Jacques Sternberg : l'Employé
roman, 1958
- par ailleurs :
Jacques Sternberg n'est pas Kafka, heureusement ! Nous ne voudrions jamais reprocher à Lautréamont d'avoir plagié Buffon jusqu'à introduire des pages entières de son histoire naturelle dans les Chants de Maldoror, de même nous ne saurions tenir rigueur à Sternberg d'avoir épinglé les papillons mort-nés de l'histoire naturelle bureaucratique de Kafka dans son dernier roman, l'Employé. Il s'agit d'un décor, et seulement d'un décor.
Sous un titre anodin, fort heureusement lardé de sous-entendus — sous la forme d'un inquiétant dessin de Siné —, Sternberg libère les mille tentacules d'un chapeau melon. Car, entre ce chapeau melon qui surplombe un journal attentivement tenu et les tentacules qui jaillissent des soubassements dudit journal, on ne nous donne que peu d'indications sur la physionomie, le visage, la couleur des yeux, les contours du nez de cet employé.
Dire qu'on se l'imagine aisément sous les traits de Sternberg lui-même ne serait que rendre publics les soupçons qui nous viennent à l'esprit.
Donc, dans un grand hangar de briques rouges, au cœur des banlieues hallucinées, fils de pères multiples et d'une mère nymphomane, naquit Sternberg. Si l'on sait que les hurlements de la mère sous les étreintes, que les cris de rage des pères repoussés après un premier usage hantent les premières pages du roman, et si l'on dit que les frères et les sœurs crèvent comme des mouches, que la loterie de la mort tourne inlassablement, que les pères se dissolvent facilement sous la pluie qui tombait abondamment cette année-là, on comprendra déjà aisément que l'Employé est un roman inénarrable — au sens propre du terme. Et c'est justement parce que ce roman échappe à l'analyse que j'ai voulu en parler.
La vie de bureau n'est pas drôle tous les jours. Mais que faire de ses journées puisque le monde n'est qu'un gigantesque bureau ? Ainsi, sans que nous ne le soupçonnions, nous introduisons-nous dans cet univers où chaque immeuble est le siège social de sociétés à responsabilités illimitées, chaque appartement truffé de bureaux, hérissé de machines à écrire, de secrétaires, de fonctionnaires, de circulaires.
Une seule ressource s'offre à l'individu né mort dans cet univers mort-né, s'engager comme employé dans la première de ces entreprises. Quitte à s'enfuir dès qu'un événement favorable lui permettra de se libérer. Car cette société permet encore certaines initiatives et notre employé ne se fera pas faute de profiter de ces alternatives bureaucratiques ; il conserve son souci de l'individualité et de la liberté. Et, si perdu par hasard, il se retrouve dans la vitrine d'un antiquaire, il se libérera, sou par sou, en se rachetant lui-même.
Faut-il en conclure que sa vie n'est pas vouée à la faillite, que les contraintes sociales laissent une échappatoire ? Non.
L'employé peut se révolter, partir soudain, sans ordre de mission, dans le premier train en partance, mais il lui arrivera fatalement d'oublier son titre de transport. Et, lorsqu'il voudra descendre au premier square venu, les fonctionnaires des chemins de fer ne pourront le rendre à la vie civile que sous forme d'un colis non réclamé et avec promesse de se faire pointer tous les dimanches. En effet, dans un square qui n'ouvre que le dimanche, il ne peut y avoir de jours de semaine.
Cet employé n'est pas comptable, ses jours ne sont pas comptés ; il y a des années dont les jeudis sont sacrifiés par décision ministérielle, des semaines où il est interdit d'exister entre trois heures et seize heures ; et il est permis de renaître plusieurs fois sans que l'état civil ne vous inquiète. Mais, que l'on naisse plusieurs fois ou que l'on tente de s'échapper par les multiples voies temporelles qui s'offrent au cœur des heures creuses, le premier départ a été connu. L'employé est poinçonné une fois pour toutes et ses tours de Fregoli n'impressionnent pas la puissante organisation de la compagnie du Gaz qui lui réclamera sous tous les déguisements une facture impayée, pas plus que son directeur qu'il retrouve derrière chaque porte et lui confie les responsabilités de la dernière circulaire.
Faillite d'un monde pétrifié, toute-puissance d'une organisation sociale sans but défini, inutilité de la liberté individuelle, vanité de l'argent pourtant indispensable, tels sont les thèmes fondamentaux du roman de Sternberg. Pourtant, l'homme est vivace, il croit en lui ; sûr de son self-control, passionné par la mission de vivre qui lui a été confiée à sa naissance, ébloui par les univers qui s'offrent à lui sous les couleurs de l'imagination, il va tenter de faire exploser ce monde qui l'étreint, qui sabote ses moindres velléités sous le couvert de l'anonymat. Mais les pétards sont mouillés, ils foirent dans le silence moite des bureaux.
Alors, nous assistons au frénétique déploiement des faits divers absurdes soldant les tentatives par lesquelles l'employé tente de s'évader. Nous subissons passivement les heures minutieusement contées de la vie de bureau, la toute-puissance de la lettre au personnage méconnu, de la circulaire insolite, vide de sens, qu'il faut adresser, sous peine de renvoi à une date ultérieure, à n'importe qui.
Sternberg ne laisse aucun message. C'est avec un profond égoïsme qu'il observe ce monde qui ne veut pas éclater sous ses coups. Pas de message ; seulement le cri d'un homme qui se débat à travers les traquenards burlesques, qui lutte contre les pièges les plus évidents que lui posent ses adversaires : les présidents secrétaires directeurs généraux. Car dans la hiérarchie qui lui fait face, chacun est le secrétaire d'un autre.
Cependant, le roman n'est pas seulement le récit de cet assassinat silencieux ; il déploie aussi les milles artifices de l'imagination et nous y retrouvons avec plaisir Jacques Sternberg écrivain fantastique.
Sous les débordements d'un style passionné, aux images percutantes, nous découvrons presque toujours une réussite, rarement un échec. D'ailleurs, qui lui reprochera, dans ce roman de l'explosion, alors qu'il se libère pour la première fois du cadre assujettissant de la Science-Fiction, de la dure perfection de la nouvelle, de la rigueur du conte bref, quelques pages faibles ou inutiles, quelques calembours audacieux — et que pour ma part j'apprécie —, alors qu'il nous livre un mélange savant de contes insolites, d'anecdotes absurdes, brodé sur la trame éperdue d'un roman résolument nouveau ou peut-être issu d'un film des Marx Brothers ? C'est alors autant de titres de bandes comiques qui nous viennent à l'esprit : l'Employé cinéaste, l'Employé et le dentiste, l'Employé dans sa famille, l'Employé amoureux.
Les gags abondent, la démence monte lentement et fouette de ses vagues le parquet du bureau fréquenté depuis toujours. Les premières mouettes sont signalées dans le désert qui borde la salle à manger, le fils de l'employé qui revient de l'école sort des égouts avec un cerf sur l'épaule !
C'est ainsi que nous pénétrons dans la vie de Sternberg, car ce roman a le bon goût d'être autobiographique.
Pour avoir lu ce livre jadis, à l'état d'une ébauche de huit cents pages qui fut réduite à deux cent seize — et ce n'est pas le moindre mérite de l'auteur que d'avoir eu le courage d'abattre des chapitres entiers —, je puis sous-entendre que le roman est avant tout le fruit de deux plaquettes que Sternberg fit paraître dans la clandestinité relative de librairies spécialisées et qui se nommaient — si j'en crois ma mémoire — Précis d'autobiographie et Petite histoire du futur. De l'accouplement de ces deux productions naquit l'Employé. Le mixage semble parfait. Mais si je crois avoir parlé longuement de l'histoire générale de son Humanité, telle que l'a vue Sternberg à travers le miroir bureaucratique dans lequel il a trempé soit comme emballeur, soit comme directeur, il est un point plus délicat, plus intime, que l'on ne doit pas passer sous silence : les petits matins blêmes, les mois d'avraoût dont on a supprimé les jeudis, ne se passent pas de petits-déjeuners. Si l'employé disparaît durant des mois, des années ou même des siècles au cours de ses mésaventures, il n'en revient pas moins à la maison.
Or, c'est là que l'attend Mygale : sa femme.
S'il se souvient de Myrne, de Diurne, Coléide, Adragase, femmes qu'il aima, s'il revit ses aventures amoureuses avec Druse la frigide, Fyctige nocturne comme une chauve-souris, Calène qui rajeunit jusqu'à rejoindre le ventre de sa mère, Ybillia qui ne cessait de tricoter et qui se débobina un jour par mégarde, le soir, un soir venu, il retrouve Mygale à son foyer. Mygale indifférente et quiète, et leur fils qui revient de l'école. Images d'une sérénité trouble, intersection de deux univers : le bureau, la mort.
Car, après avoir tant vécu, après avoir tenté de secouer, de déchirer cette bizarre carcasse d'homme qui l'enserre, connu les habitants des galaxies lointaines qui semblent se débattre dans les mêmes affres, déjoué les pièges que le temps pose, l'employé persiste à se morfondre devant le même problème : il faut vivre pour mourir un jour.
Pourquoi vivre ?
« Une pendule marque dix heures six.
Devant moi une porte s'ouvre.
Naturellement, j'ouvre la porte ; naturellement, il est derrière.
“Ah ! c'est vous, Sternberg ? Encore en retard, naturellement ! Je vous avais prévenu qu'il fallait absolument être à l'heure aujourd'hui. Mais vous ne pensez jamais à rien…” »
En effet, que les guerres éclatent, que les tremblements de terre grondent sur tous les points de notre planète, que les étoiles deviennent autre chose qu'un point scintillant et précisent leurs intentions, il faut absolument être à l'heure pour mourir comme pour naître et vice versa.