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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Notes pour un bilan portant sur la Science-Fiction et sa critique

Littérature et paralittérature : le cas de la Science-Fiction

Première publication : Orientations de recherches et méthodes en littérature générale et comparée, tome 1, Université Paul-Valéry, deuxième trimestre 1984, p. 141-152

La notion de paralittérature est récente, et elle est peu claire. Récente, puisque le Tome III de l'Histoire des Littératures, dans l'édition de la Pléiade (1953) emploi le vocable de "littératures marginales" : puisque le petit Robert dans son édition de 1973 n'en fait pas mention. Peu claire. Lors du colloque qui lui fut consacré en 1967, à Cerisy [1], le premier exposé tentait une sorte de définition, mais les discussions qui lui font suite marquent à quel point cette notion n'a ni la même étendue ni la même consistance pour tous. C'est un terme-bannière, créé avec le but de rassembler des domaines épars : celui de la littérature populaire, et ceux de la littérature marginale, ou encore de consommation. Plus exactement, il s'agit d'échapper à la condamnation véhiculée par un autre terme, celui d'“infra littérature”, qui, appliqué à des œuvres, semble signifier qu'il ne serait pas digne de s'y intéresser. Au-delà de ces querelles de préfixe, employer le mot "paralittérature" signifie qu'il est devenu possible de rendre compte de ce que l'on aime à lire, même si l'objet de cette lecture ne relève pas d'une culture légitimée. On notera que c'est lors de ce colloque que la science-fiction sera annexée au domaine du paralittéraire.

On a tenté, de ce domaine, diverses approches que je rappelle. La définition par le contenu et la qualité, mais elle se heurte à l'absence de définition du littéraire et de la “littérarité” qui en serait le centre [2]. Celle qui se fonde sur la recherche d'un public spécifique n'a de sens que lorsque ce public forme une classe objective (une classe d'âge, comme on le voit avec les littératures pour la jeunesse) [3]. La voie où l'on a le plus progressé est celle que les équipes bordelaises, autour de Robert Escarpit, ont explorée depuis une vingtaine d'années. Comme l'écrit Michel Collomb [4], « Sous l'influence de la sociologie des mass médias, esquivant la question du contenu et du public spécifique, elle s'intéresse aux aspects sociologiques de la diffusion », il est question du schéma dit du double circuit de diffusion. Deux circuits coexistent : l'un, le circuit long permet une médiatisation, par des instances de valorisation, entre l'œuvre, l'auteur et les lecteurs, ce qui implique un public lettré, celui de la littérature légitimée. Dans le circuit court, la seule possibilité laissée au lecteur est le refus d'achat : la communication entre l'œuvre et son public est ainsi réduite au minimum. C'est en 1964, lors du VIe Congrès de la SFLGC que Robert Escarpit présentait les premiers résultats de cette recherche. Cette épure synchronique de la distribution conserve un intérêt certain, d'autant qu'elle a subi des aménagements qui tiennent compte de l'évolution du marché [5]. On remarquera cependant qu'elle tend plus à donner des instantanés qu'à rendre compte d'une éventuelle dynamique culturelle, d'une accumulation éventuelle d'une œuvre ou d'un genre. Néanmoins, en projetant cette image du double circuit à diverses époques, il est possible de souligner les changements intervenus. En effet situer la science-fiction, par exemple, dans la littérature ou l'infra littérature n'a aucun sens en soi : la place d'un genre dans le système littéraire global n'est jamais fixée une fois pour toutes, elle varie et ses configurations peuvent être rendues visibles par la mise en évidence des circuits empruntés [6].

Nous présenterons trois états marquants des relations entretenues entre la science-fiction et l'ensemble du système littéraire. Avant 1950, où elle est à la fois dans le domaine de la littérature et dans l'infra littéraire de 1950 à 1954, et de cette date à 1965 où elle s'est constituée en paralittérature. Chacune de ces périodes offre en effet un cas de figure original, permettant de nuancer le problème des rapports de la littérature légitimée à celle qui ne l'est pas.

I — Avant 1950

Pour des raisons de commodité, nous n'envisagerons que le XXe siècle, sans remonter aux sources d'une mythique naissance. Comment se présente alors ce qui deviendra la science-fiction ? Elle s'abrite sous de multiples dénominations : "roman d'hypothèses", "de merveilleux scientifique", "d'anticipation", "chimérique", ou "extraordinaire". Cette diversité renvoie cependant à un corpus dont la thématique riche et floue est aisément reconnaissable, les œuvres de Jules Verne et de HG Wells servant de pierre de touche et d'horizon de référence.

Quels sont ses rapports avec la littérature légitimée ? En tant que genre, elle est reconnue par la culture officielle. Mais uniquement dans la mesure où les auteurs qui la pratiquent appartiennent aussi à l'institution, et ne paraissent se livrer, en écrivant dans ce domaine, qu'à des variantes thématiques sur des motifs et des genres classiques et reconnus : l'utopie, le conte philosophique ou la parabole. On rencontre là aussi bien Rosny aîné, Ernest Pochon, Alexandre Arnoux, Maurice Renard, Jacques Spitz qu'André Maurois. Leurs ouvrages “de fantaisie” sont recensés dans les mêmes revues et par les mêmes critiques qui rendent habituellement compte de leurs autres œuvres. Valéry ne pense pas déchoir en rendant compte d'un ouvrage de Wells dans le Mercure de France, ni l'Académie Goncourt en décernant son premier prix à La Force ennemie de Jean Baptiste Nau. Maurice Renard peut tenter d'expliciter l'originalité du Merveilleux scientifique dans des revues d'excellente réputation. En tant que genre, cette production littéraire n'apparaît en aucun cas frappée d'ostracisme : elle participe activement au circuit long.

Cela étant, des ouvrages du même genre sont aussi publiés dans des revues comme Je Sais Tout, Le Journal des Voyages qui sont des magazines plus populaires, et dans des collections qui mettent en exergue, dans leur titre même la référence à “populaire”, comme on le voit chez Tallandier ou Ferenczi. On y retrouve pourtant certains des auteurs précédemment cités, qui y publient par épisodes, leurs romans en pré originaux. On y rencontre aussi une foule d'auteurs non reconnus par ailleurs — dont certains ne connaîtront jamais la consécration de l'édition en volume. Et si l'on excepte la revue Les Études où quelques ouvrages populaires sont analysés en fonction de leur conformité en matière de religion [7] ou bien l'éphémère revue de Régis Messac Les Primaires [8], cette production est totalement ignorée par la critique. Elle relève du circuit court, n'a aucune existence culturelle, elle relève de l'infra littérature.

On peut présenter un premier bilan :

Écrite par des écrivains reconnus, la littérature de fantaisie est admise comme composante du domaine littéraire. Si certains critiques cherchent à mieux cerner la spécificité du genre “merveilleux scientifique” cela n'implique en rien qu'ils prétendent le situer en dehors de la littérature qu'ils pratiquent.

L'opposition entre littérature légitimée et non-légitimée ne passe donc pas par l'appartenance de l'œuvre à un genre. Il convient donc de distinguer, quand on parle d'infra littéraire selon qu'il s'agit d'un genre ou de certaines œuvres. Un genre peut-être reconnu, les œuvres qui en relèvent ne le seront que si les auteurs qui le pratiquent participent par ailleurs du circuit long. Ce qui relèvera plus tard de la science-fiction ne bénéficie donc d'aucun statut particulier.

II — Les années 1950-1954

Le choix de ces dates s'explique. D'un point de vue historique, nous assistons en 1950 à l'apparition du terme "science-fiction". Du point de vue symbolique, on passe d'un aspect descriptif “romans de l'âge atomique” à une image de marque, qui a fonction de rassemblement, avec une touche de modernité et d'américanité. En relation avec ce label, une sorte de complot se fomente pour valoriser ce qui est alors présenté comme une absolue nouveauté, un nouvel objet littéraire.

Cette période marque donc un changement profond par rapport aux conditions dans lesquelles le genre, maintenant nommé science-fiction, était produit, distribué, reçu : peut-on pour autant parler de légitimation ?

Cette période se caractérise, pour la science-fiction, par l'articulation de trois éléments : arrivée en France des premières traductions d'auteurs américains de science-fiction, restructuration de l'édition de ces œuvres, provocation critique.

Traductions en France d'auteurs américains

La science-fiction, aux USA a connu depuis 1925, date de la création de la première revue spécialisée, un développement original, constituant une quasi-culture où une thématique à base de sciences et d'aventures est liée à des idéaux technocratiques, le tout appuyé sur une vaste organisation de clubs, de magazines ronéotés pour un public choisi (les fanzines) et de nombreuses rencontres (les conventions). Elle présente de notables différences avec la production française ; on peut comprendre qu'elle puisse apparaître, aux premiers lecteurs qui la découvrent comme d'une essence particulière. Cette arrivée sur le marché français se traduit par des chiffres : avant 1949, aucun auteur traduit. En 1951, sur 14 œuvres publiées dans des collections spécialisées, on trouve 5 Français et 9 Américains, 11 en 1952, 14 en 1953, 25 en 1954. Cette invasion a d'ailleurs un effet d'entraînement, puisqu'en 1954 le nombre d'œuvres françaises dépasse celui des traductions (35). Mais ces nouveaux textes français sont très américanisés : on le voit au choix des pseudonymes, mais aussi par le fait que les mondes représentés dans ces œuvres pour “faire science-fiction” se situent dans un simulacre de monde américain. Modèle d'une littérature différente, la science-fiction, sous l'influence des auteurs traduits se présente aussi comme peinture d'un monde nouveau.

Évolution de l'édition et de la distribution

On a dit qu'avant 1950, il n'existait pas de collection spécialisée [9]. Après guerre, tout change : dès 1946, Magnard crée une collection de type “anticipation scientifique” pour enfants ("Sciences et aventures"). En 1949, des collections aux noms évocateurs, produites par de petites maisons d'éditions se lancent dans ce qu'en termes de marché, on nommerait un créneau. Horizons Fantastiques qui présente les premières traductions, Science-fiction, qui n'aura qu'un seul numéro, Anticipation, Galaxie, Visions futures, Temps futurs etc. Mais si la science-fiction réussit à s'implanter c'est par le biais d'une autre collection. "Le Rayon Fantastique", fruit d'une collaboration entre deux grandes (et respectables) maisons d'édition Gallimard et Hachette. Cette base solide, gage d'une périodicité respectée, va inviter à la promotion, malgré l'aspect un peu excentré des textes par rapport à ce que ces maisons publient habituellement. Cette promotion critique va énormément influencer l'image du genre comme les rapports qu'il entretiendra avec le reste de la production littéraire, car il s'agit d'une provocation, plus que d'une promotion.

Une provocation critique

On remarquera que de 1950 à 1954, en ne tenant compte que des articles parus dans la presse et les revues non-spécialisées, le nombre des items augmente considérablement. En1950, 1 article ; en 1951, 10 ; en 1953, 19 — plus deux numéros spéciaux de revue. En 1954, 13 articles, 4 préfaces, 1 numéro spécial à quoi s'ajoutent 10 articles publiés dans la première revue spécialisée Fiction soit 38 items critiques : la progression est remarquable.

Qui donc se met tout à coup à s'intéresser ainsi à la science-fiction ? Dans leur majorité ce sont des critiques liés, d'une manière ou d'une autre aux deux maisons d'édition, Hachette et Gallimard qui coéditent "le Rayon Fantastique". Michel Pilotin (et ses nombreux pseudonymes) et Georges Henri Gallet, directeur de la collection. Boris Vian, traducteur et ami de Michel Pilotin. Raymond Queneau, directeur de collection chez Gallimard et ami de Boris Vian. Grâce à leur entregent, les articles sur la science-fiction vont se multiplier, des numéros spéciaux paraître. Outre l'aspect promotionnel, cette prolifération se veut aussi provocation, comme en témoignent quelques titres d'articles :

1951 : Stephen Spriel (M. Pilotin) "Romans de l'âge atomique" in Nouvelles Littéraires, Janvier 1951.
Boris Vian et Stephen Spriel : "Un nouveau genre littéraire, la science-fiction" in Les temps modernes, Novembre 1951.
Louis Capace (Michel Pilotin) : "Importance et avenir de la science-fiction" in L'observateur, Novembre 1951

1952 : Hachebouisson (Boris Vian) : "Le roman d'anticipation s'appelle maintenant la science-fiction, mais il continue de prophétiser un monde hallucinant". Relais, Janvier 1952.

1953 : Stephen Spriel (Michel Pilotin) : Aspects d'une mythologie moderne. Cahiers du Sud, Juin 1953.
Raymond Queneau : La science-fiction vaincra. Arts. Octobre 1953.

On notera les thèmes récurrents, qui contribuent à tracer une image type. Il s'agit d'une nouveauté (Nouveau genre littéraire) qui va s'imposer (La science-fiction vaincra) parce qu'il dit le monde moderne (âge atomique, monde hallucinant) et va se développer (importance et avenir).

La science-fiction est donc présentée, à l'intérieur des instances littéraires et par des agents culturels reconnus, comme une innovation, en relation privilégiée avec la modernité — opposée donc au reste de la littérature, trop traditionnelle.

On notera que cette promotion ne porte pas sur des auteurs ou des œuvres : les exemples à l'appui sont rares (quelques nouvelles, quelques résumés de romans) ; c'est l'ensemble du genre qui est présenté en soi comme original, et cette perspective donne au discours de présentation un côté plus prophétique qu'analytique. En somme il s'agit d'un coup de force, perpétré par un groupe de médiateurs culturels, qui mettent en circulation dans un micro-milieu quelques idées que les médias vont répercuter [10]. Et loin d'apparaître comme “infra”, la science-fiction est présentée comme une “super littérature”.

On avancera néanmoins quelques observations :

Les exemples choisis par les présentateurs le sont toujours dans la littérature américaine : le monde hallucinant dont il est question semble dérivé du présent de l'Amérique. On le voit dans les textes publiés, et les critiques ne s'y trompent pas [11].

Aucun ouvrage publié dans les 12 autres collections n'est pris en compte : seule la collection du Rayon Fantastique semble relever de la science-fiction. La NRF mise à contribution présente des placards pour cette même collection. Il en résulte que, comme avant 1950, la majorité des œuvres de science-fiction sont ignorées, celles qui sont promues ne le sont qu'en fonction de leur appartenance à une collection, c'est-à-dire à deux des plus grandes maisons d'édition. Quelque chose a cependant changé, dans les argumentations. Les promoteurs ont choisi de faire porter leurs efforts sur le genre en soi et non sur quelques œuvres. C'est dire que le problème de la situation de la science-fiction dans la littérature va se poser en termes nouveaux. Néanmoins, à vouloir faire basculer l'ensemble du genre dans le circuit long, au nom de ses supposées qualités intrinsèques, on prend le risque de provoquer une réaction de rejet par les instances de légitimation, qui prendront prétexte des productions les plus médiocres pour repousser dans les ténèbres extérieures tout ce qui se présentera sous ce label. Danger que signale dès 1954 Robert. Escarpit, mettant en avant la possibilité d'un ghetto où l'on risquait d'enfermer le genre [12].

Époque charnière donc : promue comme “ultralittérature”, et ce dans l'appareil institutionnel lui-même, la science-fiction prend le risque d'un choc en retour qui l'enfermerait dans l'infra littéraire.

III — 1954-1965

C'est la période où le problème de la paralittérature va se poser. Statistiquement, ces années voient le déclin de l'intérêt accordé à la science-fiction par les critiques de l'institution. Les articles généraux passent de 14 (1954) à 5 (1964), ceux consacrés à des auteurs de 4 (1956) à rien (1960) ; on a vu paraître 10 numéros spéciaux entre 1953 et 1960, il n'en paraît plus aucun avant 1966.

L'attitude des critiques se nuance : la science-fiction est généralement dénigrée, et ceux qui la défendent sont souvent liés à l'appareil de production ou de promotion (auteurs, préfaciers, critiques, directeurs de collections). En outre, une tentative de retour à une hiérarchie culturelle a lieu avec la création d'une collection plus classique, chez Denoël — Présence du Futur — axée sur des textes d'auteurs plus que sur une mystique du genre. On y fera découvrir des textes d'une qualité littéraire standard, ceux d'H.P. Lovecraft, et de Ray Bradbury au lieu de spéculer dans l'abstrait.

Mais le point le plus important me semble être la création de revues spécialisées qui vont avoir un rôle spécifique, induisant un changement dans la production et dans la critique de la science-fiction [13].

Dans la production, d'abord.

Elles vont promouvoir la nouvelle, parent pauvre des traductions, jusqu'alors. Par ces récits courts, un éventail de thèmes, d'auteurs et de sensibilités, bien plus vaste que ce que présentaient les romans, va se trouver offert : la richesse du genre va apparaître. Quant à la promotion, nous assistons avec ces revues à la création d'un lieu qui a triple vocation, observatoire, lieu de propédeutique et laboratoire :

Cette critique, interne au genre, se déploie dans trois directions, mais tend au même but : il s'agit pour elle de faire reconnaître la science-fiction avec sa spécificité et sa différence, comme une littérature à part mais aussi valide que celle qui constitue le courant principal, le mainstream. En d'autres termes, nous saisirons les procédés par lesquels la science-fiction va se constituer volontairement en paralittérature : refusant d'être incluse dans la littérature à cause d'une spécificité qu'elle s'octroie et d'appartenir à l'infra littéraire par des qualités qu'elle se reconnaît. Les critiques “internes” vont donc, pour mener à bien cette tâche, situer historiquement la science-fiction, la poser face aux critiques extérieurs, tenter d'en distinguer ce qui en serait l'essence.

Le “positionnement” dans l'ensemble du système littéraire va se conduire selon deux voies. D'une part, on va remonter vers les sources les plus lointaines, pour montrer que la science-fiction est présente dès la naissance de la littérature. D'autre part on va la différencier de genres proches à qui elle a beaucoup emprunté, comme l'utopie, le roman d'aventures, le voyage imaginaire. Cette mise au net est menée systématiquement dans Satellite [14] sous la houlette de Michel Lequenne et de Stephen Spriel (Michel Pilotin). Elle l'est, ponctuellement, dans Fiction où Jean-Jacques Bridenne, Jacques Van Herp, Pierre Versins s'emploient à redécouvrir, à faire lire certaines œuvres. Cette activité est importante, puisque le nombre d'articles généraux, dans les revues spécialisées passe de 3 en 1953 à 37 en 1959, à quoi s'ajoutent des articles sur les auteurs particuliers : 2 en 1955, 13 en 1959. Ce ressourcement a pour but de créer un lien entre les productions récentes et des chefs-d'œuvre du passé, procurant au genre le lustre et le brillant d'une insertion culturelle. Cela permet de renvoyer dos à dos ceux qui ne voient dans la science-fiction que l'aspect d'infra littérature — en s'appuyant sur des exemples récents — et ceux qui ne la rêvent que comme l'expression d'une modernité, jaillie ex nihilo.

Ces revues sont aussi un lieu de polémique. Il s'agit de se poser en s'opposant. Elles sont le lieu où les commentaires dont la science-fiction est l'objet dans la presse sont portés à la connaissance des lecteurs et suscite éventuellement des réponses de la part des équipes de critiques qui animent de nombreux débats. Par là se tisse un lien entre le public des amateurs et quelques zones du circuit lettré. Si le commentaire est favorable, il est repris, résumé. S'il s'agit de dénigrement, ou de mise en question, la revue expose la thèse et une réponse polémique suit. Ces polémiques sont quand même peu nombreuses, elles ne portent que sur 10 % des textes généraux soit 16 échanges entre 1953 et 1965.

Sur quoi portent ces échanges ?

Sur le contenu politique l'aspect littéraire ou des questions plus générales, touchant au genre.

L'aspect politique

On trouve, en 1954, deux articles répondant à des attaques parues dans la presse communiste, qui critiquait le recours systématique au modèle américain (la science-fiction en devenait réactionnaire). Ou encore sur la trop grande liberté prise avec l'utilisation des données scientifiques (et le genre en devenait obscurantiste). À la même époque, une querelle interne opposait les lecteurs sur les mêmes sujets [15].

L'aspect littéraire

Une réponse à l'article déjà cité de Robert Escarpit, qui prophétisait l'entrée en ghetto de la science-fiction : la réponse, anonyme, n'est guère argumentée : il s'agit en fait d'un dialogue impossible [16].

Une courtoise passe d'armes entre l'équipe de la revue et R.M. Albérès : celui-ci dans Combat avait publié un article intitulé "Faillite de la Fiction scientifique". Une salve lui répond sous le titre générique : "Non la science-fiction n'est pas une littérature stéréotypée". Peu de temps après, R.M. Albérès publiait chez Albin Michel un roman de science-fiction L'autre planète [17] jugé faible dans les comptes rendus qui en seront faits.

Des thèmes généraux

Une réponse "Non l'imaginaire n'est pas source d'ennui" à un chapitre de l'Ombre du Dinosaure d'Arthur Koestler [18] qui déplorait "l'ennui de l'imaginaire". Une autre à François Truffaut qui écrivait dans Arts "À bas la science-fiction" [19].

Ces quelques exemples montrent que le but de ces polémiques est de permettre au public de ces revues de se situer, et de replacer ce qu'il lit dans le domaine général de la culture. Cela donne à la science-fiction une originalité : sans être exclue du flux culturel, elle ne s'y inclut pas sur les mêmes présupposés, et se pense dans une position spécifique dans ses rapports à l'ensemble des systèmes de la culture.

L'analyse de cette spécificité est l'une des tâches que s'étaient assignés les critiques amateurs du genre. Disons d'emblée que les résultats sont très maigres et que rien ne se construit d'un point de vue théorique avant 1965 [20]. Certes, les comptes rendus d'ouvrages passent, dans Fiction, de quelques lignes signalétiques à quelques paragraphes paraphrastiques, mais on ne saisit nulle part la naissance d'une réflexion sérieuse sur la spécificité du genre. On se contente de l'insérer dans une histoire des fictions, ou l'on se réfère à la définition que Maurice Renard donnait dès 1906 du Merveilleux scientifique, pour “démontrer” que la science-fiction américaine ne serait qu'un rejeton mal léché d'une littérature plus noble et ancienne. Le confusionnisme règne par ailleurs, car on tient à rattacher ce genre au fantastique [21]. Il faudra attendre les premières traductions des critiques anglo-saxons pour qu'une pensée critique commence à pointer [22]. Cela étant, il existe une production critique des revues, des tentatives d'historicisation du genre, des recherches de textes anciens, la lecture et le dialogue avec les textes critiques étrangers. Indépendamment des résultats, l'existence même de ces tentatives montre que le genre, replié sur ses appareils de promotion puisqu'il n'est pas reconnu par ailleurs, se constitue en instance interne de légitimation. Le domaine de la science-fiction se constitue donc en paralittérature.

Le problème de l'acculturation d'un domaine ou d'un genre littéraire, son intégration à l'institution littéraire présente plusieurs cas de figure.

Dans une situation où coexistent deux circuits, le lettré long et l'infra littéraire, l'acculturation peut se faire indirectement, par “rebarbarisation” [23]. Des thèmes, des sujets, des motifs de la production infra littéraire sont repérés par des auteurs de l'instance légitime, et ils s'en servent. Dans le meilleur des cas, ils y puisent une matière, qu'ils intègrent en la transcendant par leur talent et les font ainsi pénétrer dans le temple culturel. Dostoïevski, puis Faulkner ont ainsi utilisé le roman policier. Elle peut se faire plus directement : Aldous Huxley, écrivant le Meilleur des mondes propose un autre exemple où l'anticipation de type western est pris dans la perspective d'une tradition utopique.

Mais les choses changent lorsque le domaine auparavant infra littéraire a acquis une sorte de cohérence interne, un public, un critique, des réseaux et des paramètres d'évaluation. Il devient alors difficile pour la littérature légitimée de venir s'y pourvoir en simples matériaux. Les auteurs français extérieurs au genre, quand ils ont voulu produire des textes de science-fiction, n'ont en rien réussi à faire mieux que les auteurs du domaine. Cela est vrai des écrivains “classiques” que sont Jean Louis Curtis ou R.M. Albérès comme des nouveaux romanciers Jean Ricardou ou Claude Ollier, sans que leur talent soit mis en cause.

Ce bref survol des rapports entretenus par le domaine littéraire avec l'infra et le paralittéraire peut-il s'étendre à tous les genres ou est-il propre à la science-fiction ? Trouverait-on des modèles semblables dans le cas du roman policier ? Ou dans le cas du fantastique ? La question vaut d'être posée [24].

Une piste semble cependant se dégager : on assiste peut-être à la fin des dichotomies, qui étaient pratiques pour décider de ce qui est ou non légitime, de ce qui relève ou non du domaine culturel. Chaque genre, chaque domaine se trouve aujourd'hui en position de produire ses propres instances de légitimation, indépendamment des institutions. On peut y voir la mort d'un modèle statique. Celui d'une culture traditionnellement duelle, avec haute culture valorisée, le reste relevant du folklore, du populaire, ou de la communication de masse. On peut y percevoir le passage à une configuration nouvelle où le culturel n'est plus figé dans des modèles légitimés, mais se trouve saisi dans une dynamique : à la fois décentré et multipolaire. Cela ne règle d'ailleurs en rien les problèmes de l'acculturation, mais permet de les poser dans la continuité d'une évolution sans fin, au moins en littérature [25].

Notes

[1] Tortel (Jean) et alii. Entretiens sur la paralittérature. Plon. 1970

[2] Lafarge (Claude). La valeur littéraire. Figuration littéraire et usages sociaux des fictions Fayard. 1983.

[3] Rousseau (André Marie) et alii. La littérature d'enfance et de jeunesse. Cahiers de Littérature générale et comparée. Aix. nº 3-4. 1978 (p. 9).

[4] Collomb (Michel). Approches de la littérature populaire. Université de Clermont II. 1969. p. 7.

[5] Escarpit (Robert). La littérature à l'heure du livre de poche. ILTAM. 1966.

[6] Kushner (Eva). "Articulation historique de la littérature" in Marc Angenot et alii Théorie littéraire PUF 1989.
« La notion de littérature ainsi que son histoire sont relatives à l'épistémé d'une société et d'une culture données, à un moment de leur histoire » p. 117.
« Il nous semble qu'après une saine réaction contre un Pantheon étroitement littéraire un nouvel équilibre soit en train de s'établir entre le “littéraire” et le “paralittéraire” ou plutôt que leur opposition même sera dépassée au profit d'une saisie globale du discours d'une époque dans ses aspects formels mais aussi idéologiques et pragmatiques » p. 123.

[7] Études (1922-) De 1922 à 1967 a publié 57 compte rendus d'ouvrages touchant à la science-fiction. Dont 28 avant 1940

[8] Les primaires. Nimes. 1932-1935

[9] Si l'on entend par "collection spécialisée" celle dont tous les ouvrages seraient de science-fiction, il en a existé une seule avant 1950 : "Les hypermondes" dirigée par Régis Messac (1936). Elle connut 3 titres dont une traduction de l'américain.

[10] Molhes (Abraham). Sociodynamique de la culture. Mouton. 1967

[11] Quelques exemples : Michel Butor "Sur quelques romans américains de science-fiction". Arts, 14 août 1953. L'article de Raymond Queneau "Un nouveau genre littéraire ; les science-fictions" Critique, mars 1951, s'appuie sur des anthologies de nouvelles américaines.

[12] Escarpit (Robert) "Le ghetto de la science-fiction". Le Monde, 31 août 1954

[13] Fiction comme Galaxie sont des éditions françaises de revues américaines. Fiction s'est dotée d'un groupe qui a constitué un appareil critique important dans l'histoire de la science-fiction et de la réflexion sur le genre. Satellite (1958-60) était axé sur la promotion de la science-fiction française.

[14] 25 articles en deux ans. L'ensemble constitue une somme historique importante

[15] Pierre Villadier. "Science-fiction et littérature d'anticipation". La nouvelle critique, juin-juillet 1954. Réponse : "Où la politique va-t-elle se nicher". Fiction nº 10, septembre 1954.
Sophie Breuil. "Anticipation ou escroquerie à la science ?" Lettres françaises, nº 21, 28 juillet 1955. Réponse : "À Armes courtoises" Fiction, nº 24, novembre 1955.

[16] "Réponse à un jugement téméraire", Fiction, nº 11, octobre 1954.

[17] Albérès (R.M.) "Faillite de la fiction scientifique". Combat, 21 novembre 1957.
Réponses in Fiction, nº 50, nº 52, nº 54.

[18] Paru dans Preuves, nº 32, octobre 1953

[19] François Truffaut. "À Bas la SF" Arts, 16 avril 1958. Réponse in Fiction, nº 55 juin 1958.

[20] Depuis, et en particulier grâce aux critiques anglo-saxons et canadiens, à des revues critiques comme Science fiction studies ou Extrapolation, et aux publications académiques des USA, des progrès sensibles ont été accomplis.

[21] Sternberg (Jacques). La science-fiction : une succursale du fantastique. Terrain Vague. 1958.

[22] Amis (Kingsley). L'univers de la science-fiction. Payot. 1962, sera le premier ouvrage critique traduit. On en connaît un compte rendu par Georges Perec dans Partisans nº 10, mai-juin 1963

[23] Terme employé par les formalistes russes pour indiquer qu'une littérature "anémiée" peut retrouver de sa vigueur en intégrant des thèmes, des formes des discours sociaux qu'elle excluait jusque-là parce qu'elle les considérait comme bas.

[24] En ce qui regarde le fantastique, il a été d'emblée perçu comme relevant de l'espace littéraire légitimé. Mais en est-il encore de même de nos jours, avec le développement des collections de fantastique populaire, d'épouvante, de Gore etc. ?

[25] Robin (Régine). "Extension et incertitude de la notion de littérature" in Marc Angenot et alii. Théorie littéraire PUF 1989 :

« Il n'y a plus une littérature. Il y a désormais des objets particuliers qui ont chacun leur manière de s'inscrire dans le littéraire, de produire du littéraire ou de penser le littéraire » (p. 47).

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.