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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 146, juillet 1976

Thomas M. Disch : 334

Daniel Walther : Requiem pour demain

Richard Lester : l'Ultime garçonnière

Robert Sheckley : Options

Le Disch est posé sur ma table de jardin blanche en bois laqué, 334, d'un vert pomme agressif. Autour de moi, le vert, vert hirsute des taillis à l'assaut de la pelouse, vert pulpeux des poiriers et des pruniers en délire, vert éteint des bouleaux et des frênes, vert succulent des delphiniums et des lupins. Une fourmi brune monte à l'assaut du Disch, trompée par l'aspect “brique de verdure” du livre ; elle se hisse sur la petite boule sans relief du dos de couverture, fait un rétablissement, avance sur le plat en direction de "Présence du futur", puis elle redescend, fait escale sur le "T" de Thomas. Elle tourne en rond et vient s'inscrire ensuite sur le "334". Le temps de jeter un coup d'œil sur ma machine à écrire, elle a disparu dans la faille lépreuse ouverte dans le mur de l'immeuble fictif qui compose l'illustration. Absorbée par le vert, absorbée par la fiction dischienne, encore plus dangereuse que la réalité.

Ainsi ai-je été aspiré par ce livre, par ce petit parallélépipède de verdure sinistre. Je vous souhaite de faire le même voyage que la fourmi, le même voyage que moi.

Souvent, le critique se roule de bonheur, se tord de douleur pour le moindre petit bouquin qui présente une anomalie par rapport à la moyenne ; la lecture à marche forcée fausse les perspectives littéraires. Et puis, il est utile, pour animer une chronique, de s'extasier sur le mieux que médiocre, de s'exciter sur le moins mauvais que l'exécrable. Mais, quand soudain s'impose un livre de la qualité de 334, les hiérarchies du lecteur se remettent en place, le chef-d'œuvre l'irradie de sa splendeur. Ne croyez pas que je veuille ici renier tous les papiers que j'ai faits sur la production de SF en France depuis un certain nombre de mois, simplement, j'essaye de faire une distinction entre l'agrément et le plaisir, entre le plaisir et l'extase, entre l'extase et l'adéquation totale à un univers littéraire si parfaitement construit et si exactement exprimé qu'il laisse une faible marge à l'interprétation personnelle. Les chefs-d'œuvre agissent à la façon d'une cure médicamenteuse : les premiers effets se font sentir dans les quelques jours qui suivent, puis c'est une prise de possession globale de l'organisme. Redeviendra-t-on jamais soi-même ? Quand les derniers symptômes s'effacent, quelques semaines plus tard, on se croit entièrement libéré de l'emprise. Trop tard, 334 a changé profondément votre métabolisme, imprégné votre intellect.

J'avais beaucoup aimé Génocide et Camp de concentration qui sont certainement l'une des plus belles réussites du C.L.A. Ce volume constituait à l'époque, et constitue toujours une étape importante dans l'histoire de la Science-Fiction. 334 en est l'aboutissement.

Certes, ce n'est pas un livre facile, il ne se lit pas d'un trait, il se prend, se déprend, se reprend, il intoxique, il s'abandonne, il exaspère, il se lance à travers la pièce, il s'essaye à nouveau, il s'impose. Ce n'est pas une lecture, c'est un combat. Je conseille à ceux que les premières pages ou les premières nouvelles rebuteraient de s'acharner. Patientez, 334 fait l'effet de la première cigarette fumée dans un terrain vague, en même temps qu'un début de griserie, il provoque souvent un phénomène de rejet, qui se traduit par des vomissements d'idées. Mais il a déposé dans l'esprit d'indélébiles sédiments ; une seconde dose et on en redemande ; après, il est impossible de s'en passer. D'aucun me diront que le tabac provoque divers désagréments, en particulier le cancer, et qu'il est donc inutile de s'accoutumer à un poison similaire. Je leur répondrai d'une part qu'il s'agit d'une comparaison et que les comparaisons n'ont jamais fait mourir personne ; d'autre part, que la vie est aussi une forme d'accoutumance à laquelle peu de gens ont envie de renoncer. Or, c'est de vie qu'il s'agit dans 334, de la vie d'un Thomas Disch qui aurait eu une expérience du futur. De ce futur, l'auteur ne nous livre à regret que quelques fragments, C'est la partie émergée de l'iceberg qu'il nous décrit, la surface de son cosmos privé qu'il livre à la lumière. Les quelques notations brèves, les allusions souvent obscures qu'il fournit nous incitent à penser que le cauchemar ainsi révélé dissimule un autre cauchemar intérieur, encore plus inquiétant, De là naît cette équivoque fascination pour l'univers de torpeur et de doute, d'oppression, qui se devine, sous-jacent, sous les phrases.

334 est composé d'une série de nouvelles qui évoquent les diverses tentatives réalisées jadis par John dos Passos sous le nom de “simultanéisme“. Ces différentes tranches de vie intimistes étaient destinées à recomposer, par touches successives, une image impressionniste de la réalité. Ici, le travail de Disch, s'il est superficiellement semblable, ne s'attaque pas à la psychologie des personnages-protagonistes. Il tente d'agir par le biais de la métaphore pour suggérer la désorganisation profonde de l'être, pour démontrer comment le moi éclate sous la pression de forces sociologiques qui le dépassent. 334 est une tentative de démolition du futur. Disch n'adopte pas une facile position de refus face à l'avenir, mais discute âprement de sa probabilité. Ce fantastique travail de crochet sur la chronologie, un point à l'endroit, un point à l'envers, est comparable à celui d'un prestidigitateur qui ferait apparaître et disparaître tour à tour les gens, leurs actes et leur environnement, laissant aux spectateurs le soin de tirer les conclusions de ce qu'ils ont observé. Les uns optant pour l'illusion, les autres pour le truquage, certains pour la magie, les derniers enfin pour la conjecture.

Mais de quel spectacle s'agit-il ? Il se situe dans un monde rongé par la folie, où les cultures se mêlent et se confondent, où les différentes sociétés du vingtième siècle en fin de course se superposent pour former un cloaque absurde. Les individus s'y débattent, étranglés par les lois protectionnistes, rongés par la pollution, ligotés par les contraintes tribales qui ont survécu malgré le prodigieux bouleversement des mœurs. Ces derniers survivants de la civilisation telle que nous la concevons tentent de se libérer en projetant leurs fantasmes sous formes de bulles qui éclatent au soleil de l'indifférence. De ce feu d'artifice libidinal ne restent que quelques cendres où Disch fouille négligemment du bout de son tisonnier.

Peut-on observer sa propre décadence ? Peut-on vérifier si la toute-puissante technologie a définitivement ruiné les utopies pastorales des siècles antérieurs ? Par approches successives de ce petit peuple formé par les lumpens-cadres de l'avenir, par une suite de nouvelles ajustées au propos, où sont minutieusement décrits ces hommes qui se révoltent, ces gens qui sont broyés, ceux qui se débrouillent, ceux qui votent pour, ceux qui creusent les galeries de la terreur dans les bas-fonds d'une société contraignante, Disch tente de décrire les causes et de prouver cette faillite. Ce qu'il y a d'inquiétant, c'est qu'il parvient peu à peu à suggérer que sa thèse pourrait se révéler la bonne.

Dans "la Mort de Socrate", Birdie, un pauvre hère, va devenir victime du système de classement comparé de la population des U.S.A., dans le futur. Il tombera au-dessous du seuil de fiabilité intellectuelle de l'individu. Ce thème complexe et sournois s'inspire de l'inquisition mentale, garantie par les systèmes d'éducation du citoyen actuellement en vigueur. D'une façon heurtée, filante, détournée, Disch introduit dans l'horreur quotidienne ce héros du prolétariat qui parvient, grâce au leurre de la créativité, à se hisser au rang de défenseur anonyme de la société. Birdie finira soldat, après avoir conclu, comme Socrate, que : « ne rien savoir est la condition première de tout savoir. ».

Dans "Corps", Disch évoque la misérable existence d'un gardien de morgue du futur qui exploite les cadavres à son profit. À une époque où le redoutable lupus ravage la population, la religion consiste à espérer la résurrection des morts, lorsque la maladie sera guérissable. Ab, le gardien, se fait le fossoyeur de cette espérance et enterre lui-même ses illusions.

"La Vie quotidienne sous l'empire romain" nous montre Alexa en train de visualiser sa schizophrénie en utilisant une drogue qui provoque le rêve éveillé. Mais, pour que ces rêves aient une stabilité, il faut qu'ils soient nourris d'informations, en particulier au sujet de la vie sous Juvénal et Pétrone, thème choisi par Alexa. Dans cet univers de cauchemar que sont devenus les U.S.A. après la grande décadence économique, il est difficile d'entretenir cette réalité onirique. Chaque détail de la vie quotidienne contredit l'utopie scolaire où la jeune femme s'est réfugiée. Des gauchistes vont bombarder la ville. Seraient-ils les barbares des temps futurs ? Le saccage d'une civilisation est-il indispensable à son renouveau ?

"Émancipation" propose une vision dérisoire de la sexualité libérée. Au sein de l'univers des refoulements médiocres et des morosités latentes, de l'acceptation sans envergure, Boz et Milly vont tenter d'épanouir leur personnalité sexuelle. Le constat chirurgical de leur manque à aimer, par son tragique bouffon, dépassera les révélations les plus stupéfiantes imaginées par les journalistes de France Dimanche.

"Angoulême" poursuit le thème de l'échec à travers les rêves de l'enfance. Comment “Petit monsieur gros bisou” et sa bande d'alexandriens ne parviendra pas à commettre son meurtre-acte gratuit à cause des 7 700 000 immigrés-pionniers venus aux États-Unis à l'aube de sa naissance.

"334", enfin, reprend la plupart des personnages des nouvelles précédentes. Tous ont un rapport commun avec l'immeuble du 334, onzième rue Est. Mornes, robotisés ou trafiqués par la société, ils se livrent, somnambules, à leurs pulsions intimes, dans un secret désir d'échec. Toutes ces créatures, précédemment confrontées avec les grands problèmes posés par la décadence de cet autre empire romain que seront les U.S.A. du futur, se retrouvent en famille. Peut-être cette dernière partie est-elle encore plus sombre que les autres. En récits brefs, la décomposition des êtres ne se vérifie plus au niveau des grands affrontements idéologiques avec la société, mais dans le cadre d'un quotidien désorienté. Les individus tentent éperdument de refaçonner le monde tel qu'il leur a été appris, avec le plâtre des sentiments. Mais la façade s'est effritée à jamais et son retapage malhabile ne fait qu'entraîner l'éboulement accéléré du mur de soutènement. Si le terme de fiction spéculative, souvent employé à propos d'œuvrettes à scandale, doit trouver à s'appliquer à un livre, nul doute que 334 constitue l'exemple idéal. Jamais, dans l'histoire de la Science-Fiction, un écrivain n'a pareillement dominé son sujet. Jamais œuvre littéraire n'a aussi subtilement exprimé une vision du futur. Dans ce monde probable, plausible, intensément visualisé par son auteur, le jeu spéculatif ne fait pas figure de divertissement, il se nourrit du sang de la décadence.

C'est un peu au travail contraire que s'est livré Daniel Walther en écrivant Requiem pour demain. Il s'agit d'une série de récits subjectifs, déréalisés où l'univers prend peu à peu la forme et l'apparence des plus lointaines nébuleuses. Des coups de laser ultra-puissants découpent des instantanés photographiques dans le filon de la réalité. Puis, l'auteur retourne à sa nuit intérieure, l'espace où flottent, éteints, ses propres songes. Tandis que Disch s'est attaché à révéler un futur intérieur, avec toute la puissance de ses moyens, Walther l'emporte avec lui dans sa caverne. Il en rêve, il en rage, il écrit des tombereaux de poèmes — nouvelles — non, je ne mettrai pas de "/" entre ces mots. Il opère un travail de distanciation par rapport au réel, l'évacue par le biais de l'écriture.

« Je me souviens de tout : je n'ai plus d'autre abri contre le temps que ma mémoire que tes gestes recréent inlassablement dans la chambre noire de mon cerveau. » fait déclarer Walther à l'un de ses personnages. En effet, du monde, il ne subsiste que des fantômes. L'illusion réaliste, d'ordinaire chère aux auteurs de Science-Fiction, a disparu. Walther remplace peu à peu la vie par ses souvenirs, souvenirs d'un futur non encore vécu, mais redouté, souvenirs d'enfance et d'adolescence, chargés d'un romantisme et d'une sexualité exacerbés, qui forment la substance du cauchemar et de la chimère.

"Antienne" est une rêverie traversée de spasmes où un cosmonaute perdu imagine qu'il se hait et se traque au sein de l'obscurité spatiale. D'emblée, le verbe ciselé, la violence des images, l'obscurité voulue du récit nous introduit dans l'espace mental où veut nous entraîner Walther, celui de ses obsessions.

"Solstice" raconte comment l'homme est prisonnier d'un cycle éternel : s'il quitte la femme qu'il aime pour se mêler à la vie, il se heurte bientôt au pouvoir militaire qui régit toutes nos sociétés. Seul le peloton d'exécution, puis la mort peuvent le ramener vers l'aimée. Ce récit symbolique puise au mythe du retour au stade fœtal par le biais de l'amante-mère.

"Tristes derniers jardins du monde" décrit les derniers jours du marquis de Montebello dans un Pompéï du futur. Stase de la mort sans cri après le désespoir d'amour, la vieillesse et l'abandon. Dans ce très beau conte un peu lent, Walther quitte sa sphère intérieure pour aborder le domaine des apparences ; comme la plupart des romantiques-lyriques, il éprouve l'envie d'insuffler un ton caustique à la description des personnages ; d'où un certain décalage entre la mélancolie du récit et l'ironie du commentaire.

"Maskakrass" est un beau chant sur la pollution et la mort, où de dérisoires chevaliers éboueurs gardent les derniers déchets de la ville.

"Les Fourches patibulaires" raconte comment un héros de la police psychologique prend conscience de sa culpabilité en découvrant les 56 cadavres dont il est responsable. Il soulève le problème du conditionnement mental dans une société schizoïde.

"Maintenant que Friedberg est mort" montre les derniers soubresauts d'une révolution imaginaire, tendue vers la propreté et la sécurité absolue de l'homme. Cette belle nouvelle chante l'horreur des drogues anesthésiantes et des médias ; elle décrit l'irrésistible envie de survivre, malgré la pesanteur des corps las.

À ce stade du recueil, il est possible que le lecteur prenne un certain recul vis-à-vis de la monotonie flamboyante du style, des mots rares, des phrases recherchées. Je crois, au contraire, que l'écriture de Walther est ce qui fait sa force et sa singularité. À la manière de Terry Riley ou des Tangerine dream, sa prose répétitive provoque un envoûtement profond qu'il serait vain de vouloir combattre au nom de la raison. Cette musique des phrases et des mots s'inscrit au niveau de l'inconscient, elle parle de fantasmes aux songes.

"Deux lunes endeuillées pour veiller une planète mourante" évoque les souvenirs d'une mort inutile, d'un être qui se défait, se délite dans la nuit laquée d'eau d'une planète.

"Fragments de la biographie de Vlad" traduit cette agonie de tous les jours de l'homme qui s'englue dans la routine. Fuite et plaisir, un quart de la vie d'un drogué de sentiments qui ne parvient pas à juxtaposer ses élans avec la normalité. Parallèlement, flamboient les grands rêves adolescents d'une Chine d'aventure et de bordels fabuleux.

"Climax" est, à mon avis, l'un des textes les plus réussis du recueil, le plus walthérien ; car il exprime avec force l'art de vivre subjectivement les symboles qui est une des caractéristiques essentielles de Walther. Le plus lyrique aussi, le plus évident ; c'est un chant d'amour sexuel à l'égard de la mort. Un récit visionnaire du grand antagonisme amoureux entre l'homme et la ville que souligne le déphasage entre le style raffiné de l'auteur et la violence de ses propos.

"Mon cher amour, je suis si loin de toi", en contrepartie, me paraît la plus mauvaise. Elle emprunte au folklore de la Science-Fiction écologique un grand nombre d'idées molles et sans signification. Le fait d'aborder un véritable thème de SF au sein de ce recueil de textes fulgurants est à la source de cette erreur.

"Deus ex machina" se pare des couleurs de l'ivresse dans les w.c. d'un bar fumeux. Le héros, tâtonnant, se déjoue des obstacles en se servant des critères préconçus qui les déterminent et tente d'exorciser ses fantasmes sexuels en les visualisant de la manière la plus violemment stéréotypée.

Dans "Nocturne en bleu" , un blessé accouche dans la mort de ses cauchemars en bleu.

"Neige et gel d'amour sur le château du couchant", enfin, est un long poème lyrique où se mêlent les projections érotiques de l'auteur et la somme des influences qu'il a subies. Souvenirs, rêves, vie, sexualité forment une mosaïque dont l'image se distord, s'enfle, se défait, s'efface. De cette décomposition du réel dans la trémie de l'imaginaire, de cette recherche fertile et furieuse naît une certitude intérieure qui permet à l'écrivain de s'insurger contre les apparences et de revendiquer un ordre nouveau.

Ces douze cauchemars et une chimère qu'il est indispensable de lire dans un premier temps à la vitesse d'un cheval au galop par un soir d'orage si l'on veut s'inscrire dans la même démarche mentale que Walther — quitte à les déguster plus lentement ensuite — font naître une interrogation : si ces nouvelles n'appartiennent pas vraiment au domaine de la Science-Fiction, elles n'ont aucun rapport avec le fantastique traditionnel. Alors, fiction spéculative ? Non pas ! Walther refuse tout traitement spéculatif d'une idée au profit d'un grand dérèglement des sens et de l'esprit. Pourquoi pas Walther-fiction ? Oui, est-ce rassurant ? Chez chacun des auteurs français qui se distinguent aujourd'hui on décèle une originalité spécifique. Fera-t-elle de la Science-Fiction française la plus… je vous laisse le soin de trouver le qualificatif.

« L'élégance commande à la politesse, autre forme de la civilisation. J'ai souvent remarqué une nette différence de ton chez les gens les plus simples, suivant qu'ils s'adressent à une femme parée ou non. Il semble que l'âme se mette au garde-à-vous. » écrivait Lucien François — rassurez-vous, je ne sais pas plus que vous qui est Lucien François — dans son magnifique éditorial intitulé "Vertu civilisatrice de l'élégance", dans le numéro 2714 de l'Art et la mode, daté de janvier-février 1947. Cette âme qui se met au garde-à-vous, piochée au hasard dans un tas de vieux journaux, m'a soudain permis d'apprécier encore plus les deux œuvres dont je viens de vous parler ; elle m'a donné envie de vous parler du film de Richard Lester l'Ultime garçonnière, et du roman de Robert Sheckley Options, dont j'avais, par indolence, reporté la chronique. S'il y a bien un monde où l'âme ne se met plus au garde-à-vous, c'est celui de la Science-Fiction moderne : ne serait-ce que pour cela, c'est une jubilation d'en écrire.

Voyez, dans l'Ultime garçonnière, un film qui n'a pas eu tellement de succès, car Richard Lester l'a réalisé avec son négligé habituel, comment se comportent les survivants de la nième guerre atomique possible ? L'un d'eux se transforme en chambre de bonne, tandis que l'autre prend l'aspect d'une armoire à linge après avoir constaté sa mort à la vue de son certificat de décès. Tous les autres errent dans un no man's land indescriptible où les escaliers roulants du métro crachent les épaves de la civilisation sur le tas de déchets de l'Angleterre. L'âme peut-elle se mettre au garde-à-vous devant un tel désastre ? L'élégance permet-elle de rétablir la situation fortement compromise par les stratèges qui nous gouvernent ? La politesse apporte-t-elle une solution de remplacement ? Oui, une seule, celle du désespoir : l'humour. Et Lester ne s'en prive pas : dialogues absurdes à la manière des Marx brothers, situations dérisoires où le tragique se dispute au grotesque, images du capharnaüm bordélique où peut nous entraîner le naufrage d'une civilisation basée sur le respect des normes, sur la mise à sac de l'imaginaire privé.

Film brouillon, film hâtif, écrit avec une caméra-pinceau, l'Ultime garçonnière ne mérite pas le silence qui l'a accueilli. Il y a là-dedans des coups de pieds au cul qui vaudraient de ne pas se perdre.

Options, de Sheckley, participe au même négligé. Mais c'est l'avantage de l'écriture de permettre une meilleure visualisation de la démence et de l'absurde que ne le font les images. L'histoire, au début, paraît simple et bien dans la ligne sheckleyenne. Tom Mishkin a une panne d'astronef sur la planète Harmonia. L'ordinateur lui signale qu'il lui faut une pièce de rechange. Le magasin général a été décentralisé ; un robot doit lui permettre d'affronter les dangers de la planète et d'atteindre un lointain dépôt. Mais ce robot est spécialisé pour un autre environnement. L'affaire se complique.

Ce qui aurait donné lieu d'ordinaire à une démonstration ultra sophistiquée de l'inanité des choses prend ici l'allure d'un dialogue entre Sheckley et lui-même, entre lui-même et le robot, entre le robot et d'autres Sheckley invraisemblables. Derrière ces marionnettes issues d'une invention débridée apparaît le manipulateur. Manipulateur désabusé, fatigué, dont l'énergie toute entière s'est réfugiée derrière l'alibi du paradoxe et de la pirouette comique. Ici non plus, l'âme de Robert Sheckley n'a plus le courage de se mettre au garde-à-vous. L'univers charmant de son adolescence s'est effiloché au fil des ans ; à partir d'un certain âge, l'homme n'a plus la ressource de s'attendrir sur ses souvenirs. À mesure qu'il avance en expérience, la part d'inconnu s'épaissit. L'accumulation de ses connaissances ne forme pas un tas plus gros et plus significatif qu'à sa naissance. Le choix se fait de plus en plus difficile ; au point qu'il conduit Sheckley à douter de sa propre identité. Ce Mishkin, né soudain au détour d'une machine à écrire, est motivé par l'obsession de trouver la pièce de rechange qui lui permettra de remettre en marche son astronef. L'auteur met d'abord fortement en doute la nécessité de cet acte ; puis il convient que la survie de son héros est liée à la découverte de cette pièce. Alors, pour l'aider, il s'insère dans le récit sous l'apparence de l'Homme aux mille déguisements.

« S'étant auto-fabriqué, l'Homme aux mille déguisements se retrouvait embarrassé de son propre personnage. Devait-il aussi s'expliquer lui-même ? I1 s'empressa de supprimer cette nécessité. Il lui fallait simplement expliquer de quelle manière Mishkin et la pièce de moteur se rencontreraient. »

Alors se succèdent les avatars les plus invraisemblables qui se situent à la charnière de deux réalités : celle de l'auteur écrivant le livre et celle du héros à l'intérieur du roman. Les chapitres sans queue ni tête se succèdent, seulement motivés par la nécessité d'apporter la pièce voulue à Tom Mishkin. L'oncle Arnold, Johnny Allegro unissent leurs efforts, l'ami Orchidius intervient, d'autres encore, plus innocents ou plus dangereux. Mais toutes ces tentatives échouent, quand elles ne finissent pas par des ennuis d'argent.

Pourtant : « Toute chose cesse d'être drôle quand elle s'assoit sur vous. ». Aussi, employant les grands moyens, Sheckley va jusqu'à composer une seconde partie entièrement réaliste, qui se déroule dans un coin reculé de Java, pour transporter la pièce de moteur jusqu'à Harmonia. Rien n'y fait : le héros solitaire ne peut accomplir son destin que par lui-même, sans que ce destin soit un jour justifié par un motif quelconque. Sheckley abdique. Son héros retourne en enfance.

« Alors, toujours immobiles sous le ciel qui reflétait la terre qui reflétait le ciel, ils (Mishkin et l'auteur probablement) parlèrent longuement de miroirs et de truquages. »

En abordant cet Options, j'étais parcouru par ce frémissement d'excitation qui me saisit dès que j'approche un texte de Sheckley. (Si Sheckley n'avait pas écrit ce qu'il a écrit, j'aurais été tenté de l'imiter. Mais comme il existe et qu'il a du génie, j'ai écrit tout autre chose [1]). Chaque fois que je lis, je m'identifie aisément avec ses personnages, ses décors, ses monstres ou ses machines sans jamais me lasser. Cette fois, je ne me suis pas reconnu tout de suite. Ce Mishkin avait-il un rapport avec le prince Muischkine de Dostoiewski ? Dostoiewski aurait-il écrit le livre de Sheckley ? Dans ces conditions, j'aurais préféré être Raskolnikov. Mais Raskolnikov n'a jamais eu affaire à des extraterrestres désagréables ou à des appareils à altérer la réalité, il ne s'est pas livré à des jeux surréalistes et rousseliens. Que venait donc faire Sheckley dans l'assassinat d'Alyona Avanovna ? Non, c'est un personnage de Disch qui désire l'assassiner. Pourquoi Disch veut-il assassiner Sheckley ? Peut-être à cause de Walther. Je suis incapable de conclure. Permettez-moi de sauter par-dessus le rebord de la dernière page pour me retrouver au sec.

Ouf ! me voilà hors de cet article périlleux. À force de parler d'écrivains qui dénoncent la réalité, qui l'absorbent ou qui multiplient les faux-semblants, les ruses et les prétextes mensongers, je finirai un jour par disparaître dans un roman.

Notes

[1] Voir Cette chère humanité, qui vient de paraître en "Ailleurs et demain".