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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

La Science-Fiction explore les territoires de la création

Modernité de la hard Science-Siction

Première publication : IRIS – les Cahiers du Gerf, nº 24, hiver 2002-2003, p. 59-65.

Comme les autres genres littéraires, la Science-Fiction — née de la révolution galiléenne et développée en en relation avec la révolution industrielle — évolue, et selon les mêmes principes. À ceci près, qu'une des visées avouées de la SF est de produire sur ses lecteurs, une sorte de plaisir spécifique, que les critiques ont nommé le sense of wonder. Il s'agit de l'émotion “poétique” produite par la rencontre réussie d'une idée de caractère scientifique et d'un traitement littéraire dans le cadre d'un récit, ce que d'autres ont défini comme un “pathos métaphysique”, c'est-à-dire comme l'impact affectif qui affecte les découvertes intellectuelles ou artistiques [1]. En effet comme le soutient un critique étasunien : « When scientific hypothesis is married with philosophical speculation a unique and meaningful literary genre is born » [2].

C'est ainsi qu'au départ, que ce soit avec Somnium de Képler ou avec Autour de la Lune de Jules Verne, la SF est d'abord une hard science fiction, même si le concept était alors absent. C'est-à-dire une fiction articulée à un mirage issu de l'irruption de la science galiléenne et de la technique dans l'espace littéraire [3], voilà pour un sens premier affecté à ce terme.

À la différence des autres genres littéraires, qui peuvent se revigorer par de nombreuses innovations formelles, la « fiction appuyé sur le mirage scientifique » qui deviendra la SF, pour demeurer porteuse du type spécifique d'émotions qu'elle engendre, doit demeurer attentive. Elle doit demeurer à l'écoute non seulement des découvertes scientifiques, mais aussi de l'image de la science dans la société, et de la lumière sous laquelle ils sont proposés dans les médias, et reçus de la part de ses lecteurs potentiels. Elle évolue aussi en fonction des rapports entretenus dans la réalité et dans l'imaginaire entre l'image de la science réelle et les fantasmes que son pouvoir comme son aura engendrent.

Survol superficiel du domaine depuis Amazing Stories

La présence-alibi d'une pseudo hard science, a été convoquée dès de la création du terme science fiction dans les pulps, aux USA en 1926. On y a vu des orgies d'images concernant le futur où la science était naïvement mise au service d'un impérialisme cosmique. On voyait scintiller l'hyper espace, naviguer des vaisseaux de mille kilomètres de long, et les braves astronautes combattre les extraterrestres crocodiliens, lubriques et affamés de jeunes vierges. Tout cela a marqué ce qu'on nomme l'âge d'or de la SF dans les pulps, parmi lesquels on distingue l'ancêtre de la tribu : Amazing Stories (1926).

Puis une réaction a eu lieu, sans doute après Hiroshima. Elle a d'abord été sensible après 1950, avec le traitement des mêmes thèmes mais sur le mode ironique et satirique avec la création de Galaxy et d'If, où se sont déchaînés des auteurs comme Robert Sheckley ou Fredric Brown. Elle a aussi abouti à repenser sur le mode tragique les images et les scénarios issus des inventions scientifiques ainsi que leur rapport au pouvoir, comme on le voit chez Philip K. Dick, et Cordwainer Smith. Elle a ensuite déconstruit ces images et ces figures, en intériorisant les conflits présentés, et en s'attachant à l'écriture, comme on a pu le voir chez Harlan Ellison aux USA ou J.G. Ballard en Grande-Bretagne — ce que l'on a nommé alors la new wave [4].

Cette attention portée à l'écriture, parfois au détriment des thèmes et de l'ancrage de ces textes au domaine de la réflexion-spéculation sur technique et la science, a rapproché les textes de SF des années 1970-80 des frontières de la littérature non marquée. Ceci d'autant que certains écrivains du “nouveau roman”, comme Claude Ollier, pensaient utiliser quelques thèmes ou motifs de la SF pour construire des romans “modernes”. Et l'on a vu, en France, des auteurs fonder un groupe dénommé à juste titre Limites pour marquer leur intention de s'installer aux frontières de ce qu'ils croyaient être la “littérature” [5].

Une autre conséquence de ce “décrochage” de la SF par rapport à la science et aux comportements qu'elle avait couverts en liaison avec le complexe militaro-industriel a été le développement du genre de la fantasy. Là, en effet, la science est reléguée au rang de magie, le futur est présenté sous les oripeaux d'un moyen âge intemporel, où les matériaux des légendes et du folklore se marient avec des créations hybrides, pour des variantes de contes merveilleux, d'avant l'âge de la science et de la première révolution industrielle. La violence des coups d'épée masque alors la violence réelle de l'industrialisation du monde et de sa “mercantilisation”. La beauté des Dames et de leurs hennins, sur leurs haquenées, permet d'éviter de poser le regard sur la réalité sociale engendrée par la mondialisation ultra-libérale.

Cette crispation des auteurs de SF devant la science occidentale, perçue comme liée consubstantiellement à une politique agressive et impérialiste, à une idéologie qui, sous le cache-sexe du progrès et de la démocratie à l'étasunienne, justifie toute agression, colonialiste, guerrière, mercantiliste etc. a duré un certain temps.

On en peut saisir ce que devient cette image ambiguë et/ou dévalorisée de la science dans ses rapports au pouvoir dans les récits de SF. L'évolution des textes d'Élisabeth Vonarburg et d'Ursula Le Guin en fait foi [6]. Mais on notera qu'alors les sciences convoquées par ces deux écrivaines sont la sociologie, l'ethnologie, l'anthropologie — sciences sociales — et non plus comme avant la physique ou l'astronomie, autres sciences “dures”. Cependant, d'autres textes tentent d'intégrer de façon plus mature les divers types de réflexion, et de les présenter d'une façon plus poétique. Ils le font sans perdre le sens nécessaire de l'émerveillement, et surtout en s'intéressant de nouveau aux potentiels de mystère que recèlent les sciences même “dures” et les technologies, ainsi qu'aux effets de celles-ci sur notre quotidien et notre futur proche.

Vers une nouvelle fiction spéculative à base de hard science : présentation de deux romans neufs.

La hard science est perçue de nos jours comme une notion de la critique étasunienne pour distinguer les romans où sont présentées des intrigues qui misent sur une forte plausibilité scientifique, et qui sont donc assez proches de ce que l'on connaît actuellement en matière de sciences “exactes”. Cette étiquette signalait au début des œuvres que l'on pensait pour cela, de faible potentiel imaginatif, comme Question de poids d'Hal Clement [7]. On y voit une expédition humaine obligée de traverser une planète géante, et donc à très forte gravité, ce qui nécessite des commentaires sur la rationalité de l'exercice, intéressants certes au plan de la plausibilité, mais qui alourdissent le récit au plan narratif.

Cependant d'une part, rien ne prouve que, si elles manquent de fantaisie, les intrigues de romans appuyés sur des sciences exactes soient exemptes d'imaginativité. D'autre part, la SF semble avoir intégré depuis quelques années la possibilité d'articuler les sciences exactes que sont l'électronique, la génétique et l'informatique à des intrigues extrêmement imaginatives. Il semblerait même que dans ces cas, la proximité de savoirs imaginés avec les savoirs réels, loin d'être un obstacle soit un moyen efficace d'émerveillement fasciné. Je prendrai comme exemple deux textes anglo-saxons, l'un de Greg Egan la Cité des permutants, l'autre de Greg Bear l'Échelle de Darwin [8].

On trouve dans la Cité des permutants une utilisation, à des fins narratives, du clonage et de l'informatique dans le cadre d'une intrigue qui prend en compte ces deux réalités de notre quotidien dans une articulation qui dégage une dimension à la fois imaginaire et effrayante.

Dans un futur proche, en 2045-2050 quelques nababs qui ont perdu leur corps trouvent un moyen de survivre par le moyen de copies informatiques de leur esprit au sens large. Ils se sont fait numériser, et sont devenus des clones électroniques d'eux-mêmes. Ils vivent en tant que copies-simulations de l'univers de leur quotidien ancien, aussi bien dans leur intimité que dans leur vie sociale. Les copies se rencontrent et discutent éventuellement d'affaires, comme le montre le chapitre II du roman. La Cité des permutants commence par un éveil, qui semble normal, d'un personnage qui, peu à peu, prend conscience qu'il n'est pas l'original qu'il pensait être. Il se met donc en quête de son original, qui lui a laissé un message lors de la numérisation, « à lire en cas d'urgence », où il le condamne à demeurer à l'état de copie. Ce qui s'explique car il conduit des recherches sur la numérisation et envisage la possibilité de créer des copies immortelles. On trouve donc une lettre adressée par “Paul l'original” à “Paul la copie”, une lettre qui est écrite à la première personne et s'adresse à une copie de lui-même qu'il tutoie. Le Paul lecteur s'exprime alors « Comment ai-je pu être aussi insensible ». Question : qui est le “Je” qui parle alors ? Qui est celui qui traite l'autre “moi” de “salaud” ? Que s'est-il passé sinon que du temps a passé ? Et chaque moment passé, vécu par l'original, l'éloigne de la copie, qui n'est pas évolutive, bien qu'intelligente. Les deux se retrouvent quand même, chacun dans son espace, prêts à collaborer, sur un pied d'égalité, bien que des sujets de confrontation demeurent, qui prennent place dans de dialogues curieux à la fois sérieux au plan technique et ludique dans la forme.

On assiste dans ce roman à une curieuse hybridation entre l'univers de la biologie et celui d'un cybermonde. Et d'ailleurs le roman explique de façon très vraisemblable les conditions de l'invention des copies numérisées (ch. III). Elles seraient nées lors de la conception de corps virtuels, inventés pour faciliter la recherche de modèles électroniques afin de tester des médicaments et voir comment ils réagiraient sur des organes réels dont on avait programmé le fonctionnement. De là à fabriquer des logiciels physiologiques et à tenter des copies d'individus, en fonction de la capacité des instruments inventés, un premier pas est présenté comme franchi.

Un problème, concernant les clones, est cependant posé ici comme résolu : la copie électronique, la numérisation, enregistre à la fois la mémoire, le contenu émotionnel et intellectuel de l'original. Par contre, un clonage biologique n'a pas pour résultat de recréer un adulte, mais un embryon, qui deviendra un enfant, avec certes le même patrimoine génétique que l'original, mais avec un esprit vierge. Et l'on se souvient, par exemple, que la créature de Frankenstein, de taille adulte mais avec un cerveau de bébé, abandonnée par son créateur, avait dû refaire à sa manière tout le chemin qui avait conduit les hommes d'avant la découverte du feu jusqu'à la lecture des philosophes du XVIIIe siècle. Mary Shelley, pour les besoins du récit, lui avait fait franchir les étapes en un temps record, ce qui n'est pas forcément le cas pour les clones biologiques “normaux”.

Le roman de Greg Bear, l'Échelle de Darwin, est, lui aussi, bâti sur les fondations d'un possible quotidien actuel, où l'on connaît effectivement la découverte d'un cadavre quasiment momifié dans les Alpes, et les avancées sur l'étude de la complexité du peuple des virus. Le roman présente deux pistes, qui finissent par se rejoindre. L'une dans les Alpes suisses, l'autre dans un charnier géorgien. Dans les deux cas : silence des autorités, et volonté de cacher ce qui peu à peu se révèle être un secret dangereux. Puis, distillée à petites doses dans le cadre d'enquêtes, de rencontres, de mensonges, de péripéties dignes d'un thriller d'espionnage, une atroce vérité se fait jour, emportant des zones friables de “civilisation” et laissant paraître à nu, la sauvagerie humaine. De quoi s'agit-il ? Les charniers géorgiens contenaient uniquement des femmes enceintes. Pourquoi les avoir assassinées ? Dans les Alpes, au fond d'une grotte, une famille néandertalienne, un fœtus improbable. Comment tisser des liens entre ces deux pistes ? Ils se révéleront à partir du moment où les femmes étasuniennes — mais aussi partout dans le monde — deviendront stériles, ou plutôt avorteront de fœtus qui eux-mêmes se retrouveraient, comme d'emblée, “enceints” ! Que faire sinon essayer de comprendre ? Les médecins et les autorités tentent d'abord d'enrayer ce qu'ils pensent être une épidémie, puis une pandémie. Ensuite ils en cherchent les causes. Et se pose alors sous une lumière nouvelle le mécanisme de l'évolution, et sur son éventuelle finalité. Et le tout pousse alors à se demander si les humains sont, en tant que sapiens sapiens, le fleuron terminal de l'évolution, question qui, précisément, remonte à Darwin et a passionné le XIXe siècle, donnant naissance à des textes comme La Race à venir de Bulwer Lytton, ou au "Horla" de Maupassant [9].

Évidemment, choisir de ne pas avorter, de laisser se développer ces néofœtus “enceints”, présente un risque pour les humains, que quelques femmes acceptent toutefois. Dans l'ADN examiné des fœtus, d'anciens “virus” — dormants jusqu'alors, — semblent s'éveiller, et programment la possibilité d'une nouvelle évolution de l'humain… Les enfants conçus par ce moyen sont des mutants qui, comme Stella Nova, l'enfant au nom bien choisi de la généticienne Kaye, sont à la fois semblables et bien différents des autres enfants, et se reconnaissent entre eux. Cette mutation éclaire d'une façon neuve la disparition progressive des néandertaliens devant les sapiens. Elle annonce la fin de notre humanité au profit d'une étape ultérieure (et peut-être supérieure ?) de l'évolution.

L'émergence de cette nouvelle possibilité d'évolution de l'humanité est traitée avec un grand souci du vraisemblable, avec un vocabulaire de type hard science très plausible, mais sans que la poésie et l'émotion en soient absentes.

On pourra, pour saisir les différences, et voir comment la SF évolue, comparer cette fin de l'espèce humaine à celle qui est mise en scène dans la Mort de la Terre de Rosny aîné.

L'évolution de la Science-fiction

Ce retour aux sources de la SF permet de poser sur l'évolution du genre un regard nouveau. En effet, le fondement de la SF demeure le rapport privilégié que ce genre entretient avec les questions posées par le développement des sciences et des techniques, en relation avec les implications de tout ordre concernant l'humanité. Mais selon les rapports que la société occidentale entretient, au plan de la réalité comme au plan des images et des idéologies avec les sciences et les techniques, ces implications varient.

Pendant “l'âge d'or”, l'idéologie était celle de la conquête des marchés : un impérialisme qui se cachait sous le prétexte de la liberté et de la démocratie que l'on apportait aux peuples, et aux planètes, ainsi délivrées-colonisées. Les sciences et les techniques, en particulier l'astronautique et la physique, sciences “dures”, inventaient les moyens de voyager loin et d'asservir par supériorité technique. Elles avaient le rôle d'adjuvants, de simples moyens pour permettre aux marchands et aux militaires d'accomplir de tels “exploits”. Et les lecteurs de pulps de rêver, avec bonne conscience, sur l'extension du domaine du possible, avec des vaisseaux de plus en plus gros, de plus en plus rapides, de l'hyperespace, des vire-matière, des bombes qui faisaient exploser les galaxies hostiles : l'espace, comme nouveau Far West, les ET comme d'affreux Rouges.

Les nouveaux textes de hard science, ceux de Greg Egan et de Greg Bear, offrent d'autres perspectives, plus riches, et qui nous concernent plus directement que les guerres intergalactiques. Il y est question, sous une forme narrative efficace, bien que classique, de proposer une sorte d'“expérience mentale”, anticipant sur le possible d'un futur proche, car déjà l'informatique et les biotechnologies envahissent et transforment notre quotidien. Ces textes ne sont donc pas simplement ludiques, ou escapist, ils tentent de mettre en images pour leur donner sens, nos interrogations, nos curiosités et nos angoisses devant ces bouleversements qui sont à la fois tangibles et impalpables. La hard science fiction antérieure se situait dans l'espace et l'idéologie de la révolution industrielle appuyée sur la domination de l'espace et de la matière. Les récits actuels tentent de donner une forme, préhensible par l'esprit, de la révolution informationnelle que nous vivons au quotidien sans vraiment pouvoir agir sur son cours. Le tout en tenant en mémoire que, comme le soutient Serge Lehman, « Le travail d'un écrivain de fiction n'est pas de produire de la science mais de nous imposer ses créations » [10].

Notes

[1] Hélène Tuzet : Cosmos et imagination. Corti, 1965, p. 10-11

[2] John Wylenbroeck : "Science and fantasy". In : Extrapolation, vol. 23, nº 4, Winter 1982, p. 326

[3] « il y a une période de la civilisation occidentale où la pensée mythique s'affaiblit et disparaît au profit d'une part de la réflexion scientifique, de l'autre au profit de l'expression romanesque. Cette scission s'effectue au XVIIe siècle ». Claude Lévi-Strauss & Didier Eribon : De près et de loin. Odile Jacob, 2001, p. 243.

[4] Roger Bozzetto : J.G. Ballard. Edibook.com, 2001

[5] Le postulat que la SF relèverait obligatoirement du “degré zéro” de l'écriture au prétexte qu'elle serait une “littérature d'idées” est stupide. Tout comme celui qui voudrait que la SF devrait oublier toute prétention à la spéculation sur des mondes possibles engendrés par les savoirs en gestation. La SF est un compromis “alchimique” entre la poésie des images venues de la science et celle produite par le langage à l'œuvre dans la fiction narrative.

[6] Roger Bozzetto : "La Science-Fiction, le/la politique, et la part des femmes". Colloque sur SF et politique. Nancy, avril 2001. Actes à paraître aux P.U. de Nancy.

[7] Hal Clement : Question de poids. Robert Laffont, 1971.

[8] Greg Egan : la Cité des permutants. Robert Laffont, 1996.

Greg Bear : l'Échelle de Darwin. Robert Laffont, 2001.

[9] Bulwer Lytton : la Race à venir (1873).

Guy de Maupassant "Le Horla" (1887).

[10] Serge Lehman : "Vers la fiction analogique". In : Solaris, nº 138, été 2001, p. 78.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.