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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

la Sonate d'un autre monde

Avec Katia Alexandre

À la mémoire d'André Hardelet

Une grosse lune ovale planait sur le coteau bleu. La nuit claire, ocellée de nuages ronds, s'écrasait contre la double porte-fenêtre ouverte sur la forêt.

Une panne de courant avait obligé Célia et Anita à chercher des lampes à pétrole et des bougies qui mêlaient peureusement leur lumière à celle de la lune. Un léger courant d'air traversait la pièce et agitait la flamme fuligineuse de la suspension, d'où jaillissait un long fil de fumée noire.

Anita venait de monter dans sa chambre — en s'éclairant d'une lampe torche — lorsque Célia entendit la musique depuis le couloir. La musique ? Le piano ou la chaîne ? Mais sans électricité, la chaîne ne pouvait fonctionner. Et Anita, seule personne de la maison qui fût capable de tirer une note juste de l'instrument, était en haut… Célia écouta, incertaine, le balancement sourd, rythmé, saisissant, de la sonate Clair de lune de Beethoven. Le piano était un quart de queue Pleyel, à la musicalité douce et chaleureuse. Il se trouvait au bout du couloir, dans une petite pièce sombre. Célia goûta l'harmonie des sons avec une jouissance presque charnelle. Elle porta sa main ouverte à son front, à sa bouche, à son cœur. Le simple plaisir de la musique abolit en elle, un instant, tout esprit critique. Elle eût admis que le piano jouait seul, qu'elle rêvait, qu'elle était ailleurs… n'importe quoi.

Hart, le bûcheron du Sonnersant, serra un gros briquet doré dans sa main gauche, et une flamme ténue jaillit de son poing. Les enfants s'approchèrent. Ils étaient six : trois filles et trois garçons. Deux garçons étaient de jeunes paysans en culotte courte et chemisette claire. Le troisième, le plus grand, déjà presqu'un adolescent, portait un blouson de toile et un pantalon de velours qui lui donnaient l'air d'un citadin. Dans le groupe des filles, il y avait une petite brune, une grosse blonde et une maigre gamine aux cheveux châtain roux… Cette troupe bigarrée jetait une tache vive sur le gris du coteau. Hart profitait du temps couvert pour brûler des buissons et nettoyer ainsi les friches du Houaar que Ser Bralten voulait transformer en pâturages.

Soudain, la petite fille brune poussa un cri bizarre et tomba à genoux devant les flammes. Le jeune garçon en blouson et pantalon essaya de la tirer par le bras pour la forcer à reculer.

« Tu es folle, Célia !

— Laisse-moi, Erik. » dit Célia. « J'aime le feu et j'en ai peur, tu comprends ? Il ne faut pas avoir peur du feu !

— Si, Célia. » répondit Erik d'une voix tendue. « Il faut en avoir peur. Le feu brûle ! »

Célia éclata de rire.

— « Et si le feu ne me brûlait pas, moi ? »

Elle se retourna et observa avec inquiétude le visage livide de son camarade.

« Oh, laisse-moi. Va jouer n'importe quoi sur ton cher piano ! »

Un gros garçon en culotte courte, Michaël Anchork, le fils des fermiers brectaméens de Ser Bralten, s'approcha pour observer la scène, d'un air intrigué et un peu niais.

— « Aide-moi à la tirer de là, idiot ! » commanda Erik Bralten. « Tu vois pas qu'elle va se brûler ? »

Michaël releva une mèche raide qui tombait sur son front, puis s'avança avec prudence. Il avait peur du feu. On doit avoir peur du feu quand on n'est pas un Syge. Les fermiers brectaméens étaient pauvres, mais il n'y avait pas de Syge parmi eux ! Michaël hésitait. Il aurait bien voulu obéir à Erik, qui était le fil du Ser et un grand musicien — c'est-à-dire un demi-dieu. Il était fait pour obéir et Erik pour commander. Il aurait voulu prendre la main de Célia dans la sienne et serrer, serrer très fort. Mais il avait les doigts sales et des trous à sa culotte… Brusquement, il oublia ses scrupules. Erik avait fait tomber Célia et il la traînait loin des flammes. Michaël s'approcha pour ne rien perdre du spectacle. Sur un geste d'Erik, il prit le poignet de Célia, sans même penser à ce qu'il faisait. Il tremblait d'émotion. Il se mit à tirer à son tour. Une petite main sèche — et douce, incroyablement douce — se recroquevilla dans sa paume poisseuse. Célia se laissait traîner en émettant un bruit de gorge qui était son cri, mélange de rire, de râle, de sanglot contenu.

« Je suis un animal sauvage. » disait-elle parfois. « Écoute mon cri ! » Et Michaël l'écoutait, figé, glacé, à mi-chemin de l'horreur sacrée et de l'adoration religieuse.

Quand les garçons la lâchèrent, elle s'assit sur l'herbe et se mit à sucer une petite blessure à son genou droit. De petites veines bleues sillonnaient la peau très blanche de ses cuisses, sous la jupe à carreaux et le court jupon rose. Ses genoux seuls étaient gris. Michaël aurait aimé poser ses lèvres à l'endroit le plus sale et le plus rugueux, mais c'était une idée complètement folle et il savait qu'il n'oserait pas de sitôt ce geste d'adoration.

Célia entra dans la pièce où se trouvait le piano. Une coulée de lune glissait sur les épaules de l'homme assis derrière l'instrument, éclaboussait sa chemise rouge et s'étalait sur les lames rongées et disjointes du plancher usé. Jacques, pensa Célia. Impossible ! Elle eut envie de rire, de pleurer, d'être ailleurs, de courir les yeux fermés dans une forêt épaisse, si loin, si loin qu'on ne la retrouverait jamais. Elle eut envie de mourir brûlée vive sur un haut bûcher, vêtue du San Benito, enchaînée et hurlante. Jamais plus l'eau glacée pas la glace le feu ayez pitié de moi tout cela est fini fini Jacques ne connaît pas la musique ne sait pas jouer du piano Jacques n'est pas… Célia aurait voulu soupirer très fort, mais son souffle sortait de sa gorge à petits coups saccadés. Elle se tenait là, sur le seuil, avec une tache de lumière rose à ses pieds, figée comme une actrice novice qui a oublié son rôle, et son éternelle incertitude refluait en elle par de longues vagues tièdes. Elle avança longtemps, à petits pas minuscules, s'agenouilla, appuya la tête contre le bras de son mari.

La chemise rouge de Jacques et son visage tanné luisaient par intermittence. De fantastiques dessins sombres semblaient tatoués sur sa joue.

Plus tard, bien plus tard, elle s'aperçut que son bras était immobile, sa large main posée à plat sur le piano fermé. J'ai donc rêvé ? Non, elle savait bien qu'elle avait entendu la sonate… Dehekahar… Elle se demanda vaguement si elle aimait encore Jacques, la vie, la musique, l'univers dans lequel on l'avait exilée. « Je t'aime, je t'aime ! » souffla-t-elle à l'oreille de Jacques. C'était le titre d'une très belle pièce qu'elle avait vue autrefois à Marienbad, la capitale du Sonnersant, quand elle avait dix ans. Il rit, il rit, il rit car il ne savait pas. Il ne connaissait pas Marienbad, il n'aimait pas le feu et ne craignait pas la glace. C'était un homme de ce monde. Il lui tendit la main pour l'aider à se relever. Il se mit debout à son tour, déploya sa haute taille, hissa lentement ses larges épaules dans la clarté huileuse de la lune, promena une main sur sa poitrine par l'échancrure de sa chemise déboutonnée et posa l'autre sur les cheveux de Célia.

— « Je suis un paysan. » dit-il.

Célia avait épousé un paysan par amour de la terre, de la forêt, du feu. Elle haïssait les froides villes du nord, les foules hurlantes, les bureaucrates aux yeux vides, les murs, les murs, les murs, la mer sans fin des toits bleus, les machines lisses, les lumières trop vives, l'atmosphère poisseuse et les visages de cire. Elle ne pouvait rester un seul jour sans caresser la peau rugueuse des grands arbres.

— « Tu es un paysan, » dit-elle à Jacques, « et je t'aime !

— Je t'aime aussi, paysanne. »

Il serra le bras nu de Célia dans sa poigne dure.

« Dommage que je ne sache pas jouer du piano, hein ! »

À travers le couloir, il la conduisit comme au bal jusqu'à l'immense sofa recouvert de vieux cuir sur lequel ils s'asseyaient parfois, à demi étendus, enlacés, les corps joints et les jambes mêlées, pour goûter d'innommables alcools que Jacques découvrait dans une cave sombre, moisie, au milieu des tas de bois poussiéreux et des monceaux de douves, vestiges de mille tonneaux éclatés. Une fois de plus, une bouteille grise de noble crasse avait surgi dans sa main. Puis deux petits verres de cristal, très lourds et un peu ternis. Célia but en silence ; l'heure n'était pas aux questions.

— « Je voudrais que ce soit l'hiver. » dit-elle enfin.

— « Pourquoi ? » demanda Jacques.

C'était sa façon de jouer le jeu de Célia. Il posait ses questions comme s'il ne savait pas d'avance la réponse.

— « Nous serions assis devant le feu. Nous regarderions les flammes.

— Et tu mettrais tes mains dedans ?

— Non. Je te jure que je ne le ferais pas ! »

Le silence était si grand dans la maison qu'on entendait le vent — léger, léger — souffler sur la forêt.

Célia souriait à Jacques d'un sourire tendre et inquiet. Soudain, une chouette ulula et la jeune femme eut très peur. Ils rirent ensemble. Ils s'entendaient merveilleusement. La vie valait d'être vécue, avec leurs amis les arbres.

Cette chambre incroyable : son lit immense, ses boiseries découpées en imitation de gothique flamboyant, son plancher pourri, grinçant, semé de pièges, son plafond garni de glaces rongées, tachées par l'eau des gouttières… La lumière gluante de la lune prenait la fenêtre de plein fouet et se déversait dans la pièce par les trente-deux carreaux que Célia lavait presque chaque jour, parce que la lumière ou simplement, quand la nuit était sombre, l'espace bleu, obscur palpitant, étaient de bons remèdes pour sa claustrophobie. Depuis des années, on n'avait plus fermé les volets. Ainsi, elle pouvait se lever d'un bond et, d'un geste, ouvrir la fenêtre pour appeler les arbres qui lui répondaient à leur façon. Les hêtres chantonnaient doucement, rêveusement. Les chênes lançaient des cris rauques, étouffés ; les bouleaux sifflaient comme le vent du nord ; les sapins émettaient un lent et lointain murmure, régulier, puissant…

Jacques, le paysan, faisait l'amour avec une fougue maîtrisée, une habile douceur. Et Célia regardait le reflet de son dos s'animer au-dessus d'elle, dans un morceau de glace presque intact. L'image était agrandie, déformée, sous la clarté pâle et oblique de la lune… Oui, elle aimait Jacques. Elle était heureuse. Mais elle ne prenait pas beaucoup de plaisir avec lui, malgré ses mots tendres et ses gestes savants. Surtout en été. L'hiver, ils allumaient un grand feu de bois dans la cheminée. Célia relevait sa jupe, ouvrait les jambes et s'offrait aux flammes pour s'exciter avant d'aller au lit. Et l'amour brûlait comme une branche de sapin dans son cœur et dans son sexe…

L'électricité jaillit sous l'abat-jour baroque. Célia se souvint qu'elle avait abaissé machinalement l'interrupteur en entrant. La nuit mourut dans un éclair jaune. L'image de Jacques dans la glace devint toute petite et se figea. Célia baissa les yeux. Jacques avait ce double visage qu'elle lui voyait certains soirs, dans le sommeil et l'amour, et qu'elle connaissait bien maintenant, et qu'elle aimait. Le Jacques du jour, du monde, de la réalité ordinaire : ses sourcils épais qui formaient deux grosses barres entre son front plissé et ses yeux clairs, les mèches raides, presque rousses qui tombaient sur ses tempes, son nez massif, sa bouche large aux lèvres un peu déversées, son menton carré, sa forte mâchoire à peine enrobée de tissu adipeux… Et, en surimpression, l'autre, un Jacques inconnu, non seulement plus jeune mais différent : son regard gris, cerclé de vert, ses longs cheveux noirs, son visage mince, tourmenté, anguleux, son nez pointu, sa petite bouche relevée aux coins… Jacques ? Erik ?

Célia laissa fuser un léger cri. Jacques s'abattit sur elle, l'écrasant de son poids. Sensation très agréable — mais était-ce le plaisir ? Cela ne ressemblait pas, et de loin, au plaisir que lui donnait le feu…

De son enfance — vingt ans, vingt-cinq, un siècle, hier… —, Célia n'avait retenu consciemment que des impressions vagues, douloureuses et merveilleuses, le feu, l'eau glacée, les doux arbres… des images troubles et terribles : la foule haineuse lunchant une Syge inconnue, les gardes noirs du Sonnersant déshabillant une petite fille — elle-même, peut-être — et l'attachant avec une cordelière pour la jeter dans l'eau froide… L'état-civil lui donnait trente ans. Elle devait en avoir dix quand elle s'était retrouvée seule et nue, dans une plaine sans arbres, près d'une grande ville qu'elle n'avait jamais vue. Elle avait pensé : J'ai perdu pour toujours les arbres ; faites-moi mourir tout de suite, mon Dieu ! Des gens l'avaient emmenée en voiture. Un homme l'avait couverte de sa veste : oh ! l'horrible contact de son étoffe. Elle avait vécu dans une ville sans feu et sans arbres… ou si peu. Elle se souvenait des tilleuls misérables, des platanes tristes, des pauvres ormeaux. Et, l'hiver venu, les gens se chauffaient avec des poêles au fond desquels était enfermée une petite flamme presque invisible, malodorante, ou bien avec des machines mystérieuses qui captaient dans des fils leur chaleur malsaine… Elle ne connaissait pas le langage de ce monde et n'avait aucune envie de l'apprendre. Plus tard, on l'avait conduite dans une sorte de château au bord de la forêt. Des arbres ! Ce monde possédait aussi des arbres… En quelques mois, elle s'était transformée, épanouie. Elle avait appris à parler et à lire la langue du pays. Elle avait appris l'histoire et la géographie de ce monde qui ressemblait au sien par certains côtés et qui était si différent par d'autres. Peu à peu, elle avait oublié le Sonnersant, Marienbad, les Syges et Dehekahar.

Un jour, pour une fête qui devait être Noël, on avait allumé un grand feu de bûches dans la salle à manger de la maison d'enfants. Célia s'était approchée de la cheminée. Elle avait tendu ses mains vers les flammes. Elle avait touché les flammes. Puis, profitant d'un moment où personne ne la regardait, elle avait relevé sa jupe et exposé son ventre à la chaleur du foyer. Elle avait connu de nouveau le plaisir divin.

Elle avait épousé Jacques et habitait avec lui une grande maison délabrée, étrange, près de la forêt d'Archer : bouleaux argentés, chênes rouvres, sapins de Douglas… Ils auraient pu faire réparer la maison à condition de vendre une coupe de bois supplémentaire. Mais Célia aimait trop les arbres.

Elle était fatiguée, elle frissonnait, elle avait froid… Froid en plein mois d'août ! La température se maintenait au milieu du jour à trente degrés ou plus, et Célia claquait des dents. La fièvre ? Non. Elle n'avait pas la fièvre… Jacques exigea qu'elle voie le médecin du bourg. Elle voulut y aller seule. Elle dut conduire très lentement et mettre le chauffage de la voiture. Elle apprit dans la salle d'attente que le docteur Ferrier était en vacances et que son remplaçant, un jeune stagiaire, se nommait le docteur Karl. « Un étranger. » dit quelqu'un. « Pourquoi ont-ils envoyé un étranger ?

— Le docteur Karl ?

— Drôle de nom ! »

Célia entra à son tour dans le cabinet. Elle regarda avec étonnement le jeune médecin. Il avait l'air d'un adolescent. Incroyable. On lui aurait donné dix-sept ou dix-huit ans. Il avait un sourire à la fois enfantin et énigmatique. En outre, elle avait l'impression de le connaître. Ces longs cheveux noirs, ce visage étroit, cette petite bouche… et ces mains, ces longues mains de pianiste !

« J'ai froid. » dit elle.

Elle se mit à trembler et lui montra la chair de poule sur ses bras. Il lui semblait qu'un filet d'eau glacée coulait dans son dos. Le docteur Karl l'observait avec une étrange fixité. Puis il s'approcha d'elle et posa la main sur son épaule.

— « Je sais tout. » dit-il simplement. « Rentrez chez vous. »

Célia obéit. Elle alluma un grand feu dans la cheminée. Jacques travaillait aux champs. Célia se déshabilla entièrement et s'accroupit devant les flammes. Jacques survint et la trouva gémissant de plaisir, le ventre brûlant, une main pleine de cendres. Il l'emporta sur son lit. Elle n'avait plus froid…

Elle était nue aussi, ce soir-là. Elle avait chaud. Elle balançait à travers la pièce son corps musclé et souple de ballerine. Elle ferma lentement la fenêtre, puis elle appuya la tête, les bras, le buste contre la vitre, caressant le verre frais avec la pointe de ses seins. Elle avait la sensation de dériver dans le ciel, crucifiée à la fenêtre, et de tomber doucement vers la pleine lune qui l'aspirait.

C'est alors que la sonate Dehekahar s'éleva de nouveau. Une onde de plaisir monta le long de ses reins. Rien de comparable au plaisir du feu. Une joie très douce et très charnelle à la fois, qui ne fulgurait pas dans son sexe, mais effleurait toutes les zones érogènes de son corps. Cependant, c'était une sensation incomplète, un peu frustrante — qui n'appartenait pas tout à fait à ce monde.

Clair de lune. Dehekahar

Célia pensa d'abord que Jacques jouait du piano — mais Jacques ne savait pas jouer du piano. Il était assis sur un vieux fauteuil de bois, près de la fenêtre. Il avait mis un disque. Pourtant, Célia ne se souvenait pas d'avoir vu Dehekahar sur l'étagère des classiques… Jacques ? Comme il paraissait jeune, de profil. Comme il avait les cheveux longs et le visage mince…

Elle eut envie de s'approcher de lui, de poser la main sur sa tête, sur ses yeux, sur sa bouche. Mais elle le trouva étrange et n'osa pas. Elle monta dans sa chambre et s'allongea sur le lit. Elle s'observa dans la glace du plafond. Son nez très légèrement relevé lui donnait un air de douceur, de gentille impertinence et de sérieux enfantin. De longs doigts d'ombre se refermaient sur son ventre…

« Raconte-moi ce que tu penses de tout ça. » dit Jacques en la rejoignant.

— « Je ne sais pas. » dit Célia. « Quoi ? »

Dehekahar ?

Il caressa le creux de sa hanche… l'endroit le plus sensible de son corps. Il y avait en cette région d'elle-même d'étranges terminaisons nerveuses que la musique émouvait. La musique plus que le feu. Et c'était une sorte de musique que Jacques jouait sur sa peau. Elle aurait voulu lui dire : Je ne suis pas une femme normale ; je ne suis jamais arrivée au plaisir par la musique. Même avec Dehekahar ! J'ai besoin du feu. Mets tes mains brûlantes sur moi ! Qu'il y ait des flammes au bout de tes doigts et des braises rouges dans tes paumes ouvertes !

Oh, Jacques, paysan, homme de la forêt, incendie-moi !

Une sensation de présence réveilla Célia avec une inexplicable douceur. Jacques dormait près d'elle d'un sommeil lourd, puissant. On devait être au milieu de la nuit. Les bâtiments cachaient la lune qui ne jetait plus dans la chambre qu'un reflet jaune et bleu : pas tout à fait de la lumière… Peu à peu, elle distingua le très jeune homme qui se tenait à côté du lit. Il ressemblait à la fois au médecin remplaçant et au double de Jacques. Peut-être aussi à Erik Bralten. Qu'est-ce que j'ai donc ? Pourquoi le médecin est-il à mon chevet ? Elle était très calme… Ces éclairs verts dans le gris des prunelles, ces yeux bridés, aux grands cils sombres, cette bouche ronde, aux coins relevés comme les bouts d'une corbeille… et triste, si triste… Je le connais !

« Erik ! C'est toi, Erik ? »

A-t-elle seulement prononcé son nom ? Il semble l'avoir entendue. Il hoche la tête et sourit. Il s'approche du lit, se penche vers Célia. Il est vêtu d'un costume en velours vert du Sonnersant. C'est Erik Bralten, le fils du Ser ! Célia rejette les draps, s'assoit sur son lit. Erik lui prend la main. Elle se retourne vers Jacques, qui dort paisiblement. Elle se lève sans bruit, boutonne sa veste de pyjama sur ses seins nus. Elle est nue aussi sous le pantalon. Mais il fait si chaud…

— « Viens ! » dit Erik. « Viens à Eldekarlen. »

… La maison du Ser. Célia se souvenait des longs hivers à Eldekarlen. Un paysage dantesque. Des dizaines de collines rondes cahotaient sur une terre hachée de failles étroites, de lourdes gorges colmatées par la brume. Les îles rouges des hameaux flottaient sur l'immensité grise et verte de la forêt. J'avais dix ans et je communiais avec le monde. Je m'engourdissais, je devenais lourde, léthargique et fiévreuse. Le froid que je ressentais, qui me semblait parfois entrer dans ma tête, couler dans mes veines, ne dépendait pas seulement de la température extérieure ; c'était une angoisse vague et douce qui se glissait en moi à la faveur de l'hiver, du silence, de la brume et du gel : c'était l'appel du feu.

Mon pays se nomme l'hiver. Mon pays se nomme le feu. Mon pays se nomme un grand feu de bois l'hiver à Eldekarlen !

Erik Bralten, le fil du Ser, avait conduit Célia près de la fenêtre ouverte.

« On saute ? »

Célia n'eut aucune hésitation. Un mètre cinquante. Le seuil du jardin, des hautes herbes et de la mousse… Ils sautèrent. La lune disparut. Un vent frais les souffleta. La nuit se drapait dans une noirceur de goudron. Ils marchèrent. Célia frissonna sous son mince pyjama d'été. Erik lui donna sa veste. Peu à peu, le ciel s'éclaircit devant eux. Le vent tordait les branches des grands arbres qu'ils devinaient de chaque côté du sentier. Des bouffées de chaleur montaient parfois de la terre, portant une odeur grasse d'humus et de moisissure. Erik sortit une lampe de poche. Une petite flaque de lumière sautillait maintenant devant eux. Célia avait les pieds glacés mais elle s'en moquait. Elle avait retrouvé son pays et son destin !

La terre se fit plus dure sous leurs pas. Ils montaient. Un oiseau de nuit s'envola à grand fracas… Ils traversèrent une futaie de bois de chênes gigantesques et atteignirent un terrain nu, semé d'énormes rocs moussus. Ils distinguaient maintenant le paysage forestier qui les dominait : mélange touffu de chênes massifs, de hêtres élancés et de grands résineux aussi noirs que la nuit. Les nuages s'en allaient lentement, derrière les cimes des arbres, dégageant un morceau de ciel bleu foncé, tout piqué d'étoiles. Un vent tiède soufflait du sud, brassant mille bruits : frôlement de branches, friselis de feuillages, appels grinçants des oiseaux de nuit, chant lointain d'une cascade, crissement des insectes, fracas d'une fuite éperdue…

Ils ne parlaient pas. Célia avait l'impression que sa gorge était scellée et que nul son n'en pouvait plus sortir. Elle voyait bouger les lèvres d'Erik mais n'entendait pas les mots. Elle sentait la main du jeune homme dans la sienne, puis ce contact même semblait se rompre. Elle refermait les doigts sur le vide et voyait la silhouette sombre d'Erik dériver loin d'elle, flotter et danser dans l'air…

Les nuages filaient vers le nord d'un grand vol droit. La lune avait reconquis le ciel. Sa lumière nimbait le paysage d'une phosphorescence dorée. Célia leva la tête et regarda les étoiles. Elle reconnut quelques constellations que son père lui avait nommées autrefois : la Roue, le Sanglier, la Flèche d'or, l'Échiquier, la Ruche, le Roi des Aulnes… Elle les reconnaissait, oui. Mais ces arrangements d'étoiles avaient maintenant pour elle quelque chose de froid et d'étranger — alors que le paysage lui semblait chaud et familier.

Ils commencèrent à descendre l'autre versant de la colline. Célia découvrit la maison du Ser entre les arbres. Un énorme cube de bois de trois étages, avec de nombreuses fenêtres larges et hautes et un balcon devant chacune. Erik se mit à courir et l'entraîna. De grandes herbes frissonnantes leur battaient les jambes. Ils se frayèrent un passage à travers trois haies de génériums. Les sapins du parc étaient si hauts qu'ils semblaient frôler la lune. Une odeur de violette montait de la pelouse. Alors, c'était le printemps ? Ils arrivèrent devant la maison. Une lanterne sourde brillait sur le perron, éclairant le piano qui se trouvait au pied de l'escalier et l'homme qui jouait Dehekahar, assis sur un haut tabouret.

Le piano était une longue queue noire qui luisait faiblement sous la lueur pâle de la lanterne et le clair de lune tamisé par les feuillages. L'homme portait un chapeau de feutre et une chemise rouge. Était-ce Jacques ? Elle l'appela par son nom. De la main droite, sans se détourner, sans cesser de jouer un seul accord, il fit ce geste inimitable, paume ouverte, doigts écartés, comme serrant dans l'air une main invisible, qui signifiait au choix : amitié, tendresse, triomphe ou appel au secours… Célia échappa à Erik, qui essayait de la retenir, et courut vers lui.

« Jacques, mon chéri ! »

Il se dressa et lui fit face. La sueur ruisselait sur son visage. Ses yeux fixes regardaient vers elle — un peu à côté d'elle. Alors, elle comprit qu'il était aveugle.

Célia se leva et retourna vers le feu avec un air de souveraine outragée. Erik Bralten murmura quelque chose comme ceci : « Brûle-toi si tu veux, espèce d'idiote ! ». Mais il savait peut-être que la petite fille ne se brûlerait pas. Et il avait peur.

Une colonne de fumée blanche monta des broussailles et les flammes coururent en grésillant. Hart, le bûcheron juré du Sonnersant, alluma un peu plus loin avec son briquet en or. Il y eut bientôt cinq rideaux de flammes étagés sur le flanc du coteau, dans un verger mort où les moignons d'arbres semblaient appartenir au même corps mort que la terre rouge des collines… À droite, un chemin creux piquait vers Eldekarlen, entre les hêtres et les sapins bleus. C'était un paysage typique du Sonnersant, avec ces vastes pentes boisées, encerclant le sommet chauve des collines de cet extraordinaire mélange d'essences.

Célia regardait le feu et surveillait Hart. Le bûcheron gesticulait, mais on ne voyait pas exactement ce qu'il faisait car le feu et la broussaille enlacés cachaient la moitié de son corps. Il descendit de quelques mètres et se trouva dans l'ombre. Le feu progressait avec un bruit râpeux, griffu, de chair déchirée. Célia suivait, fascinée, ce spectacle banal et fabuleux. Des flammèches en forme d'hélice précédaient l'avance méthodique du foyer, carbonisaient de hautes tiges qui se tordaient et se résorbaient comme des fils métalliques grillés par un court-circuit. Tout au long de la côte, maintenant, l'incendie murmurait ses confidences de mort et de douleur… ou de plaisir !

Célia s'était de nouveau agenouillée à proximité de la première ligne de feu. Elle apercevait les autres à travers celle-ci, qui semblaient reculer dans le temps avant de s'éteindre, comme des vies d'ancêtres. Célia se livrait à une expérience merveilleuse et terrible. Les autres s'approchèrent d'elle, mais Erik n'était plus parmi eux. Erik, pourquoi m'as-tu abandonnée ? Elle sentait sur son visage et sur ses jambes nues la délicieuse brûlure. Elle avait la tête pleine de la symphonie exaltante du feu. Et le murmure voluptueux de l'incendie éveillait dans sa chair une étrange douceur…

Célia remerciait Thorbar, le dieu caché dans les flammes, d'être Célia Ulrich. Elle avait dix ans. Elle était plutôt petite et légère comme un insecte des champs. Ses longs cheveux noirs accentuaient par contraste la pâleur de son visage ovale et ses yeux sombres brillaient d'un éclat fiévreux. Elle tendait les mains vers le feu. Elle s'était crispée dans l'attente d'elle ne savait quoi… plaisir ou douleur. D'abord, elle ne sentit qu'un souffle. Elle écarta lentement les bras. Puis les jambes. Elle releva sa jupe. Elle avait oublié les autres, ses camarades et le bûcheron. Elle recommença les mêmes gestes. Elle vérifia qu'elle pouvait plonger ses mains dans la flamme, sans souffrance, à peu près l'intervalle de temps qui sépare deux battements de paupières. Elle s'avança encore, troussa jusqu'à la taille sa jupe qui commençait à roussir. Une étrange excitation courut le long de ses membres, fulgura du côté de sa nuque, puis de son cœur, redescendit le long de sa colonne vertébrale, enveloppa son ventre, s'insinua entre ses cuisses. Plus près encore. Elle prend à pleines mains les écharpes flottantes qui sont de grandes flammes douces et caressantes. Le plaisir naît soudain au bas de son dos, se plante dans son ventre. Elle gémit. Elle n'entend pas les clameurs horrifiées des autres enfants qui sont maintenant ses mortels ennemis, partagés entre la haine et l'effroi. Une petite fille s'enfuit en appelant Hart. Les autres crient : « Syge ! Syge ! Syge ! ». Sauf Erik, le fils du Ser, qui a disparu, tous les autres crient à s'en écorcher la gorge : « C'est une Syge ! Célia est une Syge ! ».

Mais Célia ne les entend pas. Elle vient de découvrir le plaisir du feu. C'est une jouissance complète, comme celle que donne la musique aux gens normaux. Plus vive et plus profonde encore… Tôt éveillés par le feu, les Syges ont une puberté précoce. Mais — Célia le sait d'instinct — aucun garçon, même Erik le musicien, ne sera pour elle l'égal de ce merveilleux amant : le feu.

Syge ! Syge ! Syge ! Le feu m'aime, pense Célia. Je serai toujours heureuse. La vérité, depuis longtemps pressentie mais jamais clairement formulée, pénètre à petits coups dans son cœur et dans sa tête. Je suis une Syge ! Elle appartient à la race maudite. Maudite par les autres, bien sûr, les maîtres actuels du Sonnersant, les sujets du Vôrser Frehog IV. Les Syges et les Vôrs — ou Musiciens — se disputent depuis toujours le Sonnersant. Célia sent le désespoir l'envahir soudain. Car elle aime aussi la musique. Elle aime Erik Bralten, qui est un grand musicien. Elle voudrait mourir. Elle a entendu raconter qu'un Syge qui périt par brûlure est projeté dans une éternité de plaisir et de jeux… Les autres ont disparu. Vont-ils la dénoncer aux gardes noirs du Vôrser ?

Elle se mit à courir dans le chemin d'Eldekarlen. Thorbar, mon Seigneur, inspire-moi ! Erik… Erik saurait peut-être ce qu'elle devait faire. Elle courut dans le chemin, courut, courut. De vastes ombres et d'étincelantes lumières se battaient dans sa tête. Erik, Erik… À quinze ans, Erik Bralten était un grand pianiste. Il allait parfois jusqu'à Marienbad, la capitale, pour jouer les œuvres de Ser Beethoven, le musicien aveugle, tué par les Syges — Oh Thorbar, est-ce possible ? Il savait donner à Dehekahar, la sonate la plus célèbre du monde, quelque chose d'éclatant, de déchirant, de brûlant… quelque chose qui ressemblait au feu !

Célia dévalait maintenant vers Eldekarlen à travers la forêt : des hêtres courts, très ramifiés, qui laissaient entre eux de grands espaces, couverts d'herbes et de fleurs. La maison du Ser dressait au pied d'une colline sa silhouette massive et sombre, enveloppée d'une épaisse fourrure d'arbres. Le soleil couchant éclaboussait les vitres des innombrables fenêtres et formait sur chaque balcon une petite mare de lumière. Célia effraya les chevaux qui erraient dans le parc ; elle déchaîna les hurlements des chiens hursters attachés aux arbres. Elle entreprit de contourner le bâtiment. Elle n'osait appeler Erik. Erik était-il un Syge ? Une fois, alors qu'ils étaient seuls dans la grande cuisine d'Eldekarlen, il avait pris au foyer une poignée de braises ardentes qu'il avait fait rouler dans sa paume jusqu'à ce qu'elles fussent devenues charbon et cendre. Mais Erik était un musicien : il appartenait forcément à la race pure des Vôrs… Elle l'appela : « Erik ! Erik ! ». Sa chambre se trouvait au deuxième étage, à l'angle de la maison, sous l'auvent du toit, avec un grand balcon en équerre.

« Erik ! Erik !

— Je crois qu'il vient de partir se promener à cheval. » dit une voix derrière elle.

La voix douce et grave de Daniel Bralten, le Ser d'Eldekarlen. Les cheveux blancs du Ser couronnaient une longue tête osseuse, dégageant le front ridé et très bronzé. C'était un homme d'environ soixante ans, grand, un peu voûté. Mais son regard était clair, jeune et vif.

— « Monser ! » dit Célia, au bord des larmes.

Le père d'Erik eut son habituel sourire triste et lointain. Il posa sur l'épaule de la petite fille une main longue et légère, souleva ses cheveux et les caressa.

— « Ne pleure pas. » dit-il. « Rentre chez toi. Je sais tout ! »

Célia s'enfuit, terrifiée, déchira sa robe dans les génériums, retrouva la forêt, s'y enfonça. Elle avait presque oublié le chemin de sa maison (le chalet du garde Ulrich, son père). Mon père est-il un Syge ? Et ma mère ?

Déjà, le crépuscule montait dans l'épaisseur des bois. Célia distinguait bien les troncs clairs des hêtres et des bouleaux. Mais elle vit trop tard le jeune chêne qui lui barrait la route. Elle prit le choc en plein front et perdit conscience sous l'énorme massue du dieu Thorbar.

L'homme se leva brusquement et lui fit face. Jacques, mon chéri ! La sueur ruisselait sur le visage de l'aveugle. Ce n'était pas Jacques mais Beethoven, Ser Wolf Beethoven, l'immortel auteur de Dehekahar. Immortel et pourtant mort de façon atroce : brûlé vif par les Syges, lors de la deuxième guerre du Sonnersant. Ser Wolf Beethoven représentait pour les soldats de la reine Orlâan le Vôr par excellence, le dieu de la musique, l'irréductible ennemi du feu… Ils l'avaient tué !

Célia continua d'avancer. Ser Wolf recula en mettant les mains sur son visage. Célia effleura le piano. Aussitôt, le bois devint brûlant, se changea en braise sous ses doigts, sous son regard. Les flammes jaillirent.

« Aie pitié de moi, fidèle du feu ! Je suis aveugle ! »

Il y eut des cris, un cliquetis d'armes, un bruit de course, le choc mou des bottes sur la pelouse d'Eldekarlen. Les uniformes de cuir luisant, les casques à pointe… Célia se réfugia au bord des flammes qui dévoraient le piano de Ser Wolf. Elle roula sur le sol. Les gardes la tirèrent à eux sur l'herbe, puis l'enchaînèrent à un bouleau du parc. Aspergée d'eau froide, elle se mit à crier, à crier… Elle cria si fort que l'univers explosa.

Elle était restée derrière Jacques pour qu'il ne la vît pas pleurer. Ils avaient travaillé toute la journée dans la forêt d'Archer. Ils marquaient les arbres destinés aux coupes — c'est-à-dire à la mort… Elle s'arrêta au bas de l'escalier, un pied posé sur une marche creuse, la main sur la rampe de métal un peu tordue. Elle attendit. Écouta. Dehekahar

Une fois de plus, la sonate Clair de lune. La sonate de l'autre monde… Le soleil se couchait, mais il faisait encore grand jour. La musique en paraissait plus étrange. Si beau, si triste, si obsédant : l'adagio de la sonate Dehekahar… Célia monta lentement l'escalier, entra dans le vestibule. L'œuvre de Ludwig van Beethoven, différait légèrement de celle de Ser Wolf, le Vôr de Marienbad. Et c'était bien Dehekahar qu'elle entendait maintenant. Elle courut à la salle du piano et vit Jacques, assis devant l'instrument fermé, les manches de son éternelle chemise rouge retroussées jusqu'au coude. Il ne jouait pas. Comment l'aurait-il pu ?

Mais pourquoi se tenait-il, là, immobile, Jacques le paysan ?

Lentement, doucement, le petit salon s'estompa, s'enfonça dans la brume. Les grands arbres du Sonnersant surgirent sous le clair de lune : hêtres pourpres, ormes liges, bouleaux argentés, sapins bleus. Célia fit un pas sur la moquette, un autre sur la pelouse verte d'Eldekarlen. Elle distingua autour d'elle la foule des Vôrs rassemblés devant la maison du Ser. Elle avait dix ans et elle regardait son ami Erik Bralten jouer avec fougue sur son grand piano noir. Dehekahar. Elle était seule à avoir les yeux ouverts… C'était mal, elle le savait. Tous les autres, hommes et femmes, adolescents et adolescentes, se livraient corps et âme au plaisir de la musique. Nul n'avait le droit d'observer le visage ou les mains de son voisin. À moins d'être un espion du Vôrser et de chercher à identifier les Syges… Mais Célia regardait. Elle aimait Erik Bralten ; la sonate Dehekahar l'émouvait profondément. Surtout jouée par le fils du Ser ! Elle était sensible à l'excitation et à l'exaltation de la musique. Pourtant, elle n'avait pas envie de fermer les yeux. Si belle qu'elle soit, la musique n'est pas aussi belle que le feu. Elle n'entre dans la tête et dans le corps que par l'ouïe. Elle n'éblouit pas le regard, ne brûle pas la peau, ne réchauffe pas le ventre…

Célia tourna la tête. Sur la pelouse jonchée de corps, la clarté de la lune révélait les mêmes gestes mille fois répétés. Un murmure contenu, à peine plus qu'un souffle, montait de la foule des Vôrs plongés dans une suprême jouissance. Célia eut un peu honte de ne pas être comme les autres. Elle se leva et s'éloigna sans être remarquée. Erik jouait depuis longtemps. La plupart des Vôrs avaient atteint le point de non-retour du plaisir. Ils étaient tout à fait inconscients de ce qui se passait autour d'eux. Elle fit le tour du parc et revint vers le perron en rasant la façade. Elle voulait s'approcher d'Erik dans l'espoir d'être aperçue et de cueillir un signe d'amitié. Mais lui aussi fermait les yeux. Elle s'en rendit compte lorsqu'elle fut tout près de lui. Il jouait en aveugle parce que la soirée était un hommage à Ser Wolf, le compositeur aveugle… Elle se mit à le haïr. Elle les haïssait tous ! La colère flamba dans le regard qu'elle dardait sur Erik et son hideux piano noir. Les flammes jaillirent tout autour du musicien, dansèrent devant ses doigts qui continuaient de courir sur le clavier, léchèrent ses vêtements, roussirent ses cheveux, caressèrent doucement sa peau. Erik se leva enfin. Très calme, un peu distrait, indifférent. Comme s'il n'entendait pas gronder la foule, comme s'il ne voyait pas brûler son piano… Célia voulut fuir vers le parc. Mais un homme l'avait vue. Peut-être un espion du Vôrser qui avait gardé les yeux ouverts pour repérer les Syges. « Syge ! Syge ! C'est une Syge ! » L'homme l'avait prise par le bras ; il la soulevait, la brandissait comme un trophée devant le piano qui finissait de se consumer. Célia essaya d'appeler : « Erik ! Monser ! ». Mais ni le Ser d'Eldekarlen ni son fils ne pouvaient plus rien pour elle. Et déjà des mains se pressaient sur son visage et sa bouche pour l'empêcher de crier. La foule grondait toujours. « La glace ! La glace ! »

Sans lâcher Célia, l'agent du Vôrser leva une main pour demander le silence — qui se fit lentement et resta troublé par les murmures hostiles, au fond de la pelouse.

— « Je suis un garde civil. » dit l'homme. « Je vous promets que je vais conduire la petite Syge à Marienbad. Elle sera soumise à l'épreuve de la glace avant trois jours !

— La glace ! La glace ! »

Et Célia sentait le froid mordre sa peau, ronger ses muqueuses, pénétrer dans son corps, s'enfoncer comme une aiguille mortelle au fond de son cerveau.

La nuit tombe. Célia frissonne. Elle s'était assoupie dans le vieux rocking-chair du jardin, entre les troènes et les lauriers. Le froid, la glace, la musique… Elle se lève, fait quelques pas, trébuche. Elle vient d'entendre les premières mesures de la sonate Dehekahar. Obsession. Cette musique qui est dans ma tête ou qui vient d'ailleurs… Erik, pardonne-moi. J'étais une petite fille jalouse ! Elle bondit dans l'escalier aux marches de pierre inégales et glissantes, elle entre brusquement dans le vestibule obscur. Elle marche à pas feutrés vers la salle à manger. Pas de lumière. La chaîne ne tourne pas. Le petit salon. Elle court. Un homme est au piano. Erik ? Jacques ? Ser Wolf ? Jacques ressemble beaucoup au Vôr de Marienbad, et le visage mince d'Erik, le visage inquiétant, aimé et redouté, du jeune musicien d'Eldekarlen est là qui veille, qui guette, dans un autre temps ou un autre espace. Qui joue ? Qui m'appelle ? Qui m'aime ? Qui me hait ?

Elle s'était couchée pendant qu'il prenait son bain, dans leur vieille baignoire de cuivre, avec de l'eau chauffée au soleil… Je t'aime, Jacques, mon paysan ! La main douce et rude à la fois l'éveilla en se posant sur son sein gauche. Regards échangés, volupté qui monte déjà dans mon corps comme une lente marée. Volupté qui jamais ne me submerge, parce que je suis une Syge et que seul le feu peut être pour moi un amant parfait !

Jacques, mon chéri, brûle ma bouche, brûle mes seins, brûle mon ventre, brûle mon sexe ouvert pour ton amour comme pour un grand feu de bois l'hiver à Eldekarlen !

Célia s'éveilla. Erik était près d'elle. Debout à côté du lit, immobile, en pleine lumière, souriant et énigmatique. Le cerveau de Célia ressemblait à un paysage enneigé. Avait-elle prononcé son nom : « Erik ? ». Il l'avait entendue. Il lui répondait : « Célia, ma chérie… ». Il se penchait sur elle, et elle vit qu'il la désirait — comme si elle était une flamme ou une vibrante musique. Erik le Vôr ? Ou Erik le Syge ?

Elle se mit à genoux sur le lit sans éveiller Jacques. Erik effleura d'un doigt la pointe de ses seins nus. Elle frissonna. Le supplice de la glace… Thorbar, c'était hier ! Elle éteignit la lampe pour s'habiller. Elle prit un pantalon de velours pareil à celui d'Erik, un pull noir — sans soutien-gorge — et une vieille veste de daim. « Je suis prête, Erik !

— À Eldekarlen ! » dit-il.

Par la fenêtre grande ouverte, ils sautèrent à pieds joints dans un carré d'étoiles. Et presque aussitôt, le jour se leva sur le Sonnersant. Un soleil éclatant dessinait dans l'air très bleu des orbes pareils à des auréoles sur une vitre bien lavée.

Erik et Célia suivaient un chemin forestier au flanc d'une colline qui dominait le plateau d'Eldekarlen. Ils découvraient au milieu des bois une multitude de petits manoirs vétustes, à demi écroulés. Soudain, apparut la maison du Ser, gigantesque masse verte et brune noyée jusqu'au toit dans les feuillages. Eldekarlen. La forêt du Sonnersant. Et pourtant, des murs abattus, des toitures percées, des vitres brisées, des escaliers renversés… « Thorbar ! Qu'est-il donc arrivé ? » Erik eut un sourire qui retroussa, avec une certaine animalité, ses lèvres trop minces.

— « Il m'a fallu longtemps, Célia. » dit-il dans la douce langue du Sonnersant qu'elle fût surprise de si bien comprendre.

Elle ôta sa veste. Les étés sont chauds, ici, parfois.

« Je t'ai enfin retrouvée. » dit Erik.

— « Es-tu un Syge ? » demanda-t-elle dans le langage qui était un plaisir pour la bouche et les lèvres.

— « Un demi-Syge, comme toi. Quoi d'extraordinaire ? Mon père était un Syge comme ta mère. Oui, le Ser d'Eldekarlen était un Syge ! Il a été pris pendant la troisième guerre du Sonnersant — que nous avons gagnée. Et je suis venu te chercher.

— Mes parents ?

— Ton père, je ne sais pas. Les Vôrs survivants ont quitté le pays. Ta mère, ils l'ont soumise au supplice de la glace…

— Erik ! Pourquoi nous font-ils ça ?

— Tu peux parler au passé. Nous sommes maintenant les maîtres du Sonnersant. Enfin, les Syges sont les maîtres. Pour nous, les demi-Syges, c'est assez dur. »

Ils croisèrent une paysanne vêtue d'une robe déchirée, les pieds enveloppés dans des peaux de lapins, qui conduisait à petits pas trois vaches maigres et crottées.

« Une esclave vôr. » expliqua Erik. « Je n'approuve pas, non… Mais je suis seulement toléré, ici, quoique j'aie les moyens de me faire respecter. J'ai repris la maison de mon père.

— Ton père est mort ?

— Disparu, comme ta mère. On ne l'a jamais retrouvé… Ah oui, le supplice de la glace. Tu ne sais pas ? C'est vrai que tu étais bien jeune quand ils t'ont chassée. Parmi nos pouvoirs, nous avons celui de nous transporter ailleurs… dans d'autres univers… pour échapper au froid, à la glace. Certains Syges parviennent à se téléporter ainsi à volonté, mais ils sont rares. J'ai mis au point une technique spéciale et complexe. Depuis la fin de la guerre, je me consacre à la recherche des Syges exilés. J'en ai ramené quelques-uns ici, mais je n'ai jamais pu découvrir mon père… ni ta mère. »

Le merveilleux chalet du Ser était devenu une sinistre forteresse : portes et fenêtres barricadées, perron hérissé de chevaux de frise, barbelés sur les balcons et au bord du toit ! Avec une clé rouillée, Erik ouvrit une porte de cave entièrement métallique. Il tendit à Célia une lampe de poche.

« En général, je ne projette pas de lumière ni de feu. J'ai besoin de toutes mes forces pour mes expéditions à la recherche des Syges. Tu te souviens ? La première fois que j'ai essayé de t'emmener, j'étais fatigué ; tu m'as échappé sans le vouloir et tu es rentrée chez toi ! »

Il poussa la jeune femme dans un couloir bas et obscur. Puis il la fit monter un escalier à vis et tous deux surgirent dans le hall d'Eldekarlen. Pas un rayon de jour ne pénétrait dans cette pièce, autrefois si claire et si vivante. Erik manœuvra un gros interrupteur de cuivre. La lumière électrique jaillit d'une ampoule nue, sommairement installée sur la rampe. Une jeune fille blonde arriva de la cuisine en courant. Elle portait une minuscule jupe effrangée autour des reins et un simple chiffon autour de la poitrine. Elle esquissa une révérence.

« Bienvenue, maître !

— Chienne vôr ! » dit Erik. « Voici Célia. » ajouta-t-il d'une voix radoucie. « Tu vas nous servir à manger et tu iras à ta cabane ! »

Erik, oh Erik ! La jeune fille acquiesça et repartit d'une démarche humble, claudicante et oblique. Célia, outrée, voulut échapper à la main qui étreignait son épaule.

« Célia, » dit Erik avec douceur, « je n'approuve pas ce qui se passe au Sonnersant. Je suis très seul. Si je me conduisais autrement que les Syges, ça se saurait vite et je deviendrais tout à fait suspect. J'ai assez de mal à défendre cette maison contre les bandes vôrs qui font souvent des incursions ici. Tout le monde me jalouse et me déteste ! »

Célia suivit Erik au premier étage. L'escalier était à peine éclairé par l'ampoule du hall. Ils entrèrent dans la grande salle où, autrefois, Daniel Bralten réunissait les édiles d'Eldekarlen. Erik alluma une autre lampe. Les cloisons de bois avaient été ignifugées avec une matière argentée que Célia ne connaissait pas. Cela faisait partout de grandes traînées irrégulières et sales. La plupart des meubles avaient disparu. En voyant un tas de planches sciées, sur lesquelles on distinguait encore moulures et découpures, elle comprit qu'Erik les avait brûlés. Un grand baquet de cuivre, en forme de fer à cheval, occupait le milieu de la pièce. Il était garni de bûches et de charbon. Quelques braises rougeoyaient encore entre bois et cendre.

Erik prit une bouteille d'alcool sur une étagère et en vida un quart au milieu et aux deux extrémités du fer à cheval. Puis il se retourna vers Célia avec un sourire un peu sardonique.

« Allume ! » ordonna-t-il. « Comme mon piano… N'aie aucun regret. » ajouta-t-il rêveusement. « Ils auraient toujours fini par te prendre. Mon père t'avait sauvée une fois, mais les agents du Vôrser te soupçonnaient. Et ils surveillaient ta mère… Pour les Vôrs, les demi-Syges sont pires que les Syges. Et bien peu d'entre nous ont survécu et échappé à l'exil. Les Syges ne nous respectent que dans la mesure où nous avons tous leurs pouvoirs. Moi, je les ai. Plus l'ingéniosité des Vôrs. Je me défends bien. À nous deux, nous serons invincibles ! Allume le feu ! »

Célia regarda longuement les bûches et les morceaux de charbon de bois qu'Erik avait arrosés d'alcool. Elle se sentait absente, lasse, un peu terrifiée. Erik ne la respecterait que si elle avait toujours ses pouvoirs de Syge ! Elle essayait de retrouver l'attitude mentale qu'elle avait prise spontanément pour incendier le piano, cet horrible soir… un quart de siècle plut tôt. Elle eut un sourire suppliant, passa la main sur son front. Elle dit qu'elle était fatiguée, qu'elle avait froid. Elle enfila sa veste de daim et se frotta frileusement les mains.

« Allume ! » commanda Erik.

La peur et le désespoir grandirent en elle. Je suis perdue ! Ils vont me mépriser et faire de moi une esclave. D'ailleurs, je suis trop vieille : je ne peux pas être une compagne pour Erik. Le temps passe plus vite dans le monde où j'ai vécu. Lui est resté un adolescent ! Il me prendra pour esclave… Thorbar, faites que ce feu brûle ! Et le feu brûla… Une minuscule flamme bleue tourna autour d'un gros morceau de charbon poussiéreux, se nourrit de l'alcool répandu à la surface puis se fixa au milieu du bloc, monta et jaunit. Célia ferma les yeux. Ai-je réussi ou est-ce lui pour m'aider ? Le fer à cheval tout entier venait de s'allumer et on sentait déjà des bouffées de chaleur qui venaient du foyer. Erik lui commanda de regarder. Elle ouvrit les yeux. La jeune esclave apparut en haut de l'escalier qui débouchait maintenant dans la salle. Elle joignit les mains et baissa la tête, une lueur de haine dans les yeux.

« À genoux devant la fille Syge qui a allumé le feu ! » gronda Erik. « À genoux, chienne ! »

Célia porta une main à son cœur, que perçait une aiguille géante. L'esclave se prosterna à ses pieds. Erik n'approuve pas ce jeu atroce, pensa-t-elle, mais il y prend plaisir. La fille se releva et prononça des mots que Célia ne comprit pas. Elle ne comprit pas non plus la réponse d'Erik. Elle devina que la jeune fille avait servi le repas. Elle les suivit au rez-de-chaussée. Elle était épouvantée. La langue du Sonnersant m'est devenue étrangère d'un seul coup ! Je veux rentrer chez moi… Mais saurait-elle retrouver seule le chemin du monde d'exil qui était désormais le sien ?

L'esclave servit une sorte de soupe au lard dans de vastes assiettes creuses. Puis, aussitôt après, très vite, de larges tranches d'une viande que Célia ne put identifier… Erik parlait, parlait, en la regardant d'un air moqueur et cruel. Célia se sentait défigurée par la terreur. Ah, il ne tarderait pas à deviner qu'elle était incapable de lui répondre !

Et brusquement, cela cessa. Elle entendit des mots qu'elle connaissait bien, prononcés avec l'accent musical, chaud, vibrant, qu'elle aimait plus que tout autre. Celui d'Eldekarlen…

« Tu as eu peur, ma chérie ? » demandait Erik. « Mais ce n'était qu'un jeu ! D'abord, je t'ai aidée à te rappeler notre langue. C'était bien normal que tu l'aies un peu oubliée. Après, j'ai fait le contraire. J'en ai enlevé le souvenir de ton esprit, pour te montrer la réalité de mon pouvoir… Nous, les Vôrs-Syges, nous ne sommes pas des demi-Syges, comme ils nous appellent. Nous sommes les êtres les plus évolués de l'univers. Et nous sommes plus puissants qu'eux ! Oui, toi aussi. Je suis sûr que les dons de la race sont enfouis en toi. Tu n'as pu les développer dans le monde où tu vivais. Mais ils resurgiront peu à peu. Je te le promets ! »

Il est fou ! pensait Célia. Il est devenu fou de solitude, d'orgueil, de désespoir. Ils lui ont pris la musique, qui comptait pour lui plus que le feu, et il a perdu la raison. Mais elle ne pouvait nier la réalité de son pouvoir. C'était un démon ! Elle n'écoutait plus, n'entendait plus, ne pensait plus. Des minutes passèrent — ou des heures. Était-ce le matin ou le soir ? Le jour ou la nuit ? Elle s'aperçut qu'Erik se tenait devant elle et qu'il l'observait avec son lointain sourire aux lèvres. Il fumait une courte pipe au tuyau recourbé et plissait les yeux d'un air concentré.

« Tu as bien mangé ? » demanda-t-il.

Elle mentit : « Oui… ». À peine avait-elle avalé quelques bouchées de soupe et quelques lanières de viande dure. Il lui demanda de la suivre pour visiter son laboratoire. Une cave glacée. Elle avait très froid mais n'osait l'avouer. Peut-être la conduirait-il de nouveau dans la grande salle ; elle pourrait se coucher sur le tapis de fourrure, au milieu du cercle de feu… Le laboratoire ressemblait à un cul de basse fosse. Célia vit d'abord la baignoire de cuivre — pareille à celle que Jacques avait héritée de ses parents. Elle faillit hurler. Dans cette pièce, la lumière était vive, crue, intense. Célia reconnut un moteur et un groupe électrogène. Erik désigna un gros cube qui occupait tout un angle de la pièce.

« Regarde ça ! C'est une machine à glace ! »

Il y avait aussi un vieux phonographe à pavillon. La technologie du Sonnersant était très archaïque. Elle avait régressé encore après la victoire des Syges… Célia s'appuya au mur pour ne pas tomber. Angoisse, vertige, nausée. Fuir !

« Tu vas comprendre ce que j'ai fait. » dit Erik en se rengorgeant.

Il tourna un bouton et le phono se mit à jouer Dehekahar.

« J'espère qu'aucun Syge ne viendra jamais ici. » dit-il. « Ni aucun Vôr ! Je me suis entraîné des mois et des mois. J'ai créé en moi un réflexe conditionné presque infaillible. Plus de cent fois, j'ai rempli la baignoire d'eau et de glace. Je me suis trempé dedans en écoutant Dehekahar… et je suis parti ! Pour revenir, j'employais le même moyen : plonger dans l'eau froide en me concentrant sur la sonate de Ser Wolf. J'ai failli crever dans des endroits impossibles. Je suis resté cinquante jours exilé sur un monde chaud où on n'avait jamais vu un morceau de glace. Puis j'ai rêvé que j'étais dans ma baignoire et je suis rentré ! J'ai découvert un paradis ou deux que j'ai eu bien du mal à quitter. Je me suis perdu trois fois. Trois fois, je suis revenu au Sonnersant mais à des centaines de lieues d'ici. Trois fois, j'ai retrouvé ma maison saccagée par les Vôrs sauvages. Heureusement, ils n'ont jamais pu forcer cette cave. Et mon installation électrique a grillé trois fois en mon absence. Mais je suis là ! »

Sans cesser de fixer Célia d'un regard d'halluciné, il tendit le bras en arrière, arrêta le phonographe.

« Maintenant, je suis obligé de faire très attention quand j'écoute Dehekahar. Sinon, je serais tout de suite emporté Thorbar sait où ! Je n'ai même plus besoin de l'écouter réellement. Il me suffit d'y penser. Et je suis capable de ramener au Sonnersant les Syges perdus… Un jour, je n'aurai même plus besoin de pense à Dehekahar. Je partirai et je reviendrai quand j'en aurai envie. J'aurai retrouvé toute la puissance des anciens Syges et je serai… »

Il est fou, pensait Célia, et il va m'entraîner dans sa folie… Non — elle éclata de rire —, c'est toi qui es folle, ma pauvre fille. Erik est un génie. Il est le plus grand de tous les Vôrs-Syges et il t'aime. Le monde est à vous ! Le monde est à toi !

Ils étaient maintenant couchés entre les branches du fer à cheval. Nus et enlacés. Erik avait jeté des planches et plusieurs pelletées de charbon de bois dans le foyer. Une lumière rouge planait sur leurs corps mêlés. Chaleur voluptueuse et torride. La sueur sous les paumes. La sueur d'Erik sous les paumes de Célia. Mais Célia avait froid. Sensation horrible. Glace et feu. La glace au milieu du feu… Le froid de la vieillesse et de la mort ! Je suis vieille, pensait Célia, et je vais mourir ici. Le temps m'a joué un tour affreux… Erik avait pénétré en elle avec une agile fureur, comme soulevé et mû par les flammes qui se balançaient autour d'eux. Elle n'avait éprouvé aucun plaisir. Ni par lui ni par le feu. Quelque chose s'est cassé en moi, songeait-elle avec désespoir. Partir…

Erik dort. Célia se lève. Le feu est presque éteint. Erik dort. Célia s'enfuit, nue, à travers la maison plongée dans l'obscurité la plus totale. Elle tremble de froid et de peur. Elle se retient de hurler. Elle descend l'escalier en s'accrochant à la rampe. Une marche craque. Elle s'arrête. Enfin, elle est dans le grand hall d'Eldekarlen, désespérément noir.

Saura-t-elle retrouver dans cette obscurité malsaine, terrifiante, l'escalier de la cave — du laboratoire ? La baignoire, la machine à glace… Elle erre, elle tourne, elle se cogne aux murs. Elle revient sans cesse sur ses pas. Elle est perdue. Elle a froid. Elle serre les dents pour ne pas gémir. Elle a l'impression de marcher sur des moignons de pied… Soudain, l'ombre se déchire. Elle bondit. Elle a cru qu'Erik était là, qu'il venait d'allumer. Mais cette lueur ressemble plutôt à la grisaille de l'aube. Un pouvoir syge (la nyctalopie) s'est brusquement réveillé en elle. Elle court. Elle saute les marches. La clé est sur la porte de la cave. Elle rentre. Une douce pénombre traversée d'éclairs. Elle recule. Rien. Les éclairs sont dans sa tête. Elle referme la porte, tire les deux verrous… Thorbar, donne-moi le courage ! Elle ouvre la machine à glace, prend un pain, le jette dans la baignoire à demi pleine d'eau. Éclaboussée, elle hurle. Jamais elle ne pourra… Si la peur et l'horreur qu'elle éprouve suffisaient à l'emporter ailleurs ! Elle attend. Pas ailleurs, pas n'importe où ! Elle veut rentrer chez elle, rejoindre Jacques. Elle pense à lui. Elle se concentre. Elle le voit dans sa chemise rouge. Assis devant le piano… Elle attend. Rien ne se passe. Rien… Le supplice, Célia, ta dernière chance. Erik a eu le courage. Elle retourne à la machine, prend un second pain de glace, le jette avec le premier. Elle s'approche de la baignoire, s'appuie des deux mains sur le rebord, ferme les yeux. Elle voit Jacques, assis devant le piano. Elle enjambe la baignoire, s'allonge dans l'eau. Et hurle !

Célia s'élance dans la nuit tiède. Elle a reconnu la forêt d'Archer. Elle lève les yeux, essaie de se repérer. Le ciel est d'encre. Les découpures des nuages tracent des dentelles de clarté entre les branches. Elle marche dans un chemin creux le long d'un bois. Elle marche, elle court.

La nuit est comme déchiquetée par de larges traits blêmes. De fines écharpes bleutées se balancent autour de Célia. Le paysage apparaît. Je suis chez moi ! Elle court, elle rit ! Elle a oublié qu'elle était nue.

Elle aperçoit sa maison. Elle n'a plus froid. Jacques l'attend-il ? La cherche-t-il ? Depuis combien de temps est-elle partie ?

Elle s'arrête, observe longuement les bouleaux argentés de l'allée. On dirait qu'ils ont grandi. Est-ce possible ? Je me serais perdue… dans le temps ? Il y a quelque chose de changé dans le décor… Ou bien est-ce ma mémoire qui me joue des tours ?

Elle s'avance vers la maison, évite l'entrée principale. Elle saute une barrière, explore lentement le jardin. Ses souvenirs se brouillent. Le puits à chaîne était-il là, entre le vieux poirier et le coin du mur ? Ah, la porte de la cuisine est bien à sa place. Mais sa main ne reconnaît pas le loquet… Elle pousse lentement. La porte s'ouvre. Elle s'arrête, le cœur battant. Dehekahar !

Célia avance jusqu'au hall, les mains sur ses seins. Elle écoute une fois de plus les notes lancinantes, déchirantes, de la sonate de Ser Wolf. Elle sent soudain le froid des dalles sous ses pieds nus. Elle s'approche. L'électricité est allumée dans le petit salon. Par la porte entrouverte, elle voit le dos de son mari. Jacques est vêtu de sa chemise rouge. Il est assis sur le tabouret du piano et il joue. Elle voit distinctement ses doigts se poser sur les touches. Elle fait un pas vers lui. Il l'a entendue. Il se retourne et la regarde. Il… Cet homme ressemble à Jacques mais ce n'est pas Jacques. Célia gémit. Mon Dieu, qu'ai-je fait ?

« À genoux, chienne Syge ! » gronde l'homme… l'homme qui n'est pas Jacques. « À genoux devant Dehekahar !

— Oui, Monser ! » dit Célia.

Et elle obéit.

Première publication

"la Sonate d'un autre monde"
››› Univers 05, juin 1976 (France › Paris : J'ai lu 665, 20 mai 1976). Avec Katia Alexandre