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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique

Sur la Science-Fiction, l'idéologie, la mythologie

Les études portant sur l'idéologie ont connu une heure de gloire jadis, aujourd'hui elles ne semblent plus à la mode. Pourtant, après la déferlante structuraliste et le post-modernisme — qui se présentaient comme les chantres de la “fin des idéologies” — la question du sens d'une œuvre se pose à nouveau. Il devient “politiquement correct” de se poser à nouveau des questions qui relèvent de la signification véhiculée par une œuvre pour un public, et ce de manière d'autant plus soutenable que, dans le cas des genres marqués [1], il s'agit d'une littérature qui fait partie de la “culture de masse”.

Bref rappel

On considérera que la science-fiction est un sous ensemble du domaine de la fiction narrative [2]. Elle se propose d'explorer dans le cadre de fictions romanesques les effets sociaux et psychiques des nouvelles avancées technologiques.

Jules Verne est considéré comme le premier auteur, reconnu par les instances de légitimation, à construire un type de roman où les inventions techniques sont exploitées de manière romanesque avec, pour les jeunes lecteurs une visée faite d'émerveillement, à quoi s'ajoute un souci didactique.

H.G. Wells sera le premier à mettre en scène dans le cadre de ses scientific romances, les corollaires et les conséquences de théories scientifiques sur l'évolution et extrapolées, dans La guerre des Mondes, L'île du Docteur Moreau et La machine à explorer le temps. Il en va de même aujourd'hui pour les développements de l'informatique et des biotechnologies, comme on a vu en leur temps des fictions appuyées sur des postulats de la sociologie, ou de l'Histoire [3].

Tout un imaginaire se déploie donc dans et par la SF, nourri de métaphoriques références à la science et à la technique, et qui alimente celui des lecteurs comme dans une sorte de “rêve éveillé”. Fascinés par “la science” ils la divinisent et ont ainsi avec ce qu'ils imaginent qu'elle est, des rapports de type magique et l'appréhendent par le prisme d'une sorte de mythologie.

À partir des années 1950, ces textes de fiction feront l'objet d'un début d'analyse critique. Les auteurs de ces critiques tenteront d'en cerner la spécificité, l'histoire, la rhétorique, le rapport à la science, à la politique, mais peu à l'idéologie [4].

Les discours sur la SF

Le discours critique habituel portant sur la SF est obsessionnellement axé sur quelques points. La SF serait une “littérature d'idées”, elle serait une littérature “spéculative”, elle tenterait de fournir un pont entre ce que C.P. Snow nommait “les deux cultures” — la littéraire et la scientifique.

Mais, hélas, ce ne sont pas là des caractéristiques pertinentes pour en définir l'impact, l'idéologie supposée, ou pour déterminer le type de plaisir ou de rapport au monde qu'elle peut offrir.

Si la SF s'intéresse aux “idées” c'est, comme l'a remarqué, entre autres Pierre Stolze [5], sous la forme d'images, de métaphores et d'analogies. Ajoutons que c'est une façon d'échapper à une sorte d'impossibilité, à savoir de dépeindre de façon originale et convaincante à la fois la psychologie ou les motivations d'êtres inconnus (des E.T.) ou de nos descendants futurs — sauf à reproduire des clichés convenus [6]. L'“idée” du voyage dans le temps, exposée dans les premiers chapitres de La machine à explorer le temps nous montre bien en quoi cette “idée neuve” ne se fonde en fait que sur une analogie avec la bicyclette.

Cependant, il est vrai que certaines théories scientifiques, par leur nouveauté, l'effet de rupture avec un ancien savoir qu'elles impliquent, et l'effet de sidération émerveillée qui en résulte (sense of wonder) ont pu nourrir l'imaginaire de la SF. Le résultat en a été l'invention de textes qui en illustrent avec jubilation de nouveaux possibles, au moins dans le cadre de fictions. C'est le cas du système copernicien pour Kepler, et plus tard par Cyrano de Bergerac [7]. Pendant longtemps, l'idéologie darwinienne (bien que la France ait été plutôt influencée par l'évolutionnisme de Lamark) sera associée au mythe du “progrès” [8]. L'écologie en tant que théorie des écosystèmes nourrira des fictions de type écologique, par exemple les “livres-univers” dont un ouvrage célèbre demeure Dune [9].

L'aspect “spéculatif” de la SF est tout aussi sujet à discussion. Toute œuvre de fiction est constituée d'un artefact langagier dont la cohérence doit être visible et appréciée. Ainsi, le Paris de Balzac est un artefact au même titre que le Mars de Bradbury dans ses Chroniques martiennes. Néanmoins, dans les textes qui renvoient au présent ou à un passé historique, l'univers de référence est supposé connu. Les intrigues se déploient sur un fond dont les lecteurs ont peu de peine à remplir les blancs. Dans les textes de SF par contre, si le paradigme de la norme est bien présent (sinon ce serait un délire), il se présente par rapport à cette norme comme le fait une anamorphose en peinture. Cette image de l'anamorphose est qui se rapprocherait le plus de ce qu'on nomme l'aspect “spéculatif” des mondes créés par la SF. Sur ce paradigme du connu anamorphosé, des intrigues se déploient alors, comme dans toute œuvre romanesque.

Quant à la proposition des “deux cultures”, elle renvoie à des arguments publicitaires que lançaient les promoteurs de la SF à une certaine époque. À en croire ces critiques, la SF, au lieu d'être l'impensé [10] de la science serait en fait le défouloir de celle-ci.

En fait peu de choses, dans ces discours convenus sur la nature et les caractéristiques de la SF, permettent une approche de l'idéologie du genre, même si on peut çà et là trouver des articles portant sur l'idéologie de tel ou tel auteur [11].

Modestes propositions

On posera comme hypothèse que le discours idéologique, ce n'est pas ce qui est dit, mais ce qui se dit, non ce qui est décrit ou présenté, mais ce qui se dit et ce qui se peint. Même si, comme le soutient Gérard Klein, « une œuvre littéraire est ce qu'elle est, ne possède pas un sens caché qu'il s'agirait de décrypter », il n'en demeure pas moins que les œuvres, et les genres proposent une certaine idée des rapports de l'homme à l'univers social ou symbolique. Et, comme il l'ajoute « une analyse idéologique peut utiliser l'œuvre [ou le genre. R.B.] pour faire apercevoir à travers cet objet, un aspect qui [sans cette analyse. R.B.] serait demeuré invisible » [12].

Pour ce faire on considérera l'ensemble des textes relevant de la SF comme les variantes d'un seul discours porté par le genre, et présent à l'état latent depuis son origine lointaine, qui coïncide avec la naissance de la science dite galiléenne et jusqu'aux textes actuels [13].

Ce qui est récurrent dans l'ensemble de ces textes, ce sont les références à la science et à la technique comme lieux et moyens de savoir et de pouvoir. À la différence près que la science se situe du côté du concept, et la science-fiction du côté de la représentation. Mais elle présente quelques accointances non pas avec la science mais avec l'idéologie de la science [14].

C'est ainsi que la SF représente des conflits qui nous paraissent actuellement insolubles et auxquels elle apportera une solution sur le mode “esthétique” — où d'autres diraient “fantasmatique” et certains “idéologique” — en liaison avec des allusions à une science actuelle ou future.

Lorsque ce sont des problèmes techniques comme le dépassement de la vitesse de la lumière par la création d'un “hyper espace”, ou de “portes” dans l'espace, leur résolution ne fait que valoriser les capacités de l'imagination au service de la curiosité et du désir de savoir et de pouvoir associé à la science, celle-ci étant alors présentée comme un instrument neutre. Le plaisir qu'en tire le lecteur renvoie à ce que Lovejoy nomme “le pathos métaphysique”, jouissance devant la réalisation imaginaire d'une idée abstraite.

Mais lorsque la SF donne à imaginer des résolutions techniques ou “scientifiques” à des problèmes relevant des problèmes sociaux (chômage, clonage, répartition des richesses ou prise de pouvoir etc.), on déborde l'aspect purement scientifique pour aborder les problèmes de l'idéologie — à moins que ce ne soit le “refoulé” — d'une époque.

Dans tous les cas, ce que donne à voir la SF, c'est une hyperbolisation (en positif ou en négatif) des pouvoirs de “la science”, présentée comme incontournable et centrale dans le développement des sociétés, sorte de dieu caché, de primum mobile de la marche humaine vers un avenir inévitable, lié souvent à une mythologie du “progrès”.

Ce “discours attribué à la science” passe par diverses stratégies narratives.

Par des énoncés, où les “savants” présentent à des non-savants leurs hypothèses et/ou leurs résultats. C'est le cas dans La machine à explorer le temps, où l'“explorateur du temps” a réuni un groupe de connaissances afin d'exposer sa théorie.

Le plus souvent ce qui est mis sous les yeux du lecteur ce sont des images d'objets inventés ou des situations qui découlent d'une invention supposée, par exemple des cas de conscience comme celui du Docteur Frankenstein devant la créature à qui il donne vie.

Quant aux objets, ce peut être tout aussi bien la “bicyclettoïde” de La machine à Explorer le temps, que des vaisseaux guerriers gouvernés par des intelligences artificielles comme dans Excession de Banks.

Mais cela peut tout aussi bien se présenter comme des objets usuels que la technique “améliore”. Chez Dick, la porte qui refuse de s'ouvrir si le propriétaire ne paie pas son loyer, et qui répond aux insultes de celui-ci par une assignation en justice qu'il délivre sur le champ.

Chez Asimov, la narration thématise la tension résultant des capacités des “robots” à quoi s'oppose leur statut, réglé par les “lois de la robotique”, lois humaines qui visent à protéger les humains, propriétaires de robots contre la possible force et l'intelligence supérieure de ceux-ci [15].

Le but visé par ces discours et ces objets qui sont au centre des récits, c'est une mise à distance par des situations, qui permette de prendre plaisir à leur solution présentée au premier abord comme inextricable. Il ne s'agit pas de procurer au lecteur les moyens d'un “savoir”, ni même de créer les conditions d'une mise en garde contre la technique et ses effets. Ces textes sont avant tout écrits pour permettre au lecteur de prendre plaisir à ce type de situations dans la mesure où, sauf rares exceptions, ce qui donne la solution, c'est le côté “humain”. C'est-à-dire selon les valeurs de comportement, véhiculées par la norme du moment, pour des lecteurs de la classe moyenne étatsunienne et/ ou européenne mais présentées comme allant de soi. En ce sens la SF se situe dans le champ d'une idéologie dominante, celle de la middle class. Le plaisir particulier qui est celui du lecteur de SF provient ici d'une sorte de “satisfaction hallucinatoire” qui est signe d'une pseudo participation émotionnelle au plan du “savoir technologique mirabilisé” mis en scène dans le récit. Cette participation renvoie à une “fantasmatisation” du pouvoir technologique, illustré par le “discours de la science” et les objets présentés. Loin d'être le lieu d'un un message, la SF est le moyen d'un “massage” idéologique [16].

Idéologie ou mythologie ?

La SF, à la différence du roman policier, fonctionne de ce point de vue comme le discours de la publicité, qui renvoie lui-même à une dimension mythique : le bonheur réalisé par la possession magique de certains objets — ici le livre même, moyen de participer à l'ivresse du savoir/pouvoir mis en scène [17].

Le but des publicitaires est en effet de “vendre du rêve” à propos des produits qu'ils vantent, et jouent ainsi sur la “satisfaction hallucinatoire” du désir.

La SF promeut du rêve à propos de la science et de la technique, présentées comme l'alpha et l'oméga de la réalité, présente ou future. Elle ne le fait pas — malgré les apparences — en valorisant le discours de la science et/ou de la technique. Elle le fait par “massage”, en présentant comme un inlassable bruit de fond, des images d'outils, d'objets, de références à l'univers scientifique et technique dans tous les domaines. Elle exhibe sans se lasser les machines, les engins, les théories, les références au vocabulaire — comme la publicité — la présence de savants et de techniciens comme héros, les situations dépeintes comme résultant de problèmes que la science et la technique résolvent, ou même créent.

Tout ceci ressasse le même discours sous-jacent et terriblement présent, comme le bruit de fond des matraquages publicitaires, ou le “retour” des restes diurnes dans les rêves.

À savoir que la science et la technique, par leur présence “objectale”, sont les moteurs du savoir et donc du pouvoir, et donc qu'elles doivent être révérées. Elles incarnent d'ailleurs peu à peu les attributs des divinités : savoir, pouvoir prescience, omnipotence et dogmatisme. Elles sont servies par des clercs, qui de plus en plus parlent un langage interdit aux profanes, et font planer sur ceux qui décideraient de ne plus fournir le denier de ce culte, des menaces épouvantables.

La science et la technique, comme les Dieux antiques, sont terribles, la SF en constitue la mythologie [18].

Notes

[1] La notion de genre “marqué” est récente. Elle fait intervenir par le biais d'une segmentation du marché de l'édition, la notion de collection avec un label. Un roman du type de ceux qu'écrivent Mazarine Pingeot ou Jean D'Ormesson sera promu et vendu comme “roman”. Mais c'est dans le cadre de collections “marquées” c'est-à-dire reconnaissables à leur label que seront publiés Philip K. Dick, Agatha Christie, Dashiell Hammet, ou Patrick Manchette. Il va de soi que cette distribution n'implique en rien un jugement sur la qualité des ouvrages et des auteurs ainsi publiés.

[2] Elle s'oppose en ceci à la fiction merveilleuse, purement imaginaire, et à la fiction fantastique, qui ne se situe pas du côté de la représentation mimétique, et à la fiction dite “réaliste” qui renvoie à des référents connus du monde empirique. Le lien entre les référents du monde empirique et ceux de la SF sont à rechercher dans le cadre d'extrapolations, de spéculations sur des possibles, ou sur des déformations — de type anamorphosique — de la réalité connue.

[3] Pour l'aspect sociologique : Brunner (John), Tous à Zanzibar (Laffont. 1973) ; Pour la Psychohistoire : Asimov (Isaac), la trilogie de Fondation (Denoël).

[4] Terrel (Denise) "Une lecture idéologique de la science-fiction américaine". Actes du XVIIe congrès de la SFLGC. Nice. 1982. p. 283-300.

[5] Stolze (Pierre) Rhétorique de la science-fiction. Thèse NR. Nancy. 1996.

[6] Stableford (Brian) The Way to write Science fiction. Elm Tree Books. London. 1989. voir le Ch 8 "Characterisation in Science Fiction".

[7] Clermont (Philippe) Le darwinisme dans la littérature de science-fiction. Thèse NR Nice. 1998.

[8] Pour la notion d'“idéologie du progrès” liée à la vénération de la science, voir Edgar Morin "L'aventure inconnue" in le journal Le Monde. le 23 août 1996. p. 10. Cité Par P. Clermont op. cit p. 319.

[9] Genefort (Laurent) Architecture du livre univers dans la science-fiction. Thèse NR NIce. 1998.

[10] Dans la mesure où la notion d'“impensé” n'implique aucune intentionalité, peut-être ce terme était-il plus adéquat que le terme “idéologie”. Cependant l'utilisation du vocable (plus que du concept) d'idéologie était plus pratique. Nous verrons un peu plus loin s'il convient tout à fait pour une caractérisation de ce qui se joue par et dans la SF.

[11] Fitting Peter "Idéologie et construction du réel dans l'œuvre de P.K. Dick". Revue de l'U de Bruxelles. 1985 p. 57-80.

[12] Klein (Gérard) "Trames et moirés" in Marcel Thaon et alii Psychanalyse et Science-fiction. Dunod. 1986. p. 50.

[13] Comme pour le roman policier, on pourrait, là aussi, saisir des périodes et des cultures : la SF y est selon le cas optimiste/utopiste ou pessimiste/dystopiste. Elle a des images différentes selon qu'elle est écrite en France, en Angleterre ou aux USA.

[14] Suvin (Darko) Pour une poétique de la science-fiction. PU du Québec. 1977.
La présence de ce “discours de la science” qui lui sert de moteur distingue la SF de l'Héroïc Fantasy, où c'est le “discours de la magie” qui joue ce rôle. Et qui propose, sans doute par cela, une lecture idéologique très différente, et une mythologie autre.

[15] Le paradigme caché est évidemment celui de l'esclavage, ou peut-être du prolétariat.

[16] La notion de “massage” est empruntée à Marshall Mac Luhan in The medium is the message : an inventory of effects. Traduit par Message et Massage. Pauvert ed. 1968.
Mac Luhan pose que le véritable effet des médias est d'introduire, chez les individus qui les regardent, des “évidences”, qui sont celles que le médium (télévision, Cinéma, mais aussi littérature) propose comme conformes à sa propre norme jamais explicitée. Les médias proposent comme “naturelles” des manières de vivre de penser et de réagir, et finissent grâce à la répétition et les récurrences, par conditionner le spectateur ou le lecteur, en dehors de toute intentionalité avouée des producteurs ou des écrivains, à la différence des “messages” qui sont explicites.

[17] Proche (et pourtant différente) de la lecture de textes pornographiques, qui présente un cas limite de la participation imaginaire du lecteur aux scènes décrites.
Voir Goulemot (Jean M.) Ces livres qu'on ne lit que d'une main. Minerve. 1994.

[18] Soulier (Didier) « l'idéologie assure alors la fonction traditionnelle du mythe » in Brunel Pierre dir. Dictionnaire des mythes littéraires. Ed du rocher. 1994. p. 13.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.