Fictions anticipatrices à visée politique
dans le cadre du dossier Fictions d'anticipation politique de la revue Eidôlon, 2006
- par ailleurs :
Les anticipations politiques ont un passé qui les a fait à leurs débuts confondre avec l'utopie, et donc figer en dehors de l'Histoire. On se souvient en effet qu'Utopus coupe le cordon ombilical d'avec la terre ferme, lieu de l'Histoire, pour se réfugier dans l'ailleurs imaginaire d'une supposée perfection. Mais dès l'époque des Lumières, le futur, comme le bonheur selon Saint-Just, devient une idée neuve en Europe. Il se présente alors différent de l'image ancienne, qui en niait l'existence avec l'Ecclésiaste, pour qui « il n'y a rien de nouveau sous le Soleil »
, ou bien y voyait un simple reflet dégradé du passé, constitué des âges d'or, d'argent et de fer — où l'on se situait alors. Le premier ouvrage qui prend en compte cette nouvelle orientation est sans doute l'An deux mille quatre cent quarante : rêve s'il en fût jamais de Louis Sébastien Mercier (1771 & 1786). Il pratique, l'un des premiers, l'anticipation politique.
Mais l'âge d'or des anticipations politiques se situe au xixe siècle. On sait pourquoi : les utopies jusqu'alors s'inscrivaient dans une a-temporalité, puisque cela revenait à simplement mieux répartir les richesses agricoles. À l'avènement de la révolution industrielle, le futur devient malléable, comme l'acier, et prêt à être imaginé. D'où les tentatives d'Étienne Cabet, de Robert Owen, de Charles Fourier et de leurs disciples, ainsi que l'idéologie de l'ingénieur dans la lignée du saint-simonisme. Le futur devient un objet à façonner par le biais du développement des techniques appuyées sur l'idée d'un progrès des sciences. Ce qui va engendrer deux lectures de ce futur. Pour les uns, la version sera optimiste et la technologie vaincra tous les obstacles, avec au plan politique une sorte de technocratie : c'est l'optique des saint-simoniens et des penseurs socialistes. D'autres y verront l'abolition des libertés et le mythe de la fourmilière qui apparaît dans le Monde tel qu'il sera d'Émile Souvestre (1846). Ceci alors qu'en 1848 l'ordre nouveau de la bourgeoisie sonne la fin des rêves utopiques en se servant de l'armée pour écraser ce qui est qualifié d'émeutes. Le mot d'utopie devient synonyme de rêveries infantilisantes. Même dans la pensée de la gauche, on s'en démarque, comme le fait Friedrich Engels. Les Lettres de Malaisie de Paul Adam (1898) sont plus ambiguës.
Ce questionnement (et les fictions qui en découlent) se poursuit au xxe siècle, aussi bien en littérature qu'au cinéma, développant selon le cas, mais rarement, l'aspect utopique, et plus fréquemment le côté dystopique. Celui-ci fleurit avec Aldous Huxley (le Meilleur des mondes, 1932), René Barjavel (Ravage, 1943), George Orwell (1984, 1949), etc. La Science-Fiction propose plutôt des récits plus ambigus, comme les Dépossédés d'Ursula K. Le Guin (1974). La différence d'avec les récits utopiques ou dystopiques du xixe siècle tient au fait que le xxe siècle a subi, en accéléré, les changements induits des différentes révolutions industrielles. Les Occidentaux ont aussi subi les modifications résultant des réalisations aussi bien techniques que politiques qui ont affecté les comportements sociaux des pays industrialisés d'abord, visant enfin à court terme l'ensemble des Humains. On est passé ainsi d'une sorte de fiction anticipatrice de type sociologique à des fictions spéculatives de type anthropologique. Chaque fois en corrélation évidente avec les contextes sociaux, scientifiques et/ou politiques.
Je verrai en premier lieu l'originalité des anticipations politiques dans les années trente, puis je m'intéresserai aux textes plus récents d'Ursula K. Le Guin et de J.G. Ballard.
les Intellectuels des années trente : une révolte viscérale devant la nouveauté et ses conséquences
À la différence des naïfs voyageurs rencontrant des utopies dans des îles — situées on ne sait où pour le texte de Thomas More, ou inconnues de Malaisie ou des Philippines —, les voyageurs du xxe siècle portent leur regard sur le monde contemporain.
Comme le signale Georges Duhamel dans ses Scènes de la vie future (1930) : « qui se déplace dans l'espace voyage aussi dans l'Histoire »
. Il nous fait donc assister (par le compte rendu d'un voyage aux États-Unis) — à des scènes de notre futur d'Européens, anticipé par les modes de vie déjà en usage aux USA :
« Cette Amérique représente donc pour nous l'avenir […] tous les stigmates de cette civilisation dévorante, nous pourrons avant vingt ans les découvrir sur les membres de l'Europe. »
Il fait d'ailleurs dire à l'un de ses interlocuteurs : « Vous critiquez notre système, mais vous serez obligé d'y venir un jour ou l'autre. »
. Ce système qu'expérimentent les USA s'oppose à ce qui est pour Duhamel une sorte d'idéal pour la bourgeoisie, une “belle époque” que la guerre de 14-18 a anéantie :
« L'idée d'une civilisation universelle, totale, à la fois éthique et scientifique, supposant un progrès en même temps spirituel et temporel était donc à l'apogée de sa fortune quand elle fut assaillie par la guerre. »
À quoi il oppose une vision du futur qui voit « l'effacement de l'individu, l'anéantissement de l'individu »
.
Avant d'écrire le Meilleur des mondes, Huxley, cinq années avant Duhamel, a lui aussi présenté un inventaire de la société de son temps dont il tire le Tour du monde d'un sceptique (Jesting Pilate, 1926) qui nourrira son œuvre romanesque, et où déjà il se pose en représentant des intellectuels européens, tout comme Duhamel. On retrouve dans la préface nouvelle de 1946 de l'auteur au Meilleur des mondes — outre l'anticipation de l'ectogenèse, l'assujettissement des individus par les drogues du bonheur (le soma) et la liberté sexuelle obligatoire (qui était déjà présente dans les Lettres de Malaisie) — une réflexion sur les formes du pouvoir. Ni le système soviétique, malgré la présence de Lénine, ni le système étasunien de l'ère post-Ford ne sont supportables pour un intellectuel, ce qui explique le suicide du “sauvage” qui les représente, même si c'est de façon caricaturale. Nous sommes introduits dans un univers de soft totalitarism, de “goulag mou”, où la révolte est, pour la plupart des personnages, incompréhensible tant ils vivent dans un état de bonheur qui est loin d'être « insoutenable »
, car le système a réussi « à faire aimer aux gens leur servitude »
.
Ce qui se trouve en apparence au centre de ces fictions d'anticipation des années 30, c'est la notion d'individu, mais si l'on regarde de plus près il s'agit de la figure apeurée de l'intellectuel bourgeois européen confronté à une certaine forme de démocratisation dont il voit avec horreur les résultats aux USA. Pour Duhamel par exemple, les manifestations culturelles, comme les comportements humains des étasuniens, sont grotesques. Il est horrifié par, en vrac, le jazz, le cinéma, les automobiles conduites par une femme, la prohibition, l'architecture des gratte-ciel. Tout ce qui se distingue d'un modèle idéalisé de l'Europe et de sa propre culture lui semble contre-nature. Il y voit un abâtardissement de la culture “humaniste” qui est la sienne. Dans une certaine mesure — plus subtile car il s'agit d'un roman —, il en va de même d'Huxley. Et on notera que c'est moins le système politique anticipé qui pose problème et nourrit l'anticipation que la mise en place d'une lecture des comportements sociaux selon une perspective d'anthropologie spéculative. Au prétexte de parler au nom de l'Humanité, il est question du désarroi d'une caste particulière, celle des intellectuels bourgeois. Après la seconde guerre mondiale, le problème sera posé sous un angle plus politique et plus polémique avec Ravage, puis 1984.
le Roman d'anticipation illustrant un engagement politique
Ravage paraît en 1943, la France est occupée par les nazis et vit sous le régime de l'État Français qui prône la devise travail, famille, patrie. À tort ou à raison, il s'agit avec Ravage d'un ouvrage qui a été lu comme illustrant volontairement les thèses pétainistes du “retour à la terre”. La société décrite est d'abord une société assoupie lâchement dans le confort, se repaissant d'images, où l'art est institutionnalisé : on reconnaît là les traces des anticipations de naguère. Mais aussi ce qu'après la défaite, les gouvernements pétainistes ont voulu faire croire. Que la “race” avait été souillée, que par mollesse, avec les congés payés, elle avait perdu de ses forces, etc.
Mais par un coup du destin, tout change : après une disparition subite, et quasiment vue comme miraculeuse, de l'électricité, cette “civilisation” s'effondre. Il “faut” alors que des chefs “naturels” prennent la tête de groupes, et qu'ils retournent à la terre pour rebâtir une société traditionnelle : patriarcale, hiérarchisée et terrienne, où l'instruction est minimale, et le respect du chef maximal. Cette hiérarchisation passe par le refus de toute invention de type industriel, par l'usage de l'écriture réservée à une caste de dirigeants ; on y voit la femme remise à sa place ancestrale de servante, et les paysans sont définis comme « attachés aux solides réalités »
car « pour évaluer ses récoltes et compter ses enfants, le paysan n'a pas besoin d'aligner des chiffres »
. Difficile de ne pas saisir dans cette anticipation située en 2050 un discours idéologique clairement affiché, et une dimension politique nettement orientée, même si Barjavel s'en est souvent défendu.
Malgré les affirmations d'Orwell, il en va de même de 1984. L'auteur s'est obligé à préciser quelle était sa visée propre en écrivant ce roman :
« 1984, mon récent roman, n'est pas conçu comme une attaque contre le socialisme ou contre le parti travailliste de Grande-Bretagne (dont j'approuve les points de vue) mais bien une dénonciation des perversions auxquelles une économie centralisée peut conduire et qui se sont déjà manifestées dans le communisme et le fascisme. Je ne crois pas que le genre de société que je décris se produira nécessairement mais je crois […] que quelque chose de semblable pourrait arriver. »(1)
Ce roman est écrit en 1948, au début de la “guerre froide”. À la différence du roman de Huxley, il met en scène un personnage, Winston Smith, qui est donné à voir comme un « homme quelconque »
et non en tant qu'intellectuel. De plus, la prise de conscience qu'il vit dans un univers inhumain, est lente, progressive, et passe par la rencontre de l'amour. Ajoutons qu'à l'opposé des orgies obligatoires du Meilleur des mondes, le sexe semble ici être très contraint. L'environnement lui-même a changé : on se situe dans un monde de la rareté, du puritanisme, de la haine. Un univers à venir, sous le contrôle permanent des caméras de télévision, d'une langue asservie aux besoins immédiats du Parti et de Big Brother. Difficile de ne pas voir dans cette œuvre le moyen d'un combat contre un hard totalitarism qui, au lieu de séduire par le confort et le “soma” comme chez Huxley, s'impose par la terreur, comme dans Ravage. Cependant ici, Orwell, loin de régresser vers le monde préindustriel, prend en compte le développement technique de l'époque, et en premier lieu l'instrument inquisitorial : la télévision qui observe et épie. Elle est détournée de son but premier, puisque l'écran permet l'espionnage des citoyens. Ce système est très efficace puisqu'après une révolte viscérale, soumis à son “rééducateur”, le narrateur, dans la tête de Winston, avoue :
« La lutte était terminée.
Il avait remporté la victoire sur lui-même.
Il aimait Big Brother. »
Aussi bien Ravage que 1984 se veulent des avertissements, mais dans des contextes différents. Ravage témoigne d'une réaction dépressive devant la science et la technique dont il perçoit les effets réels avec les défilés de tanks, les bombardements et l'exode. Il envisage alors, à titre d'autopunition, une sorte de retour vers le passé, idéalisé lui aussi, tout en sachant que ce serait vain, comme en témoigne la fin de l'ouvrage. Le texte d'Orwell ne laisse aucun doute sur le but visé : il est écrit afin que quelque chose de “semblable” ne puisse arriver. Les textes contemporains sont plus difficiles à cerner : ils vont du questionnement de l'utopie à la révolte sans objet perceptible.
Des “utopies ambiguës” au monde de la révolte sans objet
Dans son ouvrage les Dépossédés, Ursula K. Le Guin met en scène, sur deux planètes, deux systèmes opposés. Depuis deux siècles, des colons se sont exilés de la planète Urras (URSS & USA confondus, comme chez Huxley), qui fonctionne selon un système dit “libéral”, vers Anarres. Ces Anars sont partis d'Urras pour fonder une société de type communautaire. Les deux mondes n'ont, depuis, entretenu que très peu de relations si ce n'est de rares échanges de données scientifiques. C'est ainsi que se fait remarquer un savant mathématicien anar, Shevek, qui est un jour invité sur Urras, et s'y rend malgré l'émoi que cela engendre dans sa communauté. Il permet à Le Guin de faire saisir les contextes et les résultats humains et techniques des deux mondes. Et cela aboutit à la relativité de toute éventuelle supériorité d'un système sur l'autre. Le retour du savant sur Anarres n'est pas un simple retour au status quo ante… Même s'il arrive les mains vides, il envisage les choses différemment. De plus, les habitants d'Urras ont eux aussi changé de point de vue sur les Anars après l'avoir reçu, et des échanges peuvent alors se nouer.
Cet ouvrage a été écrit avant la disparition de l'URSS et la chute du Mur de Berlin, et on repère assez bien l'idéal qui sous-tend l'ouvrage. Les deux systèmes évoqués présentent chacun des avantages et des inconvénients. Pourquoi ne pas échanger des points de vue sur des problèmes pratiques, des expériences, des idées ? C'était là en 1974 le point de vue d'une écrivaine “libérale” au sens étasunien du terme. L'Histoire a suivi une voie différente, bien que la fiction d'Urras se voie maintenant confirmée après le retour forcené du capitalisme sauvage dans l'ex-URSS, et la débâcle de l'idéologie utopique de l'ère industrielle.
Loin des spéculations sur les systèmes, J.G. Ballard [ 1 ] [ 2 ] met en scène, avec un léger décalage, le monde du quotidien urbain occidental des classes moyennes et de leur frustration, qui peut déstabiliser une société sans pour autant la faire changer. Il montre les comportements érotiques induits par la civilisation de l'automobile dans Crash (1973) ; le recul intérieur devant la nécessité de vivre à toute allure dans l'Île de béton (1974), l'ennui dans la Face cachée du soleil (Cocaine Nights, 1996), les révoltes joyeuses dans I.G.H. (1975).
Mais c'est dans Millennium people (2003) qu'il semble poser un regard d'entomologiste sur les révoltes anticipatrices de promesses de changement. Ballard, et particulièrement dans ce roman, ne construit pas une fiction qui se donnerait pour effet d'imaginer un futur ou même l'image d'un futur à bâtir ou à détruire. C'est plutôt un constat désenchanté de l'inutilité des utopies et des fictions anticipatrices. Ici, la SF, loin de proposer des futurs, ressasse un rêve mort. Elle ne rêve plus, ne fait plus rêver : tout ce dont elle rêvait s'est malicieusement incarné dans la réalité sociale et le rêve d'alors est devenu un cauchemar banal.
Dans ses premiers romans Ballard a montré la destruction de la société par des éléments naturels ; puis il a mis en scène la dimension techno érotique des produits de consommation, ainsi que des objets neufs. Ce furent les accidents d'automobile, la photo ainsi que les happenings de Crash. Il a de même montré la violence au service des gourous dans Super-Cannes (2000), et la révolte illogique des classes moyennes qui commence par I.G.H., puis se confirme dans l'Île de béton et Crash. Il s'agissait parfois de la recherche d'un pouvoir, ou d'une expression de désirs, de retour sur soi pour les représentants des classes moyennes.
Jusqu'ici une voiture, un immeuble, un isolat suffisaient à Ballard pour donner à voir comme sous un microscope les passions humaines en action. Dans Millennium people, le champ s'élargit à un quartier, la Marina de Chelsea dont les bourgeois qui l'habitent se révoltent sans véritable projet, sauf à croire les tirades d'une sorte de gourou, un pédiatre illuminé. Le tout à propos d'un prétexte superficiel : une manifestation contre l'instauration de parkings payants. Aspect futile mais qui permet une sorte de happening de protestation de type “révolte dans le ghetto” avec la destruction de leurs propres biens par les habitants de la middle class qui y habitent :
« Tout une caste de cadres et de membres des professions libérales rejetait ce qu'elle avait acquis à force de dur travail. »
C'est une révolte des classes moyennes convaincues de ne plus jouir de leurs anciens privilèges réels ou imaginaires :
« Pour la première fois dans l'Histoire de l'Humanité, un ennui féroce régnait sur le monde scandé par des actes de violence dénués de sens. »
Dans un univers social que le sens semble avoir déserté, la violence, comme acte primordial, passionnel semble seule recréer du désir : la bombe du terroriste donne lieu à un renouveau sexuel, au moins pour le narrateur, David Markham.
Mais cette révolte ne dure pas, ne devient pas une révolution. On assiste à un retour à l'ordre antérieur, on négocie avec les assurances, on retrouve une vie de couple. Mais :
« Un mystère demeure. Pourquoi les résidents, après avoir tant accompli, retournèrent-ils à la Marina de Chelsea ? Personne ne peut expliquer cet étrange comportement, eux-mêmes moins que personne. »
Mais elle est peut-être, selon le narrateur :
« l'épure des protestations sociales de l'avenir, des soulèvements armés arbitraires et des révolutions condamnées, de la violence injustifiée et des manifestations sans raison… »
Les anticipations, les fictions politiques anticipatrices ont commencé par faire rêver avec les utopies, mais rien de ce qu'elles pouvaient proposer n'était réalisable. Lorsqu'une possibilité de changement liée à la révolution industrielle a été envisageable, la question de la faisabilité s'est posée, et une réflexion a eu lieu à propos des conséquences d'une telle réalisation. Cela a entraîné des réponses opposées. Les unes montrant les bienfaits d'une reprise en main de leur destin par un changement des relations humaines aboutissant à une meilleure convivialité. Les autres imaginant, comme résultat de ce changement supposé, un asservissement encore plus grand que celui qui prévalait dans la réalité. Ce combat d'imageries sociales projetées dans le futur a scandé les oppositions de classes, et de systèmes sociaux jusqu'à la chute du Mur de Berlin. Le dernier vestige d'une utopie rêvée s'est alors effondré, et le futur s'est retrouvé inscrit dans la logique d'une perspective unique, initiée au xviie siècle avec la Fable des abeilles de Bernard de Mandeville (1740).(2) Dans cette situation historique, les textes de Ballard sont les mieux à même de nous faire prendre conscience d'une fin de l'Histoire (au moins dans l'idéologie prêtée aux classes moyennes occidentales mises en scène) et donc de la vanité de toute anticipation politique. Et même de la notion de politique dans une société d'abondance aux mains du pouvoir économique sanctifié. On ne peut y vivre qu'une carrière, et la liberté ne trouve, pour s'exercer, que de brèves poussées — de brèves révoltes, comme des convulsions — entre deux acceptations d'une réalité qui n'offre, à part le confort, rien à imaginer que le pire. Partie du rêve idéalisant, l'imagination sociale se heurte au butoir solide du retour à l'ordre, dans les paysages technologiques intégrés. Dans la même position que Thomas More devant la situation de l'Angleterre du xvie siècle, mais sans la possibilité de rêver pour une autre Utopie. Car il n'y a plus d'ailleurs. Ou alors… une révolte généralisée. Qui sur ses cendres construirait un modèle original, qui échappe pour l'heure à notre entendement.
- Cité dans le dossier Georges Orwell et la Novlangue de la Quinzaine littéraire, nº 411, 16 février 1984.↑
- On y trouve la formule
« les vices privés sont le moteur des vertus publiques »
. Cette assertion est de même type que celle d'Adam Smith dans la Richesse des nations (1776) à savoir qu'il existe une “main invisible” qui règle l'efficacité et la moralité dans une économie de marché. Ce qui avait peut-être un sens dans le monde préindustriel mais devient un simple appareil idéologique dans la société actuelle sous le fléau de l'ultralibéralisme. On le sait depuis au moins le début du xxe siècle avec les travaux de John Maynard Keynes, en vain.↑