Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction
Utopies, uchronies, uglossies…
Que faire..? Comment dire..? Contacter..?
Première publication : Uglossies, Travaux & documents 23, janvier 2005, p. 147-156
La rencontre avec les “autres”, quels qu'ils soient, pose le problème de la communication et donc des multiples ressources des langages, qu'elles soient gestuelles, visuelles, ou fassent appel à des facultés nouvelles. Il ne va pas de soi que les “autres” utilisent comme les humains l'appareil phonatoire et les sons, mais bien d'autres éléments de leur anatomie. Avec une question centrale : sont-ils “humains” ? Et à quoi le reconnaît-on si ce n'est par leur capacité à communiquer intelligemment avec nous quelle que soit la langue ou tout autre moyen linguistique ou paralinguistique utilisé ?
Nous nous attarderons sur les textes des littératures qui ont exploré les imaginaires, et en particulier ceux de Science-Fiction, qui permettent d'explorer un large spectre de possibles dans ces “rencontres” de civilisations et de langages “autres”, Nous envisagerons les réponses données par les auteurs, et nous interrogerons sur ce qu'elles révèlent de notre imaginaire, de nos savoirs, de nos croyances et de nos pratiques. Et comme modèle possible de ces rencontres, nous allons explorer les outils linguistiques et les autres moyens de communication qui ont illustré des rapports entre les humains et la Surnature — puisqu'elle est la forme la plus ancienne et la plus connue de l'altérité.
Position du problème
Comment dénier à un individu le statut d'être humain : en lui refusant la connaissance du langage et en considérant que, comme un animal, il émet des sons sans intention de signification [1] .
Comment donc lorsqu'on se trouve devant des “autres” savoir s'ils relèvent “de l'humain” ou non, sinon en tentant de communiquer avec eux par le langage ? C'est, pour les Grecs, instaurer une limite avec le “barbare” — une sorte de non humain puisqu'il ne parle pas le grec, à la différence du monstre Polyphème qui, malgré son anthropophagie, le parle : il est donc “humain” ! Mais la chose n'est pas toujours aussi simple. À preuve toutes les astuces que les auteurs de voyages imaginaires, d'utopies ou de Science-Fiction ont inventées. Le fondement est peut-être à chercher ailleurs, dans les rapports entre l'homme et la Surnature, forme première de l'“Autre”. Or c'est une voie rarement empruntée par les chercheurs.
Curieusement, les linguistes ne se posent pas la question de savoir quelle langue parlent entre eux ou avec les hommes les dieux de l'Olympe, ou le dieu de la Bible. Ils communiquent cependant avec les humains selon diverses modalités. Zeus signe sa présence dans l'espace de la réalité sous la forme d'une pluie d'or, d'un taureau, ou d'un cygne. Il séduit, bien qu'on ne nous dise rien de la langue qu'il parle : séduit-il par sa seule présence ? On sait pourtant qu'il répond aux prières : prié par Sémélé, il lui apparaît dans toute sa gloire, ce qui, hélas, consume littéralement l'amante. Dans l'Iliade et l'Odyssée Athéna parle Grec avec Ulysse, tout comme Circé ou Calypso, et même Polyphème. Dans la Genèse, on ignore en quelle langue l'Elohim parle à Adam, avant que celui-ci ait nommé les êtres et les choses (en quelle langue ?) Était-ce d'ailleurs la même langue “adamique” que parlait le serpent tentateur à l'oreille d'Ève ? Est-ce celle des constructeurs de la tour de Babel avant leur dispersion par le dieu jaloux ? Et dans le Nouveau testament lorsque l'ange Gabriel se fait entendre de la Vierge, était-ce une Annonciation en araméen ? Questions ouvertes.
Notons que la communication entre les hommes et les dieux est, par moments, symétrique : les dieux peuvent parler aux hommes, ceux-ci peuvent leur répondre comme le fait Moïse sur le Sinaï. Et de même que les dieux grecs s'exprimaient en grec, Moïse entend, et répond en sa langue, à la parole du Seigneur qui ne dit pas son nom Il arrive aussi que les dieux répondent simplement par leur présence à un appel et/ou exaucent une prière. Un exemple, en littérature fantastique, dans the Dunwich horror de Lovecraft. Imploré par son fils, dans une langue non humaine, le dieu Yog-Sothoth vient le sauver [2] . Mais les dieux peuvent aussi communiquer avec les hommes par le truchement d'une autre voie : celle des rêves. Ils le font directement dans le cadre d'un discours clair qui donne des ordres, ou indirectement par des figures ou des récits [3] — ce qui requiert alors les services d'un intercesseur. On le voit avec les interprétations de Joseph dans la Bible, ou avec Enkidu interprétant un rêve de Gilgamesh [4] . On élabore ailleurs depuis longtemps, à l'usage des profanes, des “clés des songes”, comme le montre l'ouvrage d'Artemidore. Il existe aussi des rêves que le rêveur attribue à un dieu et qu'il interprète lui-même, comme le montre l'expérience d'Aelius Aristide, qui tire de précieux enseignements médicaux de la matière de ses rêves, envoyés par Asclépios, pour s'auto médicamenter [5] .
Nous poserons comme hypothèse que nous avons là, avec cet ensemble de moyens de communication entre les hommes et les dieux, une base pour aborder les textes qui proposent des expériences imaginaires issues de rencontres et de langages “autres” en partant du cas le plus banal et jusqu'aux expériences les plus neuves.
Les propositions anciennes des littératures de l'imaginaire
Lorsqu'il se trouve sur la Lune, Dyrcona, le héros de Cyrano de Bergerac rencontre deux types d'“autres”. D'une part, un “daimon”, avec qui il échange de nombreuses idées et qui parfait son instruction. Évidemment ils conversent en langue grecque. Ce daimon lui expliquera plus tard que, sur la Lune, on trouve deux types de langage, tous deux sans parole. Celui des “grands” est semblable à de la musique, au point qu'une discussion peut se poursuivre par l'usage des instruments et une controverse théologique peut agréablement aboutir à un concert. Le langage du peuple s'exerce par « des trémoussements des membres […] certaines parties du corps signifiant un discours entier » [6] . Il s'agit de la caricature de la vision que se font d'eux-mêmes et du peuple les nobles du XVIIe siècle : elle est savoureuse.
Gulliver, dans ses voyages est chaque fois confronté à des épreuves concernant la communication avec les “autres”. Il donnera chaque fois comme exemple quelques mots de ces langues. Il aborde en premier lieu chez les Lilliputiens, où, empêtré et obligé d'entendre une harangue, il ne retient que hekinah degul avant d'apprendre par la suite la langue du royaume. Il se trouve encore en situation difficile lorsqu'à Brobdingnagg il écoute parler mais « le son de la voix du laboureur m'étourdissait ». Quant au laboureur dont l'oreille se situait « à plusieurs toises », la voix de Gulliver n'y atteint pas. Lorsqu'au repas il parle anglais, cela provoque des rires si forts qu'il manque de devenir sourd, mais il finit par accéder à connaissance de la langue, puisqu'il donne un surnom en brobdignaggien à la fillette qui le garde et discute ensuite politique avec le Roi. Lors du quatrième voyage, il tentera d'apprendre la langue des houyhnhnms. Mais sa rencontre la plus étonnante, concernant le langage, se fera lors du troisième voyage, à Laputa dans l'académie de Lagado. Il fait mention de deux découvertes touchant au langage. La première est une anticipation de "la Bibliothèque de Babel" de J.-L. Borges [7] . Il nous montre une machine, avec des mots inscrits sur les quatre faces d'un cube, enfilés par dizaines sur un métier spécial que font tourner quarante élèves, chacun avec sa brochette de mots, et dont le hasard met en relation les mots de ces brochettes entre elles, pour composer une phrase éventuelle, laquelle est notée par des secrétaires. Le résultat est de nombreux volumes in-folio contenant des phrases recueillies dont le résultat serait un jour exploitable.
La seconde voit des professeurs tenter de perfectionner la langue du pays. D'abord en supprimant verbes et particules, puis « en se passant de toute espèce de mots ». Les mots n'étant que les noms des choses, on pouvait se passer de mots en ayant sur soi l'ensemble des objets avec lesquelles on voudrait “communiquer”. D'où la nécessité de “porteurs vigoureux”.
« L'avantage de cette invention est qu'elle établissait une langue universelle, qui serait entendue de toutes les nations civilisées, les instruments et ustensiles d'un usage commun étant les mêmes dans ces nations » [8] .
À l'opposé de cette réduction de la parole à l'exhibition de référents matériels, J.-L. Borges dans sa nouvelle "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" mentionne plusieurs types de langues "idéalistes". Dans l'une d'elles
« il n'existe pas de substantifs, mais des verbes impersonnels qualifiés par des suffixes. Par exemple il n'existe pas de mots correspondant au substantif "lune" mais un verbe qui serait en français "lunescer" ou "luner" »
Dans une autre « la cellule principale n'est pas le verbe mais l'adjectif monosyllabique » et la phrase « une accumulation d'adjectifs » [9] .
Les solutions faciles proposées par la Science-Fiction
Les récits de Science-Fiction proposent au premier abord un vaste espace à l'imaginaire, dérivé des innovations techniques et scientifiques : vitesses ultra luminiques, rencontres impensables d'autres galaxies, d'autres êtres — intelligents ou non, c'est le problème — sur des planètes à explorer. Mais ce qui nous intéresse c'est que par ce biais ont lieu des rencontres avec de véritables “autres”, les alien. Comment entrer en contact ? Que dire… que faire ? Les auteurs populaires de S.-F., comme les Grecs auparavant, peuvent choisir des solutions de facilité. Ils peuvent décider qu'il existe une langue galactique qui sert de lingua franca et permet le commerce et les échanges. Et pour échanger avec les alien, à proximité des planètes où sont les comptoirs, vivent des individus bi ou multilingue. On reconnaît là le système mis en place sur Terre lors des colonisations du XIXe et XXe siècle. Plus technologique : les xenolinguistes auront inventé un traducteur universel qui se fait fort de décrypter même les langues inconnues. À moins que l'on fasse appel à des solutions comme la télépathie, qui permet alors un échange sans passer par la parole. Toutes ces solutions sont utilisées sur le vaisseau spatial de Star Trek qui trouve toujours une solution à ces problèmes. Pour les auteurs de la série, dans le pire des cas il existe à bord un “bilingue”. Et ceci même pour parler avec les Klingons et pour lesquels des amateurs de la série ont inventé un dictionnaire et une grammaire [10] .
Quelques expériences nouvelles proposées par la Science-Fiction
Ce sont là, on le voit de simples variations sur du connu, mais la Science-Fiction ne s'en tient heureusement pas là et offre quelques éléments de curieuses réflexions, en premier lieu en caricaturant les approches les plus banales comme le fait Sheckley par exemple dans "Voulez-vous parler avec moi ?" [11] . Ce récit reprend d'abord tous les clichés de la rencontre entre un VRP de l'espace et des indigènes sur une planète inconnue, le tout sur le modèle cliché du vendeur de verroterie. Le problème paraît simple : le VRP tente d'apprendre la langue des indigènes pour s'installer parmi eux et faire du commerce. Mais tout se complique, et de façon originale, car cette langue change à mesure que le VRP l'apprend. Elle aboutit finalement par une sorte de régression à la répétition de la même syllabe, qui permet aux indigènes de se parfaitement comprendre mais pas au VRP qui, fou furieux, quitte la planète.
On notera que des linguistes se sont intéressés à la Science-Fiction, qui leur permettait ainsi d'explorer les frontières et les limites du savoir [12] . Meyers note que cela permet d'aborder plusieurs sortes de problèmes. Par exemple quelle sera la forme de la langue anglaise en 2500, si l'Histoire se déroule sans cataclysme. Notons que, bien avant les linguistes, Edgar Poe dans sa nouvelle "Mellonta Tauta" avait répondu à sa manière. Il avait mis en scène une voyageuse de 2848 qui commentait dans son journal les monuments rencontrés durant son voyage, du haut de son ballon dirigeable. Elle décrivait, dans un vocabulaire à peine reconnaissable, les ruines de ce qui fut New York, réfléchissait sur la politique à propos du Kanadaw, des Vrinçais, des Ainglais, et des Américcains dont elle trouve trace dans la tribu des sauvages Knickerbockers. Elle s'intéressait à la philosophie à partir de réflexions sur l'hindou Aries Tottle et sur Cant [13] .
Les auteurs de S.-F. utilisent parfois pour accréditer leurs affirmations, des expériences de tentatives de langage avec les animaux pour aborder d'éventuels alien : et Meyers cite l'exemple du “langage” des dauphins que les chercheurs tentent de décoder. Les auteurs de S.-F. s'intéressent aussi à ce qui peut se passer, dans la langue après un cataclysme planétaire. Le problème se pose par exemple pour les noms de lieu, ainsi New York devient Niourk, ou les coutumes : le Pater Noster (Qui es in cælis) devient une formule insensée "Quinzinzinzili" [14] .
La S.-F. propose aussi des lectures aberrantes de documents, comme cet archéologue futur venant sur une Terre inhabitée et découvrant un engin étiqueté "Singer" qu'il s'empresse de classer dans les instruments de musique alors qu'il s'agit d'une machine à coudre de la marque Singer [15] . Un autre auteur Daniel Drode a tenté d'inventer un langage qui serait la marque d'une langue française aux structures syntaxiques affaiblies, après une catastrophe [16] . La prise en compte d'une évolution du langage passe donc par la référence à un temps futur comme dans "Mellonta Tauta", soit qu'on la situe après un cataclysme comme dans Niourk, ou Quinzinzili soit encore dans la rencontre d'une langue à comportement bizarre : par exemple à évolution rapide et inconnue comme dans le récit de Sheckley.
L'inventivité de la Science-Fiction
Les auteurs de S.-F. ont abordé d'autres questions touchant à la communication, de manière plus créative, en explorant diverses possibilités issues des théories et des philosophies touchant au langage.
C'est le cas du premier roman de Salman Rushdie, Grimus, [17] . où une race d'extraterrestres, les Georfs (anagramme de "Frogs"), ont la capacité ludique de créer des mondes par le pouvoir de la pensée selon une variante hérétique issue du Cratyle. Ces E.T. ont le pouvoir, par le simple brassage des lettres, de « modifier ana grammaticalement leur environnement » (p. 74) pour concevoir « des univers fictifs, certes, mais habitables » (p. 87). Pourtant, comme le remarque le narrateur, pour distinguer cette œuvre des textes occidentaux de Science-Fiction,
« Faisons remarquer que les Ouille-Nergs n'ont jamais mis au point de technologie orthodoxe. Leur Jeu tenait amplement lieu de Science et d'Art » (p. 76)
Mais il arrive qu'un jour, pour une raison inconnue, l'une d'elles, Koax, décide de donner un sens concret à sa pensée abstraite et pose que : « je pense donc cela est » (p. 66). Une nouvelle dimension (densimion) s'ouvre alors qui multiplie à l'infini les possibilités conceptuelles et effectives du jeu ce qui engendre le roman Grimus.
Il s'agissait là d'explorer de façon ludique et romanesque l'arbitraire d'un procédé, qui imite à la fois Descartes par la formulation, et le Fiat Lux biblique par le contenu, donnant une dynamique narrative et figurale à la fois à la pensée et à la parole. C'est aussi une auto congratulation à propos du pouvoir d'un auteur omniscient dans le processus de création des mondes romanesques.
Un autre auteur, Ian Watson, dans son roman the Embedding, s'appuie à la fois sur l'ouvrage de Raymond Roussel les Nouvelles impressions d'Afrique et sur les découvertes de Noam Chomsky sur la linguistique générative. Il s'agit d'un ensemble de règles instruction dont l'application mécanique produit des énoncés admissibles dans une langue donnée et elle seule. La représentation de la phrase peut être dessinée sous forme “d'arbre” ou sous celle de “parenthèses emboîtées”, des “enchâssements” [18] . Le roman présente deux lignes qui se croisent. Une tribu amazonienne menacée de disparition par la construction d'un barrage par le Brésil et les USA. Des Etasuniens qui discutent avec des Extraterrestres, lesquels sont engagés dans la recherche infinie des mystères du langage. Or les indiens possèdent, dans leurs récits mythiques un langage aux structures “enchâssées” qu'ils ne peuvent appréhender que sous l'influence d'une plante sacrée. Le roman propose une enquête sur les rapports de l'être et de la langue, appuyée à la fois sur des références linguistiques, sur l'expérience psychédélique et sur les échanges possibles dans le cadre d'une approche des mystères du langage.
Reste le cas le plus mystérieux, celui du roman Solaris du Polonais Stanislas Lem [19] . Nous sommes dans ce roman en présence d'une entité extraterrestre qui, loin d'être une civilisation humanoïde ou autre, est un “océan protoplasmique” qui recouvre toute la planète Solaris, et qui corrige son orbite en l'empêchant d'aller s'écraser contre son soleil, ce qui a éveillé l'attention des scientifiques. En orbite, autour de la planète mystérieuse, des savants tentent depuis plus d'un siècle de l'étudier. Comment entrer en rapport avec cette entité depuis la station orbitale ? Les physiciens les premiers lancent des sondes, dont les caractéristiques sont modifiées par l'entité océane, elle en modifie le rythme des impulsions, les résultats. Chaque branche de la science humaine tente à son tour de vérifier des hypothèses. Sans résultat, sauf à ranger l'océan dans la série des “métamorphes”. Le savoir se réduit ainsi à nommer cette singularité, et montre les limites de la connaissance et du pouvoir de la science sur la symbolisation du réel. Mais le roman montre aussi que si les savants ne sont pas capables de rentrer en contact réel avec l'entité par des moyens logiques et scientifiques, c'est parce qu'ils considèrent l'océan comme un “objet”. Ils ont oublié que c'est un sujet, et qu'il peut prendre des initiatives. Certes l'entité océane n'agit pas selon les canons de la logique et du rationnel, prétendument propres à la science et universalisables. L'océan va “prendre contact”, comme le faisaient les dieux anciens, hors du cadre d'une logique scientifique et humaine. Il va agir par le canal de l'inconscient des astronautes. Il va intervenir à sa façon dans le vécu des humains par le moyen des rêves, dont les matériaux seront issus de leurs souvenirs. Il va aller jusqu'à inventer une corporéité aux personnages présents dans ces scènes de rêves, qui va donner le sentiment d'une présence réelle, car ces “rêves” sont, pour les chercheurs de la station, des reviviscences du passé, heureuses ou douloureuses.
Mais il n'est pas question de langage, et l'océan se conduit lui aussi à sa manière comme un expérimentateur : il teste les réactions des humains, comme on le fait avec les rats de laboratoires, en rendant palpables ces scènes. Cela entraîne comme conséquences pour certains la folie, le désir de suicide, ou encore la volonté de se laisser engloutir dans les souvenirs heureux que parfois l'océan fait revivre, comme si le temps s'était aboli ou figé. Un étrange dialogue se noue ainsi, chaque partie jouant sur la “curiosité” de l'autre pour tenter de donner sens au “contact” et sans jamais y parvenir, au moins du point de vue d'une connaissance scientifique.
Nous nous trouvons là dans une situation limite de communication. L'“autre” existe, c'est un “être”, il possède une certaine forme d'intelligence, mais la communication est impossible. Seule la fonction phatique demeure, mais elle ne débouche sur aucun échange langagier.
Comment dire ? Que faire ? Le seul moyen utilisé est celui des images, comme dans les rêves, mais elles n'impliquent aucun retour compréhensible. Celles que les savants retirent de leurs instruments en observant l'océan. Mais la résistance que celui-ci oppose aux techniques humaines de savoir, n'engendre que des hypothèses et se trouve à la source de divers mythes. Et celles produites par l'océan chez les observateurs, dont on ignorera ce qu'elles signifient pour cet océan, qui fonctionne d'une manière totalement incompréhensible et qui, comme les anciens dieux, peut intervenir dans les songes avec des images souvent obscures. Nous retrouvons là, curieusement, la fameuse tripartition lacanienne, où l'océan c'est le réel, qu'on tente — par l'imaginaire — de faire entrer dans la catégorie du symbolique, et qui y échappe.
Rien ne serait plus dommageable que d'imaginer que les “autres” éventuels soient nos semblables, même si l'on peut considérer que des aliens éventuels soient nos “homologues”. C'est-à-dire des êtres au sommet de la chaîne alimentaire dans leur planète, et/ou doués d'intelligence et/ou de conscience, et qui agissent comme nous l'avons parfois fait dans les diverses colonisations, comme le rappelle H.G. Wells dans la Guerre des mondes [20] .
Wells confronte dans ce texte les humains à des alien intelligents : ils ont inventé le voyage interplanétaire, ils ont mis au point des armes d'une grande puissance de destruction, et s'ils se résignent à nous envahir c'est que, comme nous sommes en train de le faire, ils ont fait de leur planète un désert. Ce sont cependant, autant qu'on en puisse juger dans le texte wellsien, nos “homologues”. Mais ont-ils une conscience, c'est ce qui reste à démontrer, car ils ne veulent pas communiquer, ils agissent tout simplement, en fonction d'une logique qui leur est propre.
Ils ne font en tout état de cause aucune tentative pour communiquer, et refusent toutes les formes humaines de contact. Ils doivent pourtant communiquer entre eux, mais on ignore comment. Un autre exemple tout aussi remarquable de l'invasion de la terre par des non-humains est celui que met en scène Rosny aîné dans son récit les Xipéhuz [21]
À une époque préhistorique, une horde d'humains est confrontée à des êtres ont on ignore l'origine mais qui ont un aspect et un comportement non terrien. Ce sont des sortes de figures avec une étoile centrale dans le corps, qui émettent des rayons comme des lasers, semblent comme les termites avoir une intelligence centrale car ils se regroupent pour augmenter la puissance de leurs émissions mortifères. Une lutte à mort aboutit à leur destruction grâce à l'intelligence du chef de la horde humaine qui décrypte la nécessité qu'ils ont de se regrouper pour résister, et les isole peu à peu pour les achever. Rien n'est dit d'une possible communication entre la horde et les Xipéhuz, bien que ceux-ci communiquent (comment ?) entre eux.
Nous avons là deux exemples de présence sans communication, et de même qu'avec les dieux anciens comme Zeus, seule la présence fait signe. La différence est que la présence de Zeus dans le monde humain marquait son désir de séduction, et d'autre part qu'il répondait à certaines prières. Par contre la présence de nos “homologues” présents dans le roman de Wells ou dans le récit de Rosny ne renvoie à aucun signe, si ce n'est une volonté farouche d'extermination et donc une absence totale de communication. On peut se poser la question de la pertinence comme de la perpétuation de ce modèle dans les relations personnelles ou internationales.
Notes
[1] Et ceci bien que certains animaux soient doués d'états mentaux différenciés et susceptibles d'intentionnalité collective : cris poussés devant un danger réel, ou supposé, pour faire réagir un groupe.
[2] LOVECRAFT, H.P.,"The Dunwich Horror"; Folio bilingue ; 1993.
Voilà la prière du fils du dieu, qui appelle son père au secours :
« Eh-ya-ya-ya-yahaah-e'yayayayaaa… ngh'aaaaanagaaa…h'yuh… Help! Help! .ff. ff. ff. Father Yog-Sothoth » p. 152
[3] Voir le Livre de Job, dans l'Ancien testament : « Par des songes, par des visions nocturnes. alors il (Yahvé) ouvre l'oreille des humains, il y scelle les avertissements qu'il leur donne ».
[4] BOTTERO Jean, in "Septième tablette de l'Épopée de Gilgamesh" XIe siècle avant notre ère
[5] ARTEMIDORE La clef des songes. Vrin.1975
ARISTIDE Aelius, Discours sacrés, rêve, religion, médecine au IIesiècle après J.-C.. Macula.1986
[6] CYRANO DE BERGERAC "les États et Empires de la Lune" in Voyages aux pays de nulle part Bouquins Laffont.1990 p. p. 311-312
[7] BORGES Jorge Luis "la bibliothèque de Babel" in Fictions ; Gallimard. Pleiade, 1993. Il semble que Swift fasse ici une allusion ironique à l'"Ars Magna" de Raymond Lulle.
[8] SWIFT Jonathan, "les Voyages de Gulliver". ; In Voyages aux pays de nulle part. ; op. cit. p. 892-894.
[9] BORGES Jorge Luis "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" in Fictions op. cit p. 457
[10] Captain KRANKOR. The Grammarian's Desk. Klingon Language Institute (P.O. Box 634, Flourtown, PA 19031), 1996. 91p
OKRAN' The Klingon Dictionary: The one true way to study Klingon, Simon & Schuster. New York. Il existe des œuvres anglaises traduites en langage Klingon
[11] SHECKLEY Robert, "Voulez vous parler avec moi" ("Shall we have a little talk ?")(1965) in les Univers de Robert Sheckley. CLA ; 1972.
[12] MEYERS Walter E. Aliens and Linguists: Language Study and Science Fiction. Athens, GA: Georgia UP, 1980. 257p.
SISK David W. Transformations of Language in Modern Dystopias. Contributions to the Study of Science Fiction and Fantasy. Greenwood 1997. 206p
[13] POE Edgar Allan "Mellonta Tauta" (1849) in Edgar Allan Poe. Bouquins. Laffont.1989 p. 917-928
[14] WUL Stefan Niourk. Denoël.1970.
MESSAC Régis Quinzinzili (1935)
[15] WUL Stefan "Expertise" in Fiction nº 54 ; mai 1958.
[16] DRODE Daniel Surface de la planète. Hachette.1959
[17] RUSHDIE Salman Grimus V. Gollancz London. 1975. Traduction française Grimus par Maud Perrin. J.C. Lattes. 1977. Mon édition de référence
[18] WATSON Ian The Embedding. Gollancz. London 1973 ; l'Enchâssement. Calmann-Levy.1975
[19] LEM Stanislas Solaris. (1961) Denoël.1966.
[20] H.G. WELLS The War of the Worlds (1898) London.
[21] ROSNY aîné. Les Xipéhuz. 1887
Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.