Philip K. Dick : Radio libre Albemuth
(Radio free Albemuth, 1985)
roman de Science-Fiction à l'origine de Siva
- par ailleurs :
À l'heure où la commission nationale pour la communication et les libertés fait semblant de nettoyer un paysage radiophonique singulièrement sirupeux, cette œuvre de Philip K. Dick vient heureusement nous rappeler ce qu'est une véritable radio libre. Pas cette chienlit sonore qui s'infuse sournoisement à travers l'occiput, mais la véritable perturbation. Le trouble. La remise en question des idées reçues. En premier lieu lorsqu'un auteur change de fréquence, sa littérature bascule. D'objet elle devient sujet. Toutes ses émissions antérieures mal captées cessent de former un bruit de fond pour s'inscrire dans un canal privilégié. Au lieu d'interférer raisonnablement avec le réel, ce qu'on percevait jusqu'alors en tant que brouillage s'affirme comme un véritable message venu des profondeurs.
Nous l'allons montrer tout à l'heure.
Le roman commence à la manière de ces récits improvisés, où le conteur s'engage dans une confidence à propos d'un tiers, pour dissimuler qu'il s'agit de sa propre histoire. Je connais un certain Nicholas Brady, commence Dick en personne, un ancien gauchiste de Berkeley qui reçoit des messages par ondes mentales, en grec ancien version Koïnê. Ces textes révolutionnaires incitent à la résistance envers Ferris F. Fremont, le dictateur élu des États-Unis. Leur origine, Siva, une entité qui émet en direct depuis un satellite géomobile. Elle voudrait que mes romans servent de tracts pour inciter à la lutte armée.
Puis le nommé Brady émet à son tour. Il pense que Phil Dick a découvert l'origine des messages : les États portugais d'Amérique, une nation parallèle qui a opéré une percée scientifique dans le domaine de la religiosité. Les Siva communiquent par fil ; ils ont un objectif rétractable à la place des yeux et disparaissent quand ils le rentrent.
Des témoignages alternés de Dick et de Brady naît la grande persécution. Mais comment entrer en lutte contre l'implacable organisation du dictateur Fremont, lui-même télécommandé par les puissances communistes ? Surtout lorsque toutes les fréquences de la bande FM sont occupées par les forces du Mal.
Ce récit frénétique à deux voix, écrit en douze jours, nous plonge à chaud dans la folie. Avec, pour corollaire, cette fissure secrète de la personnalité dickienne qui l'incitera plus tard à décrire la filature du héros de Substance mort [ 1 ] [ 2 ] par un dédoublement de sa projection romanesque.
La loi veut que les œuvres posthumes aient un aspect mineur. Radio libre Albemuth n'y déroge pas. Mais ce qui est mineur chez Dick peut servir à exploiter sa carrière. Ce roman livre quelques clefs sur la radicale transformation qui s'est opérée chez lui entre Coulez mes larmes, dit le policier et Siva. Une gangrène mystique ronge l'être jusque dans ses assises et la Science-Fiction devient manuel de psychopathologie. Réinventer l'art brut à cinquante ans n'est pas à la portée de n'importe qui. Seul un écrivain qui possède deux hémisphères parallèles ose s'y risquer.
À cela s'ajoute un détail insolite : le style haché menu de Phil K. en version originale devient prose fluide dans la traduction d'Emmanuel Jouanne. Réglez votre récepteur sur Radio libre Albemuth, la seule station qui vous fait assister en direct à la montée de la paranoïa.