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Michel Jeury : la Conspiration des Trois-Noms

Intégrale des nouvelles

Vivre le temps

Le siècle s'achevait. L'ère approchait deux mille ans. 1988…

C'était une circonstance assez banale, plus ou moins liée à mon activité professionnelle. Je travaillais aux éditions Ercole. Les éditions de M. Laversant, le milliardaire bien connu. Les éditions Ercole publiaient notamment un certain nombre de revues consacrées — selon la formule — « à divers aspects du monde moderne ». Il y avait entre autres Tours et Soleils chauds.

J'étais à l'époque rédacteur en chef de l'une de ces revues et j'avais écrit un article assez critique à l'égard de la médiachaîne Mercurama, où plutôt de certains établissements que contrôlait cette chaîne. J'avais alors reçu une invitation d'un certain M. Komme, qui me priait de me rendre à l'un de leurs centres où l'on venait de lancer une attraction « unique au monde ». Une attraction basée, m'expliquait-on, sur les stimulateurs de mémoire, sonores et visuels. Cela pouvait permettre à n'importe qui de retrouver, de revivre son passé, de s'enfoncer dans les méandres de sa mémoire, dans le labyrinthe du temps. Ou quelque chose de ce genre…

J'étais alors extrêmement surmené. Une habitude que j'avais prise depuis peu et que je ne perdrais jamais plus. Je commençais à avoir aussi certains ennuis cardiaques. L'invitation m'arriva un jour où je me sentais guetté par la dépression. Je trouvai amusant d'aller voir ça de près.

À l'entrée du fameux centre, trônait une sorte de batracien hilare, une grenouille verte, géante : en réalité, un bureau caréné avec le capot d'une Citroën des années soixante ; ça, c'était le genre Mercurama. Un petit homme gras se leva pour m'accueillir derrière la grenouille qui le cachait presque entièrement. M. Komme.

Je serrai mollement la grappe de boudins mauves qu'il me tendit en guise de main.

« Ce que j'aime surtout dans votre revue, m'sieur Huvon, » me dit-il, « c'est les dessins !

— Quelle revue ? » demandai-je. « Les éditions Ercole en publient onze, chez monsieur Komme ! »

L'attraction « unique au monde » s'appelait le Mémorama. C'était une création de miss Charlene Libby, qui avait appliqué les théories du professeur néerlandais van Sjeresen, lequel s'appuyait sur les recherches japonaises en matière d'hypermémoire, etc. Après une demi-heure de palabres, je me retrouvai marchant dans un couloir lumineux, interminable. La magie des couloirs est bien connue. Mercurama n'était pas la seule à l'exploiter. Le couloir devint obscur. Puis il fut de nouveau lumineux.

Et obscur comme le passé. Et lumineux comme les souvenirs lointains. Et vert comme le temps.

Comme le temps… J'eus l'impression qu'il était naturel de voir le temps en vert et que je l'avais toujours vu ainsi — mais peut-être étais-je soumis à un effet de persuasion subliminale… — Tentative de persuasion inutile, d'ailleurs, puisque je vois réellement le temps en vert et que je l'ai toujours vu ainsi.

Non, pas tout le temps : le passé. L'avenir n'a pas de couleur. Est-ce que ça signifie qu'il n'existe pas ? Je cessai de me demander si toutes les pensées qui me venaient étaient bien les miennes. Oui, c'est vrai, le passé a pour moi une couleur verte, plus ou moins foncée suivant son éloignement.

Vert… Et je continuai d'avancer dans ce couloir. Une ligne dorée s'enroulait loin devant moi. Je connaissais les techniques Mercurama. Illusion… Tout cela me paraissait à la fois très sophistiqué et un peu primaire — déjà en 88, des expériences plus intéressantes et plus concluantes avaient été réalisées en laboratoire. La fatigue me rendait ce jour-là exceptionnellement réceptif, et je me laissai conduire, et je me laissai mener, et j'acceptai le jeu. Je n'avais plus en moi aucun désir de résistance à quoi que ce soit — et à partir de cette date, je n'eus plus jamais aucun désir de résister à n'importe quoi. Je m'ennuyais dans mon travail et ma vie. J'étais venu chez Mercurama pour m'ennuyer, tout en me désennuyant. J'acceptais de m'ennuyer ; cela me distrayait. Il s'avéra que cette disposition d'esprit tout à fait étrange et indescriptible, était propice à une certaine prise de conscience. C'est pourquoi, sans doute, je découvris le temps cette fois…

Je marchais. Je savais bien que le couloir ne pouvait pas avoir plus de trente, quarante ou cinquante mètres de long. En fait, je tournais probablement en rond sans m'en apercevoir. C'était une technique classique. Je m'ennuyais de plus en plus. Comme dit une très vieille expression, « le temps me durait… ». J'ai ralenti, puis j'ai pressé le pas. J'ai bâillé, puis j'ai regardé ma montre ; elle était arrêtée. Ou elle m'a paru arrêtée. Et je suis arrivé dans une zone verte. J'ai dû voir plusieurs bandes de couleur se déployer devant moi, sans en avoir vraiment conscience, et je me suis dirigé instinctivement du côté du vert.

Puisque le vert, c'est la couleur du passé. Je jouais le jeu : je cherchais mon passé. Je baignais dans le vert. Une certaine émotion me gagnait, chassant peu à peu l'ennui. Je me défendis d'abord, puis je me laissai prendre. J'entendais aussi de nombreux sons : des bribes de musiques difficiles à identifier, des débris de symphonies, des éclats de bruitage… Tout en avançant dans la zone verte, je me rendis compte que certains sons m'attiraient. Je ne résistai pas. Je ne résisterai plus jamais. (Le secret du temps n'est-il pas là ?) Les sons les plus agréables, les plus émouvants évoquaient le crissement de la pluie sur la tôle, le grondement feutré d'un puissant moteur, le jaillissement de l'eau, le chuchotement d'une conversation à voix basse… la voix de ma mère murmurant près de mon oreille… La pluie tintant contre une vitre. Un bruit de moteur tout proche… La pluie sur une carrosserie…

J'étais… dans un véhicule… Et toujours beaucoup de vert… Un nuage vert qui s'arrondissait, se condensait en une grosse boule… un ballon… une boule qui était devant moi… Une boule de quoi ? Eh bien… de caoutchouc mousse… et puis elle… s'était brusquement rapetissée… et c'était… maintenant… une balle verte… une balle à jouer en caoutchouc mousse et je tenais dans ma main une balle d'enfant et je la serrais dans ma main et c'était un épisode… en effet un épisode de mon passé, un épisode de mon enfance et j'étais dans un autobus… j'étais assis sur un fauteuil de cuir… le siège était trop haut pour moi… quelqu'un se trouvait à côté… qui devait être ma mère… et nous revenions d'une ville voisine et il pleuvait… il pleuvait mais il y avait quelques rayons de soleil et les gouttes brillaient… sur la vitre du car… et je tenais dans ma main une balle en caoutchouc mousse…

L'impression prit une force extrême et je perdis conscience de l'endroit où je me trouvais réellement et de l'expérience que j'étais en train de vivre… et je fus l'enfant que j'avais été… enfant de trois ans ou quatre ans au plus… et j'étais assis sur un fauteuil trop haut dans un autobus brinquebalant et il pleuvait et je tenais une balle de caoutchouc mousse dans ma main et j'avais trois ans ou quatre ans et j'étais… dans mon passé !

Pour diverses raisons, les expériences de Mémorama ont été un échec, du moins dans une première phase. Peut-être le système n'était-il pas encore au point en 88. Des travaux très importants sont en cours sur les stimulateurs de mémoire, dans un certain nombre de laboratoires américains, européens et japonais, mais je me demande si les chercheurs auront assez de temps pour aboutir.

Pour moi, c'était sans importance. J'avais découvert, ou plutôt redécouvert le temps. J'avais réappris à vivre dans le temps, à vivre le temps, comme un enfant… J'avais découvert par hasard — mais était-ce bien par hasard ? — ma propre machine à voyager dans le temps. C'était une balle verte en caoutchouc mousse : un objet qui n'existait plus depuis dix ou vingt ans… qui devait être en train de pourrir dans la terre ou qui avait brûlé ou…

Mais je n'avais pas besoin de la balle elle-même pour voyager dans mon passé. Le souvenir, l'image visuelle et surtout tactile de l'objet me suffisaient. Cependant, lorsque je me rendis compte de l'importance de cet objet, je décidai de m'en procurer un autre, aussi semblable que possible. Je fis de nombreuses recherches. Ce fut finalement un échec. La balle que j'achetai en désespoir de cause (une balle verte, en caoutchouc mousse, ordinaire, à peu près de la même taille et de la même couleur que celle de mon enfance) se révéla inefficace. Je renonçai. Je fis, au cours de l'été 88, un certain nombre de voyages en me servant de la balle imaginée. Je pouvais me déplacer entre deux points de mon passé. Le plus ancien étant le voyage en autobus, le voyage de retour avec la balle : l'apparition de la balle verte dans ma vie constituait à la fois l'élément causal du voyage et sa limite extrême. Le point le plus récent coïncidait probablement avec la disparition de la balle : entre ma dix-septième et ma dix-huitième année. J'eus une expérience de voyage encore plus intense que la première et située dans cette période. Ce ne fut pas un hasard non plus, du moins je le crois.

J'avais un ami qui comptait beaucoup dans ma vie. J'avais connu au lycée Jacques Passage, celui qui allait devenir l'écrivain-poète Jacques Passage. Son nom est aujourd'hui connu, bien que Jacques n'ait pas eu le destin que nous pressentions et qu'il espérait. J'ai écrit en 1982 un récit intitulé le Jeune poète — et le jeune poète, c'est naturellement Jacques Passage. Avant de connaître Jacques, je rêvais aussi de ce destin, d'être celui qui égalerait ou dépasserait les auteurs du début du siècle que j'admirais follement : Alain-Fournier du Grand Meaulnes, Raymond Radiguet du Diable au corps… Puis j'ai rencontré Jacques Passage, qui m'a paru infiniment plus doué que moi-même. Et j'admis bientôt que ce serait lui le “jeune poète” capable de faire oublier avant la fin du siècle Alain-Fournier et Radiguet. Je ne l'admis quand même pas tout de suite…

Et ce fut grâce à la balle verte que je retrouvai le moment précis où j'avais pris conscience de façon définitive de la supériorité de Jaques Passage et où j'avais plus ou moins consciemment décidé de m'effacer, de renoncer. Nous habitions une petite ville du Midi. Mon père était employé communal, ma mère concierge de la mairie où nous avions un petit appartement. La mère de Jacques tenait un café dans les faubourgs, près d'une rivière, la Barbaira. J'aimais beaucoup cet endroit. La façade sud s'offrait nue au soleil, sans un arbre, sans un auvent, sans un seul centimètre carré d'ombre. L'autre donnait sur un jardin touffu, un parc sauvage et une pente broussailleuse et boisée tombant à pic sur la berge. De ce côté-là le site était en toute saison d'une fraîcheur étrange.

La chambre de Jacques avait une fenêtre de chaque côté. Elle était admirable… digne du Jeune Poète. Nous nous retrouvions là pour écrire nos poèmes et les dire. Pour rêver notre avenir… Un jour de vacances, en fin d'après-midi, au mois de juillet, j'étais venu le rejoindre mais il n'était pas là. Il n'y avait aucun client au café. La mère de Jacques était seule. Elle m'offrit une bière et s'assit avec moi dans la salle pour boire une menthe.

… Nous nous sommes assis près d'une fenêtre et elle m'a parlé. Nous attendions Jacques et elle me parlait et j'entendais sa voix. Et j'entendais sa voix. Sa voix… Marie Passage était une femme mince, menue, très brune. Sa peau était presque diaphane. Ses narines pâles palpitaient sans cesse. Des lueurs intenses brillaient dans ses yeux sombres. Et lorsqu'elle parlait de son fils, les lueurs devenaient encore plus intenses. Elle me parlait de Jacques et je regardais autour de moi et le décor avait une présence bouleversante. J'étais plongé, immergé totalement, une fois de plus, dans mon passé. Je voyais les pieds métalliques des tables et je touchais le marbre qui les couvrait. Et j'avais laissé tomber un peu de bière qui dessinait sur le marbre un curieux océan entre deux Amériques. Marie Passage portait une robe bleue sans manches. Et je l'écoutais me parler de son fils. Et le soleil brillait. Et il faisait chaud malgré la protection des stores. Et j'écoutais Marie et une émotion grave et forte m'envahissait. J'étais comme terrassé par l'admiration qu'elle avait pour Jacques et que je partageais avec elle.

L'émotion gagnait aussi Marie Passage car je voyais trembler ses lèvres. Le soleil commençait à descendre sur l'horizon et sa lumière s'irisait à travers la vitre. Et à un moment, nous avons été enveloppés tous les deux par une écharpe arc-en-ciel. Peut à peu le vert a chassé les autres couleurs, reculant vers le bleu et avançant vers le jaune… Et c'est seulement à cet instant que j'ai consenti à laisser la première place à Jacques Passage. À cet instant-là que mon destin a pris un tournant définitif : je ne serai jamais le Jeune Poète.

Et je compris que ma machine temporelle, la balle verte, me transportait de préférence en de tels points de mon passé. Elle me transportait vers les frêles minutes qui mettaient l'avenir en balance… C'est ainsi que plusieurs fois encore je revécus quelques événements cruciaux de mon adolescence : l'accident de moto évité de justesse… l'épreuve majeure d'un examen réussi presque miraculeusement… le rendez-vous manqué avec une trop belle jeune fille blonde… Ces moments de ma destinée possédaient une sorte de “charge” qui m'attirait.

Très vite, mes aptitudes au voyage dans le passé diminuèrent et disparurent complètement — du moins je pus le croire. Je retrouvais mal le souvenir de la balle verte. Les sensations tactiles ne naissaient plus spontanément dans ma main : l'image devenait floue, incertaine et grossière. J'arrêtai de voyager. De nouveau, ma vie professionnelle m'emporta dans un tourbillon. De nouveau, mon cœur flancha… un peu plus fort que la première fois. Je me fis soigner. J'allai mieux. Je travaillai dur. J'eus une nouvelle alerte. Je me reposai. Mieux… plus mal ? Un peu mieux ? Le temps passa. Je travaillais toujours pour les éditions Ercole. M. Laversant avait étendu son empire. Il dirigeait maintenant la Verticale Laversant dont nos éditions n'étaient qu'un tout petit maillon. Nous l'aimions de moins en moins et le respections de plus en plus. Nous, ses collaborateurs attitrés — car j'avais pris du grade et grimpé quelques étages de la tour Laversant. Peut-être en l'an 2000 approcherais-je de la terrasse, le saint des saints… mais je ne croyais guère en l'an 2000. Je ne verrais pas le troisième millénaire, j'en avais la certitude.

Les mois, les années. Le temps coulait. Le passé s'éloignait. La balle verte devenait petite et dure dans sa gangue de durée.

En octobre 1996, je fus invité à la propriété de M. Laversant, Colorado du Sud, encore appelée Micro-climat à cause de luxueuses installations de contrôle météorologique que M. Laversant avait fait construire autour de chez lui. Le contrôle météo était une des grandes réussites de la Verticale Laversant… Quelques-uns de ses très proches collaborateurs étaient là : Bertrand de Tizac et Audrey Robin pour le secteur édition ; Norman Bart pour le secteur météo ; Carole Lamain, Hari Rasch, Philip de Foe. Et aussi quelques dirigeants de verticales étrangères, comme Patrick Leavenworth et Kago Wajkanai…

Tout à fait à la fin du repas, on se mit à parler du temps. La Verticale Laversant contrôlait, avec les éditions Ercole et d'autres groupes horizontaux, une bonne cinquantaine de journaux, de revues et d'émissions télévisées. Audrey Robin, une très jeune femme, avait la charge du secteur Science-Fiction. Et quelqu'un… non, pas quelqu'un : M. Laversant soi-même lui demanda pourquoi la Science-Fiction actuelle ne parlait plus jamais de voyages dans le temps. Plusieurs personnes s'étonnèrent de ce fait. Audrey Robin confirma mais hésita sur l'explication. On discuta longuement la question. C'était vrai : les histoires basées sur le voyage temporel, la plupart des récits axés sur le temps semblaient avoir disparu de la Science-Fiction. On s'amusa à chercher la date à laquelle le phénomène avait commencé. Les spécialistes se mirent d'accord sur 1983-1985.

Quant à l'explication, l'avis général fut celui-ci : le sujet avait été abandonné parce que tout le monde, auteurs et lecteurs, avait pris conscience de l'impossibilité absolue — scientifique, logique, structurelle — de toute translation ou projection temporelle. Une impossibilité liée à la nature même de la réalité. (Je ne prenais pas part au dialogue et je me demandai en silence : Mais quelle est donc la nature de la réalité ?)

Les auteurs avaient donc cessé de se cogner la tête contre l'impossible… La formule était de Philip de Foe, qui avait connu dans les années 80 l'autre Philip, le grand Dick. Quelqu'un me demanda mon avis, peut-être parce que je ne participais nullement à la discussion et que j'étais perdu dans une vague rêverie. Ce n'était pas M. Laversant, mais M. de Tizac, responsable général du secteur édition. « Notre ami James Huvon croit peut-être aux voyages dans le temps ? » À mon propre étonnement, je n'avais aucune envie de me rallier à l'avis général. Je me croyais pourtant quelqu'un de réaliste, sceptique même. Dans un premier mouvement, je m'étais dit : Bien sûr. C'est évident. Il est tout à fait impossible, par exemple, de revenir en arrière pour changer quoi que ce soit à l'Histoire ou à la destinée, serait-ce la destinée d'un ver de terre !

Cette conviction devait être en moi. Je savais qu'elle était en moi, comme en tout homme sensé. Et je ne la trouvais pas. J'avais dû changer à un certain moment. Cela remontait peut-être à l'été 88 et je ne m'en étais pas aperçu. Je me sentis plein de doute. Je pensai à peu près ceci : Oui, bien sûr, ça paraît impossible. À moins que le temps ne soit pas ce qu'on croit ! Et, aussitôt, la certitude me vint que le temps n'était pas ce qu'on croyait. Je ne sais ce que je répondis. Tout le monde me regardait. Je devais avoir un air très bizarre.

Et le temps continua de s'écouler comme il l'avait toujours fait. Peut-être y avait-il d'invisibles changements dans le continuum, dans la réalité ou ailleurs. Je me demandais parfois si les changements ne commençaient pas à être visibles… On avait prévu pour cette fin de siècle une situation tendue sur tous les plans, dans tous les pays et toutes les sociétés. De fantastiques remous, une montée de la violence, une sorte de crescendo dramatique vers l'an 2000. Rien de tout cela ne se produisait. On assistait plutôt à une sorte d'affadissement des émotions, des désirs, des mœurs. C'était vrai des nations comme des individus. Une douce somnolence gagnait peu à peu le monde. Ou bien était-ce une immense lassitude. Seul l'humour tenait bon…

L'économie, par exemple, sans connaître les crises qui avaient secoué la société industrielle dans les vingt dernières années, se mettait à tourner au ralenti sans que personne n'ait l'air de s'en soucier.

Nous sommes en 1999 et j'ai l'impression que cela n'est pas vrai, que nous ne verrons pas l'an 2000. Je ne le verrai pas de toute façon car mon état de santé s'est aggravé. Cette fois, mon cœur est très malade et je suis trop fatigué et les médecins sont trop fatigués pour s'occuper de moi… Mais j'ai l'intuition que personne ne verra naître le troisième millénaire.

On ne connaîtra pas l'an 2000 parce qu'il n'y aura pas d'an 2000, parce que le temps n'est pas ce que l'on croit et qu'il sera incapable de pousser plus loin cette énorme comédie, cette gigantesque simulation. Le temps s'était déguisé en Histoire, mais ce n'était qu'un déguisement, et maintenant personne n'y croit plus.

Et le temps rit de sa propre farce. J'entends rire le temps !

Et je sens qu'il va arrêter ce jeu qui a duré trop longtemps…

Et puis j'ai décidé de retourner en arrière, pour de bon cette fois, jusqu'à une bifurcation de ma destinée. J'ai quarante-sept ans. Je ne vais pas attendre la mort dans cette ligne décevante qui sera bientôt tranchée. Je ne vais pas attendre cet an 2000 qui ne viendra pas — parce que l'Histoire est une illusion et le Calendrier une mascarade. Je vais recommencer à zéro pour vivre une vie meilleure dans un monde plus réel. Je sais que j'ai une chance.

J'ai fait des recherches désespérées pour retrouver la balle verte. Je suis allé dans ma ville natale. Le nouveau maire était un ami d'enfance. J'ai raconté qu'enfant j'avais caché des bijoux de ma mère dans une balle verte et enterré la balle quelque part dans le jardin à moins que je ne l'aie cachée dans le grenier. Les occupants actuels du logement m'ont laissé fouiller partout. Personne ne s'étonne plus de rien. On n'a plus ni l'envie ni la force de s'étonner… Je n'ai pas retrouvé la balle mais, dans le grenier de la mairie, j'ai mis la main sur un livre d'images que j'avais vers trois ans ou quatre ans, avant d'aller à l'école. Des images d'Épinal défraîchies, sur des pages salies et déchirées. Le livre est imprimé d'un seul côté. Au verso, les pages sont blanches, et avant de savoir écrire une lettre, j'avais gribouillé d'informes dessins. (Mais peut-être les dessins ne sont-ils pas tellement informes ? En les regardant, maintenant, il me vient d'étranges visions…)

Je pense — j'espère — que j'avais griffonné ces signes secrets avant d'avoir la balle verte. Il la faut ! Je vais me servir de ce vieux livre pour retrouver le jour de la balle verte (du retour en autobus, sous la pluie, avec la balle verte). Et je changerai de destinée. Je recommencerai tout. Je suis sûr que c'est possible. Ce jour-là est un jour important de ma vie, un nœud du temps, et quelque chose va arriver.

Le voyage sera facile. Le temps est plus fluide qu'autrefois. Cette sorte de tension superficielle qui nous tenait collés au présent n'existe presque plus. Je n'ai pas fait d'essais systématiques. Il m'a suffi de penser au voyage quelques jours ou quelques semaines — on est en 1999 et personne ne regarde plus le calendrier… — et je suis parti.

Et je sais pourquoi les auteurs ont cessé tout à coup de parler du temps. C'est qu'ils ont eu peur. Ils ont senti que le temps n'était pas cette force paisible, au cours immuable, révélée par le Calendrier et l'Histoire. Et lorsqu'il a commencé à laisser entrevoir sa véritable nature, ils ont été terrifiés et ils se sont tus.

Le vert, couleur du passé. Certains sons m'attirent. Le crissement de la pluie sur la tôle, le grondement feutré d'un moteur…

Mais voici que le vert s'estompe. Tout devient gris.

Jaillissement d'eau, conversation à voix basse. Ma mère murmurant à mon oreille. Le tintement de la pluie contre la vitre.

Je suis dans un véhicule… Impression de grisaille… Je suis assis sur un fauteuil de cuir… trop haut pour moi… ma mère est à côté de moi et je pleure… À travers mes larmes, tout me semble gris… Nous revenons de la ville et il pleut, et ma mère na pas trouvé la balle verte que je désirais, et je pleure.

Je suis assis sur un fauteuil trop haut dans un autobus brinquebalant et il pleut et j'ai les mains vides et je pleure. J'ai trois ans ou quatre et je suis dans mon présent, mais je ne le sais pas, et la vie m'attend et je l'ignore.

Le temps est gris.

Première publication

"Vivre le temps"
››› Univers 10, septembre (France › Paris : J'ai lu 769, troisième trimestre 1977 (5 août 1977))