Chroniques de Philippe Curval

Christopher Priest : le Don

(the Glamour, 1984 & 1996)

roman de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1986

par ailleurs :
De l'étoffe des antihéros

Manifestement doué pour écrire, Christopher Priest avait malheureusement disparu de notre univers littéraire. Qu'était-il advenu de lui depuis la parution en 1981 de son dernier ouvrage, l'Archipel du Rêve ? La réponse est peut-être à l'intérieur de ce Don, fraîchement sorti dans "Ailleurs et demain". Cadre singulier pour un roman orienté vers l'Aujourd'hui et l'Ici.

Richard Grey se réveille entre les quatre murs de l'hôpital de Middlecombe sans aucun souvenir. Sa chaise roulante est calée contre un muret de béton dissimulé dans l'herbe. Il a été grièvement blessé dans un attentat. « Ce n'est pas ma tasse de thé. » murmure ce personnage en découvrant son curriculum vitæ proposé par les autorités médicales. Cameraman célèbre et comblé de prix pour ses reportages au cœur des révolutions, Richard ne se sent pas l'étoffe d'un héros. Au contraire, il a plutôt tendance à se replier sur lui-même, à s'effacer. L'homme introverti. Les souvenirs de son enfance, puis de son âge adulte ressemblent à des rushes non triés, emmagasinés dans le laboratoire de son esprit avant de passer au montage. Mais il manque tellement de séquences !

L'arrivée de Sue va-t-elle lui permettre de reconstituer le véritable film de sa vie ?

Femme aimée, femme aimante, oubliée puis resurgie tel un guide touristique de sa mémoire, cherche-t-elle à le conduire vers l'issue de son labyrinthe personnel ou bien à le perdre en lui faisant jouer un redoutable colin-maillard avec la réalité ?

Rien, jusque-là, ne pourrait faire dire à quiconque : il s'agit d'un roman de Science-Fiction. J'ajouterai : rien ne s'oppose à ce qu'il ressortisse au genre. Démiurge pervers déconstruisant son univers, Priest s'ingénie en effet à nous faire douter de sa fiction, comme de la sincérité des différents personnages qui l'habitent. Il s'attaque résolument à la moelle de la spéculation narrative. Devons-nous plutôt croire aux divagations d'un amnésique à l'affût de son passé ou bien aux témoignages de ceux qui l'ont côtoyé ? Quel est ce Niall, le redoutable amant de Sue, dont elle fuit la présence et qui l'attire encore ? Richard Grey a-t-il bien voyagé en France avec Sue pour qu'elle se libère une fois pour toutes de la tutelle amoureuse de son persécuteur ? Enfin, quel est donc ce don dont Sue affirme qu'elle et qu'ils possèdent ?

Je voudrais vous en dire plus de cette faculté extraordinaire qui perturbe les certitudes. Mais la critique est à l'écrivain ce que la volupté est au Diable. À ce point du commentaire, expliquer l'essence du Don reviendrait à fournir la signification des trous dans le gruyère.

Car c'est d'un vide intérieur dont Priest nous entretient dans son récit : celui de la convalescence. De ces craquelures profondes qu'occasionne une grave perturbation de l'être. Où se libèrent les gaz méphitiques de la personnalité.

Pesant parfois, envoûtant souvent, toujours surprenant, le Don est la quête inquiète d'un individu après l'une de ces phases douloureuses que constitue la maladie. À travers la fragile aventure de son héros qui cherche à transformer l'essai de sa vie au cœur d'une partie dont les règles lui échappent désormais, Christopher Priest tente de nous communiquer comment l'acceptation du don mystérieux de l'identité transforme nos rapports au monde. Un livre de SF à mettre sournoisement entre les mains de ceux qui n'en ont jamais lu.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 236, décembre 1986

Claude Aziza & Jacques Goimard : Encyclopédie de poche de la Science-Fiction

guide de lecture et livret pédagogique en deux tomes, 1986 & 1987

chronique par Philippe Curval, 1986

par ailleurs :

La SF française a toujours manqué de théoriciens, d'historiens et d'exégètes. De théoriciens terroristes, ce n'est pas grave, d'historiens d'envergure, c'est plus néfaste, d'exégètes inspirés, c'est franchement navrant. Aussi me suis-je précipité sur cette encyclopédie où l'assemblage de ces trois disciplines pouvait produire une foisonnante découverte. Ce n'est qu'un honnête manuel pédagogo-universitaire, en partie une habile compilation des Livres d'or et de l'Année de la Science-Fiction et du Fantastique. Mettre l'imaginaire en fiches exige plus d'inspiration. Surtout à destination des instits, des profs et de leurs petits, puis grands mouflets.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 236, décembre 1986

Francis Berthelot : la Ville au fond de l'œil

roman de Science-Fiction, 1986

chronique par Philippe Curval, 1986

par ailleurs :

Polytechnicien sachant cacher son jeu, Francis Berthelot a publié depuis 1980 trois ouvrages périphériques où se cristallisent sans vergogne ses impulsions du moment. Marginale à souhait, cette Ville au fond de l'œil est un vaste opéra des symboles chanté par Alexis, un marionnettiste en quête de ses pantins. D'une voix de haute-contre à faire crisser la réalité, Alexis vocalise en rerecording, sa voix commentant la sienne. Il raconte comment naissent les objets du délire entre deux crépuscules, dans cette ville de Krizkern où les sado-masos font la loi du silence pour couvrir les meurtres rituels de fantasmes.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 236, décembre 1986