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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 158, août-septembre 1977

Pavane pour une Galaxie défunte

Évidemment, à raison d'un centimètre par mois, en comptant large, et de vingt-quatre années d'existence, avec un petit lustre d'absence, l'expansion de Galaxie n'atteint pas aujourd'hui deux mètres cinquante de rayonnage de bibliothèque. C'est peu, même si cela contient de quoi satisfaire l'appétit des amateurs de SF pendant longtemps. En mourant, cette malheureuse revue risque de se transformer en objet de convoitise pour les cinglés du papier qui voient dans la nébuleuse Gutenberg l'opportunité d'entasser des feuilles imprimées sans les lire. Tant qu'elle était vivante, Galaxie échappait à leurs classements de cauchemars, étant théoriquement d'une parution infinie. Voilà, sans doute l'une des conséquences les plus tristes de sa disparition, l'occasion de clore une collection.

Mais peut-être serait-il souhaitable, avant de passer au panégyrique d'usage en de telles circonstances, de considérer les raisons de cette fin ; c'est-à-dire, d'abord, de recenser le nombre des lecteurs de Galaxie, huit mille environ. Bien sûr, ceux-ci ne suffisaient pas à rentabiliser sa parution. Comment en est-on arrivé là ? Des dix-sept mille lecteurs originaux, puis des quinze mille qui soutinrent Galaxie de leur passion durant tant d'années, pourquoi en est-on passé à une si faible quantité ? Quel processus a amené cette désaffection de la moitié de son public ? La baisse de qualité des nouvelles ? Je ne le crois pas ; il est d'ailleurs aisé de s'en rendre compte en prenant n'importe quel numéro de n'importe quelle année au hasard : il y a toujours une quantité d'excellentes nouvelles, de bonnes nouvelles et de nouvelles médiocres, ce qui est le lot de toute revue desirant explorer le domaine qui est le sien plutôt que de se figer sur quelques auteurs vedettes et de s'en tenir là. Le style, le ton, la thématique des textes qui auraient vieilli, alors ? Certainement pas, il y eut dès l'origine un esprit de subversion rationnelle qui ne s'est jamais démenti et s'est fréquemment renouvelé au cours du temps, grâce à la variété des auteurs choisis. L'absence d'un appareil critique ? Non plus, puisque, depuis un certain nombre d'années, Galaxie s'est enrichie d'articles originaux, ne démarquant absolument pas sa revue sœur Fiction.

S'il n'y a apparemment aucune raison pour que les chalands aient déserté la boutique, que supposer dans ces conditions ? L'usure des lecteurs ? Allons donc, en tant d'années, leurs effectifs ont changé au moins trois fois. De vieux et fidèles abonnés ont résilié leur contrat parce qu'il est paru une ou deux nouvelles françaises [sic], je suis certain qu'il s'en est abonné de nouveaux. Crise de génération sans doute ? Impossible, à moins d'imaginer que, par confort mental, certains jeunes amateurs de SF préfèrent lire les textes dans les anthologies plutôt que d'aider la création en achetant la revue originale où elles sont parues.

Reste une solution : Galaxie est morte de sa concurrence acharnée avec Fiction. Non pas ! Car, si cette dernière revue vend un tout petit peu plus que la défunte nôtre, il n'y a pas de quoi pavoiser (c'est pourquoi vous êtes cordialement invités à reporter votre intérêt et votre appui financier sur Fiction.)

Après ce vaste tour d'horizon, une conclusion s'impose : il n'y a aucune raison pour que Galaxie ait perdu ses lecteurs. À moins que… un complot galactique qui viserait à faire disparaître la revue en raison des informations et des révélations qu'elle contenait et qui menaçaient la sécurité de l'Empire. C'est pourquoi les lecteurs ont été éliminés un à un, pour les enterrer avec leur secret et, coup double, faire péricliter l'objet séditieux. Comme il était impossible à un policier de faire le lien entre tous ces meurtres plus ou moins déguisés, faute de connaître le motif réel de l'assassinat, il faudrait reprendre l'enquête à zéro pour tenter de prouver que sept mille personnes sont mortes dans des conditions bizarres.

Louons dans ce cas la prudence des dirigeants d'Opta, Émile en particulier, qui ont préféré saborder la revue plutôt que de voir leurs derniers aficionados disparaître. Mais, trêve d'hypothèses farmeriennes, agréables aux fans, qui finiraient par nous inciter à croire aux ovni qui, comme Jacques Bergier l'affirme, n'existent pas : les objets volants non identifiés ne sont que des illusions créées à distance par des extraterrestres.

Me voilà donc au terme de mes suppositions, écartant volontairement une vengeance d'ordre gouvernemental visant à éliminer la plus révolutionnaire des revues. Car, si tel était le cas, le ministre de l'intérieur, qui ne lit que des œuvres pornographiques ou du François Mauriac, ne s'en serait pas aperçu. De même exclurai-je de mes conjectures une intervention des hommes du futur s'apercevant que leur vie est décrite par nos soins dans ses moindres détails et préférant garder un social incognito. Il est bien connu que la meilleure SF est celle qui cherche à nous faire éviter l'avenir qu'elle décrit. Le futur qui se lit en filigrane à travers les pages de Galaxie ne saurait advenir si vous ne le souhaitez pas !

Alors, Curval, vous êtes incapable de me donner d'autres raisons qu'économiques pour la mort de Galaxie. Quelle déception !

Eh ! oui Galaxie est mort de sa belle mort. Ce n'est pas un mince compliment. En effet, qu'y a-t-il de plus terne que les choses qui durent, de plus sclérosé que les revues qui s'éternisent si elles ne bénéficient pas d'un statut d'éternité comme la Revue des deux mondes.

Aussi ne me livrerai-je pas ici à une sanglotante homélie pour saluer la disparition d'une revue à laquelle j'ai pourtant collaboré régulièrement pendant près de quatre ans et pour laquelle j'ai écrit la somme rondelette de sept cent mille signes, c'est-à-dire la valeur de Tous à Zanzibar ou de plusieurs romans normaux. À d'autres le soin de jouer les Bossuet. Je vous l'avouerai, je suis assez content d'arriver au terme de ces chroniques, pour tout dire même soulagé. Déjà, je commençais à rechercher les signes de fatigue dans ma prose, traquant la redondance, poursuivant la répétition, détectant les tics de langage et je me faisais un devoir de vous épargner les premiers signes de gâtisme, l'emploi de formules toutes faites. Bref, si j'avais poursuivi ce travail, j'aurais probablement été amené à m'arrêter spontanément, faute de pouvoir me renouveler continuellement à l'intérieur du système dialectique choisi, qui ne visait pas à créer un appareil critique de type universitaire, mais à happer quelques lecteurs au hasard, dans le tourbillon des mots et des idées, en espérant leur faire saisir ce qu'il y avait d'original et de nouveau dans telle ou telle parution, en cherchant surtout à leur faire tâter le pouls de la SF en marche plutôt qu'à établir pour eux des normes classiques destinées à l'éducation des masses futures.

Il est bien connu que les joueurs sont les êtres les plus conservateurs du monde. Je suis donc content de quitter la table de roulette galactique pour aborder des divertissements plus oniriques et plus créatifs.

Je ne regrette qu'une chose : perdre de nouveaux ennemis. Jadis chevalier de la bonne entente, pacifiste à tous crins, prophète de l'accord parfait entre les êtres, j'ai découvert les charmes de l'agressivité. En effet, j'acquis vite une certitude : ceux qui haïssaient ce que j'écrivais dans mes chroniques n'osaient l'exprimer de façon nette ; ils se contentaient d'allusions perfides, de mauvaises notes dans les revuettes de plein vent sans jamais exposer noir sur blanc les motifs de leur contestation. Ils refusaient le dialogue. Sans doute croyaient-ils que j'avais quelque pouvoir et craignaient-ils que j'en usasse — comme si j'en avais eu le moindre en évitant depuis toujours la moindre responsabilité éditoriale. Maintenant, je suis affûté, j'aurais plaisir à leur envoyer des bordées verbales si, délaissant leurs sournoises manœuvres, ils montraient un peu plus de courage. De la non-violence, cette chronique m'aura permis de passer à la oui-virulence.

Abandonnons ce thème paranoïaque pour en revenir à ma pavane. Louerai-je donc Michel Demuth qui a permis que Galaxie soit ce qu'il fut ? Remercierai-je ces Duvic, ces Hupp, ces Eudeline, ces Duveau, ces Laughlin, ces Garsault, ces Lowins et tant d'autres qui ont œuvré pour faire de Galaxie la meilleure revue de Science-Fiction de ces dernières années ? Tous ces baladins ludiques qui envoyaient leurs textes des quatre coins du monde, ces pélerins de l'entretien qui, sac au dos et vieille bagnole américaine entre les jambes, parcouraient le nouveau continent à la recherche des écrivains mythiques pour révéler le sens caché de leurs œuvres, ces piliers de salles obscures qui dévoraient les premières images de pellicules mythiques, ces furieux amateurs de conventions internationales qui préparaient la formation des nôtres, ces échevelés de la musique qui traquaient la note SF à travers la production de disques, et tous les somptueux illustrateurs qui firent naître sur les couvertures les tableaux intimes de nos rêves, les obscurs traducteurs perdus sur les îles méditerranéennes ? Non ! Ce serait leur faire tort, prétendre que le durable est préférable à l'éphémère. La beauté d'une revue réside dans cette trace légère qu'elle abandonne bientôt au profit de la parution suivante. Pas moyen de la classer, de la fossiliser, elle change au fil des mois, elle évalue, revient, s'envole, s'aplatit, redouble, répète, innove, erre. Elle ne vise pas à traduire l'absolu, elle enquête, elle cherche, elle détecte, elle découvre. Oui, Galaxie a fait tout cela, depuis trop longtemps pour que la plupart des lecteurs d'aujourd'hui s'en souviennent. Il est donc temps que la revue disparaisse, ne serait-ce que pour créer de nouveaux remous dans le monde déjà si mouvant de la SF.

Qui sait d'ailleurs si elle ne renaîtra pas un jour ? Comme tous les êtres ou les entités qui prennent des risques, elle a probablement neuf vies. Alors, si vous faites un tombeau à Galaxie, en le plaçant dans votre bibliothèque selon un ordre alphabétique, entre Fiction et Geographic magazine, ne lui plantez pas dans le cœur le pieu de la connaissance encyclopédique. Lisez plutôt quelques pages de temps à autre, ou faites-en des cocottes en papier.