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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Et si l'on définissait les territoires de la Science-Fiction ?

Commençons par avouer qu'il s'agit d'un genre littéraire multiforme, hétérogène et en constante évolution, et qui n'est qu'en lente voie de “légitimation” par les instances académiques et universitaires. On l'a souvent désigné par ce qu'il semble mettre en scène : des fusées, des robots, des conquêtes spatiales, des extraterrestres. Ou encore par ses thèmes : le voyage dans le temps, les univers parallèles, les inventions techniques ou les expérimentations sociales. C'est donc un genre difficile à définir, et on l'a souvent confondu avec d'autres, qui n'ont que des rapports vagues avec lui : l'anticipation, l'utopie, l'uchronie et même, horresco referens, avec le fantastique.

La Science-Fiction et ses territoires proches.

Il est tentant d'en définir un territoire par une approche de bornage à partir de ces autres genres dont on l'a rapprochée.

On sait que le vocable "Science-Fiction" est récent : il date de 1926, dans le premier numéro d'un magazine spécialisé Amazing Stories publié aux USA. Néanmoins Hugo Gernsback, son éditeur, avait pris soin de tenter de rendre compréhensible cette innovation linguistique en faisant référence à des auteurs connus : Edgar Poe, Jules Verne et H.G. Wells. En fait il existe de nombreux textes antérieurs qui traitent de thèmes que la Science-Fiction va développer.

La SF se différencie des voyages imaginaires, même interplanétaires. Un exemple : Lucien de Samosate dans l'Icaroménippe (IIe siècle) expédie un philosophe dans la Lune, mais c'est pour une satire des mœurs terrestres. Tout dans la description des sages luniens relève de l'imaginaire ludique. En revanche lorsque Cyrano de Bergerac, dans Histoire comique contenant les États et Empires de la Lune (1657) fait s'envoler Dyrcona depuis Paris, et que celui-ci se retrouve au Québec, une explication rationnelle (même fausse, mais en rapport avec la science de son temps) est donnée. Pendant qu'il demeurait immobile dans le ciel, la Terre tournait, ainsi que Galilée l'avait soutenu, et ce malgré sa condamnation : « Eppur si muove ». Ce texte de Cyrano est l'un des premiers à donner une dimension nouvelle à l'imaginaire en créant, dans le cadre d'une fiction narrative, une “expérimentation imaginaire” à partir d'une hypothèse scientifique. Le premier, moins connu, est le Songe de Johannes Kepler. La genèse de la Science-Fiction apparaît ici : la SF naît d'une rencontre entre l'imaginaire purement ludique et les avancées de la pensée scientifique

La SF se différencie aussi de l'utopie, qui tire son nom de l'Utopie de Thomas More (1516). Dans ce dernier genre, il s'agit de mettre en scène un voyageur qui aboutit dans un pays présenté par un Sage comme un État gouverné par des lois supposées être meilleures que celles en vogue dans le pays d'origine du voyageur. D'après le Sage qui accueille le voyageur ces lois constituent pour des “hommes vertueux”, une “société heureuse”, mais coupée de l'Histoire. Parallèlement, le Sage présente une critique sociale du pays d'origine du voyageur. Le texte utopique est donc composé de dialogues asymétriques ou le Sage a la parole et où le voyageur acquiesce et manifeste son enthousiasme. Les utopies ont fleuri pendant deux siècles, mais on n'en écrit pratiquement plus, car techniquement elles sont actuellement possibles, et donc dangereuses. Ceci dit, dans les récits de Science-Fiction, on peut très bien rencontrer des états présentés comme des utopies, mais en SF c'est le récit qui est le plus important et non les discours comme dans l'utopie.

En revanche, la fin du XIXe siècle a vu naître la dystopie, qui est proche de la Science-Fiction et dont le meilleur exemple est sans doute 1984 de George Orwell (1948). Dans la dystopie, le projet utopique est présenté comme réalisé : les “bonnes” lois sont appliquées et tout le monde est donc censé être heureux. Mais cette réalisation n'est pas, comme dans l'utopie, présentée par les yeux du Sage, ou des gouvernants. Elle est vécue au quotidien par des habitants du lieu, qui subissent ces lois, dont on s'aperçoit alors, à leur souffrance, qu'elles ne sont pas aussi bonnes que le discours officiel le prétend. Ce renversement du point de vue passe par la révolte d'un héros, qui retrouve lucidité et conscience de soi, en général après une rencontre avec l'amour, évidemment interdit. La mise en scène de cette révolte dans le cadre d'un récit, les péripéties de la lutte font de ces textes des parents proches de la Science-Fiction, d'autant que ces dystopies se situent dans l'avenir, comme on le voit avec 1984 écrit en 1948, ou le Meilleur des mondes (1932) qui se situe dans une ère post-fordienne, selon un calendrier futur. Il en va de même du roman les Monades urbaines de Robert Silverberg (1971), où un historien d'un futur surpeuplé se penche sur notre présent pour repenser ce qu'est l'intimité. La différence serait que le texte d'Orwell relèverait d'un totalitarisme grossier, hard car policier. En revanche, le Meilleur des mondes relève d'un totalitarisme soft, qui s'installe avec la connivence du public, gavé de drogues diverses et où la satisfaction mécanique des pulsions a tué tout vrai désir. Anticipant la théorie étasunienne actuelle de l'entertainment.

Un autre genre proche de la Science-Fiction, c'est l'uchronie. L'inventeur de la notion semble en avoir été Pascal avec sa proposition « Le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court, toute la face du monde aurait changé ». Le terme, quant à lui, est inventé par Charles Renouvier (1857) et présenté par lui comme une “utopie dans l'Histoire” ou encore une “histoire apocryphe”. Qu'aurait été l'Europe si Napoléon avait vaincu à Waterloo ? Si Hitler avait conquis l'URSS ? Selon la manière dont l'écrivain aborde ces questions, sous forme d'une Histoire ou sous une forme plus narrative, nous frôlons la Science-Fiction. Par exemple, le roman de Philip K. Dick, le Maître du haut château, est une uchronie, puisqu'on y voit le Japon qui a vaincu les USA. Ce texte a pourtant reçu le prix Hugo, suprême récompense pour un auteur de Science-Fiction. On pourrait en dire autant de Pavane, le roman de Keith Roberts (1968), où l'Invincible Armada de Philippe II a gagné les côtes anglaises, et que le catholicisme règne sur l'Europe : la science y est alors tenue pour matière diabolique.

Un dernier genre est à rapprocher de la Science-Fiction, avec lequel on la confond, ou à quoi on la réduit parfois, il s'agit de l'anticipation. Certes, une majorité des romans de Science-Fiction situent, dans un futur plus ou moins lointain, les aventures de leurs héros ainsi que les inventions qui en rendent certains aspects possibles. Mais cette situation dans le futur n'est ni suffisante ni nécessaire. La situation dans le futur n'est pas nécessaire pour qu'un texte relève de la Science-Fiction ; on en a un exemple avec le texte de Sprague de Camp, De peur que les ténèbres (1949). Un homme de notre époque se trouve envoyé dans la Rome du VIe siècle. Il tente de développer des inventions comme la presse à imprimer, pour éviter que l'Europe ne vive ce qu'il pense être “le trou noir du Moyen âge”. De même, cela apparaît dans les récits du récent style steampunk. Il s'agit de la mise en scène d'un XIXe siècle virtuel, où des poètes romantiques rencontrent les créateurs de la future société industrielle : voir K.W. Jeter, Machines infernales — une Fantaisie baroque des temps victoriens (1987). Il s'agit là non pas d'une véritable uchronie, mais d'une sorte d'univers parallèle, thème propre à la Science-Fiction.

Ce n'est pas une condition suffisante non plus. S'il s'agit d'un simple déplacement de lieu et de temps : si l'on se contente de remplacer les diligences par des cargos de l'espace, les chevaux par des fusées, les revolvers par des épées laser, et que rien d'autre ne change, à part les costumes : qu'on se reporte aux différentes “Guerres des Étoiles” cela n'en fait pas des récits de SF (on a inventé pour ces mascarades le terme de sci-fi).

Il est donc maintenant possible de baliser le domaine de la Science-Fiction littéraire.

Il s'agit de fictions narratives, de récits, qui mettent en place des aventures afin d'explorer des mondes inventés. Ces inventions ont pour cadre des “expérimentations imaginaires”. Celles-ci sont en relation avec des éléments de vraisemblance obtenus par l'emploi de thèmes et de notions utilisant un vocabulaire scientifique ou technique.

L'une des visées de ce genre est de créer une sensation d'émerveillement ou de sidération devant des futurs ou des univers possibles ce que les amateurs du genre désignent comme le sense of wonder. Mais comme toute notion, ou même tout genre, la SF est le produit d'une histoire.

L'invention de la Science-Fiction

Certes, c'est aux USA que dans les années 1930 environ se développe un vaste imaginaire qui est celui de la SF moderne, et que cela a lieu dans le cadre de revues spécialisées. Mais certains des thèmes qu'il traite ont été inventés auparavant en Europe et même antérieurement, aux États-Unis.

C'est le cas du voyage dans un monde du futur avec Louis-Sébastien Mercier l'An 2440 (1770), même si le voyage temporel qui conduit le héros de 1770 à 2440 se fait dans le cadre d'un long sommeil. On notera la différence avec le voyageur de la Machine à explorer le temps de H.G. Wells (1895) où le voyage temporel est d'abord justifié par analogie avec la vie de chacun comme voyage, puis techniquement cautionné par un recours à une machine. Même si le fonctionnement de celle-ci est peu explicité, la “suspension d'incrédulité” est obtenue par le recours à un vocabulaire technique.

De même l'invasion de la Terre par des extraterrestres est traitée à la fois par Rosny aîné dans "les Xipéhuz" (1887) puis par Wells dans la Guerre des mondes (1897). Le texte de Wells s'appuie à la fois sur les découvertes de son époque concernant Mars, et sur le traitement que les occidentaux infligent aux peuples colonisés. De même les développements de la médecine sont extrapolés dans des textes connus. Par Wells, qui tente de faire rapidement passer les animaux à une forme humaine par la chirurgie et l'hypnose dans l'Île du Docteur Moreau (1897) ou par Maurice Renard qui greffe des cerveaux dans le Docteur Lerne, sous-dieu (1912).

Un autre aspect de l'extrapolation des thèses darwiniennes se voit avec la Race à venir de Bulwer-Lytton (1871). Avec Frankenstein ou le Promethée moderne (1818), Mary Shelley avait inventé le thème de la création par la science, rivalisant de façon blasphématoire avec le Créateur.

Les voyages interplanétaires aussi avaient été envisagés : Jules Verne avait lancé ses héros autour de la Lune, comme il les avait immergés dans vingt mille lieues sous les mers. René Barjavel avait, en 1944, avec le Voyageur imprudent, inventé le “paradoxe temporel” : si, voyageant dans le passé j'en viens à tuer mon père, que se passe-t-il pour moi ?

Aux USA aussi, avant 1926, des thèmes de ce type avaient été traités. Edgar Poe inventait le thème des ruines futures et de l'erreur des archéologues dans Mellonta tauta (1849) : une voyageuse nous fait visiter les ruines de New York. Elle nous donne à lire des mots déformés de la langue future : on y trouve l'Yurop, les Vrinçais, les Amriccains, un philosophe ancien Aries Tottle, et un autre, Neuclide. Mark Twain avait anticipé sous un aspect peu sérieux les voyages temporels avec Un Yankee du Connecticut à la cour du roi Arthur (1889). Jack London nous propose une vision terrifiante du futur avec le Talon de fer (1907) Edgar Rice Burroughs en 1917 publiait les Conquérants de Mars. En 1922 il entame avec Au cœur de la Terre le cycle de Pellucidar.

Tous ces récits, tous ces thèmes, nombreux et originaux étaient édités dans des magazines généralistes, ou dans des publications dispersées : ce qui ne créait pas un “effet de genre”. Hugo Gernsback va réussir à inaugurer un espace spécifique pour ce genre de récits, et il va baptiser ceux-ci Science-Fiction. Il crée un magazine spécialisé, Amazing Stories, qui sera suivi de nombreux autres. Mais en permettant, par le courrier des lecteurs publié dans ces revues, aux amateurs de se connaître, puis de se rencontrer, il incitera à créer des “conventions” puis des prix, comme le Hugo. C'est ainsi qu'aux USA d'abord, puis après la seconde guerre mondiale ensuite, que l'imaginaire de la SF s'est répandu comme une nouveauté. En Occident, mais aussi en URSS et au Japon. Il a partout suscité des émules, qui ont commencé par imiter la SF étasunienne, puis se sont mis à inventer des mondes en se servant de leur imaginaire culturel propre. C'est ainsi qu'il se trouve une SF japonaise, russe ou française, sans oublier la SF anglo-saxonne qui grâce la communauté de langue avec les USA s'est développée au point de l'influencer, dans le cadre de ce que l'on a nommé la new wave dont il sera question plus loin, et en se souvenant aussi que l'Australie commence à proposer des textes et à présenter des auteurs très originaux.

La Science-Fiction et ses mondes

L'imaginaire de la SF, on l'a dit, est en constante évolution. Il recycle les mythes des cultures antérieures à la civilisation technique et industrielle, comme on a pu le voir avec le personnage du docteur Frankenstein en tant que Prométhée moderne. En questionnant les mythes de la création et des “guides” éventuels de l'humanité — formes extraterrestres (ET) ou divinités — comme le fait Arthur C. Clarke avec les Enfants d'Icare (1950) ou 2001 : l'Odyssée de l'espace (1968). N'oublions pas les “réécritures” techniques de la Genèse par des Elohim expérimentant sur des créatures fabriquées à partir de matériaux semblables à de la terre rouge, Ezechiel allant à Ninive en hélicoptère, de Jonas enlevé par un sous-marin ET, ou de Sodome vitrifiée Cette réécriture s'appuie sur la lecture imaginaire qu'une culture pré-scientifique pourrait faire d'instruments ou d'objets issus de notre monde technique, ce qu'on nomme des cargo cults.

L'imaginaire scientifique et/ou technique présent dans les textes de SF se nourrit des images et exploite des idées que l'actualité scientifique, technique, politique ou philosophique propose. À partir de l'une de ces images, le texte de SF imagine une mise en scène qui puisse susciter chez le lecteur un effet de “pathos métaphysique” — une émotion induite par le développement narratif d'une idée — prise au pied de la lettre. Quelques exemples : si l'on peut aujourd'hui remplacer certains organes du corps humain, quels pourraient être les scénarios dérivant de la généralisation de ces possibilités ? On peut imaginer que l'on cultive des “pièces de rechange” en élevant des corps clonés, ce que fait Boyd dans la Ferme aux organes (1970). Mais ces organes pourraient être ceux de criminels dont on cueillerait les organes à mesure. Cordwainer Smith l'illustre avec "la Planète Shayol" (1965). On pourrait créer des individus mi-hommes mi-machines, les cyborgs dont l'image est popularisée au cinéma par le personnage de Robocop. Se poserait alors la question de savoir jusqu'où on peut remplacer l'humain par des mécanismes, tout en considérant toujours le résultat comme un être humain : Kurt Siodmak, le Cerveau du nabab (1942). On peut, même avec les robots de métal qu'affectionne Isaac Asimov, se poser la question du droit de ces robots. Asimov les présente comme extrêmement capables de ruser avec les lois des hommes, même en respectant “les trois lois de la robotique”. On peut suivre les “expériences imaginaires” d'Asimov avec ses personnages, ses robots et les façons de questionner la loi, ses fondements et son idéologie dans toute la série du Cycle des robots entamé en 1950. Mais comme le proposait déjà Çapek avec R.U.R (1923) on pourrait tout aussi bien inventer des androïdes, des êtres artificiels comparables aux humains. S'ils sont fabriqués comme identiques aux hommes, il serait difficile de les distinguer des humains. Mais si leur espérance de vie était limitée, volontairement, par les hommes, ne pourraient-ils se révolter pour vivre plus ? C'est ce que Philip K. Dick présente dans les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques (1968) dont on a tiré le film Blade Runner. Et si, la race humaine découvrait en son sein les prémices d'une évolution, des individus mutants, aux différences qui pourraient passer pour des éléments de supériorité, que se passerait-il ? La SF a exploré ces problèmes d'un racisme assez particulier. Van Vogt l'aborde dans À la poursuite des Slans (1946) en se fondant sur la réalité du racisme aux USA. Greg Bear avec l'Échelle de Darwin (2000) aborde le problème de façon plus actuelle Des gènes dormants, dont l'inertie avait toujours été perçue comme sans objet, se mettent, sans qu'on connaisse la raison de leur éveil, à provoquer des avortements spontanés chez les femmes de la planète entière. Ils obligent à une procréation qui passe par des stades multiples, et les enfants qui en résultent sont eux-mêmes assez différents des enfants simplement humains. La génétique et son développement engendrent nombre de récits de ce type.

L'aspect “spéculatif” de la Science-Fiction.

On a déjà remarqué qu'il s'agissait d'une production imaginaire différente des divers merveilleux pré-techniques, où la justification des mondes imaginaires relevait de la magie comme dans les contes de fées. Il se distingue aussi d'un arbitraire du récit comme dans Histoire vraie de Lucien (IIe siècle), Alice au pays des merveilles ou Pinocchio.

Mais la SF n'est pas le seul genre qui exploite une “expérimentation mentale”. On trouve à l'œuvre dans l'Utopie, comme dans la dystopie des “spéculations” sur des possibles. Il en va de même avec l'anticipation. Mais l'utopie présente une spéculation qui relève de la simple symétrie avec miroir déformant. L'anticipation n'est qu'une simple exagération : les sous-marins existent, Jules Verne en exagère le confort et la puissance avec le Nautilus. Si l'on compare cet usage de l'anticipation vernienne avec les textes de Wells comme La Guerre des mondes on comprend que Verne ait pu dire à propos de Wells « je me sers de la science, il l'invente ». Ces “inventions” wellsiennes reposaient pourtant sur des données du vraisemblable de l'époque.

Comment la SF s'y prend-elle, pour créer des “mondes possibles” où ses héros vont vivre leurs aventures, tout en créant chez le lecteur un effet spécifique ? Les procédés sont de divers types. On notera l'extrapolation, mais aussi les distorsions ou anamorphoses, et “l'effet papillon”.

L'extrapolation peut être simplement linéaire comme chez Jules Verne, où un seul élément est grossi, le contexte n'en subissant aucun effet — le Nautilus est d'ailleurs détruit. Elle peut être plus complexe, comme on le voit avec la Machine à explorer le temps, où l'on se retrouve dans des temps de fins de monde, après avoir imaginé que les classes sociales anglaises du XIXe siècle sont devenues deux races différentes.

Les distorsions ou anamorphoses présentent notre monde dans le futur comme vu à travers un miroir déformant. Ce peut être une distorsion physique : imaginons un voyage “terrestre” sur Jupiter avec la pesanteur qui y règne. Quel type d'homme pourrait le faire ? Ou une distorsion sociale : si l'on prend au sérieux le fameux “croissez et multipliez” on retrouve dans de tours de mille étages, plusieurs dizaines de milliards d'hommes, avec des règles de comportement très différentes de celles de notre époque. C'est ce qu'illustre Robert Silverberg dans les Monades urbaines.

“L'effet papillon”, nommé ainsi car, pour les météorologues, un infime changement climatique en un endroit donné peut avoir des conséquences disproportionnées dans un environnement très éloigné. Par exemple, "un Coup de tonnerre", la nouvelle de Ray Bradbury. Un touriste temporel des temps à venir, lors d'un safari dans l'ère secondaire écrase un papillon. À son retour dans son temps natal, il s'aperçoit que la société est devenue autre.

Il va de soi que ces divers procédés peuvent se combiner dans le cadre des romans et que les auteurs ne s'en privent pas. Tout récit de SF, pour être intelligible, garde avec l'univers de départ — le nôtre — des liens plus ou moins explicites, plus ou moins analogiques. Mais, à partir des arrière-mondes créés ainsi par les procédés dont on vient de parler, rien n'empêche un auteur de proposer des variantes de tout ordre, et des types d'aventures pourvu qu'elles ne rompent pas la cohérence du “monde possible”.

C'est dire que dans la SF peuvent coexister des textes très différents. Certains sont de simples répliques du monde de base — le nôtre — où, comme dans le space opera, on a remplacé les cow-boys par des astronautes et les pistolets par des lasers. D'autres s'appuient sur l'Histoire humaine, comme Asimov dans sa série intitulée Fondation, sur le texte de l'historien Gibbon. On trouve des auteurs de SF qui s'appuient explicitement sur des connaissances et des savoirs extérieurs actuels comme Greg Egan dans Terranesie (2001). D'autres qui font plutôt confiance à leur imaginaire propre comme Serge Brussolo.

Egan situe son récit dans un contexte à peine futur où des mutations des espèces animales et végétales qui se produisent dans une île, mais dont on sent qu'elles vont se propager. Le texte se présente sous forme d'enquête, et les effets de vraisemblance sont extrêmement troublants. Par contre Brussolo, dans Sommeil de sang, invente un monde improbable avec des animaux-montagne et des mines de viande. Tout ne tient ici que par la magie du verbe et la somptuosité des images : le rapport à la SF est à la limite métaphorique, mais il existe.

Y a-t-il un sens à ces créations imaginaires ?

Quel est le sens de cet imaginaire de la spéculation sur des possibles, sur des mondes du “et si” ?

Selon les textes la réponse est simple : le dépaysement des décors, les vagues références à la science, quelques aventures de type colonial et nous avons une SF de pur divertissement, que les anglophones nomment escapist.

Mais cela ne suffit pas. En effet, ce genre comme on l'a dit, est né alors que la science galiléenne — la nôtre — prenait son essor, et qu'elle permettait chez Cyrano une des premières expérimentations à la fois mentale et littéraire des nouveaux possibles offerts par l'astronomie à l'imaginaire. Les récits d'explorations des espaces interplanétaires, puis intergalactiques ont fait leur miel avec le développement de ce premier essai. Les autres sciences aussi ont engendré leur lot de mystère, ou de solutions, que la SF a exploitées. On a vu chez Wells, ou avec "le Horla" de Maupassant comment le darwinisme et les théories de l'évolution ont pu engendrer de fantasmes et/ou de récits de SF. La biologie, la génétique, les nanotechnologies, les clonages ont fourni à de nombreux auteurs, de quoi servir de contexte à leurs histoires : Ce qui est vrai des sciences “dures” comme la physique, la chimie ou la génétique, l'est encore plus des sciences sociales. Et la Science-Fiction s'est intéressée à la puissance des médias avec Jack Baron et l'éternité (1969) de Norman Spinrad, à une critique des manipulations politiques chez Philip K. Dick, à l'écologie et à ses confrontations avec les expansions de type colonial avec Ursula Le Guin dans le Nom du monde est forêt, aux atteintes à la liberté individuelle par des transnationales avec Super Cannes de J.-G. Ballard (2001). Sans parler de l'exploration de l'espace cybernétique et des aliénations possibles qu'il engendre, comme on l'a vue avec le cyberpunk. Et elle l'a fait en touchant les lecteurs dans leur propre imaginaire, à la différence d'une simple vulgarisation d'information.

Et même si, comme on peut l'imaginer, la SF ne faisait que se servir du vocabulaire de la science pour ses fictions, cela ne serait pas sans intérêt. Cela donnerait explicitement à penser que la réalité du quotidien n'est pas un “allant de soi” un “donné pour l'éternité”, qu'une simple invention peut un jour bouleverser ce qui nous paraît parfois comme la “nature de choses” concernant les sociétés ou l'idée bizarre d'une immuable “nature humaine”.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.