. J'essayai de garder mon sang-froid, de sourire et de répondre tranquillement.

— « Moi ? Je ne veux rien de spécial. Je regardais euh… »

Quelle secrète peur me poussa à mentir, avec un geste d'excuse ?

« Il me semble avoir vu un poste d'essence par là. »

L'homme, blond, les cheveux courts et les traits osseux, fixa sur moi le regard de ses yeux délavés et dit lentement, trop lentement : « Il n'y a pas de poste d'essence ici. ».

Je voulus relancer la conversation, sur un ton familier : « Ah, ah, Slombo s'installe dans la région, très bien. »

Le visage de l'homme resta figé et froid ; je ne pus déceler dans son regard la plus fugace étincelle de complicité ou même de compréhension.

La réponse tomba, traînante et lourde : « Partez, s'il vous plaît, Monsieur. ».

Je tentai encore une fois ma chance, en embrayant : « Ça me plairait de travailler pour Slombo… ».

Je lançai un bref coup d'œil derrière moi, vers l'affiche que deux hommes en bleu finissaient de plaquer au mur. Comme l'autre, toutes les autres sans doute, elle représentait des hommes en bleu occupés à coller une affiche Slombo, avec le mot Slombo en gros caractères fantaisie sur les trois quarts de la largeur. Le graphisme, vif, légèrement ascendant, donnait une impression de mouvement et de force.

Je me retournai vers l'homme en bleu qui s'appuyait à ma portière, attentif et sans nonchalance.

« Il n'y a pas de téléphone sur vos affiches. Je voudrais savoir… »

Il se redressa et fit le geste de me pousser en avant.

— « On ne veut pas d'attroupement. Allez-vous en, Monsieur ! »

Il appela d'un signe de la main un de ses compagnons qui rappliqua aussitôt. Je commençais à prendre peur. J'accélérai et filai en les guettant dans mon rétroviseur. Deux des colleurs plaçaient une seconde affiche, un peu plus loin. Celui qui m'avait interpellé et celui qui l'avait rejoint se tenaient droits, au milieu de la route, immobiles et raides comme des mannequins.

J'habitais un hameau à deux kilomètres du bourg : six maisons blotties entre leurs rosiers et leurs lilas, à un croisement de trois petites routes qui ressemblaient à des rubans de toile grise négligemment posés sur le sol. L'église romane et son vieux cimetière tapi derrière un haut mur gris occupaient un coin du village ; le monument aux morts se dressait au centre, sur la place herbue. À l'autre bout, côté couchant, il y avait une grosse boîte à couvercle rouge : l'ancienne école communale que j'avais achetée sept ou huit ans plus tôt. C'eût été le paradis sans les chiens.

Une horde de roquets glapissants jaillissait tout à coup des maisons ou des jardins, des arrière-cours ou des enclos et se déversait sur le chemin caillouteux qui servait de rue principale. Les échos de cette fureur ricochaient entre le mur du cimetière et les peupliers de la rivière. Une douzaine de retraités habitaient le village, gardés comme des vases chinois de la Onzième Dynastie par quinze ou vingt chiens hargneux ou stupides.

J'attendais la bruyante sortie de la tribu ouah-ouah, en grommelant, par habitude, et je fus très surpris par le silence qui m'accueillit. Je fis trois fois le tour de la place pour m'assurer que je ne m'étais pas trompé de planète. J'aperçus deux ou trois chiens, qui traînaient au bord de la rue, erraient derrière les clôtures des jardins ou rêvaient sur le seuil des maisons. Et il n'y eut pas un aboi. Je regardai mes fortes mains de paysan posées sur le volant. J'ai deux mains, donc je suis. L'envie m'effleura de hurler à pleine gorge : « Slombo ! Slombo ! ». Puis je découvris l'affiche sur le mur du cimetière, ma gorge se serra et je n'eus plus aucune envie de crier.

Je rangeai le break dans la cour de l'école en fauchant les hautes herbes qui avaient grandi de dix centimètres pendant mon absence. Je parcourus mon territoire avec un entrain un peu forcé. Je fis claquer sur les tomettes mes souliers encore maculés par la poussière grasse de Paris. Je cherchai distraitement ma pipe. Elle me donnait un peu de sécurité dans les moments où l'âme se découd et chavire. Mais je l'avais abandonnée depuis quelques mois, car Brigitte ne supportait plus l'odeur du tabac froid. J'ouvris toutes les fenêtres et organisai les courants d'air de haut en bas de la maison, comme une sorte de respiration artificielle. Enfin, je m'accoudai à la fenêtre de ma chambre et contemplai l'affiche Slombo. Elle était d'un modèle plus petit, mais aucunement différente, la dimension mise à part, de celles que j'avais déjà vues. Plus vieille aussi. L'invasion de Slombo datait de plusieurs semaines, de plusieurs mois peut-être. Je vivais dans mon cocon ; je n'avais rien vu, rien su. Mais c'était peut-être, après tout, une affaire sans importance que je chargeais de mes fantasmes et d'une angoisse venue du fin fond de mon enfance.

Je transportai ma cargaison de livres dans la pièce que j'appelais la “galerie”. Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, écrits par lui-même (édition originale, la seule complète) : les tomes III et IV qui me manquaient. Cette découverte inespérée, quelque part sur la rive gauche, me remboursait de longues et dures errances tout le long des quais. Je feuilletai les deux volumes, sans être trop déçu qu'il y fût plus souvent question de sequins que de jolis derrières. Le sequin est une ancienne monnaie d'or de Venise. Un joli derrière est un joli derrière.

L'évasion de Casanova de la prison des Plombs avait été un événement non seulement dans la vie du chevalier d'amour, mais pour toute la société italienne. Cet exploit eut sur sa vie une influence majeure en l'obligeant à se tenir loin de Venise et même loin de l'Italie, en lui faisant, dans toute l'Europe, une réputation que ses prouesses amoureuses ne lui auraient peut-être pas value et en lui donnant une confiance en soi qui ne le quitta guère qu'au seuil de la vieillesse.

Il faut lire aussi, dans un autre volume, les pages qui règlent le compte du charlatan escroc Saint-Germain…

Je feuilletai le catalogue Flammarion du début du siècle, qui se trouvait dans les dernières pages. La collection des "Auteurs célèbres" réunissait des écrivains aussi glorieux, même à l'époque, que Beaumarchais, Voltaire, Balzac, Dostoïevki, Tolstoï… et des romanciers populaires comme Mayne Reid, Boussenard, Louis Noir et — et… oui — Louis Jacolliot. Je relus lentement, les six ou sept titres mentionnés pour ce dernier :

  1. Voyage aux pays mystérieux
  2. le Crime du moulin d'Usor
  3. Vengeance de forçats
  4. les Chasseurs d'esclaves
  5. Voyage sur les rives du Niger
  6. les Esclaves de Slombo
  7. Fakirs et bayadères

Les Esclaves de Slombo… comment m'assurer que Jacolliot avait vraiment écrit un roman intitulé les Esclaves de Slombo ? Ce n'était pas un auteur assez important pour avoir laissé une trace dans les encyclopédies. Un catalogue de bouquiniste ? Mais je n'en avais pas sous la main. L'idée me vint de vérifier sur les autres volumes des mémoires de Casanova. Premier volume… Je me mis à feuilleter avec tant de fébrilité que je déchirai une page, un morceau de couverture. Le numéro 261 du catalogue était — je clignai les paupières vivement deux ou trois fois — Voyage au pays des singes. Vite, les autres volumes. VoyageVoyage au pays des singes ! Partout !

Je me persuadai une seconde que j'avais rêvé. Retour le cœur battant au volume III. Oui sûrement j'avais rêvé. Hucher (Frédérick)… Hugo (Victor)… Jacolliot (Louis)… nº 261 : les Esclaves de Slombo.

Je n'avais pas rêvé, mais j'étais tout de même en plein cauchemar !

J'abandonnai mes livres, montai l'escalier en bondissant pour me prouver que j'avais la force et la santé. Je courus à la salle de bain et me précipitai sous la douche. Encore ruisselant, je me plantai quinze secondes devant la glace. Je me trouvai changé, plutôt en bien, rajeuni même d'une saison ou deux. Minci, le teint plus mat, la peau plus saine. Paris me réussit. Pourtant, ma cure de jouvence avait forcément commencé avant mon voyage.

Voyons, voyons, qu'est-ce qu'il t'arrive, Gilbert Mérac ?

En passant devant la boîte aux lettres quasi désaffectée de la porte principale, je reniflai un parfum familier. Non, pas vraiment familier. Toutefois, cette chaude fragrance d'œillets et de violettes faisait tanguer dans je ne sais quel coin de mon cerveau des souvenirs nostalgiques et un peu nauséeux. Julie Lambert, s'il se pouvait ? Présent ou absent, je recevais mon courrier au bureau, à l'exception de quelques prospectus et du bulletin paroissial. Une lettre parfumée, ça ressemblait bien à Julie Lambert… Non, impossible.

Je tournai et retournai entre mes mains la grande enveloppe mal collée, avec mon nom, sans adresse. La lettre avait été déposée directement dans la boîte. Je crus reconnaître le style particulier du "G" de Gilbert, avec ses deux boucles, une petite en haut et une grande en bas. Julie ? Julie ?

Je m'assis sur une marche pour lire. Les lignes dansaient devant mes yeux et je levai plusieurs fois la tête pour voir si le soleil était toujours dans le ciel.

Mon cher Gilbert,

Vous voilà près de nous. J'ai été surprise et émue de vous rencontrer dans le train. Vous me reconnaissiez à peine ? Mais je vous ai vu si triste et si seul que j'ai eu pitié…

Dans le train ? Cela signifiait que… Cela signifiait tant de choses que mon esprit les refusait en bloc !

Je lus la suite sans comprendre.

…que j'ai eu pitié. Je ne peux pas vous dire encore quelle sera votre destinée. Je crois que rien n'est fixé. Je suis à Malicorne pour quelques jours — ou peut-être pour toujours. Venez vite me voir. Nous parlerons de l'avenir, qui est mystérieux et beau.

Comme vous savez, j'avais abandonné le cinéma quand c'est arrivé. Je ne regrette rien.

Enfin, je suis libre. Libre, comprenez-moi, mais pas seule. Aucun de nous ne sera plus seul, désormais, sauf s'il le veut, et il ne faut pas le vouloir !

Venez donc me voir.

À bientôt. Je vous embrasse.

Julie Lambert

Je pliai la lettre avec soin et la glissai dans mon portefeuille. Quand l'a-t-on déposée dans ma boîte ? Depuis mon arrivée ? Ça semblait difficile. Si une voiture s'était arrêtée devant la maison, je l'aurais forcément entendue ? Alors un messager à pied ou à vélo ? Autre hypothèse : Julie Lambert — puisque c'était elle — avait sauté du train en marche, aussitôt après notre rencontre. Un hélicoptère l'attendait pour la transporter chez elle. Sans perdre une seconde, elle avait écrit cette lettre insensée et l'avait apportée dans ma boîte par air ou par terre, à moins que le pilote de l'hélicoptère ne s'en fût chargé !

L'envie me prit de boire un verre et d'aller me coucher. Je dormirais douze heures ou quinze et quand je me réveillerais, il ne resterait plus rien de cette chimère morbide. Je me servis trois doigts de vodka, j'en vidai la moitié d'un trait et sirotai le reste confortablement étalé dans un fauteuil. Je luttais contre la peur avec un certain succès. Quand tout sera fini, me dis-je, l'explication te paraîtra si simple et si évidente que tu en riras aux larmes ! Je posai mon verre sur la moquette et le poussai du pied. Mais si ça ne finit jamais ?

Au lieu d'aller dormir, je décrochai le téléphone. J'avais bien peu de chance de trouver Vinca chez elle à cette heure, mais je tapai son numéro d'une main qui ne tremblait pas. Enfin, pas trop !

« Oui ? »

Elle y était. J'aspirai une grosse goulée d'air, avalai un paquet de salive. Je ne savais plus que dire, maintenant.

— « Vinca, c'est Gilbert Mérac.

— Oui, mon petit Gilbert. Qu'est-ce qui t'arrive ? »

Je reconnaissais à peine sa voix, radoucie et comme lasse.

— « Il ne m'arrive rien. » dis-je.

Je mesurai l'énormité du mensonge et lâchai un pauvre rire.

« Écoute, tu m'as bien dit que tu travaillais pour Slombo ? »

Pas de réponse. Je l'entendais respirer doucement. J'insistai, la sueur au front.

Enfin, elle se décida : « Oui. Quoi d'extraordinaire ?

— Rien. Rien du tout. Bien sûr… »

Mon cœur se précipita. J'allais peut-être savoir, être rassuré. Au moins un commencement d'explication… Vinca pouvait me le donner, si elle voulait. Et pourquoi ne le voudrait-elle pas ? Mais le téléphone tremblait à mon poing et mon souffle serré ne laissait pas passer les mots.

Je réussis à former quelques sons, au prix d'un effort extrême : « Bon, ça m'intéresse. Moi aussi, je voudrais… travailler pour Slombo ! ».

Un soupir aigu s'échappa de ma gorge. C'était une façon peureuse et honteuse de le dire, mais j'avais osé. De nouveau, j'affrontai le silence de Vinca, qui me semblait celui de tous les autres. Les autres qui savaient et me laissaient, Dieu sait pourquoi, dans l'ignorance, dehors.

— « Gilbert, » dit Vinca sur un ton à la fois inquiet et réprobateur, « qu'est-ce qui se passe ? Tu as des ennuis ? Ton voyage… »

Je me sentis en faute et me hâtai de répondre que tout allait bien.

— « Pas d'ennuis. Mais j'ai pensé que tu pourrais… »

Elle me coupa avant que j'aie fini ma phrase : « Tu n'es pas malade ?

— Malade, ha ha ! »

Et je répétai, le cœur et le souffle secoués par une sorte de houle : « Ha ha ha ! »

Vinca garda encore le silence de longues secondes, puis demanda d'une voix radoucie : « Tu es sûr que ça va ? ».

Sûr, moi ? Bon Dieu, je n'étais sûr de rien, surtout pas de ma tête. Peut-être étais-je fou ? Ou mort !

Je tentai une dernière fois — je savais que c'était la dernière — de revenir à Slombo, avec mille précautions : « Je suis en train de revoir les comptes de l'agence et il faut absolument que je trouve de nouvelles activités. »

Vinca m'arrêta d'un soupir.

— « De nouvelles activités, maintenant ? »

Je fis un effort pour retenir ma nervosité. Je sentais la panique me gagner. Je respirai à pleine bouche.

— « Quoi, maintenant ? Maintenant, maintenant, oui ! Je suis prêt à travailler pour le groupe Slombo.

— Le groupe Slombo ?

— Oui, enfin, quoi que ce soit. Je pensais que tu pourrais me donner un numéro de téléphone, un nom… »

Je sentais la sueur me couler sur le front et dans le dos. J'avalai un paquet de salive dur comme un morceau de carton. Ça ressemble à quoi, une crise de paranoïa aiguë ?

J'entendais Vinca respirer calmement au bout du fil. Cette hésitation ne lui ressemblait pas. Tout le monde s'était mis à vivre avec une espèce de lenteur poussive qui m'exaspérait.

— « Pourquoi Slombo et pas Coca Cola ? » demanda enfin Vinca.

— « C'est juste » dis-je. « J'avais pensé que Slombo était une bonne idée, mais je crois que je me trompais. Je mélange tout, hein ? »

Silence encore. Bon Dieu, c'est trop ! Trop de silence, de réticence, de soupçon… Qu'est-ce qui m'arrive ?

Vinca reprit, m'interrogea d'une voix vraiment inquiète : « Gilbert, ça ne va pas, hein ? Tu es malade ? ».

Je résistai à l'envie de raccrocher d'un coup, sans adieu. Mais il me sembla que c'était peut-être notre dernière conversation et que je ne pouvais quitter ma petite Vinca sur une fâcherie. De plus, il me fallait peut-être, par prudence, apaiser ses soupçons.

— « J'ai eu un coup de déprime en arrivant. » dis-je. « Mais ça va déjà mieux. Merci, excuse-moi. »

Elle eut un élan, presque chaleureux.

— « Gil, Gil, tu n'as plus de soucis à te faire, maintenant. »

MAINTENANT !

Je m'aperçus que j'avais juste le temps de descendre au bureau avant six heures pour voir Brigitte. J'aurais dû l'appeler pour lui dire que j'étais arrivé avec un peu d'avance sur programme, mais j'avais envie de la surprendre. Non, j'avais plutôt peur de reprendre le téléphone : cet engin me semblait tout à coup truqué et hostile.

Je luttais contre l'angoisse. Pourquoi moi ? Pourquoi moi ? Encore quelques heures et la panique me tordrait les nerfs. Dépression grave ou quelque chose comme ça. Mieux valait avertir Brigitte de mon arrivée. Je sonnai au bureau. Une fois, deux fois. Rien. Le répondeur n'était même pas branché !

Je rappelai une troisième fois en formant le numéro avec une extrême attention, en m'arrêtant sur chaque chiffre. Mais non. La sonnerie tombait dans le vide comme un oiseau mort en plein vol.

Sur la route, je m'obligeai à rouler lentement, comme si j'étais ivre. D'une façon ou d'une autre, je n'étais pas dans mon état normal. Mais je n'eus qu'à suivre le rythme général de la circulation. Jamais je n'avais vu les voitures rouler avec une telle tranquillité. Personne ne trichait plus avec les limitations de vitesse. La plupart des conducteurs paraissaient même rester bien en dessous. Je fus un peu étonné du faible nombre de véhicules sur le tronçon de grande route que j'empruntai.

Je ne sais pourquoi, je fis un détour pour éviter le bourg. Mon bureau se trouvait dans une rue de pavillons et de jardins à moins de cinq cents mètres des premières vignes : un quartier bourgeois et sommeilleux. Mon voisin l'antiquaire avait fermé sa boutique et poussait un vieux vélo noir hors de sa remise. Il me fit un signe amical. C'était un gros homme au teint un peu fleuri et à l'humeur querelleuse, toujours en colère contre la moitié du monde. Aussi me parut-il bien trop paisible, outre que je le voyais plus souvent avec sa grosse voiture encombrante que sur la bicyclette de son grand-père ! Il vit que je regardais machinalement ma montre et esquissa un geste vague.

« Je vais faire un tour aux champignons. Je sais bien qu'il n'est pas encore six heures, mais il n'y a pas de clients, et puis maintenant… »

Je répondis d'un ton brusque en cachant mal mon désarroi : « Oui, maintenant ! ».

L'antiquaire enfourcha son vélo.

— « Votre secrétaire est partie aussi. »

Je fis deux pas et découvris derrière la haie de fusains les volets de mon bureau clos et le rideau de la vitrine abaissé. Je me retournai vers le bonhomme.

— « Quand est-elle partie ?

— Je ne sais pas, moi. Hier, avant-hier… »

Je le regardai pédaler vers la campagne, sans se presser mais sans se retourner.

Heureusement, j'avais mes clefs sur moi. Je raflai le courrier au passage. Pas grand-chose. Le journal me sembla un peu mince. Je fis sauter la bande et l'ouvris. Je repérai quelques petits vides en première page. Il y en avait beaucoup plus à l'intérieur. La rubrique Informations générales était blanche sur trois quarts de page.

Une odeur douceâtre flottait dans le bureau. Brigitte avait tout rangé avec un soin extrême avant de s'en aller ; mais elle n'avait pas ouvert le dernier courrier. La cassette du répondeur était vide. Je parcourus en hâte les trois pièces. La même odeur fade et douce traînait partout. Par association d'idées ou je ne sais comment, je pensai : Elle est contaminée aussi ! Le virus, si c'était un virus, avait touché Brigitte comme Vinca, comme Julie Lambert et le monde entier peut-être…

En somme, Gilbert Mérac, tu es sans doute cinglé, mais tu n'es pas le seul. C'est une épidémie de folie… ou de sagesse ! Je feuilletai un magazine de la semaine dernière. Je tombai assez vite sur une page de publicité Slombo. Le mot barrait la page, avec un "S" majuscule très allongé, et au-dessous on voyait un cadre moyen dans son fauteuil, son journal ouvert sur une page Slombo, où on voyait… Toujours le même principe.

Je repérai de loin en loin quelques petits blancs, des articles inachevés, des mots ou des phrases à demi effacés, quelques paragraphes illisibles à cause des lettres qui manquaient. Un article, "l'Afrique est en danger de mort", que j'étais absolument sûr d'avoir lu quelques mois plus tôt. En parcourant le magazine, mon impression de brouillage chronologique se renforça encore. Une bonne partie de ce numéro semblait faite d'articles et enquêtes anciens, déjà publiés, qui correspondaient plus ou moins à la situation actuelle. Puis je tombai sur une page de publicité couleur Slombo. Elle représentait un homme vêtu de bleu, debout au milieu d'une plaine fleurie. Je ne pus m'empêcher de penser au film de Julie Lambert, l'Adieu à la verte prairie. L'homme fixait une ligne de montagnes, à l'horizon, contre laquelle apparaissait une silhouette un peu floue, immense, majestueuse, quasi divine. Et toujours ce seul mot, en caractères géants : Slombo.

Pourquoi aurais-je seul échappé à la contamination ? Seul, non. Il y en avait d'autres, à coup sûr, un peu partout. Il me fallait les trouver, vite. Je regardai ma montre. Six heures moins dix. Le temps passait avec une curieuse lenteur, mais il était quand même bien tard dans l'après-midi pour voir un psychiatre ou un neurologue. J'ouvris une fenêtre pour essayer de chasser cette odeur face, inconnue, qui me gênait et me donnait presque mal à la tête.

Je songeai tout à coup au docteur Rosny, à qui j'avais vendu une propriété l'année dernière. Je devais avoir son numéro sur mon carnet. Je le cherchai à la hâte… Mes doigts tremblaient de plus en plus. Voilà… domicile, cabinet. Je fis le numéro du cabinet et laissai sonner longtemps.

Une voix masculine dit : « Allô ? », puis : « Excusez-moi, ma secrétaire est absente.

— La mienne aussi. Elles sont peut-être parties ensemble. »

Ma fine plaisanterie n'eut aucune espèce d'écho.

Je m'expliquai, la gorge sèche : « Je suis Gilbert Mérac, l'agent immobilier. ».

Mon interlocuteur attendit au moins cinq grosses secondes, peut-être dix, avant de manifester un semblant de réaction : « Oui. ».

Il aurait pu dire : « Oui ? », ou : « Puis-je quelque chose pour vous ? ». Même pas. Je résistai à l'envie de raccrocher tout de suite.

J'insistai, sans conviction : « Depuis un certain temps… à vrai dire depuis quelques heures, pas plus… j'ai l'impression qu'il se passe des choses bizarres autour de moi… et je me demande si ce n'est pas dans ma tête. »

Au bout du fil, le silence, le silence, le silence.

« Docteur ?

— Oui, je vous entends.

— Je sais ce que vous allez me dire. Il faudrait que je vienne vous voir ; vous ne pouvez pas me donner une consultation par téléphone. Mais c'est assez urgent et peut-être… »

Pendant que je reprenais mon souffle, il me coupa d'une voix calme et lente : « Je crois que ça n'a plus d'importance, maintenant. ».

MAINTENANT. Il avait dit : « Maintenant » !

Contaminé, lui aussi. Alors, je restais le seul ?

Je sautai dans ma voiture et respirai cette même odeur douceâtre que j'avais sentie dans mon bureau et cette fois, je la reconnus. C'était celle du sang. Un mauvais frisson me courut dans le dos. Il fallait que je fiche le camp d'ici le plus vite possible.

En roulant, j'entendis pour la première fois le son Slombo dans ma tête. Je crus d'abord qu'il provenait de l'extérieur, du moteur par exemple. Ç'aurait pu être aussi le bruit d'un engin volant. Je ralentis et écoutai par la vitre baissée. Non… Ce grondement rythmé et houleux montait du fond de moi. Sslômm-bôô ! Sslômm-bôô !

Je me dis d'abord que c'était le battement du sang à mes oreilles. Oui, peut-être… Mais le rythme était beaucoup plus lent que celui de mon cœur et le son avait une netteté extraordinaire.

Quelques heures plus tôt, j'aurais pu croire à un signe de dérangement cérébral, un de plus. Mais je savais maintenant que j'étais sain d'esprit, du moins autant qu'on peut l'être dans un monde fou. Sslômm-bôô ! Sslômm-bôô ! Le moteur se mit à cogner ; je m'aperçus que j'avais laissé ma quatrième descendre bien au-dessous de ses limites. Je rétrogradai avec peine. Je croisai une grosse allemande qui roulait encore plus lentement que moi.

Je reniflai avec dégoût. J'avais emporté sur mes vêtements cette odeur fade et salée qui évoquait le sang frais. Peut-être l'odeur de Slombo !

Je recommençais à étouffer et, en même temps, impression tout à fait contradictoire, je me sentais léger. Au lieu de me pousser à la panique, ces accès de suffocation me donnaient une sorte d'euphorie… mais une euphorie qui ne m'incitait pas à peser sur l'accélérateur, au contraire. Je dus me forcer plusieurs fois à repartir, alors que mon break venait se ranger tout seul, ou presque, au bord de la route. Et beaucoup de conducteurs cédaient visiblement à la même lassitude et s'arrêtaient n'importe où, pour toujours eût-on dit, deux roues dans le fossé ou en travers de la chaussée. Dans ce cas, il fallait les contourner pour passer. Mais à quoi bon passer ? Pour aller où ? Pour faire quoi ? La société me semblait dans l'impasse, la civilisation condamnée, et la Terre même, si les Hommes ne changeaient pas leur façon de vivre.

Slombo était arrivé juste à temps pour nous sauver ! Et j'écoutais ces deux syllabes merveilleuses et terribles gronder dans ma tête. Slom-bô ! Slom-bô !

J'aperçus une cabine téléphonique à l'entrée d'un village. Je me demandai si le réseau téléphonique fonctionnait encore. On allait bien voir. J'arrêtai ma voiture devant la cabine, sortis mon carnet et cherchai le numéro de Julie Lambert à Malicorne. J'avais l'intuition que la comédienne était, par je ne sais quel mystère, au centre de tout, qu'elle savait tout de Slombo et qu'elle seule pouvait m'aider. Un appareil à pièces ; je fouillai mes poches.

Une demi-minute plus tard, j'eus le bonheur incroyable de reconnaître sa voix.

« Gilbert ? J'attends ton appel depuis si longtemps ! »

Elle attendait mon appel. C'était ainsi, maintenant. Julie Lambert attendait mon appel avec impatience et sa voix trahissait une joie sincère.

— « Je suis sur la route.

— Viens vite. » fit-elle avec un mélange de gravité et de chaleur. « J'ai très envie de te voir. Et puis… »

Elle hésita.

— « Oui ?

— J'ai quelque chose d'important à te dire. Viens, viens ! »

D'une façon ou d'une autre, la communication fut coupée et je remontai dans ma voiture. Assis derrière le volant, je respirai longuement, luttai contre l'oppression. Je me sentais très fatigué. Un poids énorme pesait sur mes épaules ; mes muscles m'obéissaient mal et il me fallait des secondes et des secondes pour le moindre geste.

J'aurais voulu m'arrêter pour toujours près de ce village que baignait la douce lumière du soir. Je résistai à l'envie de quitter la voiture, de jeter les clefs dans le fossé et d'aller me coucher dans l'herbe au milieu des vaches.

Finalement, je réussis à repartir. Je roulai au pas et les voitures que je croisais n'allaient pas plus vite. Un camion-citerne barrait la route à un croisement. Je faillis renoncer, mais je voulais revoir Julie Lambert et je pris un chemin vicinal sur la droite. J'entendais le bruit de Slombo presque sans arrêt, mais très bas. C'était agréable et un peu angoissant, comme une musique venue de la nuit des temps.

Il me fallut une heure pour arriver à Malicorne, mais le soleil ne baissait plus sur l'horizon et le soir se figeait dans sa lumière. Je repérai de loin les grands arbres qui formaient une couronne touffue autour de la maison. Les deux petites tourelles à pans lançaient leur pointe à travers les feuillages.

Les grands ormeaux desséchés par la maladie, que j'avais fait couper moi-même quelques années plus tôt, s'alignaient de nouveau, superbement, le long de l'allée. Je crus que la puissance de Slombo m'avait transporté loin dans le passé. Peut-être était-ce pour cela que les voitures fonctionnaient si mal. Mon moteur s'arrêta à cent mètres de la barrière blanche qui marquait l'entrée de Malicorne. Je l'abandonnai et je crus sur le moment que c'était un abandon définitif. Je m'approchai de la barrière, plus neuve et mieux peinte que je ne l'avais jamais vue.

De l'autre côté, un ruisseau serpentait dans un pré et une arche moussue l'enjambait. L'eau murmurait sur les pierres son chant doux et secret. En aval, un castor se promenait sur le toit rond de sa cabane, où un grand échassier blanc le considérait d'un air pensif, une patte levée. Une longue couleuvre verte se chauffait sur une pierre en forme d'œuf. Un gros rongeur à la fourrure noire et brillante se glissa furtivement entre les prêles.

Le soleil changeait en miroir la surface de la rivière, d'une pureté admirable, éclaboussait de rayons vifs la cascade d'un gué, frisait les feuillages des hêtres et des aulnes et couvrait les saules d'un frémissement argenté. Au-delà, s'étendait un pré à l'herbe drue, mêlée de fleurs blanches, jaunes et bleues, qui s'élevait par moutonnements successifs vers un bois touffu.

Le soleil n'était plus celui d'une fin d'après-midi ordinaire, mais une immense source blanche et dorée à la fois, comme les fleurs dans les prés, en même temps puissante et douce. La lumière d'un autre temps, d'un autre monde. Une émotion intense, une brûlure de joie, précipitaient les battements de mon cœur. Je m'agenouillai devant la barrière et contemplai ce paysage avec une ivresse respectueuse. L'herbe, les fleurs, la lumière étaient les plus belles que j'aie jamais vues. Le parfum de la nature avait chassé tous les mauvais relents.

Mon souffle s'était apaisé et je me sentais pacifié corps et âme. Le son familier me parvenait de très loin, comme du fond d'un tunnel, mélodieux et uni, presque inaudible. Slombo-Slombo-Slombo… Sans bouger de ma posture, je relevai la tête et je vis sur la ligne brumeuse des coteaux, au-dessus des bois, dans la lumière orangée, la silhouette immense et droite, quasi divine, que j'avais observée sur la publicité du magazine. Humaine et plus qu'humaine, tutélaire, olympienne, elle s'élevait jusqu'au ciel, et la tête, à peine esquissée, se perdait dans l'infini.

Je me mis debout et m'appuyai sur la barrière blanche, si blanche. Je contemplais le monde de l'âge d'or, que j'avais atteint après un long périple à travers l'angoisse et la peur. Il était à ma portée. Je n'avais qu'à sauter la barrière. Je savais que Julie Lambert m'attendait de l'autre côté.

J'aperçus alors une petite porte à ma droite. Faite des mêmes liteaux blancs que la barrière, elle était encadrée de solides montants de fer forgé, noirs et luisants. Je manœuvrai en vain le loquet. La porte était fermée et la déception me serra le cœur. Tant pis. La clôture n'était pas aussi haute que je ne puisse l'enjamber. J'esquissai le geste, mais aussitôt je m'entendis appelé entre le pré et la maison.

« Gilbert, non, non ! »

Julie Lambert se précipitait vers moi, ses cheveux noirs flottant sur ses épaules. Elle était vêtue d'une longue robe blanche, bras nus, pieds nus, avec de fins bracelets argentés aux poignets. Elle aussi, plus belle que je ne l'avais jamais vue, même dans l'Adieu à la verte prairie. Différente aussi, le visage plus allongé, la bouche rouge qui faisait paraître son teint plus pâle…

Elle s'arrêta à quelques mètres de moi, de l'autre côté de la barrière, et me fit un grand signe de la main.

« Je suis si heureuse de te voir. »

Mais ses traits restaient figés dans une expression incertaine.

Je lui souris et fis quelques pas le long de la barrière.

— « Je suis venu. La porte est fermée.

— Tu ne dois pas passer.

— Pourquoi ? »

Elle étendit la main, paume en bas, dans un geste hiératique et chargé d'une douce autorité.

— « Le moment n'est pas encore venu pour toi.

— Le moment n'est pas venu ?

— Mais nous nous retrouverons un jour. »

Une lourde tristesse m'étouffa. Alors, il me fallait repartir, rentrer dans ce pays morne et gris, où je n'entendrais plus l'appel de Slombo ?

« On a besoin de toi, en bas. » dit Julie.

Une ombre de sourire flotta sur ses lèvres. Je secouai la tête.

— « Je veux rester. Je suis seul ; personne n'a besoin de moi.

— Justement, tu n'as pas vraiment vécu ta vie. Tu as tout à faire. Et puis, regarde… »

Elle tourna la tête, me montra d'un geste la maison. Les hommes en bleu s'affairaient autour des voitures bleues, marquées Slombo. On eut dit, dans leur combinaison, des techniciens de production en train de démonter et d'emballer le décor d'un film.

« Ils s'en vont. » dit Julie. « C'est fini. »

La maison s'effaça, une ombre grise courut sur la terre, la lumière orange s'éteignit. Mais j'entendais toujours au fond du tunnel le son musical et poignant : Slombo-Slombo-Slombo-Slombo… Une longue file de voitures bleues s'étira dans la brume.

Je regardai le paysage et fis mes adieux à la verte prairie avant qu'elle n'eût tout à fait disparu. Julie se tenait toujours de l'autre côté de la barrière. Elle m'adressa un dernier signe, la main au-dessus de la tête, comme dans la Fête des oiseaux, puis elle recula au loin et s'évanouit.

Je criai son nom : « Julie ! Julie ! Reviens, je t'en prie ! ».

Trop tard. Je me retournai et distinguai la forme claire de ma voiture dans le crépuscule, à quelques pas. Je claquai la portière, le moteur ronronna au premier coup de démarreur et ce bruit me faucha le cœur. Tout allait donc recommencer !

Non. Je préférais en finir maintenant.

Presque aussitôt, je me vis en train de doubler une voiture mal éclairée et un peu zigzagante. Encore un qui en avait assez de la vie telle qu'elle était ! Un gros véhicule, camion ou autocar, surgit en face, baissa ses phares. J'avais le temps de passer. Non.

Les yeux géants du camion se précipitaient à ma rencontre, buvant la nuit liquide. Je songeais que j'allais mourir assourdi par le fracas de la tôle et que je n'entendrais pas, au dernier moment, le doux appel de Slombo. Une stupeur de cauchemar m'écrasa le cœur. Trop tard pour agir, à peine le temps de prier. D'ailleurs, je n'avais aucune envie d'agir. Prier peut-être…

Slombo.

Une espèce de dinosaure antédiluvien se ruait sur mon brave vieux break. Mes phares volaient plein de courage à la rencontre des six yeux du météore. Gilbert Mérac, tu ne rentreras pas à la maison ce soir ! C'est ce que tu voulais ? C'était écrit, non ? Une voix s'éveilla en moi et émit une sorte de rire. Imbécile ! Puis le son secret, ténu et consolant : Slombo, Slombo, Slombo.

Les deux faisceaux de lumière se croisèrent un centième de seconde, épées gigantesques, dégoulinantes de lumière mouillée. Je me crus un instant à bord d'un vaisseau spatial, projeté sur une comète folle. Et l'orbite de mon vaisseau coupa celle de la comète avec un bruit de fin du monde, qui ne couvrit pas tout à fait, pourtant, l'appel de Slombo.

Le fracas s'atténua peu à peu, devint sourd, ouaté et long, long… La douleur était moins atroce que je ne l'avais craint. Brûlure lancinante à l'intérieur des yeux, déchirure au fond de la poitrine, lent arrachement au creux du ventre. Et puis le vertige, la nausée, l'asphyxie.

Je tombais. Lente fut la chute dans le silence. La lueur des phares m'accompagnait, débordant en gerbes de flammes qui grandissaient, envahissaient le ciel jusqu'à l'étoile Polaire : le crépitement de mille soleils éclatés, dans la phosphorescence d'interminables secondes, puis le silence s'enfla, s'étendit et dévora l'espace.

Je bougeai les mains, étirai mes doigts engourdis. Bon Dieu, je suis vivant, toujours vivant !

« Il se réveille. » dit quelqu'un. « Enfin ! »

« Slombo. » répète deux ou trois le docteur Felden, comme s'il tâtait du bout de la langue les fortes syllabes de ce mot. « Quel sens donnez-vous à ce nom, maintenant ?

Maintenant ? Aucun sens. Slombo est au-delà du sens.

Je précise : « Consciemment, aucun.

— Et vous n'aviez pas du tout l'intention de vous suicider.

— Si j'avais voulu me suicider, je ne l'aurais pas tenté sur la route, au risque de tuer des gens qui n'avaient pas, eux, l'intention de mourir. La chance a voulu que je sois le seul blessé grave. »

Il tourne la tête et regarde le ciel bleu par la fenêtre.

— « Votre expérience est plutôt non conventionnelle. Je veux dire différente du modèle courant de N.D.E. le plus souvent inspiré par les croyances religieuses du sujet.

— Bien que beaucoup de spécialistes le nient.

— Oui, bien que beaucoup de spécialistes le nient. Elle n'est pas la première de ce type que je vois, mais Slombo me trouble.

— Moi aussi ! »

Je joins les mains sur mon genou. Le docteur Felden me fixe gravement. C'est un des rares psychiatres français qui se passionne pour la N.D.E. : Near Death Experience, expérience de mort imminente. Les visions des sujets en phase terminale… Ce qui m'est arrivé, paraît-il. J'ai été en “phase terminale” et je suis revenu. Julie Lambert m'a interdit de sauter la barrière blanche et je me suis réveillé dans mon lit d'hôpital après avoir “voyagé au pays des morts”.

Quelle que soit la nature de cette rencontre, je ne l'oublierai pas de sitôt. Et je n'oublierai pas Slombo.

Le docteur Felden reprend tout au début. Il m'explique une fois de plus que des tas de gens, partout et de tout temps, ont frôlé la mort et connu à cette occasion une expérience très forte et très particulière, qui n'est pas sans rappeler la description du “passage” dans le Livre des morts, tibétain ou égyptien. Je hoche la tête en l'écoutant. Je sais, je sais. Il insiste.

— « Et vous n'aviez jamais lu aucun livre sur les N.D.E. ?

— Non.

— Ring, Moody, Sabom ?

— J'ai étudié ces livres après mon retour de l'hôpital, pour essayer de comprendre ce qui s'était passé.

— Mais vous aviez lu des articles ?

— Un article et au moins un morceau d'émission de télévision.

— Qu'en aviez-vous pensé ?

— Je ne sais plus. Je n'avais pas eu l'impression d'une révélation. »

Il cherche une position confortable sur son fauteuil.

— « Reprenons. »

Il fait mine de consulter ses notes ; en réalité, il se fiche de mon cas. Ce qui l'intéresse, c'est la N.D.E. un peu originale que j'ai vécue. D'ailleurs, je ne suis pas venu pour lui soutirer un diagnostic ou un traitement, mais pour lui apporter mon témoignage, à la demande du docteur Lorenzo, le médecin qui m'a empêché de sauter la barrière.

« Felden collectionne les souvenirs des réanimés, » m'a dit Lorenzo, « ce que certains appellent les expériences de mort imminente. Il serait intéressant de voir si votre aventure particulière lui rappelle quelque chose… »

Felden se frotte les mains, croise et décroise les jambes, caresse la courte barbe poivre et sel qui arrondit son visage osseux.

« Essayons de reprendre par ordre chronologique. » décide-t-il.

J'objecte aussitôt : « Mes souvenirs ne coïncident pas avec l'ordre chronologique. Je suis rentré de Paris par le train, puis j'ai pris ma voiture à la gare et l'accident est arrivé quelques minutes après, au début de l'après-midi. Du moins c'est ce que j'ai appris à mon réveil, mais dans ma mémoire, il se situe bien plus tard. Je n'arrive pas à situer le moment du saut en arrière. Sans doute, le moment où je suis monté dans le train, à la gare d'Austerlitz. Ou peut-être l'instant où Julie Lambert est venue s'asseoir en face de moi… Ce souvenir appartient à la séquence N.D.E., mais il me paraît tout aussi réel que les autres. En fait, il n'y a qu'une séquence pour moi. Mon expérience N.D.E. commence à Paris, chez Vinca, cette amie que je suis allé voir la veille de mon retour. Elle portait un pull marqué Slombo. Elle m'a dit qu'elle travaillait pour Slombo. Rien à signaler pour mon dernier jour à Paris. Puis je monte dans le train et Julie Lambert vient s'asseoir en face de moi. C'est Julie et ce n'est pas elle. Nous parlons ; elle s'amuse à me laisser dans le doute. Puis je sors, je marche un moment dans le train et, quand je reviens, elle a disparu… »

Je raconte avec autant d'exactitude que j'en suis capable la suite des événements. C'est important. Le docteur Felden doit, s'il a encore un doute, comprendre que mes souvenirs de l'expérience N.D.E. sont aussi précis et aussi forts — plus précis et plus forts même — que les souvenirs ordinaires. Et, de nouveau, j'affronte ses questions.

— « À quel moment avez-vous eu le sentiment de basculer tout à fait dans l'irrationnel et l'impossible ?

— Jamais tout à fait… Il y avait toujours une explication possible.

— Du moins, c'est ce que vous vouliez croire.

— Peut-être. Même quand je suis arrivé devant la barrière blanche et que j'ai vu ce que j'appelle l'“âge d'or” de l'autre côté, je n'ai pas eu une impression d'irrationnel et d'impossible.

— Et vous ne saviez pas que Julie Lambert était morte ?

— Je ne le savais pas, mais j'en avais un peu peur. Elle me laissait avec deux cent mille francs de dettes pour les réparations de sa maison et ça ne lui ressemblait pas. Les journaux parlaient de ses aventures avec la secte des Amis du Soleil ou quelque chose comme ça. Elle n'avait pas tourné un seul film depuis au moins deux ans. Elle est morte au cours d'une “séance psychique” — ce sont les mots des journaux — et dans des circonstances troubles. La nouvelle a été publiée pendant mon séjour à l'hôpital… »

Le docteur Felden feuillette rapidement mon dossier, esquisse un sourire un peu moqueur. C'est la première fois que je décèle un semblant de raillerie dans son regard.

— « Vous avez été accueilli sur la frontière de l'au-delà par une morte qui vous était chère. C'est on ne peut plus classique ! »

L'envie me vient de lui avouer toute la vérité, dont je crains qu'elle ne soit moins classique. Finalement, je réussis à me taire. Il n'a pas besoin de savoir et je me doute que sa tolérance à l'“irrationnel” et à l'“impossible” a des limites.

Il prend la grimace qui m'a échappé pour une marque de scepticisme. Il ouvre un livre à couverture noire, tout hérissé de signets.

Il me lit un passage d'une voix neutre : « L'agonisant rencontre alors une sorte de limite, de frontière qui l'arrête dans sa marche vers la lumière. Cela peut-être un mur, une haie, une rivière, une barrière, parfois simplement une force qui le repousse. À ce moment, très souvent, apparaît une personne chère, un proche parent décédé qui lui dit que son heure n'est pas venue, qu'il va rentrer dans son corps et retrouver le monde… »

Le médecin referme le livre en le faisant claquer légèrement.

« Voilà, mon cher. Sur une quinzaine de caractères typiques des N.D.E., la vôtre n'en compte que trois ou quatre. Celui-ci est le plus probant. Il y a aussi le bruit, qui “vient de l'intérieur” et qui peut ressembler à une crécelle ou un gong ou d'ailleurs n'importe quoi d'autre, qui peut être effrayant ou apaisant ou les deux tour à tour… Slom-bô, ça pourrait ressembler à un coup de gong, n'est-ce pas ? Mais ça pourrait être aussi du sang dans les vaisseaux de votre cerveau, au moment où celui-ci était sur le point de s'asphyxier. Qu'en pensez-vous ? »

Un sourire me vient, qu'il remarque et qui l'intrigue. Il me scrute de nouveau, hoche la tête.

« Vous ne savez pas. Vous ne pouvez pas savoir… Encore un point. Depuis votre retour, avez-vous l'impression d'avoir changé ?

— Je le pense. Pourtant, c'est difficile à dire car je ne me souviens pas très bien de celui que j'étais avant.

— Mais c'est la meilleure preuve.

— J'ai d'ailleurs peine à m'imaginer autrefois. Et puis le monde me paraît infiniment plus vaste et la petite parcelle d'espace et de temps où je suis condamné à vivre de nouveau est comme une prison. Et puis aussi… Je crois qu'autrefois je voyais la société et la vie avec une tolérance teintée d'humour. Il se pourrait que j'aie perdu mon sens de l'humour au cours de ce voyage !

— Oui, oui, beaucoup d'experiencers changent de métier, de philosophie ou d'existence. Quelques-uns même divorcent.

— Je ne suis pas marié.

— Puis-je dire : tant mieux pour vous ? »

Il me regarde. Il sent que je lui cache quelque chose. Le désir de parler me traverse de nouveau mais à ce moment le téléphone sonne.

Le docteur Felden décroche sans tourner la tête : « Allô ? J'écoute. Mais parlez. Parlez donc ! ». Il attend quelques secondes, puis raccroche avec un haussement d'épaules agacé.

Irrationnel et impossible. Je sais que l'appel était pour moi. J'en reçois de tels tous les jours, deux fois par jour souvent, non seulement chez moi ou à mon bureau, mais en des lieux où personne ne peut savoir que je me trouve. Je décroche et personne ne parle ou alors, j'entends un murmure lointain, des voix nombreuses mais si faibles que je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit vraiment des voix. J'ai une hypothèse, mais je ne la confierai pas au docteur Felden, car je la crois bien au-delà que ce qu'il pourrait accepter.

Je me mords la lèvre pour ne pas sourire encore. Il ne saura jamais combien ma vie a changé depuis mon retour. Je ferme les yeux et reprends mon souffle. Le médecin soupire longuement.

« Nous nous revoyons une autre fois ? »

Je réponds : « Oui. », mais je ne suis pas sûr de revenir. Je sors mon portefeuille d'un geste machinal. Il m'arrête d'un signe.

— « Rappelez-vous nos conventions. Votre cas m'intéresse, je l'étudie. Si j'arrive à y voir clair, j'essaierai de vous aider d'une façon ou d'une autre. Mais je ne vous promets rien. »

Je me retrouve dans la rue. La lumière me paraît étrange, comme souvent depuis mon retour : épaisse, glauque, sans éclat. Elle semble monter du sol, comme d'un miroir gris.

Aussitôt dans ma voiture, je sens une légère somnolence. Je pose les mains sur le volant, je cale ma nuque et j'écoute.

Le son arrive presque aussitôt. Murmure fiévreux et lancinant, doux, chaleureux, familier maintenant. Slombo, Slombo, Slombo, Slombo… Éternel et consolant. Slombo, Slombo, Slombo… Grave et ensorcelant. Slombo, Slombo… Lointain mais fraternel. Slomboooo !

Je ne peux m'empêcher de rire. « Ça pourrait être aussi le bruit du sang dans les vaisseaux de votre cerveau, au moment où celui-ci était sur le point de s'asphyxier. » a dit le docteur Felden. « Qu'est-ce que vous en pensez ? » J'en pense que Slombo est toujours là et que ce n'est donc pas le bruit du sang dans les vaisseaux de mon cerveau !

Je rentre chez moi. Le téléphone sonne à l'instant où je pousse la porte. Je décroche, mais je me doute que nulle voix humaine audible ne me parlera. Cela ne signifie pas qu'il n'y ait personne au bout du fil. Au contraire, je sens qu'on m'appelle impatiemment de quelque part, avec espoir et désespoir.

J'écoute. Un jour peut-être, une voix inconnue ou bien connue m'atteindra enfin. Mais pas cette fois…

Ce n'est pas tout à fait le silence dans l'écouteur. Il y a une espèce de rumeur, de gazouillement, comme le chant de mille oiseaux ou de cent mille insectes filtré par je ne sais quelle épaisseur. Un souffle passe, pareil à un long cri étouffé, loin, très loin… Je crois que c'est Vinca ou Brigitte qui essaie de m'appeler.

Irrationnel et impossible ? Je n'ai pas dit au docteur Felden que le monde depuis mon retour n'est plus celui d'avant. Ici, Vinca n'existe pas. Ma secrétaire s'appelle Viviane, elle est mariée, elle a quatre enfants, elle est toujours fatiguée, souvent malade. Elle en a plus qu'assez de la vie. Brigitte est restée de l'autre côté.

Je m'installe au milieu des livres et des revues que j'ai rassemblés depuis ma sortie de l'hôpital. Puis je les repousse, me prends la tête dans les mains et ferme les yeux. Je sais tout ce qu'il y a dans les livres. J'en sais même un peu plus.

Je pense que les témoins, les experiencers, ne disent pas tout. Ou bien ils n'ont pas compris, ou bien on ne les a pas crus… parce qu'ils ont franchi les limites de l'irrationnel et de l'impossible.

Après le retour, nous avons changé. D'autant plus que le monde aussi a changé, que nous n'y sommes plus tout à fait à notre place et qu'on ne nous reconnaît plus.

Je suis revenu, mais dans un univers qui n'est pas le mien. Je suis un chat quantique !

Je me lève et je prends dans la bibliothèque le premier volume des mémoires de Casanova, le seul que je possède ici. Je feuillette le catalogue de la collection "Auteurs célèbres". Le numéro 261 est Voyage au pays des singes, de Louis Jacolliot. Le pays des singes, je le connais. J'en viens, j'y suis revenu. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes singes, mais peu importe.

Je sais qu'il existe une réalité où Louis Jacolliot a écrit les Esclaves de Slombo à la place de Voyage au pays des singes. Qu'est-ce qui vaut mieux ? Être un singe au pays des singes ou un esclave de Slombo Dieu sait où ? Je n'en sais rien. J'ai perdu mon sens de l'humour et j'en suis presque heureux. L'humour est la forme civilisée du désespoir et je ne veux plus être désespéré !

Je compose pour la centième fois le numéro de Vinca, que je sais par cœur.

« Le numéro que vous avez demandé n'est pas en service actuellement… »

Pas de Vinca, pas de numéro.

Les experiencers aux frontières de la mort sortent non seulement de leur corps, comme le racontent beaucoup de témoins, mais aussi de leur univers. Sinon tous, du moins un certain nombre et je suis de ceux-là. Ils traversent des territoires inconnus, ils rencontrent des entités non-humaines. Ils sortent du temps et retrouvent les morts dans une sorte d'éternité. Puis ils rentrent, et retombent dans leur monde ou un monde à côté, comme celui-ci…

Celui-ci qui diffère du mien par pas mal d'éléments, personnels ou non. Par exemple, Julie Lambert n'a jamais tourné l'Adieu à la verte prairie. Dommage. Et elle ne me doit pas d'argent !

Accessoirement, le mur de Berlin n'est pas encore tombé.

En fait, aucun de ces mondes n'est le mien. Je suis d'ailleurs et de partout. Je cherche un trou pour m'en aller !

Je roule dans la nuit. De lointaines collines s'inscrivent en broderie bleue sur l'horizon lavé par la lune. La tentation est forte de retourner d'où je viens par le même chemin, tout de suite.

Un coup de volant à droite, je percute un arbre, je m'écrase dans un hurlement de tôle torturée. Je me réveille devant la maison de Julie Lambert, et cette fois je saute pour de bon la barrière blanche. Mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure voie. Je comprends soudain que je ne dois pas chercher seul.

Je choisis la vie. C'est vivant que je trouverai le chemin. Je suis heureux. Je viens de renaître.

D'autres “voyageurs des frontières” ont forcément rencontré Slombo, et ils n'ont pas osé parler. Je vais essayer de les rencontrer et nous chercherons ensemble le passage et la vérité.

Je rentre à la maison et je commence à écrire mon histoire.

Cette nuit, la musique de Slombo se fait insistante et lancinante. Elle m'accompagne au fond de mon sommeil.

C'était un appel aux réanimés, aux experiencers qui n'ont pas raconté toute leur expérience parce qu'elle leur semblait au-delà de l'impossible. Aucun de nous ne sera plus seul, MAINTENANT.

Première publication

"Slombo"
››› Utopies 91 (anthologie sous la responsabilité de : Ellen Herzfeld & Dominique Martel ; France › Paris : Robert Laffont • Ailleurs et demain, 1991, non paru). Première sélection refusée par Gérard Klein
››› inédit sur papier mis en ligne par Quarante-Deux en mars 2007