Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction
Quelques auteurs choisis…
William S. Burroughs : le scribe halluciné
Première publication : Américana, cahiers C.R.L.H.-C.I.R.A.O.I., nº 9, l'Harmattan/Université de la Réunion, novembre 1994, p. 201-216
Les États-Unis d'Amérique occupent, depuis leur création, une place particulière dans la géographie, aussi bien réelle qu'imaginaire, de la littérature. Comme l'a montré B. Terramorsi, c'est par la littérature que les États-Unis s'inventent une genèse et un ancrage dans l'espace, et ce paradoxalement, par le biais des figures de l'errance et du sommeil, de Peter Rugg et de Rip Van Winkle [1].
Mais cette genèse et cet ancrage, dans la mesure où ils sont surtout imaginaires, sont toujours à réactualiser à travers des inventions nouvelles. Les écrivains étatsuniens s'y attachent, tantôt en mythifiant l'Histoire afin de lui donner un visage acceptable — en inventant le western ou avec Autant en emporte le vent — tantôt en s'appuyant sur les créations de la littérature de masse, sorte de remugle d'univers socio-symboliques en gestation, comme le roman policier ou la science-fiction [2].
Dans les deux cas, ils se servent de matériaux socio-facturés pour tenter de donner forme avec ces masques fantasmatiques, comme un scribe avec ses hiéroglyphes, à une réalité fuyante et donc angoissante, celle des États-Unis comme univers halluciné. C'est aussi ce qu'ont réussi à construire deux auteurs de la génération des années soixante, Thomas Pynchon et William Burroughs, dont un ancien roman, Le festin nu, a été porté à l'écran [3].
Ni Pynchon ni Burroughs ne sont des écrivains de science-fiction spécifiques [4], et tous deux se servent, d'une manière très différente d'ailleurs, des matériaux que la production immense de ce genre a mis dans l'imaginaire social global [5]. Alors que les auteurs du passé se servaient jusqu'ici des mythes anciens pour en les réactualisant, donner une figure et un sens au présent, Burroughs utilise les formes, les idées, les images et les concrétions oniriques que la masse des auteurs de science-fiction a produites depuis que ce genre existe, afin de donner à voir, la réalité hallucinante des États-Unis. Pourquoi cette démarche vaut elle particulièrement aux USA, et comment se marque cette démarche de l'écrivain américain ?
État des lieux
Un extraterrestre qui voudrait rendre compte de la singularité des États-Unis aurait de quoi pavoiser. Voilà un territoire à géométrie variable dans un temps assez court, et qui se situe dans un espace fragmenté, avec un grand conglomérat d'États contigus un appendice insulaire à Porto Rico, un autre à Hawai, et un finistère en Alaska. C'est un territoire sans langue propre, bien que l'anglais ait été choisi comme langue administrative contre le français il y a deux siècles et que l'espagnol est en train de s'y installer. Il n'existe pas de nom dans leur langue pour désigner les habitants de ce conglomérat, pas plus qu'ils n'en ont pour se désigner eux-mêmes, sauf le générique "américains", qui englobe aussi bien les Canadiens que les Argentins. En revanche les peuples américains de langue hispanique les distinguent, soit par le surnom de "gringos" [6], soit par l'adjectif qui renvoie à leur origine — "statunitense" — que l'on devrait adopter en français et traduire par "étatsunien".
C'est de plus un territoire qui garde en son sein, comme trace et comme cicatrice récente [7], le fait que les premiers habitants du lieu, les Indiens — nommés ainsi par erreur — porteurs d'un rapport écologique sain à la Nature, sont réduits à un statut de non-êtres, dans des “réserves”. C'est enfin un domaine qui contient, dans une grande partie de son espace — le Sud et les ghettos des grandes villes — une population anciennement importée comme esclave, et qui est encore maintenue dans un statut d'infériorité. Cette double blessure, écologique et économique a été thématisée sur le mode de la souillure récemment encore par Faulkner [8]. Par ailleurs, ce territoire, qui forme un pays, ne s'articule pas autour d'un vrai mythe fondateur. Les pèlerins du Mayflower sont certes honorés comme les premiers arrivés, mais si Salem apparaissait bien à leurs yeux comme la nouvelle Jerusalem, ce n'est plus le cas [9]. Washington, Lincoln, ou même J.-F. Kennedy, pour prendre quelques figures où les étatsuniens se reconnaissent, sont perçus par endroit comme des “héros” historique mais n'ont pas un statut de fondateur ou de refondateur mythique.
Pour pallier l'absence d'un mythe qui les inscrirait glorieusement dans l'Histoire, les USA se reconnaissent dans la dimension d'un mythe original, celui de la frontière, de l'appel vers le futur, qu'ils ont matérialisé en installant une statue, dite de la Liberté, à l'entrée d'un port où étaient censés pouvoir aborder les émigrants du monde entier et en s'autorisant d'eux-mêmes à se présenter comme les guides de la “civilisation” (occidentale) vers le futur [10].
Mais les mythes tournés vers le futur sont tout aussi ambigus que ceux qui remontent du passé. Comme le montre Melville dans Mardi, en décrivant l'île de Vicenza, allégorie des USA, les apparences “whitmaniennes” sont extrêmement trompeuses : sous le masque de la beauté et de la liberté se cachent des pratiques immondes [11]. Cette évidence sera reprise et orchestrée de façon plus étoffée et plus réaliste par Dos Passos, qui alternera systématiquement le factuel des new reels, des pages de publicité avec le montage d'histoires et d'itinéraires personnels dans sa trilogie USA [12]. La littérature d'imagination d'alors, celle d'un Edgar Rice Burroughs avec ses Tarzan et ses Dieux de la planète Mars, de Lovecraft avec ses entités innommables venues d'Outre espace, de Williamson et de sa Légion de l'espace, ou même de Van Vogt avec La faune de l'espace [13] semblent bien loin des préoccupations des auteurs précédemment cités et de leur volonté de dénoncer l'hypocrisie engendrée par le système politico social des USA. C'est pourtant de cette science-fiction de l'âge d'or des années 30 que se nourrira l'imaginaire de William Burroughs dans sa volonté de combat qui passe par une “guerre des images”, afin de démythifier les représentations idylliques et idéologiquement orientées que les USA offrent comme modèle, par le biais du cinéma et de la télévision — et qui manipulent l'ensemble de la planète, créant des mirages et des attentes semblables à un état de manque pour des drogués.
Burroughs et la science-fiction
La présence de la science-fiction chez cet auteur est massive, reconnue, et elle se situe à divers niveaux, thématiques et formels [14]. Malgré cela les critiques de science-fiction, qui sont en général prêts à annexer à leur domaine des auteurs moins imprégnés de culture spéculative, l'ont négligé. Sauf erreur, on ne trouve aucun article sur Burroughs dans Science-Fiction studies, et un seul dans Extrapolation [15]. Par ailleurs, les articles sur Burroughs qui sont écrits par des critiques qui ignorent la science-fiction, n'en reconnaissent pas les traces et voient dans certains “collages” de textes de science-fiction, qu'ils ne connaissent pas, des inserts oniriques ou des produits d'une imagination délirante [16].
Burroughs connaît la science-fiction : il l'a dit, il a préfacé des textes d'auteurs de science-fiction, et on trouve dans ses œuvres des références directes sous forme de collages, par tout une thématique qui y renvoie et par un vocabulaire qui y fait souvent référence.
Dans Les Garçons sauvages les héros lisent Amazing Stories, ou Adventures stories (p. 121, 207) Dans Le ticket qui explosa on trouve une citation de Fury de Kuttner avec nom d'éditeur et pagination (p. 39). On ne compte pas les allusions à des thèmes de science-fiction : les envahisseurs, les mutants, les virus extra terrestres, la manipulation de la réalité etc. Cette importance quantitative est exceptionnelle chez un auteur qui ne se veut pas auteur de science-fiction — et qui n'est d'ailleurs pas publié dans les revues spécialisées. Mais cela n'explique en rien l'usage qu'il en fait : elle n'est pas simplement un gadget ornemental. On postulera que cette présence est un moteur de la fiction de Burroughs, et un moyen pour lui de cerner de près la réalité fantasmatique du monde qu'il dépeint.
La science-fiction dans l'œuvre romanesque de Burroughs
Elle ne prend pas toujours les mêmes formes et n'intervient pas toujours avec la même densité. Dans le “quartet” dont parle Palumbo, et qui comprend Le festin nu, Nova express, Le ticket qui explosa et La machine Molle, la présence de la science-fiction est centrée sur un nombre précis de thèmes. Dans la seconde tétralogie, qui est composée de Les Garçons sauvages, Exterminateur, Havre des saints et Les cités de la nuit écarlate la thématique de la science-fiction, toujours présente est plus erratique [17].
Le premier “quartet” met en scène le fonctionnement dystopique des États-Unis, dépeints dans la perspective d'un soft totalitarism que les héros présentent souvent comme hallucinant [18]. Dans le second c'est plutôt la révolte en acte. D'un point de vue thématique on retrouve dans le premier quartet l'utilisation du vampirisme psychique, que E.F. Russell avait exploité avec bonheur dans Guerre aux invisibles [19]. Mais aussi celui des envahisseurs dans le cadre de :
« Ce qui semble être un programme soigneusement appliqué, le projet d'invasion de la planète » (Ticket p. 35),
en articulant le thème du vampirisme aux découvertes récentes de la biologie :
« Ce que le virus veut détruire ce sont les centres de régulation du système nerveux » (Ticket p. 36).
Burroughs se sert aussi du vocabulaire et des situations de la vieille science-fiction pour décrire en termes qui deviennent hallucinés des scènes de la banalité quotidienne :
« Ses yeux en métal brûlant poignardaient l'officier au cœur d'une planète chaude et bleue — l'officier recula dissolvant toutes ses connexions avec la Planète Bleue, des connexions créées par le mannequin parasite qui avait pénétré dans son corps à la naissance » (Ticket p. 87).
Mais ces thèmes de l'invasion et de l'emprise de la manipulation, sont reliés à une dimension de dénonciation sociale, les complots des Uraniens ou des Vénusiens sont le simple masque du Conseil :
« Le Conseil est un groupe représentant le gros fric international, qui a l'intention de s'emparer de l'espace et de le monopoliser » (Ticket p. 199)
On le voit l'osmose entre l'univers de la science-fiction et celui où déploie ses thèmes Burroughs sont proches, au point qu'il en annonce lui même la connivence :
« Combien de temps pourrais-je tenir, je ne sais pas. Les réserves d'oxygène sont épuisées. Je suis en train de lire un roman de science-fiction qui s'intitule Le ticket qui explosa. Assez proche dans l'ensemble de ce qui se passe ici. Alors de temps en temps je fais semblant de croire que cette scène d'hôpital n'est qu'une scène coincée dans un vieux livre lointain » (Ticket p. 15.)
D'un point de vue formel, on notera que cette première tétralogie donne à lire de textes où la proportion de cut up et d'autres techniques de manipulation textuelles par Burroughs est très forte. L'oppression est donc présentée au plan thématique, puisqu'elle est le sujet des romans, mais elle est présentée dans des ouvrages qui eux-mêmes manipulent dans leur textualité les informations qu'ils utilisent. Ils la distordent, en affolant le sens par des rencontres imprévisibles [20]. La visée est de donner par et dans le texte un équivalent structurel de la machine programmatrice, la macrostructure sociale, qui élabore la réalité dans laquelle elle nous fait vivre [21]. Alors que la science-fiction raconte dans le cadre d'un récit linéaire classique, des manipulations de la réalité, le texte de Burroughs nous situe dans le moment même de la manipulation textuelle de la réalité, du “film Dieu” (Ticket p. 12) Avec même, en postface de l'ouvrage, le mode d'emploi — de la création/manipulation du texte/réalité.
La seconde tétralogie voit plutôt le développement de la rébellion, joyeuse et burlesque [22] mais tout aussi bien proche de la cruauté des bacchanales, et qui renvoie à ces “garçons sauvages” sortes de Tarzans revus par Philip José Farmer [23], et vêtus par instants comme ces chastes nymphettes qui hantaient les frondaisons de Planète Interdite, ou les illustrations criardes des pulps dans les années 1930, l'âge d'or de la science-fiction américaine. Ils dévalent vers les lieux de la “civilisation” étatsunienne, sur leurs patins à roulette, armés de fusils à image et se transformant, mutant, en crabes ou démons selon les nécessités tactiques du moment de la bataille contre l'Armée :
« Un garçon-lézard vert près d'un cours d'eau croupie sourit » (Garçons p. 248). Ils emploient des armes curieuses comme les « mots virus qui dévorent le cerveau » (Garçons p. 226).
Lutte qui se termine invariablement par leur victoire et dans l'orgie [24]. On y échange « des charmes et des potions… un langage commun basé sur les hiéroglyphes » (Garçons p. 206) Cette présence de la libération des instincts, force libératrice thématisée, s'accompagne, comme il est remarqué dans la préface de Havre des saints, d'une diminution des manipulations textuelles aberrantes [25].
On retrouve une certaine linéarité, ou plutôt, une composition proche de celle de la musique dodécaphonique prend la place du chaos voulu de l'époque des cut up et des fold in à haute dose : on remarque, comme dans Les garçons sauvages, un retour au montage en parallèle comme chez Dos Passos, avec, au lieu des new reels, le Penny Arcade Peep Show [26]. Il en résulte quand même une sorte de retour au récit, au personnage, comme moins perturbé, plus cohérent. Il devient plus lisible à mesure que le monde qu'il conçoit et perçoit le devient à ses yeux de personnage.
On peut se demander si ces deux états correspondent à deux étapes de la réflexion de Burroughs sur les États-Unis, ou à deux étapes dans son combat. Burroughs, en effet entreprend pour lutter, par ses œuvres de fiction ou de critique et ses interventions, contre la production de modèles de comportements, de consommation, de mode et de niveau de vie, présentés comme la mise en pratique des idéaux du monde dit “libre” — et qui ne sont à ses yeux que le règne de la marchandise sous le masque hypocrite de la morale [27].
Sa connaissance des effets de la drogue et de l'univers — aussi bien mental que sociétal qu'elle engendre — lui permet d'assimiler ces substances à l'essence même de la marchandise qui règne sur l'univers de la prétendue “civilisation” étatsunienne. Peu de poids, un marché captif, une plus value énorme, l'exploitation du tiers-monde où elle est produite, et des consommateurs aussi puritains dans leurs lois que goinfres dans leurs appétits : un résumé de l'état auquel les mafias — et les USA — ont réduit la planète.
Comme il l'annonce dans Nova Express :
« Le but de nom écriture est de révéler de dénoncer et d'arrêter tous les Criminels Nova… Avec votre aide nous pouvons occuper le Studio de Réalité » (p. 11)
et dans La Machine Molle
« Coupez les lignes-mots. Cassez les images-contrôle » (p. 103).
Ce que font les garçons sauvages dont l'arrivée est imminente « Garçons sauvages très près maintenant », que l'on devine à la présence des “grenades-films” et « des explosions de cratères lunaires sur l'écran » (Garçons p. 249) Est-ce une simple provocation ou ces visions renvoient-elles une déontologie de l'écriture ? « Un écrivain ne peut décrire qu'une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit » (Le festin nu p. 241)
La science-fiction comme instrument théorique ?
Les garçons sauvages présentent un chapitre intéressant, où ce n'est plus tant les personnages qu'un “nous” qui parle et donne des idées pour une sorte de “guérilla urbaine” :
« Nous provoquons de fausses alertes émettant sur les ondes courtes, et les voitures de police se ruent sur des lieux où il n'y a pas eu de crime, provoquant ici une émeute, ce qui nous permet d'agir ailleurs efficacement. Des équipes de faux ouvriers du bâtiment creusent les rues, font éclater les canalisations. Notre but est le chaos total » (Garçons p. 191)
Pourquoi ?
« Nous avons l'intention de détruire toutes les machines policières. tous les systèmes dogmatiques et les vieilles ordures verbales » (Garçons p. 192)
Ce programme, qui prend place dans l'espace romanesque est aussi celui du romancier comme philosophe, penseur et agitateur. Et là aussi les références à la science-fiction, loin d'être ornementales, jouent le rôle d'instrument pour aider à conceptualiser.
Il se sert en effet d'images de références et de concepts issus de la science-fiction dans ses textes non fictionnels, par quoi il tente de théoriser ce qu'il nomme “la guérilla électronique”. Elle est aussi un des instruments conceptuels dont il se sert pour raisonner aussi bien sur le monde réel que sur l'univers de la littérature, les deux étant saisis par lui comme faisant partie d'un même continuum. Cela est évident si l'on se reporte à certains articles de Burroughs du Colloque de Tanger comme La chute du mot.
« Le but de l'écriture est de faire que ça arrive… La science-fiction a sa manière à elle de se réaliser cinquante ans plus tard, (ce n'est plus vrai) » (p. 19)
Ou encore sa manière de lier par la science-fiction macrocosme et univers mental :
« Votre voisin est peut-être humain ou peut-être pas. Peut-être que les soucoupes volantes ont déjà atterri et que le terrain d'atterrissage a été le système nerveux humain » (p. 20)
Une textualité neuve
L'exploration des divers textes de Burroughs a montré d'une part que les références à la science-fiction étaient partout présentes, d'autre part qu'elles jouent dans l'engendrement du texte de Burroughs un rôle à la fois banal et spécifique.
Banal, car le texte de Burroughs n'établit aucune différence de nature entre les différents textes qu'il emploie pour les cut up et les fold in. Il utilise indifféremment tout ce qui est imprimé et véhicule du discours social, négligeant les différences entre fiction/non fiction et, évidemment, littéraire/non littéraire. Il récupère pour construire son texte tout le vaste fatras de la production écrite. Le texte de Burroughs se présente comme le lieu et le moyen de montage, de mixage, de “bricolage” d'un discours neuf mais tissé de disparate. Il construit ainsi un artefact, celui de la “nouvelle réalité”, simulacre de celle produite par la grande “machine molle” qui représente la société, conçue comme machine à influencer, conditionner, normaliser. La science-fiction est alors utilisée là comme simple matériau, voilà pour l'aspect banal : « la conscience est un cut up… vie est un cut up » (La chute du mot p. 18) [28].
Mais la science-fiction occupe cependant une place spécifique. On a vu qu'elle était très abondante, on en a montré les citations directes, on aurait pu insister sur les allusions thématiques. Voyages temporels, ubiquité, complots interplanétaires, utopie/dystopie, guerre des sexes, guerre des générations, entre des types de culture, mutants, réduplication par des clones, bouturage d'homoncules, guerres psychologiques, destruction de niveaux de réalité, importance des univers-médium et des drogues pour y accéder, trucages du “film Dieu”, simulacres, sexualité cosmique, pour ne citer que les cas les plus évidents. Cette présence permanente de thèmes relevant de la science-fiction est donc significative. Même si elle est mêlée à d'autres produits littéraires récupérés, comme les chansons, les annonces de film, et les retours obsessionnels de quelques images — celle du Métro Blanc par exemple, ou le retour de la Marie Céleste — elle se distingue du reste en ce qu'elle demeure au centre de l'engendrement fictionnel de Burroughs.
Tous les textes récupérés et utilisés sont certes malaxés, démembrés et recomposés, mais ce remodelage des anciens discours ne demeure compréhensible, dans l'avancée chaotique et aléatoire du récit, que par la présence d'une sorte d'horizon explicatif, de “paradigme” référé à des thèmes de la science-fiction. Le simulacre du monde réel recomposé par Burroughs, qui intègre dans son procès de construction, entre autres, des matériaux venus de la science-fiction, se déploie donc sur une trame de référence qui fait appel à la mythologie qu'elle a engendrée en son âge d'or des années 1930-40, correspondant à l'adolescence de l'auteur, et sur quoi le texte burroughsien entame ses propres variations. Disons que la science-fiction joue là le rôle que le mythe sudiste chez Faulkner, décrivant un monde hanté par un passé qui ne peut s'abolir. Burroughs se montre obsédé par un futur qui est en train d'avorter — dans la première tétralogie — ou qui jaillit comme un geyser fou dans la seconde, si on se réfère aux Garçons sauvages.
Une pratique nouvelle de l'écriture ?
Dans une certaine mesure, on peut dire que Burroughs “récrit” les textes d'un Van Vogt, le représentant le plus abouti de cette science-fiction héroïque. Mais le texte burroughsien est comme l'univers de Van Vogt translaté dans les plages d'un univers à la Kafka (d'ailleurs présent dans Nova Express en tant qu'avocat et en avec un texte inséré tiré du Procès p. 144). Parce que nous nous situons alors dans un monde décrit comme post-gutembergien, pour parler comme Mac Luhan. Un monde mac luhanien, conçu comme la mondialisation du Panopticon de Bentham, avec la Police Nova qui réalise techniquement les rêves fous du Big Brother d'Orwell [29]. Par les innovations techniques de l'électronique, la réalité peut être “rewritée” par un “centre” qui, comme le dieu de Pascal n'est qu'une circonférence insituable, mais qui règle tout. Le texte burroughsien proclame que le réseau immense, les interconnexions qu'a établies la science-fiction sont telles que rien ne lui échappe : elle devient le principe organisateur du texte, et dans le simulacre qu'il propose, une clé explicative pour la réalité du “film Dieu”. Le présent n'est compréhensible qu'à travers les grilles d'interprétation fournies par la science-fiction — beau retournement ! La “distanciation cognitive”, qui définit le genre, se charge d'un sens nouveau, et paradoxal.
Comment s'effectue ce renversement ? Dans les textes de la science-fiction classique, comme d'ailleurs dans la littérature en général, ce qui importait — avant Joyce — c'était le développement d'un thème, d'un personnage. Comme le rappelle Burroughs :
« L'écriture est encore confinée dans la camisole des représentations séquentielles du roman, forme aussi arbitraire que le sonnet, et aussi éloignée des faits réels de la perception et de la conscience humaine » (La chute du mot p. 18).
La science-fiction, si elle avait depuis les années trente donné lieu à une gigantesque efflorescence de l'imaginaire, à des paranoïas techniques, des fantasmes de domination de l'univers et des gadgets sidérants, avait toujours coulé dans les mêmes moules leur advenue dans le récit.
Burroughs va utiliser les techniques modernes de construction/déconstruction du récit pour créer des textes qui permettront dans un premier temps une libération ces concrétions oniriques et fantasmatiques de la science-fiction. Ainsi dégagées de leur gangue, elles vont pouvoir être utilisées à des fins plastiques et nourrir la guerre que mène Burroughs contre “le film Dieu” — c'est-à-dire les représentations totalitaires et hypocrites de “la réalité”, qui prend sa source dans le monde étatsunien.
Le texte burroughsien ainsi nourri devient un dispositif à produire et à susciter d'autres virtualités de la réalité, et surtout en exhibant ses procédés, à démonter les procédés qui concourent à l'élaboration du “film Dieu”. L'écriture devient ainsi à la fois moyen et but. Le texte ne décrit pas une autre réalité (imaginaire et thématisée comme telle, comme le faisait la science-fiction), il donne à produire une réalité “alternative”, et permet éventuellement de prolonger l'expérience, puisqu'il propose la maîtrise des dispositifs [30]. Ainsi il permet, par le moyen de cette œuvre iconoclaste, de combattre le discours dominant, en en faisant éclater la fausse rationalité, le désir de contrôle des sources vives et des rêves mêmes qu'il asservit au règne de l'ordre impérialiste marchand.
Pour ce faire, il convie à une certaine interactivité lecteur/producteur d'images et de textes. Ainsi, comme le souhaitait Lautréamont « la poésie sera faite par tous et non par un ».
Burroughs, comme les écrivains beatnicks ses amis, comme plus tard la vague hippie, a tenté de donner forme à un monde qu'il imaginait différent des programmes de vie standardisés qu'offrent les discours dominants du “centre” étatsunien de la “civilisation” occidentale. Il l'a fait en allant plus au cœur des choses que nul autre auteur étatsunien de son époque, plongeant dans les affres des univers des drogues et du système politico-mafieux qu'elles engendrent, aussi cauchemardesque qu'un univers de drogué en manque. Sa maîtrise de l'imaginaire et des mythologies de la science-fiction lui a permis de donner une forme plastique sidérante à cette “traversée des apparences”. Mais il ne s'en est pas tenu au simple journal de bord d'un voyage au centre de la nuit, il en a tiré des conséquences littéraires et politiques au plan théorique et pratique, qui font de lui le scribe halluciné de la réalité étatsunienne, en poussant à leur paroxysme les démarches dénonciatrices des écrivains de la génération précédente comme Steinbeck et Dos Passos.
Bibliographie des textes de William Burroughs cités
Le festin nu. Gallimard. 1964. (The Naked Lunch. Paris. Olympia press. 1959)
La machine molle. C. Bourgois. 1968. The Soft Machine. Paris. Olympia press. 1961
Le ticket qui explosa. C. Bourgois. 1969. The Ticket that exploded. Paris. Olympia press. 1962
Nova express. C. Bourgois. 1970. Nova express New York Grove press. 1964
Les garçons sauvages C. Bourgois. 1973. Wild Boys. A Book of The Dead. New York Grove Press. 1971
Exterminateur. C. Bourgois. 1974. Exterminator. New York. Viking press. 1973
La guérilla électronique. Champ libre. 1974.
Colloque de Tanger. C. Bourgois. 1976
Havre des saints. Flammarion, 1976. Port of Saints. London Calder 1983
Les cités de la nuit écarlate. C. Bourgois. 1984. Cities of the Red Night — A Boy's Book. New York Holt Rinehart. 1981.
Notes
[1] B. Terramorsi, « Le rêve américain, notes sur le fantastique et la renaissance aux États-Unis. » Europe nº 707, mars 1988, p. 12-26.
[2] Ils réagissent ainsi très différemment des écrivains des Mascareignes qui inventent un mythe fondateur, celui de la Lemurie, qui apparaît dans ces îles de peuplement récent, et sert à instaurer des ancêtres venus “du fond des âges” (et de l'Océan) pour se porter garants d'une véritable autochtonie. Voir sur ce sujet : JL Joubert Littératures de l'Océan Indien. Edicef/Aupelf. Paris. 1991.
[3] La bibliographie de William Burroughs figurera en fin de texte.
[4] Bien que tous deux figurent dans le Twentieth-Century Science-Fiction Writers. Saint James Press Chicago/London, third ed. 1991. Pour Burroughs p. 106-108, Pour Pynchon p. 647-649
[5] Nous n'étudierons pas ici le cas de T. Pynchon, qui semble être surtout étudié (et il l'est de plus en plus, par les critiques de science-fiction) en relation avec le postmodernisme. Par exemple dans Lance Olsen Ellipse of Uncertainty : An Introduction to Postmodern Fantasy. Westport. CT Greenwood Press, 1987.
[6] Qui a pour origine les guerres entre les USA et le Mexique du siècle dernier, qui ont abouti à l'annexion par les USA des territoires mexicains du Texas et de la Californie, entre autres. Les soldats étatsuniens marchaient à la bataille en chantant « Green grow the hills… » ce qui entendu par des oreilles hispaniques a donn é "gringos".
[7] Les dernières guerres indiennes datent de la fin du siècle dernier, avec les Indiens dans la même infériorité technique au point de vue des armes que les londonniens devant les “marsiens” de Wells dans La guerre des Mondes, de la même époque (1895)
[8] Cela est très visible dans le recueil/roman Descends Moïse. Sur cette question voir R. Bozzetto, « Faulkner nouvelliste : un conteur d'Histoire » Europe nº 753-754, janvier 1992, p. 98-109.
[9] Quant à Salem, loin de briller comme une nouvelle Jerusalem, elle apparaît surtout comme le lieu d'exacerbation d'un puritanisme fou, d'une ignoble chasse aux sorci ères, et garde des relents de bûchers.
[10] On connaît la célèbre réponse d'Hailé Sélassié, le Roi des rois, à qui on demandait ce qu'il pensait de la civilisation occidentale : « Ce serait une bonne idée »
[11] Voir R. Bozzetto, « Melville : exotisme et utopie » s . Europe nº 744, avril 1991 p. 9-18
[12] Dos Passos : la trilogie USA : 1919, 42e parallèle, La grosse Galette. Dans Les garçons sauvages et Havre des saints Burroughs retrouvera cette technique du montage alterné
[13] E.R. Burroughs Les dieux de la planète Mars (1913) A.E. Van Vogt La faune de l'espace (the Voyage of the Space Beagle (1939-1950)). J. Williamson La légion de l'espace (Legion of Space. 1934)
[14] Pierre Dommergues dans sa thèse L'aliénation dans le roman américain, UGE (10/18) 1978 consacre 200p à Burroughs et s'intéresse à ses sources.
[15] Donald Palumbo "William Burroughs' Quartet of Science Fiction Novels as Dystopian Satire ", Extrapolation Vol. 20, nº 4, p. 321-329.
[16] Burroughs joue avec le matériau de science-fiction, un peu comme déjà Cendrars inventant le cut up pour créer des poèmes avec les textes de Gustave Le Rouge. Voir Blaise Cendrars Kodak.
[17] Dans Twentieth-Century Science-Fiction Writers, op cit, p. 108 Russell Blackford classe les textes de Burroughs en SF ou non-SF. Elle exclut de la SF Havre des saints et Exterminateur, sans fournir la moindre raison. On préférera penser que nous avons deux “quartets” qui se répondent comme en témoigne la présence du thème commun de la "Marie Céleste", d'Audrey Carson et des garçons sauvages.
[18] Les dystopies classiques, comme Nous autres d'E. Zamiatine, 1984 de G. Orwell présentent la coercition comme la règle : il s'agit d'un hard totalitarism. Dans le soft totalitarism, que l'on peut faire remonter à A. Huxley et au Meilleur des mondes, par les drogues et un bon conditionnement, on peut arriver à faire fonctionner la société et la plupart des individus qui la composent dans un “bonheur” que seuls quelques-uns trouvent “insoutenable” pour renvoyer au titre Un bonheur insoutenable de I. Levin, qui d écrit une dystopie de ce genre.
[19] Eric Frank Russell Guerre aux invisibles (Sinister barrier. 1939) Deno ël 1971
[20] Parfois avec ses “zones d'illisible”, comme le signale Palumbo. Et dont on se demande si celles-ci tiennent à la réalité sociale “illisible” ou si c'est une scorie de la technique du cut up.
[21] Ce que Burroughs nomme “le studio réalité” Voir Nova Express p. 12.
[22] A. Denis Une aube malade in Le Colloque de Tanger : « Burroughs considère Les Garçons sauvages comme une sorte d'utopie » p. 121
[23] Farmer (PJ) La jungle nue (A feast unknown, 1968) Chute libre 1974.
[24] On ne peut que s'étonner de ces prémonitions de la tonalité, joyeuse et sanglante à la fois, qui est celle des émeutes dans les quartiers défavorisés des USA (Los Angeles 1992 par exemple), ainsi que du r ôle que joue la télévision, miroir démultiplicateur/incitateur/fascinant/horrifiant.
[25] On s'étonnera de ne pas trouver des allusions à l'utilisation par Burroughs de toute l'imagerie que véhicule la sub-culture homosexuelle. En fait, elle est partout présente dans l'œuvre au même titre que la science-fiction. Celle-ci permet parfois une fantasmagorisation des attitudes et des représentations homosexuelles, en les projetant dans l'espace cosmique. De plus nombre d'images venues de la science-fiction sont “détournées” du puritanisme inhérent à la science-fiction étatsunienne d'avant les années 60, et servent à certaines constructions fantasmatiques délirantes, comiques ou absurdes, en liaison avec cette présence d'une homosexualité et d'une misogynie exhibées. Mais ceci relèverait d'une étude sp écifique.
[26] C'est aussi ce que remarque Russell Blackford à propos des Cités de la nuit écarlate, in Science fiction writers op cit p. 108.
[27] Burroughs « La drogue est le produit idéal, la marchandise par excellence. Nul besoin de boniment pour séduire l'acheteur. le trafiquant ne vend pas son produit au consommateur, il vend le consommateur à son produit » Le festin nu p. 3
[28] On notera l'importance du vocabulaire et des découpages cinématographique chez Burroughs. Là aussi on peut se référer à Dos Passos.
[29] Au texte idéaliste de Mac Luhan Guerre et paix dans le village global (1968) répond d'ailleurs de W. Burroughs La guérilla électronique. Champ libre. 1974.
[30] Burroughs : « Le festin nu est un bleu, un manuel de bricolage. livre de recettes » Le festin nu p. 244
Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.