Abe Kōbō : l'Arche en toc
(方舟さくら丸, 1984)
roman de fiction spéculative
- par ailleurs :
Cet été pluvieux n'a pas provoqué la floraison espérée dans les collections classiques. C'est plutôt dans les serres chaudes de la littérature générale — Pourquoi générale ? Y aurait-il un ordre hiérarchique ? — qu'ont germé des œuvres exotiques. Sous sa couverture blanche "Du monde entier", Abe Kōbō ne s'attendait probablement pas à s'aventurer dans cette chronique. Pourtant, depuis la Femme des sables, son œuvre ne cesse de se développer dans un axe similaire aux recherches des auteurs de fiction spéculative. Ne s'affirme-t-il pas d'ailleurs le chef de file du modernisme, l'un des mille noms dont la SF aurait pu s'affubler.
« Elle est si séduisante qu'elle donne envie de la regarder à travers un appareil photo. »
déclare la Taupe, dit aussi le Porc, à l'égard de la femme qui vient d'obtenir par ruse l'une de ses mystérieuses cartes d'embarquement. Avec elle, il accepte d'emmener monsieur Komono, le montreur de youpketchas, cet insecte qui absorbe si régulièrement ses excréments en rond qu'on le surnomme la montre. Car la Taupe vient de terminer les préparatifs de son arche dans les anciennes carrières désaffectées de sa ville natale. Tout y est prévu pour résister à la catastrophe nucléaire qui s'annonce : vivres, générateur d'électricité à pédales multiples, chausse-trappes explosives, W.-C. géant capable d'assimiler la production de plusieurs centaines de personnes, bouchon bloqueur pour fuites radioactives.
La guerre n'a pas encore commencé, mais mieux vaut prendre ses précautions. Un seul problème : comment organiser la survie entre alliés de mauvaise foi. Surtout quand une troupe d'éboueurs séniles, dirigés par le père de la Taupe, tente de s'emparer de l'Arche ?
Si le thème post-atomique est usé (ici plutôt truqué), Abe Kōbō ne l'est pas. Grâce à son style d'une désarmante subtilité logique, à ses dialogues à percussion, il tire sur tout ce qui bouge dans l'ombre humide. Cette Humanité rance qui s'agite sournoisement pour survivre à n'importe quel prix. Née pour le mensonge dirait-on. Mais ce goût du mensonge ne s'exprime-t-il pas d'abord à cause d'une exubérante richesse de l'imaginaire ? Par un phénomène d'aberration structurel, l'Homme n'est-il pas conduit à s'inventer du réel pour fuir l'absurdité du vrai. C'est sans doute ce que pense la Taupe, même s'il a plutôt des viscères à la place du cerveau. Conclusion logique : il s'évadera de son arche en tirant positivement la chasse.