Chroniques de Philippe Curval

Jacques Sternberg : un Jour ouvrable

roman, 1961

chronique par Philippe Curval, 1962

par ailleurs :

Il est toujours pénible et révoltant de pénétrer dans l'univers de Jacques Sternberg. Une fois qu'il vous a pris dans ses filets, ce dernier ne vous offre aucune chance de vous en évader. C'est un univers creux, en forme de sphère, dans lequel il faut vivre sans crier, sans se débattre, car son créateur s'y débat pour vous.

On ne peut pas dire non plus que l'on soit séduit par le charme de l'exotisme qui s'en dégage — ou alors cet exotisme-là serait celui des îles Galápagos —, ni par la pureté de la langue — Sternberg pile les mots à coups de poing pour leur faire avouer ce qu'ils ont à dire —, non plus que par le suspense, car il ne vous épargne pas la longue description de son ennui.

Mais cet ennui est piégé : astre vertige, écrivain en forme de coup de canon et qui se moque des canons de l'art, Sternberg ne nous offre pas une fiction romanesque, un nouveau roman ou je ne sais quelle œuvrette de Science-Fiction ; il nous jette au visage, avec un Jour ouvrable, le fardeau de sa vie. Si parfois il nous rate, on en sent toujours passer le souffle.

Cet univers, c'est celui de l'Employé, après que celui-ci a définitivement abdiqué. Notre homme a démissionné et, pour sa punition, il se trouve plongé dans une société très anonyme. C'est le culte de la Famille qui la régit, une Famille aux multiples surgeons qui détiennent les Tables de la Loi. Les cousins sont souvent inspecteurs, les pèroncles sont généraux, les fils surveillent sa conduite, les mères, prématurées ou non, détiennent la justice, les filles-mères soupçonnent, les belles-mères sont préposées et, si les tantes peuvent tricoter, elles traquent aussi le misérable qui ne suit pas rigoureusement les ordres impératifs d'une vie bien réglée. Le Révérend Père Rédacteur, dévoré par une soif de travail considérable, poursuit Habner, le héros d'un Jour ouvrable, afin de lui confier des interviews importantes, des réponses urgentes au courrier quotidien. Mais chaque fois l'Employé, sans responsabilité puisque sans emploi, dilue lentement son labeur dans l'absurde. Les mots s'évanouissent, les paroles s'interrogent et les personnalités qu'il consulte s'enlisent dans la médiocrité d'un dialogue imbécile. Toutes ses impulsions sont absorbées par un monde cohérent et stupide dont il ne perçoit qu'imparfaitement la réalité.

Habner sait pourtant qu'il doit, comme chaque jour, occuper une situation stable, mais la fatalité le poursuit lorsqu'il recherche sa vocation sociale ; quand il découvre enfin une firme susceptible de savoir utiliser son incapacité, il s'égare dans les multiples corridors qui la composent et parvient enfin à la porte de son bureau qui s'ouvre sur le néant.

Pourtant notre homme veut vivre ce “jour ouvrable”. Il sait qu'il y est obligé ; la vie n'a cependant pas d'importance et les gens meurent bien facilement autour de lui. Mais il est conditionné par un passé dont il ne se souvient plus ; il veut absolument mimer tous les gestes de la vie quotidienne sans parvenir à en saisir le sens.

Apparemment, il n'a pas de goûts, pas d'envies précises ; il existe simplement, avec violence. Et le fait d'être le poursuit jusque dans ses conséquences ultimes, bien qu'il ne souhaite demeurer que le témoin sans passion, sans individualité, des vingt-quatre heures qui lui sont imposées. Afin de justifier son existence auprès de la société familiale, il est entraîné malgré lui dans des guerres de chambre ou de bar, trame de faux complots, se fait le champion marathonien d'une bombe, est torturé par des curés, persécuté par les douanes, les Postes Téléphones, les Allocation familiales, etc. Ses actions n'ont pourtant aucune répercussion sur ce monde : il devient directeur d'une grande société ; mais lorsqu'il veut signer un chèque important, personne ne reconnaît sa signature. Par contre, quand il vole, c'est pour payer une reconnaissance de dettes dont il n'a pas souvenance, mais dont l'écriture est bien de lui. Si Habner ne sait pas pourquoi il est, la Famille, elle, le sait et le force à se soumettre au quotidien.

Pourtant, c'est le premier matin où l'Employé s'est trouvé libre, par inadvertance, et sa journée, rythmée d'ordinaire par les heures de bureau, se remplit par les flots du temps qui coulent jusqu'à déborder et transformer la planète en gigantesque marécage.

Au milieu de cette inondation surnagent quelques femmes : Absente, son épouse, impalpable et lointaine, qui s'est enfoncée plus encore dans l'oubli, et puis les passions passagères que son état vacant lui fait rencontrer. Pour une fois, le désir tient lieu de motivation. L'absurde libération à laquelle Habner aspire semble plus réelle. C'est dans ces instants fugitifs qu'il croit avoir saisi une raison de vivre. Braise, qui est tison ardent, chaleur, chair offerte, trouve toujours un prétexte pour ne pas faire l'amour ; Brume, elle, est de glace et fond sous les caresses. Les amours sont impossibles, les ruts sont voués à l'échec.

Comme on le voit, par ses rêves à coulisse, par ses aventures à l'intérieur des cauchemars, par son imagination débridée, l'absurde logique d'un Jour ouvrable se situe bien dans la ligne de l'Employé.

Mais le ton est ici plus amer, plus cruel, et si l'on retrouve quelques-uns des thèmes du précédent ouvrage : le dégoût des jours inutiles, la peur de la mort, l'indifférence totale à l'égard des Humains, il en est d'autres qui parent de couleurs plus noires ce dernier roman (?).

Sternberg n'est pas un révolté, il ne possède pas d'idéal. Cette fois sa démission est totale. Il ne reste plus aucun espoir dans un monde voué à l'ennui et à l'échec. Sa personnalité même ne l'intéresse plus ; il lutte de toutes ses forces pour effacer les traces de son visage, pour se débarrasser des tics et des vêtements littéraires qu'on lui prête ; il voudrait qu'on ne lui attribue aucune intention et que son anonymat soit préservé par une absence définitive. On ne retrouve même plus l'attente d'un événement qui puisse justifier à ses yeux le « On s'en souviendra, de cette planète ! » qu'il lui aurait convenu de prononcer avant de disparaître. Toute l'horreur que dégage le monde ne le fait plus rire. Si Sternberg pouvait découvrir un “rien” climatisé, accueillant, sans passer par la mort qu'il craint, il préférerait n'avoir jamais vécu, n'avoir jamais écrit.

Il se dégage d'un Jour ouvrable un tel sentiment de tristesse qu'on voudrait ne plus se saouler de mots, mais s'enivrer vraiment pour oublier qu'un homme puisse abdiquer ainsi sa condition de Terrien. Totalement.

Habner, cet individu terrifié, hanté par son nom même — il croit qu'un vivant lui a refilé son identité pour ne pas vivre à sa place —, s'est enrichi d'une expérience nouvelle, celle des amours passagères dont il lui reste le souvenir. Souvenir à l'état de fœtus, certes, recroquevillé dans le plasma de sa mémoire et peu désireux de s'en évader. Il est possible qu'il ait ainsi, un jour, une nuit, rencontré la femme qu'il aurait pu aimer, mais son visage n'existe pas ou plutôt se dissimule derrière celui des créatures multiples qu'il a désirées. Jamais Habner ne saura laquelle de ces femmes fut sa “minute de vie”.

À travers cette prolifération verbale que constitue un Jour ouvrable, on découvre, presque à chaque page, les images savoureuses de l'absurde, les inventions farfelues, les gags tumultueux qui font de l'œuvre de Sternberg l'une des plus originales de notre temps — je veux dire une œuvre qui a pris ses origines dans les préoccupations mêmes de l'auteur, sans tenir compte des influences qu'il a pu subir. Car je suis certain que Jacques Sternberg aurait écrit l'Employé et un Jour ouvrable sans avoir pris connaissance de la pensée surréaliste.

Je voudrais d'ailleurs revenir sur une opinion erronée que le lecteur fugace ou l'intellectuel fatigué se fait des romans de cet auteur. On lui fait le reproche de plagier Kafka. Cette fois, il l'introduit sans vergogne dans son livre et, derrière les lignes où Habner se trouve plongé successivement dans le Procès, puis dans le Château, on devine le ricanement sarcastique de Sternberg qui prouve, sans fausse honte, que son monde peut coexister avec celui de Kafka sans y ressembler pour autant.

De même, l'identité de ses images-choc avec celles des films des Marx Brothers est cette fois dépassée. Les personnages qui s'engouffrent les uns après les autres dans la cabine d'un Jour ouvrable en ont fait éclater les cloisons et nous ont projetés plus loin encore.

On pourrait reprocher à ce dernier ouvrage un certain relâchement dans la forme, quelques jeux de mots faciles et qui ne font pas mouche, un mécanisme de l'absurde moins parfait, des rouages moins huilés que ceux de l'Employé, si ces défauts n'étaient pas emportés par le torrent du verbe. Il serait vain d'ailleurs de tenter d'ébranler le monolithisme sternberguien par des critiques de détail ; cet écrivain empile les volumes de sa Comédie inhumaine avec un acharnement irrésistible, et celui qui voudrait lui jeter la première pierre risquerait de la recevoir au visage.

Monde fluctuant, monde élastique aux miroirs déformants, peuplé d'ectoplasmes-prétexte qui sont faits de votre sourire jaune, de votre amertume, de vos désillusions, de votre ennui, l'univers de Jacques Sternberg ne laisse pas de place aux interstices dans lesquels on voudrait se glisser pour s'enfuir : il est à prendre ou à laisser.