Boris Vian : Cinéma Science-Fiction
recueil d'articles, 1978
- par ailleurs :
Un livre à méditer, c'est sans doute Cinéma Science-Fiction, qui vient de paraître chez Christian Bourgois. Il est de Boris Vian et, contrairement à ce que laisse apparaître le titre, il parle de cinéma, de jazz et de Science-Fiction, mais peu de cinéma de Science-Fiction. C'est un recueil de synopsis et d'articles divers parus entre 1946 et 1958. Les plus curieux sont sans conteste ceux relatifs à la SF. Ce sont les premiers parus en France. Il y en a quatre, plus un entretien avec Pierre Kast et une fantaisie appelée "Architecture et Science-Fiction" où Vian résout le problème de l'énergie en construisant une route de Paris à Marseille dont le départ est situé à 40 kilomètres de hauteur, ce qui permet de se rendre d'une ville à l'autre par simple gravité.
Mais revenons à notre sujet. Tous ces articles partent d'un excellent sentiment ; ils sont d'un écrivain qui sentit immédiatement l'importance de ce que cette littérature mettait en jeu. Par contre, ils véhiculent un certain nombre d'informations qui furent, jusqu'à 1970 environ, les idées reçues du public à l'égard de la SF.
L'émotion m'étreint à la pensée que Vian aurait pu en avoir d'autres, ce qui nous aurait évité une grande perte de temps, ou qu'il n'en ait eu aucune, ce qui aurait retardé le départ en France de la Science-Fiction. Car il ne faut pas s'illusionner, à cette époque comme à la nôtre, le milieu littéraire était un monde étanche. L'exploitation commerciale des œuvres reposait en grande partie sur les intuitions ou les découvertes de quelques écrivains reconnus. Si la SF démarra, c'est bien parce que Queneau en parla à Vian et que Michel Pilotin, avec son bagage made in USA, s'en fit le voyageur de commerce auprès des éditeurs. Certes, il ne faut pas nier l'influence de Georges H. Gallet et de Jacques Bergier, travaillant parallèlement à l'avènement de la SF. Mais la caution intellectuelle ne pouvait être fournie que par des hommes de la taille de Queneau.
Ces idées reçues, elles sont simples, candides même, et Vian se fait une joie de les reproduire tout au long de ses articles. Il croit avoir trouvé le bon filon, le joint, la trouvaille séduisante qui va convaincre le public : la Science-Fiction mérite d'être lue parce qu'elle est écrite par des techniciens et des savants plus que par des hommes de lettres ; c'est ce qui lui confère cette qualité anticipatrice qui en garantit le sérieux. Ce point acquis, notre Boris part alors à la conquête du marché, et nous savons bien que ce fut par passion et non par esprit de lucre. Il affirme bien haut que la SF est la version intellectuelle du roman d'aventure, bien supérieure au “roman de police”.
Ainsi, d'un coup, Vian offre toutes les armes à ses futurs détracteurs. Pour ceux qui ont fait leurs humanités, tenants d'un classicisme sclérosé, la SF n'atteint pas le niveau d'une œuvre littéraire. Il s'agit d'une vague vulgarisation scientifique sous couvert du récit d'évasion. Pour achever son entreprise de démolition, Vian décourage ceux qui se passionnent pour le roman populaire car la SF, d'après lui, est un genre intellectuel, difficile à aborder.
Je ne voudrais pas qu'on m'en tienne rigueur : ces conclusions sont caricaturales, mais elles sont incluses dans ces textes qui passèrent pour fondamentaux ; je le sais pour les avoir entendues de la bouche de ceux qui me riaient au nez quand je leur proposais de lire de la SF. (Vérification faite, il est bien possible de rire au nez de quelqu'un tout en lui parlant.)
À décharge, le recueil de Vian ne contient pas exclusivement ces données ; on y découvre aussi de fulgurantes intuitions. Ainsi, il évoque cette “ivresse de la raison” que procure la Science-Fiction. Il déclare que l'imagination fait essentiellement défaut aux écrivains contemporains : « […] les pauvres racontent à vingt ans leur vie qui n'a même pas commencé. »
. Il s'attache à souligner l'importance des extraordinaires jeux sur la logique que propose la SF. Il déplore que dans cette « littérature de révolution se trouve aussi le conformisme le plus abject »
. Enfin, il soutient que « ceux qui se sont penchés sur cette littérature y ont toujours trouvé pâture à leur goût — et les attaques menées çà et là contre la Science-Fiction émanent pratiquement toujours d'illettrés de la SF. »
. Emporté par son enthousiasme, il finit par affirmer, en 1953, que la SF, inventée en grande partie par les Français, revient à son pays d'origine, puisqu'en cette même année, le public dispose de vingt collections et de plusieurs revues.
La courte effervescence que ses propos suscitèrent dans les années cinquante, relayée par nos efforts, n'atteignit pas ces dimensions et finit en eau de vaisselle sous les coups de serpillière de l'intelligentsia.
Vian représentait à cette époque le rare défenseur de l'imagination et de la liberté ; hélas, il n'avait pas la célébrité que lui conféra sa mort pour défendre ce qu'il aimait. Queneau, devant le tollé des intellectuels, s'enferma dans le silence. Nous nous retirâmes sur la pointe de nos machines à écrire afin de survivre jusqu'en des temps meilleurs.